Traduction par Victorine de Chastenay.
Maradan (6p. 190-207).

CHAPITRE XI.

Quelques circonstances singulières vinrent distraire Emilie de ses chagrins, et excitèrent en elle autant de surprise que d’horreur.

Peu de jours après la mort de la signora Laurentini, le testament de cette dame fut ouvert en présence des supérieures du couvent et de M. de Bonnac. On trouva que le tiers de ses propriétés étoit légué au plus proche parent de la marquise de Villeroy, et que ce legs regardoit Emilie.

L’abbesse depuis long-temps connoissois le secret de sa famille ; mais Saint-Aubert, qui s’étoit fait connoître au religieux qui l’avoit assisté, avoit exigé que ce secret fût à jamais dérobé à sa fille. Cependant les discours échappés à la signora Laurentini, la confession étrange qu’elle fit à ses derniers momens, firent juger nécessaire à l’abbesse d’entretenir sa jeune amie sur un sujet qu’elle n’avoit jamais entamé. Dans ce dessein, elle avoit demandé à la voir le lendemain du jour où elle avoit visité la religieuse. L’indisposition d’Emilie avoit empêché celle-ci d’aller au couvent ; mais après l’ouverture du testament, elle fut mandée de nouveau ; et s’étant rendue à Sainte-Claire, elle y apprit des détails qui l’affectèrent beaucoup. Comme le récit que fit l’abbesse, supprimoit plusieurs particularités qui peuvent intéresser le lecteur, et que l’histoire de la religieuse est liée à celle de la marquise, nous omettrons la conversation du parloir, et nous joindrons à notre relation une histoire abrégée de la défunte sœur.

Histoire de la signora Laurentini
di Udolpho
.

Elle étoit fille unique et héritière de l’ancienne maison d’Udolphe, dans le territoire de Venise. Le premier malheur de sa vie, celui qui fut la source de toutes ses infortunes, fut que ses parens, dont les soins auroient dû modérer la violence de ses passions, et lui apprendre à les gouverner elle-même, ne firent que les fomenter par une coupable indulgence. Ils chérissoient en elle leurs propres sentimens ; soit qu’ils louassent, soit qu’ils reprissent leur fille, c’étoit au gré de leur inclination, et non d’une tendresse raisonnée. L’éducation ne fut pour elle qu’un mélange de foiblesse et d’opiniâtreté qui l’irrita. Les conseils qu’on lui donnoit devinrent autant de contestations, où le respect filial et l’amour paternel étoient également oubliés. Mais comme cet amour paternel revenoit toujours le premier, et se désarmoit le plus aisément, la signora croyoit avoir vaincu ; et l’effort que l’on faisoit pour vaincre ses passions, leur prêtoit une force nouvelle.

La mort de son père et de sa mère la laissa livrée à elle-même dans l’âge si dangereux de la jeunesse et de la beauté. Elle aimoit le grand monde, s’enivroit du poison de la louange, et méprisoit l’opinion publique, quand elle contredisoit ses goûts. Son esprit étoit vif et brillant ; elle avoit tous les talens, tous les charmes dont se compose le grand art de séduire. Sa conduite fut telle que pouvoient le présager la foiblesse de ses principes et la force de ses passions.

Parmi ses nombreux soupirans, fut le marquis de Villeroy. En, voyageant en Italie, il vit Laurentini à Venise ; il devint passionné pour elle. La signora fut éprise à son tour de la figure, des grâces, des qualités du marquis, le plus aimable des seigneurs français. Elle sut cacher les dangers de son caractère, les taches de sa conduite, et le marquis demanda sa main.

Avant la conclusion de ses noces, elle alla au château d’Udolphe ; le marquis l’y suivit. Là, moins réservée, moins prudente peut-être qu’elle n’avoit été jusqu’alors, elle donna lieu à son amant de former quelques doutes sur la convenance des nœuds qu’il étoit prêt à serrer. Une information plus exacte le convainquit de son erreur ; et celle qui devoit être sa femme, ne devint que sa maîtresse.

Après avoir passé quelques semaines à Udolphe, il fut tout à coup rappelé en France. Il partit avec répugnance, le cœur rempli de la signora, avec laquelle pourtant il avoit su différer de conclure son mariage. Pour l’aider à soutenir une telle séparation, il lui donna sa parole de revenir célébrer ses noces aussitôt que ses affaires lui en laisseroient la liberté.

Consolée par cette assurance, Laurentini le laissa partir. Bientôt après, Montoni, son parent, vint à Udolphe, et renouvela des propositions que déjà elle avoit rejetées, et qu’elle rejeta encore. Ses pensées se tournoient toutes vers le marquis de Villeroy. Elle éprouvoit pour lui tout le délire d’un amour italien, fomenté par la solitude dans laquelle elle s’étoit confinée. Elle avoit perdu le goût des plaisirs et de la société ; son unique jouissance étoit de contempler et de baigner de larmes un portrait du marquis. Elle visite les lieux témoins de leur félicité, elle épanche son cœur dans ses lettres. Elle comptoit les jours, les semaines qui dévoient s’écouler avant l’époque probable de son retour. Cette période passa ; les semaines qui suivirent devinrent un poids insupportable. L’imagination de Laurentini, absorbée par une seule idée, se dérangea. Son cœur étoit dévoué à un objet unique ; la vie lui devint odieuse, quand elle crut avoir perdu cet objet.

Plusieurs mois se passèrent sans qu’elle reçût un seul mot du marquis. Ses jours se partageoient entre les violences, les accès d’une passion furieuse, et la sombre langueur du plus noir désespoir. Elle s’isola de tout ; elle s’enfermoit des semaines entières sans parler à personne, excepté à sa confidente. Elle écrivoit des fragmens de lettres, relisoit celles qu’autrefois elle avoit reçues du marquis, pleuroit sur son portrait, et lui partait des heures entières, tantôt pour l’accabler de reproches, tantôt pour l’accabler d’amour.

À la fin, on répandit autour d’elle le bruit que le marquis s’étoit marié en France. Déchirée par la jalousie, par l’amour, par l’indignation, elle prit le parti d’aller secrètement en ce pays ; et si le fait étoit vrai, elle prétendoit assouvir sa vengeance. Elle ne dit qu’à sa confidente le projet qu’elle avoit formé, et elle l’engagea à la suivre. Elle rassembla tous ses diamans, et ceux qu’elle avoit recueillis de toutes les branches de sa famille ; la valeur en étoit immense ; on les porta dans une ville voisine ; Laurentini les y reprit ; et accompagnée d’une seule femme, elle se rendit secrètement à Livourne, et s’y embarqua pour la France.

À son arrivée en Languedoc, elle sut que le marquis de Villeroy étoit marié depuis quelque temps. Son désespoir la priva de sa raison. Elle formoit, elle abandonnoit tour à tour l’horrible projet de poignarder le marquis, son épouse, et elle-même. Elle s’arrêta enfin à l’idée de se présenter devant lui, de lui reprocher sa conduite, et de se tuer en sa présence. Mais quand elle l’eut revu, quand elle eut retrouvé le constant objet de ses pensées et de sa tendresse, le ressentiment fit place à l’amour ; le courage lui manqua ; le conflit de tant d’émotions contraires la rendit tremblante, et elle s’évanouit à ses pieds.

Le marquis ne fut pas à l’épreuve de tant de beauté et de sensibilité : toute l’énergie d’un premier sentiment se réveilla. La raison, non l’indifférence, avoit en lui combattu sa passion. L’honneur ne lui avoit pas permis d’épouser la signora ; il avoit cherché à se vaincre ; il avoit cherché une compagne, pour laquelle il n’avoit que de l’estime, de la considération, et une affection raisonnable. Mais la douceur, les vertus de cette femme aimable, ne purent le consoler d’une indifférence qu’elle cherchoit vainement à cacher. Il soupçonnoit depuis quelque temps que son cœur étoit engagé à un autre, lorsque Laurentini arriva en Languedoc. Cette artificieuse Italienne connut bientôt l’empire qu’elle avoit repris sur lui. Calmée par cette découverte, elle se détermina à vivre et à multiplier les artifices, pour conduire le marquis au forfait diabolique qu’elle croyoit propre à assurer son bonheur. Elle suivit son projet avec une dissimulation profonde et une patience imperturbable : elle détacha entièrement le marquis de son épouse. Sa douceur, sa bonté, sa froideur, si opposées aux manières empressées d’une Italienne, eurent bientôt cessé de lui plaire. La signora en profita pour éveiller en lui la jalousie de l’orgueil : car il ne pouvoit plus sentir celle de l’amour. Elle alla jusqu’à lui désigner la personne pour qui elle affirmoit que la marquise le trahissoit. Laurentini avoit exigé le serment que jamais le rival du marquis ne seroit l’objet de sa vengeance ; elle pensoit qu’en la restreignant ainsi d’un côté, elle lui donneroit de l’autre plus d’atrocité et de violence : elle songea que le marquis en seroit plus porté à participer à l’acte horrible qui devenoit indispensable à ses desseins, et devoit anéantir l’obstacle qui sembloit seul empêcher son bonheur.

L’innocente marquise observoit avec une extrême douleur le changement de son époux envers elle. En sa présence, il étoit pensif et réservé ; sa conduite devenoit austère, et même dure ; il la laissoit en larmes, et pendant des heures entières elle pleuroit sur sa froideur, et faisoit des projets pour regagner son affection. Sa conduite l’affligeoit d’autant plus, qu’elle avoit épousé le marquis uniquement par obéissance : elle en avoit aimé un autre, et ne doutoit pas que son propre choix n’eût rendu son bonheur certain. Laurentini, qui ne tarda pas à le découvrir, en fit près du marquis un ample usage. Elle lui suggéra tant de preuves apparentes sur l’infidélité de sa femme, que dans l’excès de sa fureur et le ressentiment de l’outrage qu’il croyoit avoir reçu, il prononça l’arrêt de sa mort. On lui donna un poison lent ; et la marquise mourut victime d’une jalousie habile et d’une coupable foiblesse.

Le triomphe de Laurentini fut court. Ce moment quelle avoit regardé comme devant combler tous ses vœux, devint le commencement d’un supplice qu’elle endura jusqu’à sa mort.

La soif de la vengeance, premier mobile de son atrocité, fut aussitôt éteinte que satisfaite, et la laissa en proie à une pitié, à des remords inutiles. Les années de bonheur qu’elle s’étoit promises avec le marquis de Villeroy, en eussent sans doute été empoisonnées ; mais il trouva aussi le remords dans l’accomplissement de sa vengeance, et sa complice lui devint odieuse. Ce qui lui avoit paru une conviction lui parut alors s’évanouir comme un songe ; et il fut surpris, après que sa femme eut subi son supplice, de ne trouver aucune preuve du crime pour lequel il l’avoit condamnée. En apprenant qu’elle expiroit, il avoit senti tout à coup la persuasion intime de son innocence ; et l’assurance solennelle qu’elle-même lui en donna, n’ajouta rien à celle qui le pénétroit.

Dans la première horreur du remords et du désespoir, il vouloit se livrer lui-même à la justice, avec celle qui l’avoit plongé dans l’abîme du crime. Après cette crise violente, il changea de résolution : il vit une fois Laurentini ; et ce fut pour la maudire comme l’auteur détestable de ce forfait. Il déclara qu’il n’épargnoit sa vie que pour qu’elle consacrât ses jours à la prière et à la pénitence. Accablée du mépris et de la haine d’un homme pour qui elle s’étoit rendue si coupable, frappée d’horreur pour le crime inutile dont elle s’étoit souillée, la signora Laurentini renonça au monde, et victime effrayante d’une passion effrénée, elle prit le voile à Sainte-Claire.

Le marquis partit du château de Blangy, et jamais il n’y revint. Il tâcha d’étourdir ses remords dans le tumulte de la guerre et les dissipations de la capitale. Ses efforts furent vains. Un nuage impénétrable paroissoit l’entourer ; ses plus intimes amis ne pouvoient se l’expliquer ; et il mourut enfin dans des tourmens presqu’égaux à ceux de Laurentini. Le médecin qui avoit observé l’état de la marquise après sa mort, avoit été engagé au silence à force de présens. Les soupçons de quelques domestiques se bornèrent à un murmure sourd, et jamais cette affaire n’avoit été approfondie. Si ce murmure parvint au père de la marquise, si le défaut de preuves l’empêcha de poursuivre le marquis, c’est ce qu’on ne sauroit assurer. Un fait certain, c’est que sa famille la regretta sincèrement, et surtout M. Saint-Aubert son frère ; car tel étoit le degré d’alliance qui existait entre le père d’Emilie et la marquise : il soupçonna le genre de sa mort. Immédiatement après la mort de cette sœur bien-aimée, il écrivit au marquis et reçut de lui plusieurs lettres. Le sujet n’en fut pas connu ; mais sans doute elles avoient rapport à elle. Ces lettres, celles de la marquise, qui confioit à son frère la cause de son malheur, composoient les papiers que Saint-Aubert avoit ordonné de brûler. L’intérêt, le repos d’Emilie, lui avoient fait désirer qu’elle ignorât cette tragique histoire. L’affliction que lui avoit causée la mort prématurée d’une sœur chérie, l’avoit empêché de prononcer jamais son nom, excepté à madame Saint-Aubert. Craignant surtout la vive sensibilité d’Emilie, il lui avoit laissé ignorer totalement et l’histoire et le nom de la marquise, et la parenté qui existoit entr’elles. Il avoit exigé, le même silence de sa sœur, madame Chéron, et elle l’avoit rigoureusement observé.

C’étoit sur quelques lettres de la marquise, qu’en partant de la Vallée, Emilie vit pleurer son père ; c’étoit à son portrait qu’il avoit fait de si tendres caresses. Une mort si cruelle peut expliquer l’émotion qu’il témoigna, lorsque Voisin la nomma devant lui. Il voulut être enseveli près du monument des Villeroy, où étoient déposés les restes de sa sœur. Le mari de celle-ci étoit mort dans le nord de la France, et on l’y avoit enterré.

Le confesseur qui assista Saint-Aubert à son lit de mort, le reconnut pour le frère de la feue marquise. Par tendresse pour Emilie, Saint-Aubert le conjura de lui cacher cette circonstance, et fit demander la même grâce à l’abbesse en lui recommandant sa fille.

Laurentini, en arrivant en France, avoit caché très-soigneusement son nom. Quand elle entra dans le couvent, elle-même, pour mieux déguiser sa véritable histoire, fit circuler celle qu’avoit crue sœur Françoise. L’abbesse n’étoit point au couvent quand elle avoit fait profession, et toute la vérité ne lui étoit pas connue. Le cruel remords qui oppressoit Laurentini, le désespoir d’un amour frustré, l’amour qu’elle conservoit pour le marquis, avoient égaré son esprit. Après les premières crises, une sombre mélancolie s’empara d’elle, et fut rarement, jusqu’à sa mort, interrompue par des accès violens. Durant plusieurs années, son seul plaisir fut d’errer la nuit dans les bois. Elle portoit un luth, et y joignoit souvent la délicieuse mélodie de sa charmante voix ; elle répétoit les plus beaux airs de l’Italie avec l’énergique sentiment qui remplissent constamment son cœur. Le médecin qui prenoit soin d’elle, recommanda aux supérieures de tolérer ce caprice, comme le seul moyen de la calmer. On souffroit que la nuit elle parcourût les bois, suivie de la seule femme qu’elle avoit amenée d’Italie. Mais comme cette permission blessoit la règle, on la tint secrète ; et cette musique mystérieuse, liée à d’autres circonstances, fit répandre le bruit que le château et son voisinage étoient fréquentés par des revenans.

Avant l’égarement de sa raison, et avant de faire ses vœux de religion, elle avoit fait un testament. Outre le don important qu’elle assuroit au monastère, elle partageoit le reste de son bien, que ses pierreries rendoient considérable, entre une Italienne sa parente, épouse de M. de Bonnac, et le plus proche parent de la marquise de Villeroy. Emilie Saint-Aubert étoit l’unique parente qui restât à cette dame ; et la conduite mystérieuse de son père se trouva ainsi expliquée.

La ressemblance d’Emilie et de sa malheureuse tante avoit été souvent observée par Laurentini ; mais ce fut surtout à l’heure de sa mort, au moment même où sa conscience lui montrait sans cesse la marquise, que cette ressemblance la frappa, et que dans son délire, elle crut voir la marquise elle-même. Elle osa affirmer, en recouvrant ses sens, qu’Emilie devoit être la fille de cette dame. Elle en étoit convaincue. Elle savoit que sa rivale, en épousant le marquis, lui préféroit un autre amant ; elle ne faisoit aucun doute qu’une passion déréglée n’eût, comme la sienne, conduit la marquise à quelqu’égarement.

Cependant le crime que, d’après des aveux mal compris, Emilie supposoit avoir été commis par Laurentini dans les murs même d’Udolphe, n’avoit jamais eu lieu. Emilie avoit été trompée par le spectacle affreux dont elle avoit eu tant d’effroi ; et c’étoit ce spectacle qui d’abord lui faisoit attribuer les remords de la religieuse à un meurtre exécuté dans le château.

On peut se souvenir que dans une chambre, à Udolphe, étoit un grand voile noir dont la situation avoit piqué la curiosité d’Emilie. Le voile cachoit un objet qui la remplit d’horreur ; en le soulevant, au lien d’un tableau, elle vit dans l’enfoncement une figure humaine dont les traits défigurés avoient la pâleur de la mort. Elle étoit couverte d’un linceul, et couchée tout de son long dans une espèce de tombeau. Ce qui rendoit cette vue plus effroyable, étoit que cette figure sembloit être déjà la proie des vers, et que ses mains et son visage en laissoient voir les traces. On imagine bien aisément qu’un si hideux objet ne se regardoit pas deux fois. Emilie, quand elle l’aperçut, laissa retomber le voile, et la terreur qu’elle avoit eue l’empêcha d’y revenir. Si elle eût eu le courage de regarder plus attentivement, son erreur et son effroi se seroient dissipés en même temps ; elle auroit reconnu que la figure étoit en cire. Cette histoire ; quoiqu’extraordinaire, n’est pas sans quelqu’exemple dans les annales de la dure servitude où la superstition monastique a souvent plongé le genre humain. Un membre de la maison d’Udolphe avoit offensé en un point les prérogatives de l’église ; on le condamna à contempler plusieurs heures par jour l’image en cire d’un cadavre. Cette pénitence, qui devoit servir à lui rappeler un sort inévitable, avoit pour but de réprimer dans le marquis d’Udolphe un orgueil dont celui de Rome se trouvoit choqué. Non-seulement il subit exactement sa pénitence, mais dans son testament il exigea de ses héritiers la conservation de la figure. Il mettoit à ce prix la propriété d’un domaine, et regardoit comme très-utile l’humiliante moralité que cette figure enseignoit. Il l’avoit fait encadrer dans la muraille de son appartement ; mais aucun de ses héritiers n’imita une telle pénitence.

L’image étoit si naturelle, qu’on ne sauroit s’étonner qu’elle eût abusé Emilie. Elle avoit entendu raconter l’étrange disparition de la dame du château ; et le caractère de Montoni pouvoit autoriser le soupçon que ce corps étoit celui de la signora Laurentini, et que Montoni en étoit le meurtrier.

La situation dans laquelle Emilie l’avoit découvert, l’avoit d’abord remplie de surprise et d’inquiétude. La vigilance avec laquelle les portes de la chambre furent aussitôt fermées, força Emilie de croire que Montoni, ne voulant se confier à personne, laissoit anéantir les restes de sa victime dans le fond d’un appartement ignoré. Cependant le voile si facile à soulever, la porte momentanément ouverte, lui avoient inspiré des doutes : mais les soupçons qu’elle formoit sur Montoni les avoient surmontés ; et la crainte de sa vengeance avoit empêché que jamais elle osât révéler ce qu’elle avoit découvert.

En apprenant que la marquise de Villeroy étoit la sœur de M. Saint-Aubert, Emilie se sentit très-diversement affectée. Au milieu de la tristesse que lui causoit la mort prématurée de cette infortunée, elle se vit soulagée des conjectures pénibles où l’avoit jetée la téméraire assertion de Laurentini sur sa naissance et sur l’honneur de ses parens. Sa confiance dans les principes de Saint-Aubert ne lui permettoit guère d’imaginer qu’il eût manqué à la délicatesse. Elle répugnoit à se croire fille d’une autre que de celle qu’elle avoit toujours aimée, respectée comme sa mère ; elle l’auroit cru difficilement : mais sa ressemblance avec la feue marquise, la conduite de Dorothée, les assertions de Laurentini, le mystérieux attachement de Saint-Aubert, lui avoient inspiré des doutes que sa raison ne pouvoit ni détruire ni confirmer ; elle s’en trouvoit délivrée, et la conduite de son père s’expliquoit. Son cœur n’étoit plus oppressé que par le malheur d’une parente aimable, et par la terrible leçon que donnoit la religieuse mourante. Trop d’indulgence pour ses premières passions avoit conduit par degrés la signora Laurentini à un crime, dont le seul nom, dans sa jeunesse, l’eût sûrement fait frémir d’horreur ; crime dont de longues années de pénitence n’avoient pu effacer le souvenir ni décharger sa conscience.