Traduction par Victorine de Chastenay.
Maradan (5p. 180-203).

CHAPITRE XI.

Le comte avoit ordonné que l’appartement fût ouvert et préparé pour la réception de Ludovico ; mais Dorothée se rappelant ce qu’elle y avoit vu, n’eut pas le courage d’obéir, pas un des domestiques n’osa s’aventurer, et tout resta fermé jusqu’au moment où Ludovico devoit y entrer pour la nuit, moment que toute la maison attendoit avec impatience.

Après le souper, Ludovico suivit le comte dans son cabinet ; ils y restèrent une demi-heure, et le comte en sortant lui remit une épée.

— Elle a servi dans des combats entre des mortels, dit le comte en riant, vous en ferez sans doute un usage honorable dans une querelle toute spirituelle ; et j’apprendrai probablement demain qu’il ne reste pas un revenant dans le château.

— Ludovico reçut l’épée avec un salut respectueux : Vous serez obéi, monsieur, répliqua-t-il, et je m’engage à ce qu’aucun spectre ne puisse troubler dorénavant le repos de cette demeure.

Ils se rendirent à la salle où les hôtes du comte l’attendoient pour l’accompagner jusqu’à l’appartement du nord : on demanda les clefs à Dorothée, elle les remit à Ludovico, et il se mit en chemin, suivi par la plupart des habitans de ce château. Arrivés au bas de l’escalier, plusieurs des domestiques effrayés refusèrent d’aller plus loin ; les autres montèrent jusqu’au palier : Ludovico mit la clef dans la serrure, et pendant ce temps, tous le regardoient avec autant de curiosité que s’il eût travaillé à quelque opération magique.

Ludovico ne connoissant pas la serrure, ne pouvoit faire tourner la clef ; Dorothée restoit par-derrière : on la rappela, elle ouvrit lentement ; mais quand ses regards eurent pénétré dans l’intérieur obscur de la chambre, elle fit un cri, et se retira. À ce signal d’alarme, la plus grande partie de la foule s’enfuit en bas des escaliers ; le comte, Henri et Ludovico, restés seuls, entrèrent dans l’appartement ; Ludovico tenoit son épée nue, le comte portoit une lampe, et Henri une corbeille remplie des provisions du brave aventurier.

Ayant jeté les yeux à la hâte sur la pièce d’entrée où rien ne justifioit les alarmes, ils passèrent dans la seconde ; un calme profond y régnoit : ils avancèrent moins précipitamment dans la troisième. Le comte eut alors le loisir de rire du trouble qui l’avoit surpris lui-même. Il demanda à Ludovico dans quelle chambre il comptoit s’établir.

— Il y en a encore d’autres, Excellence, lui dit Ludovico ; on dit que dans l’une il y a un lit, c’est-là que je passerai la nuit pour y dormir, si je me trouve fatigué.

— Bon, dit le comte, poursuivons : ces chambres ne laissent voir que des murailles humides et des meubles tout dégradés. J’ai eu jusqu’ici tant d’affaires, que je ne les avois pas encore vues. Souvenez-vous, Ludovico, de dire demain à la concierge qu’il faut ouvrir toutes ces fenêtres, le damas des tentures est en pièces, je le ferai enlever, et je changerai aussi ce vieil ameublement.

— Voilà un fauteuil, dit Henri, tout doré, qui ressemble singulièrement à ceux du Louvre.

— Oui, dit le comte, en s’arrêtant pour le regarder ; il y a une histoire au sujet de ce fauteuil ; mais je n’ai pas le temps de vous la dire ici ; passons, cette enfilade est plus longue que je n’imaginois. Il y a tant d’années que je l’avois parcourue ! Mais ou donc est la chambre à coucher dont vous parlez, Ludovico ? Ce ne sont que des antichambres qui précèdent le grand salon : je les ai vues dans leur splendeur !

— Le lit, monsieur, reprit Ludovico, est, à ce qu’on dit, dans une chambre qui suit le salon, et termine l’enfilade.

— Ah ! nous voici dans le salon, dit le comte, en se trouvant dans la pièce spacieuse, où Dorothée et Emilie s’étoient reposées. Il y resta un moment pour contempler les restes de magnificence qu’on y voyoit encore : une tapisserie somptueuse, de grands sofas de velours avec des carreaux brodés d’or, un plancher incrusté de marbres rares, et orné au milieu d’un superbe tapis. Les fenêtres étoient colorées, et de grands miroirs de Venise, tels qu’à cette époque on n’en fabriquoit point en France, réfléchissoient de tous côtés ce riche appartement. Ils avoient autrefois réfléchi des fêtes brillantes : c’est-là que la marquise tenoit les nombreuses assemblées qui suivirent son mariage.

— Ah ! dit le comte à Henri, en sortant d’une rêverie profonde, combien ce lieu est changé depuis que je ne l’avois vu ! J’étois jeune dans ce temps, et la marquise étoit dans la fraîcheur de sa beauté. Il se trouvoit ici bien d’autres personnes qui ne sont plus. C’est-là qu’étoit l’orchestre, et nous formions tant de contredanses que le château en retentissoit. Les échos, aujourd’hui, ne répètent qu’une foible voix, qui bientôt elle-même ne se fera plus entendre ! Mon fils, souvenez-vous-en, j’ai été jeune comme vous l’êtes, et vous passerez comme vos prédécesseurs, comme ceux qui dansoient et chantoient dans ce brillant appartement. Mais de telles réflexions sont inutiles ; elles seraient même déplacées, si elles n’apprenoient pas même à se prémunir pour l’éternité. Mais c’est assez ; avançons.

Ludovico ouvrit la chambre à coucher, et le comte en entrant fut frappé en voyant l’air funéraire que conservoit l’ameublement ; il s’approcha du lit avec émotion, et le trouvant couvert d’un velours noir : Que signifie ceci, dit-il ?

— J’ai ouï dire, monsieur, lui répondit Ludovico, que madame la marquise de Villeroy étoit morte en ce lieu même, et qu’on l’y avoit déposée jusqu’à l’heure de son enterrement. Ce drap de velours couvroit sans doute le cercueil.

Le comte ne répondit rien ; mais il devint rêveur et parut fort ému : se tournant ensuite vers Ludovico, il lui demanda d’un ton sérieux si réellement il auroit le courage de demeurer là toute la nuit ; si vous craignez, ajouta le comte, ne rougissez pas d’en faire l’aveu, je vous relèverai de vos engagemens sans que vous soyez exposé aux railleries de vos camarades.

Ludovico garda le silence. L’orgueil et quelque peu d’effroi sembloient partager son ame. L’orgueil à la fin l’emporta ; il rougit, et n’hésita plus.

— Non, monsieur, non, dit-il, j’achèverai ce que j’ai commencé, et je suis pénétré de votre attention. Je vais faire du feu dans la cheminée, et avec les provisions de la corbeille je compte fort bien passer mon temps.

— Soit, dit le comte ; mais comment soutiendrez-vous l’ennui, si vous ne dormez pas ?

— Quand je serai fatigué, monsieur, reprit Ludovico, je n’aurai pas peur de dormir ; mais d’ailleurs j’ai un livre qui m’amusera.

— Bon, dit le comte ; j’espère que rien ne vous troublera. Mais si, pendant la nuit, vous aviez de plus sérieuses craintes, venez me trouver à mon appartement. J’ai trop de confiance dans votre raison et votre courage pour craindre de vous voir épouvanté par quelque crainte frivole. Cette chambre, son obscurité, son isolement, ne vous causeront pas de fausses terreurs. Demain j’aurai à vous remercier d’un important service. On ouvrira l’appartement, et tous mes gens seront convaincus de leur sottise. Bonne nuit, Ludovico ; venez me voir de bon matin, et souvenez-vous de ce que je vous ai dit.

Oui, monsieur, je m’en souviendrai. Bonsoir, Excellence ; laissez-moi vous éclairer.

Il éclaira le comte et Henri jusqu’à la dernière porte. Un des domestiques, dans son effroi, avoit laissé une lampe sur le palier. Henri la prit, et donna le bonsoir à Ludovico. Celui-ci répondit respectueusement, referma la porte, et rentra. En retournant à la chambre à coucher, il examina avec plus de soin toutes les pièces qu’il falloit traverser. Il craignoit que quelqu’un ne s’y cachât pour l’effrayer. Personne, excepté lui, ne s’y trouvoit. Il laissa les portes ouvertes, et parvint au grand salon dont la muette obscurité le glaça. Il tourna ses regards sur la longue enfilade qu’il venoit de parcourir. En se retournant, il apperçut une lumière et sa figure que réfléchissoit un miroir ; il tressaillit. D’autres objets se peignoient obscurément sur la même glace ; il ne s’arrêta pas à les examiner. S’avançant promptement dans la chambre à coucher, il remarqua la porte de l’oratoire. Il l’ouvrit. Tout étoit tranquille. Ses yeux se portèrent sur le portrait de la feue marquise ; il le considéra long-temps avec surprise et attention. Il parcourut ensuite le cabinet, et rentra dans la chambre. Il alluma un bon feu. La flamme pétillante ranima ses esprits, qui commençoient à s’affoiblir par l’obscurité et le silence. On n’entendoit alors que le vent qui siffloit à la fenêtre. Ludovico prit une chaise, mit une table auprès du feu, prit une bouteille de vin, quelques provisions de sa corbeille, et commença à manger. Quand il eut fait son repas, il mit son épée sur la table ; et n’étant pas disposé à dormir, il tira de sa poche le livre dont il avoit parlé. C’étoit un recueil de vieux contes provençaux. Ludovico raccommoda son feu, moucha sa lampe, rapprocha sa chaise, et se mit à lire. L’histoire sur laquelle il tomba captiva bientôt toute son attention.

Le comte pendant ce temps étoit retourné dans la salle à manger, où tout le monde l’attendoit. Chacun s’étoit retiré au cri perçant de Dorothée ; et l’on fit mille questions sur l’état de l’appartement. Le comte railla les uns et les autres de leur retraite précipitée et de leur foiblesse superstitieuse : et l’on en vint à cette question : Si les âmes séparées des corps ont le pouvoir de revenir sur la terre ; si même, dans ce cas, les esprits peuvent devenir visibles ? Le baron étoit d’opinion que le premier effet étoit probable, et que le second étoit possible. Il s’efforçoit de justifier son assertion : par les autorités respectables, soit anciennes, soit modernes, qu’il citoit. Le comte se prononça contre lui. La conversation se prolongea, se soutint de part et d’autre avec autant d’esprit que de franchise, et chaque parti conserva son opinion. L’effet de l’entretien fut différent auprès des auditeurs. Quoique les argumens du comte fussent incomparablement les plus forts, le baron eut le plus d’adhérens. La pente naturelle de l’esprit humain vers tout ce qui l’émeut et le surprend, lui gagna la majorité. Si quelques propositions du comte paroissoient inattaquables, ses adversaires ne s’en prenoient qu’à leurs propres lumières, et se plaisoient à penser que le défaut d’habitude nuisoit chez eux au développement de leurs moyens.

Blanche étoit pâle d’attention ; un regard ironique de son père la fit rougir. Elle s’efforça alors d’oublier toutes les histoires superstitieuses qu’on lui avoit faites au couvent. Emilie avoit écouté avec un extrême intérêt une discussion si importante pour elle. Elle se rappeloit l’apparition qu’elle avoit vue dans la chambre de la marquise, et se sentoit glacée d’effroi. Plusieurs fois elle fut prête à raconter ce qu’elle avoit vu ; mais la crainte de déplaire au comte et de se rendre ridicule, la retint. Elle attendit dans une anxiété profonde ce qui devoit arriver de l’intrépidité de Ludovico, et décida que sa discrétion dépendroit du résultat.

Quand la compagnie fut séparée, le comte se retira à son appartement. Le souvenir des scènes dont la maison venoit d’être le théâtre, l’affectoit singulièrement. Mais à la fin, réveillé de sa rêverie et de son silence : — Quelle musique entends-je ? dit-il tout-à-coup à son valet. Qui en peut faire si tard ?

L’homme ne répondit rien. Le comte continua d’écouter, et ajouta : — Ce n’est pas un musicien ordinaire ; il touche son instrument d’une main délicate. Qui est-ce donc ? Pierre.

— Monsieur, dit l’homme en hésitant.

— Qui joue de cet instrument ? répéta le comte.

— Monsieur ne le sait pas ? dit le valet.

— Que voulez-vous dire ? reprit le comte avec sévérité.

— Rien, monsieur ; je ne veux rien dire, répliqua l’homme d’un ton soumis. Seulement cette musique tourne autour de la maison vers minuit, fort souvent ; et je pensois que monsieur avoit bien pu l’entendre.

— Une musique tourne autour du château à minuit ! Pauvre, garçon ! N’y a-t-il personne qui danse à cette musique ?

— Ce ne seroit pas dans le château, à ce que je crois, monsieur ; les sons viennent des bois, à ce qu’on dit, quoiqu’ils nous paraissent si proches. Mais un esprit fait ce qu’il veut.

— Ah ! pauvre garçon, reprit le comte, je m’apperçois que vous êtes aussi simple que les autres. Demain vous serez convaincus de vos ridicules erreurs. Mais, chut ! Quelle voix !

— Oh ! monsieur, c’est la voix que nous entendons souvent avec l’accompagnement.

— Souvent, dit le comte ; quoi ! bien souvent ? Elle est très-belle.

— Oh ! monsieur, je ne l’ai entendue pour mon compte que deux ou trois fois ; mais ceux qui demeurent ici depuis long-temps l’ont entendue bien davantage.

— Quelle tenue ! reprit le comte ; quelle cadence ! quelle douceur ! C’est quelque chose de plus qu’humain.

— C’est ce qu’on assure, monsieur, dit le valet : on prétend bien que ce n’est rien d’humain ; et si j’osois dire ce que j’en pense…

— Paix ! dit le comte, en écoutant le chant qui s’éloignoit.

Cela est étrange, continuait-il, en quittant la fenêtre. Pierre, fermez la fenêtre. Pierre obéit ; le comte le renvoya, et fut long-temps à perdre l’impression de cette harmonie, qui agitoit avec tant de douceur ses organes et son imagination. Le doute et la surprise maîtrisoient fortement son esprit.

Ludovico, pendant ce temps dans le chambre isolée, entendoit par intervalles le bruit d’une porte qui se fermoit. L’horloge de la grande salle, dont il étoit fort loin, frappa douze coups. — Il est minuit, dit-il ; et il regarda attentivement dans le vague de la chambre. Le feu étoit presque éteint ; son livre l’avoit occupé, et il avoit oublié le reste. Il y remit du bois, non qu’il eût froid, quoique la nuit fût orageuse, mais pour s’égayer. Il moucha de nouveau sa lampe, versa un verre de vin, tira sa chaise plus près du foyer, et s’efforça d’être sourd au murmure des vents qui mugissoient à toutes les issues. Enfin, pour résister à la mélancolie qui le gagnoit peu à peu, il reprit sa lecture. Ce livre lui avoit été prêté par Dorothée ; elle l’avoit trouvé autrefois dans un coin de la bibliothèque du marquis, et le voyant rempli de choses merveilleuses, elle se l’étoit approprié. L’état où il étoit excusoit cette indiscrétion : le coin humide où il avoit été relégué avoit moisi la couverture, et les feuillets étoient tellement tachés, qu’on ne les déchiffroit pas sans peine.

Le conte sur lequel Ludovico tomba étoit d’une extrême longueur, mais on peut l’abréger : le lecteur y reconnoîtra le goût et le caractère des ouvrages du temps.


conte provençal.

Dans le duché de Bretagne, se trouvait un noble baron, fameux par sa magnificence et sa courtoise hospitalité. Son château étoit embelli par des dames toutes charmantes, et défendu par les chevaliers les plus illustres. Les honneurs qu’il rendoit aux faits de chevalerie, invitoient les braves de tout pays à se mesurer dans la lice, et sa cour étoit plus splendide que la cour des plus puissans princes. Huit ménestriers à son service, chantoient avec des harpes, ou les fictions prises des arabes, ou les aventures chevaleresques arrivées aux chevalierrs pendant le cours des croisades, ou les prouesses du baron leur seigneur. Environné de ses chevaliers et de ses dames, le baron tenoit son banquet dans une grande salle de son château. Une tenture de grand prix ornoit les murs de la représentation des exploits de ses ancêtres. Les fenêtres, en verres coloriés, étoient enrichies d’armoiries et de bannières, qui flottoient jusqu’au plafond. Les meubles étoient somptueux ; l’or et l’argent couvroient la table avec profusion. Les mets étoient sans nombre ; les livrées brillantes des pages, les atours chevaleresques et magnifiques des convives, formoient une richesse dont rien n’approche en ce siècle dégénéré.

Un soir qu’il étoit sorti tard du banquet, s’étoit retiré dans sa chambre, et avoit renvoyé ses pages, il fut surpris d’appercevoir un étranger dont l’extérieur étoit noble, mais dont la figure étoit triste et abattue. Croyant que cette personne s’étoit enfermée dans l’appartement, puisqu’il paroissoit impossible qu’elle eût traversé si tard l’antichambre sans que les pages l’eussent remarquée, le baron appela hautement ses écuyers, et tira son épée pour se mettre en défense. L’étranger s’avança lentement, et lui dit qu’il n’avoit rien à redouter ; que sa visite n’avoit rien d’hostile, et qu’il venoit lui communiquer un secret terrible dont il étoit nécessaire qu’il fût instruit.

Le baron, appaisé par les manières courtoises de l’étranger, le regarda quelque temps en silence, et remit son épée dans le fourreau : il le pria ensuite d’expliquer les moyens par lesquels il s’étoit procuré un accès dans la chambre, et le dessein de cette singulière visite.

Sans répondre à ses questions, l’étranger dit qu’il ne pouvoit pas alors s’expliquer, mais que, si le baron vouloit le suivre au bord de la forêt, à peu de distance de la maison, il pourroit l’y convaincre de l’importance de ses secrets.

Cette proposition alarma encore le baron ; il ne pouvoit se persuader que l’étranger l’attirât dans un endroit si solitaire, à cette heure de la nuit, sans avoir projeté quelque dessein contre sa vie. Il refusa de marcher, et observa que, si les desseins de l’étranger étoient honorables, il ne feroit pas de difficulté de révéler l’objet de sa visite dans la chambre même où ils étoient.

En prononçant ces mots, il examina l’étranger plus attentivement ; il ne le vit pas changer de figure, et ne remarqua nul symptôme d’une conscience oppressée par un mauvais dessein. Il étoit vêtu comme un chevalier ; sa taille étoit haute et majestueuse, ses manières nobles et courtoises. Il refusa de communiquer ses motifs sur le choix de son rendez-vous, mais il donna des ouvertures qui éveillèrent au degré le plus vif la curiosité du baron. Il consentit enfin à suivre l’étranger, moyennant certaines conditions.

— Sire chevalier, dit-il, je vous suivrai dans la forêt, et prendrai avec moi quatre de mes écuyers qui seront témoins de la conférence.

Le chevalier refusa.

— Ce que je dois découvrir, dit-il avec gravité, n’est que pour vous seul ; il n’y a que trois personnes vivantes à qui ce mystère soit connu ; il est d’une plus grande conséquence, et pour vous, et pour votre maison, que je ne puis maintenant vous l’expliquer. Un temps viendra où vous vous souviendrez de cette nuit avec satisfaction ou avec regret, selon la détermination que vous allez prendre. Si vous desirez être heureux, suivez-moi ; j’engage l’honneur d’un chevalier, qu’aucun mal ne vous arrivera. Si vous voulez risquer l’avenir, restez chez vous ; et je sortirai comme je suis venu.

— Sire chevalier, répliqua le baron, comment se peut-il que mon bonheur futur dépende de ma détermination actuelle ?

— Je ne puis vous le dire maintenant, répondit l’étranger ; je me suis expliqué autant que je le pouvois. Il est tard ; si vous voulez me suivre, hâtez-vous ; vous ferez bien de considérer l’alternative.

Le baron réfléchit ; et regardant le chevalier, il s’apperçut que son maintien étoit grave et sérieux.

Ici Ludovico pensa qu’il entendoit quelque bruit ; il jeta un coup-d’œil autour de la chambre, et prit la lampe pour mieux voir ; mais n’appercevant rien qui pût confirmer ses alarmes, il reprit le livre, et poursuivit sa lecture.

Le baron se promena en silence dans son appartement. Les derniers mots de l’étranger l’avoient frappé ; il craignoit également d’accorder et de refuser une demande si extraordinaire. Enfin il dit : — Sire chevalier, vous m’êtes entièrement inconnu. Dites-le moi vous-même, seroit-il raisonnable de me confier seul, à cette heure, à un étranger, pour aller dans une forêt ? Dites-moi au moins qui vous êtes, et qui est celui qui vous a introduit dans ma chambre ? Le chevalier fronça le sourcil, et garda un moment le silence ; puis, avec un air sévère, il répondit :

— Je suis un chevalier anglais. Je me nomme Bewys de Lancastre. Mes exploits ne sont pas inconnus dans la cité sainte. Je retournois dans ma patrie ; la nuit m’a pris dans cette forêt.

— Votre nom n’est pas ignoré de la renommée, dit le baron ; je l’ai entendu célébrer. Le chevalier releva la tête. — Mais quoi ! mon château est connu pour l’asyle des vrais chevaliers : pourquoi votre héraut ne vous a-t-il pas annoncé ? pourquoi n’avez-vous pas paru au banquet où vous eussiez été accueilli avec honneur, plutôt que de vous cacher dans mon château, et de pénétrer dans ma chambre à minuit ?

L’étranger fronça le sourcil, et se détourna en silence. Le baron répéta sa question.

— Je ne viens pas, dit le chevalier, pour répondre aux demandes, mais pour révéler des faits : si vous voulez en savoir davantage, suivez-moi. J’engage de nouveau l’honneur d’un chevalier que vous reviendrez sain et sauf. Hâtez-vous de prendre un parti, ou je vais me retirer.

Après un moment d’incertitude, le baron se détermina à suivre l’étranger et à voir le résultat de cette extraordinaire invitation ; il tira son épée, et prenant une lampe, il dit au cavalier de le conduire. L’autre obéit, ouvrit la porte, et ils passèrent dans l’antichambre ; le baron surpris de voir ses pages endormis, entra en colère, et se disposoit à les réprimander. Le chevalier fit signe de la main, et regarda le baron d’un air si expressif, que ce dernier retint son ressentiment, et passa outre.

Le chevalier descendit par un escalier, ouvrit une porte secrète que le baron avoit cru n’être connue que de lui seul, et, traversant plusieurs passages étroits, ils parvinrent à une autre porte qui s’ouvroit hors des murailles du château. Le baron suivoit l’étranger en silence, et dans la surprise de le voir si bien informé des détours de sa maison. Il étoit au moment de renoncer à une aventure où le danger et la trahison sembloient assez visibles. Considérant pourtant qu’il gardoit toutes ses armes, et observant l’air noble et courtois de son conducteur, le courage lui revint, il rougit d’en avoir manqué, et résolut de remonter à la source de ce mystère.

Il se trouvoit alors sur une haute plate-forme, devant la grande porte du château. Il regarda, et vit briller des lumières à travers les fenêtres de ses hôtes. Le brouillard étoit froid, le temps obscur, et le lieu solitaire ; il regrettoit sa chambre bien close et son bon feu, et il sentit pour un moment le contraste de son état.

Ici Ludovico s’arrêta, regarda son feu, et y remit du bois.

Le vent étoit violent, et le baron soignoit sa lampe avec inquiétude, s’attendant à tout moment qu’elle alloit lui manquer : mais quoique la lumière vacillât, elle ne s’éteignit pas. Il continua de suivre l’étranger, qui souvent soupiroit en marchant, mais qui ne parloit pas.

En arrivant au bord des bois, le chevalier se tourna, et leva la tête comme s’il avoit voulu s’adresser au baron ; puis il ferma ses lèvres en silence, et continua de marcher.

En entrant sous les arbres touffus, le baron, affecté d’une scène si imposante, hésita à se livrer, et demanda s’ils devoient encore aller bien loin : le chevalier ne répondit que par un geste, et le baron, d’un pas timide et avec un œil soupçonneux, suivit par un sentier obscur et embarrassé. Après une course fort longue, il demanda encore où l’on vouloit le conduire, et refusa de continuer si on ne l’en informoit.

En prononçant ces mots, il regardoit tour-à-tour son épée et le chevalier : celui-ci fit un signe de tête, et sa consternation visible sur sa physionomie, détourna un moment les soupçons du baron.

Un peu plus loin, dit l’étranger, et nous allons trouver le terme où je vous conduis, aucun mal ne vous arrivera, je l’ai juré sur l’honneur d’un chevalier.

Le baron rassuré, continua de marcher en silence ; ils arrivèrent bientôt à une profonde retraite de la forêt. De grands et touffus châtaigniers y déroboient la vue du ciel, et les branches étoient si basses qu’à peine on pouvoit avancer. Le chevalier soupiroit profondément, et s’arrêtoit quelquefois. Il arriva enfin dans un lieu où les arbres se réunissoient : il se retourna avec un regard épouvantable, et montra la terre. Le baron y vit le corps d’un homme étendu de toute sa longueur, et baigné dans son sang. Il avoit une large blessure au front, et la mort étoit sur ses traits.

Le baron en appercevant ce spectacle tressaillit d’horreur, regarda le chevalier pour en avoir l’explication, et alloit soulever le corps, pour s’assurer s’il ne conservoit pas quelques restes de vie. Mais l’étranger, faisant signe de la main, fixa sur lui un regard si expressif et si douloureux, que non-seulement il en demeura surpris, mais que même il s’arrêta.

Mais quelles furent les émotions du baron, quand, en approchant la lampe du corps, il découvrit une ressemblance exacte entre cette figure et celle de l’étranger qui le conduisoit ? Confondu d’étonnement, il regardoit le chevalier. Tout-à-coup il le vit changer, pâlir, s’évanouir par degrés, et disparoître enfin à ses regards surpris. Pendant que le baron étoit resté immobile sur la place, une voix prononça ces paroles.

Ludovico tressaillit, et posa le livre. Il pensa qu’il entendoit une voix dans la chambre, et regarda vers le lit : il ne vit dessus que la couverture de velours. Il écouta, osant à peine respirer ; mais ce n’étoit que le bruit de la mer en furie, et celui de la grêle qui frappoit sur les fenêtres. Bien assuré qu’il avoit été trompé par le vent, il prit son livre, et finit son histoire. Pendant que le baron étoit resté immobile sur la place, une voix prononça ces paroles :


Le corps de sir Bewys de Lancastre, noble chevalier anglais, est devant vous. Cette nuit, revenant de la cité sainte dans sa patrie, il s’est égaré, et a été tué ici. Respectez, l’honneur de la chevalerie et les loix de l’humanité. Enterrez son corps en terre sainte, et faites punir ses assassins. Selon que vous observerez ou que vous négligerez cet ordre, la paix et le bonheur, ou la guerre et la misère, seront à jamais votre partage et celui de votre maison.


Quand il fut remis de sa frayeur et de la surprise où l’avoit jeté cette aventure, le baron retourna à son château. Il y fit transporter le corps de sir Bewys. Le jour suivant, on l’enterra avec tous les honneurs de la chevalerie dans la chapelle du château, et la cérémonie fut suivie par les nobles chevaliers et les dames qui ornoient la cour du baron de Brunne.

Ludovico ayant fini cette histoire, mit de côté son livre, parce qu’il se sentoit assoupi : il remit du bois dans son feu, prit un verre de vin, et s’enfonça dans son fauteuil. Il crut, en songe, voir la chambre où réellement il étoit ; une fois ou deux, il fut réveillé en sursaut de ce léger sommeil, croyant voir le visage d’un homme placé derrière sa chaise. Cette idée fit sur lui une si forte impression, qu’en levant les yeux, il crut presque en voir d’autres qui se fixoient sur les siens. Il quitta son siège, et regarda derrière lui, avant d’être bien convaincu que personne ne s’y étoit placé.

Ainsi se passèrent les premières heures.


fin du cinquième volume.