Traduction par Victorine de Chastenay.
Maradan (4p. 25-53).

CHAPITRE II.

Le jour suivant Montoni envoya une seconde excuse à Emilie, qui en fut très-surprise. Cela est étrange, disoit-elle ; sa conscience lui apprend l’objet de ma visite, et il diffère une telle explication. Elle avoit grande envie de se trouver sur son chemin, mais la terreur l’en empêcha. Ce jour se passa comme le précédent ; seulement une inquiétude involontaire, au sujet de la nuit prochaine, troubloit, par intervalle, le tranquille abattement où elle étoit plongée.

Vers le soir, une des bandes qui avoit fait la première excursion des montagnes, revint dans le château : de sa chambre écartée, Emilie entendit leurs cris bruyans, leurs chants de victoire, tels que les orgies des furies après un affreux sacrifice ; elle craignoit même qu’ils ne se disposassent à quelqu’acte barbare. Annette pourtant la soulagea bientôt de cette idée, en lui disant qu’on se réjouissoit à la vue d’un immense butin. Cette circonstance la confirma dans l’opinion où elle étoit que Montoni étoit bien réellement capitaine de bandits, et se proposoit de rétablir sa fortune par le pillage des voyageurs. À la vérité, quand elle y songeoit bien, dans un château très-fort et presqu’inaccessible, isolé parmi des montagnes aussi sauvages que solitaires ; des villes, des bourgs épars à de grandes distances, le passage continuel des plus riches voyageurs ; il lui sembloit qu’une telle situation étoit bien assortie à des projets de rapine, et elle ne doutoit plus que Montoni ne fût chef de voleurs. Son caractère sans frein, audacieux, cruel, entreprenant, étoit convenable à une pareille profession ; il aimoit le tumulte et la vie orageuse ; il étoit étranger à la pitié comme à la crainte ; son courage ressembloit à une férocité animale. Ce n’étoit pas cette impulsion noble qui excite une âme indignée contre l’oppresseur en faveur de quelqu’opprimé, mais une simple disposition physique d’organes qui ne permet pas à l’âme de sentir la crainte, parce qu’elle ne sent rien autre chose.

La supposition d’Emilie, quoique naturelle, n’étoit pourtant pas bien exacte : elle ignoroit la situation de l’Italie et les intérêts respectifs de tant de contrées belligérantes. Les revenus de plusieurs états n’étoient pas suffisans pour maintenir des armées durant même les trop courts périodes où le génie turbulent des gouvernemens et des peuples permettent de goûter la paix. Il s’éleva, à cette époque, un ordre d’hommes inconnus à notre siècle, et mal dépeints dans l’histoire de celui-ci. Parmi les soldats licenciés à l’issue de chaque guerre, un petit nombre se remettoit aux arts lucratifs de la paix et du repos. Les autres quelquefois passoient au service des puissances qui se trouvoient en campagne. Quelquefois ils formoient des bandes de brigands, et maîtres de quelque forteresse, leur caractère désespéré, la foiblesse des lois offensées, la certitude qu’au premier signal on les verroit sous les drapeaux, les mettoient à l’abri de toute poursuite civile. Ils s’attachoient parfois à la fortune d’un chef populaire, qui les menoit au service d’un état et marchandoit le prix de leur courage. Cet usage amena le nom de Condottieri, nom formidable en Italie durant un période très-long. On en fixe la fin au commencement du dix-septième siècle ; mais il seroit plus difficile d’en indiquer la première origine.

Les guerres entre les petits états n’étoient, pour ainsi dire, que des affaires d’entreprise : les probabilités du succès se mesuraient, non sur le talent, mais sur le courage personnel du général et de ses soldats ; l’habileté nécessaire à la conduite d’une opération compliquée ne s’évaluoit presque pas ; il suffisoit de surprendre l’ennemi, ou de faire sa retraite en bon ordre. L’officier devoit lui-même s’avancer dans une situation si périlleuse, que son exemple seul y pût entraîner les soldats ; et quand les deux partis connoissoient mal leurs forces réciproques, la hardiesse du début en décidoit l’événement. Les Condottieri formoient, en pareils cas, la force principale des troupes ; le pillage suivoit la victoire, et les caractères de ces hommes, par un mélange d’intrépidité et de dissolution, devenoient l’effroi de leurs propres alliés.

Quand ils n’étoient pas engagés, le chef, pour l’ordinaire, étoit dans son château ; et là, ou bien dans le voisinage, tous jouissoient du repos et de l’oisiveté. Leurs besoins quelquefois ne se trouvoient satisfaits qu’aux dépens des villages ; mais d’autres fois leur prodigalité, quand ils partageoient le butin, les empêchoit de se rendre à charge, et leurs hôtes prenoient peu à peu quelques nuances du caractère guerrier. Les gouvernemens voisins paroissoient quelquefois, mais sans une volonté efficace, songer à dissiper ces sociétés militaires ; il leur auroit sans doute été fort difficile d’y réussir : mais d’ailleurs une secrète protection leur assuroit, pendant la guerre, un corps de troupes qu’ils n’auroient pu maintenir ni entretenir si parfaitement. Leurs chefs comptoient si bien sur la politique des états, qu’ils se montroient avec sécurité jusqu’au sein de leurs capitales. Montoni en connut plusieurs dans les maisons de jeu, à Padoue et à Venise ; il les voyoit avec émulation avant même que sa ruine l’eût engagé à suivre leur exemple. C’étoit pour en arrêter le plan qu’il tenoit à Venise des conciliabules si fréquens, et Orsino et plusieurs autres s’étant réunis avec lui, les débris de leurs fortunes avoient fait les fonds de l’entreprise.

Au retour de la nuit, Emilie se remit à la fenêtre. Il faisoit un peu clair de lune ; et comme elle s’élevoit au-dessus des bois touffus, sa lumière découvroit la terrasse et les objets environnans avec plus de clarté que ne faisoient la veille les étoiles. Emilie se promettoit d’observer plus exactement, dans le cas où la figure reviendroit encore à sa vue ; elle s’égara en conjectures à ce sujet, et hésita si elle devroit parler : un penchant presqu’irrésistible la pressoit d’essayer ; mais la terreur, par intervalles, la détournoit aussi de le faire.

Si c’est une personne, disoit-elle, qui ait des desseins sur ce château, ma curiosité peut me devenir fatale, et pourtant ces lamentations, cette musique, que j’ai entendues, ne peuvent être venues que de cette personne. Sûrement ce n’est pas un ennemi.

Elle pensa, en ce moment, à sa malheureuse tante, et tressaillant de douleur et d’horreur, le délire de l’imagination l’emporta, et elle ne douta plus qu’elle n’eût vu un objet surnaturel. Elle trembloit, elle respiroit avec difficulté ; ses joues étoient glacées. La crainte pour un moment surmonta son jugement ; mais sa résolution ne l’abandonna pas, et elle resta bien décidée à interroger la figure, si elle se présentoit encore.

Le temps passoit ; inquiète, impatiente, elle s’appuyoit sur sa fenêtre. L’obscurité et le calme annonçoient qu’il étoit minuit. Un clair de lune voilé lui laissoit distinguer les montagnes et les bois, les tourelles qui formoient l’angle occidental, et la terrasse au-dessous d’elle. Elle n’entendoit aucune espèce de son, excepté le mot d’ordre lorsqu’il se répétoit par les gardes, et le bruit qu’on faisoit en les relevant. Elle voyoit alors briller les piques au clair de lune, et les soldats se parler à l’oreille. Emilie rentroit dans sa chambre quand ils passoient sous sa fenêtre ; elle y revenoit quand tout étoit tranquille. Il étoit alors très-tard ; elle étoit fatiguée de veiller. Elle commença à former quelque doute sur la réalité de la précédente vision. Elle restoit pourtant à rêver ; et son esprit étoit trop agité pour se livrer un moment au sommeil. La lune, tout à coup dégagée, laissa voir en plein la terrasse. Emilie n’aperçut qu’une sentinelle solitaire qui se promenoit à l’autre extrémité. Lasse de veiller ainsi, elle alla chercher du repos.

Telle étoit néanmoins l’impression qu’elle avoit reçue, et de la musique, et des lamentations, et de la figure qu’elle croyoit avoir vue, qu’elle se détermina à tenter une nouvelle épreuve.

Montoni, le jour suivant, ne parut pas songer à la conversation qu’Emilie lui avoit demandée. Plus empressée que jamais de le voir, elle fit demander par Annette à quelle heure il pourroit la recevoir. Il indiqua onze heures. Emilie fut ponctuelle, et rappela son courage pour supporter le choc de sa présence et des souvenirs qu’elle amèneroit. Il étoit au salon de cèdre, entouré d’officiers. Elle garda un profond silence ; son agitation augmenta, et Montoni, qui sans doute ne la voyoit pas, continua sa conversation. Quelques officiers se retournèrent, virent Emilie, et firent une exclamation. Elle alloit se retirer, la voix de Montoni l’arrêta ; et elle lui dit à mots entrecoupés : Je voudrois vous parler, signor, si vous en aviez le loisir.

— Je suis avec de bons amis ; vous pouvez, reprit-il, me parler devant eux.

Emilie, sans lui répliquer, se déroba aux regards avides des chevaliers, et Montoni alors, la suivant dans la salle, la conduisit dans un petit cabinet dont il ferma la porte avec violence. Elle leva les yeux sur sa physionomie barbare, et elle pensa qu’elle regardoit le meurtrier de sa tante. Son esprit bouleversé d’horreur perdit le souvenir du dessein de sa visite, et elle n’osa plus nommer madame Montoni.

Le signor à la fin lui demanda avec impatience ce qu’elle avoit à lui communiquer. — Je n’ai pas de temps à perdre en bagatelles, dit-il, tous mes momens sont importans.

Emilie lui dit alors qu’elle désiroit de retourner en France, et qu’elle venoit lui en demander la permission. Il la regarda avec surprise, et lui demanda le motif d’une telle requête. Elle hésita, pâlit, trembla, et s’évanouit presqu’à ses pieds. Il vit son émotion avec une apparente indifférence, et rompit le silence pour lui dire qu’il lui tardoit de retourner au salon. Emilie eut la force de répéter alors la demande qu’elle avoit faite. Montoni lui donna un refus absolu ; et elle reprit tout son courage.

— Je ne puis, monsieur, dit-elle, rester ici avec convenance, et je pourrois vous demander de quel droit vous m’y voulez retenir.

— C’est par ma volonté, répondit Montoni, en mettant la main sur la serrure ; cela doit vous suffire.

Emilie voyant bien qu’une pareille décision n’admettoit point d’appel, n’essaya pas de soutenir ses droits, et fit un foible effort pour en démontrer la justice. — Pendant que ma tante vivoit, monsieur, dit-elle d’une voix tremblante, ma résidence ici pouvoit être décente ; mais maintenant qu’elle n’est plus, il doit m’être permis de partir. Ma présence, monsieur, ne sauroit vous être agréable, et un plus long séjour ne serviroit qu’à m’affliger.

— Qui vous a dit que madame Montoni fût morte ? dit-il avec un regard perçant. Emilie hésita. Personne ne le lui avoit dit, et elle n’osoit avouer qu’elle avoit vu dans la chambre du portail l’affreux spectacle qui le lui avoit appris.

— Qui vous l’a dit ? répéta Montoni avec une sévérité plus imposante.

— Hélas ! je le sais trop bien, dit Emilie ; épargnez-moi sur ce sujet terrible.

Elle s’assit sur un banc, pour pouvoir se soutenir.

— Si vous désirez la voir, dit Montoni, vous le pouvez ; elle est dans la tour de l’orient.

Il la quitta sans attendre de réponse, et rentra au salon de cèdre. Plusieurs des chevaliers qui n’avoient point encore vu Emilie, commencèrent à le railler sur une telle découverte ; mais Montoni ne souriant point à cette gaîté, ils changèrent de conversation.

Il entretint le subtil Orsino d’un plan d’excursion médité pour le lendemain. Son ami conseilla qu’on attendît l’ennemi. Verezzi le contredit avec son impétuosité ordinaire. Il taxa Orsino d’un défaut de courage, et jura que, si Montoni vouloit lui donner cinquante hommes, il vaincroit aisément tout ce qui s’opposeroit à lui.

Orsino sourit de dédain. Montoni sourioit aussi ; mais cependant il écoutoit. Verezzi alors continua, et se livra aux déclamations les plus positives, les plus véhémentes, jusqu’à ce qu’interdit par une objection d’Orsino, il n’eût de ressource que l’invective. Son esprit sauvage et bouillant détestoit la prudente finesse d’Orsino. Il le contre-carroit toujours, et le haïssoit en secret. Montoni voyoit de sang froid leurs différends ; il connoissoit leurs divers talens, et savoit l’art de les tourner à ses desseins. Verezzi, dans l’emportement, accusa Orsino de lâcheté. Orsino ne répliqua pas ; une pâleur livide couvrit ses traits ; et Montoni qui veilloit sur ses mouvemens, lui vit mettre la main dans son sein. Verezzi, dont l’extrême rougeur contrastoit si vivement avec la figure d’Orsino, ne remarqua pas son action ; il continuoit à déclamer hardiment contre les poltrons. Cavigni sourioit de sa véhémence, et de la silencieuse mortification d’Orsino. Ce dernier, reculant un pas, tira tout à coup son stylet pour en frapper au dos son adversaire. Montoni lui retint le bras avec un regard si expressif, qu’il remit le poignard dans son sein. Personne ne remarqua cette scène ; toute la troupe rangée sous une fenêtre, disputoit à la fois sur la situation d’une embuscade.

Quand Verezzi se fut retourné, et que la haine mortelle peinte sur le visage de son ennemi lui eut fait soupçonner sa cruelle intention, il mit la main sur son épée, et semblant se recueillir, il s’adressa à Montoni.

— Signor, dit-il, regardant Orsino, nous ne sommes pas une bande d’assassins ; si vous avez besoin d’hommes braves, employez-moi à cette expédition, et vous aurez jusqu’à la dernière goutte de mon sang : si vous ne voulez que des lâches, gardez-le, ajouta-t-il en montrant Orsino, et laissez-moi quitter Udolphe.

Orsino, plus enflammé de rage, tira de nouveau son stylet, et se jeta sur Verezzi. Celui-ci tira son épée ; mais Montoni et tous les autres réussirent à les séparer.

— C’est la conduite d’un enfant, dit Montoni à Verezzi, ce n’est pas celle d’un homme ; modérez-vous dans vos discours.

— La modération, c’est la vertu des lâches, répliqua Verezzi, ils se modèrent en tout, excepté dans la crainte.

— Je prends pour moi vos paroles, dit Montoni avec un regard hautain et tirant son épée.

— De tout mon cœur, s’écria Verezzi ; mais je ne les disois pas pour vous.

Il fit un pas vers Montoni ; et pendant leur combat, cet infâme Orsino voulut encore atteindre Verezzi, et en fut encore empêché.

Les combattans furent enfin séparés ; et après de violentes querelles, on réussit à les réconcilier. Montoni sortir sur-le-champ, accompagné par Orsino, et ils eurent tête à tête un fort long entretien.

Emilie, pendant ce temps, confondue des derniers mots de Montoni, oublia, dans le premier moment, la résolution qu’il lui avoit annoncée de la retenir dans le château ; elle ne pensoit qu’à sa malheureuse tante. Il avoit dit qu’elle étoit à la tour d’orient. Souffrir, comme il le faisoit, que les restes de son épouse demeurassent ainsi sans sépulture, c’étoit un excès de brutalité dont elle n’euroit pas cru que Montoni lui-même fût capable.

Après une lutte intérieure, elle se détermina à profiter de sa permission et à donner un dernier regard à cette tante infortunée. Elle retourna chez elle dans ce dessein ; et pendant le temps qu’elle attendait Annette, elle s’efforça d’acquérir assez de force pour soutenir le spectacle qu’elle alloit essuyer. Elle frémissoit ; mais elle sentoit que le souvenir d’avoir rempli son dernier devoir seroit pour elle une consolation dans l’avenir.

Annette monta ; Emilie lui dit son dessein, et Annette essaya vainement de l’en détourner. Annette, avec beaucoup de difficulté, se laissa engager à venir jusqu’à la tour ; mais aucune considération ne l’auroit fait entrer dans la chambre d’un mort.

Elles sortirent du corridor, et arrivèrent au pied de l’escalier qu’Emilie connoissoit déjà. Annette lui déclara qu’elle n’iroit pas plus loin. Emilie monta seule. Quand elle revit la trace de sang, le courage lui manqua ; elle fut contrainte de s’arrêter, et fut au moment de descendre. Une pause de quelques minutes ranima sa résolution, et elle continua de monter.

En arrivant sur le palier du haut, Emilie se souvint que cette porte avoit été fermée ; elle craignoit qu’elle ne le fût encore. Elle fut trompée sous ce rapport. La porte s’ouvrit sous sa main, et l’introduisit dans une chambre sombre et déserte. Elle la considéra avec une extrême crainte, avança lentement, et entendit une voix sourde qui parloit. Incapable de parler elle-même ou de faire un seul mouvement, Emilie ne jeta pas un cri. La voix parla encore ; et lui trouvant une ressemblance à celle de madame Montoni, Emilie reprit du courage. Elle s’approcha du lit, qui se trouvoit au bout ; elle ouvrit les rideaux ; elle y trouva une figure maigre et pâle ; elle tressaillit ; elle avança, et prit en frémissant la main que tendoit le squelette. Elle quitta ensuite cette main, et considéra le visage avec des regards incertains : c’étoit madame Montoni, mais à tel point défigurée, qu’à peine ses traits actuels donnoient-ils le souvenir de ce qu’elle avoit été. Elle vivoit encore ; et levant les yeux, elle les tourna sur sa nièce.

Où avez-vous donc été si long-temps ? dit-elle du même son de voix. Je pensois que vous m’aviez abandonnée.

Vivez-vous, dit enfin Emilie, ou bien n’est-ce qu’une apparition ? Elle ne reçut aucune réponse, reprit sa main, et s’écria : C’est un corps, mais il est froid, il est froid comme du marbre. Elle la laissa retomber. Oh ! si réellement vous vivez, parlez-moi, reprit Emilie avec l’accent du désespoir. Ne me laissez pas perdre mes sens, dites que vous me reconnoissez.

Je vis, lui dit madame Montoni ; mais je sens que je vais mourir.

Emilie lui saisit la main, et la pressa en gémissant. Elles furent quelque temps en silence. Emilie tâcha de la consoler, et lui demanda ce qui l’avoit réduite à l’état où elle la voyoit.

En la faisant enlever sur l’invraisemblable soupçon qu’elle avait attenté à sa vie, Montoni avoit exigé de ses agens le plus profond secret sur elle. Il avoit alors deux motifs ; la priver des consolations d’Emilie, et se ménager l’occasion de la faire périr sans éclat, si quelque circonstance confirmoit ses soupçons actuels. La conscience de la haine qu’il avoit dû mériter d’elle, l’avoit conduit naturellement à l’accuser d’une tentative qu’on essayoit contre sa vie. Il n’avoit pas d’autres raisons pour la supposer criminelle, et ne laissoit pas de croire encore qu’elle l’étoit. Il l’abandonna dans cette tour à la plus rigoureuse captivité. Sans remords, sans pitié, il la laissa languir en proie à une fièvre dévorante qui l’avoit mise enfin aux portes du tombeau.

La trace de sang qu’Emilie vit dans l’escalier, avoit coulé d’une blessure que l’un des satellites de Montoni avoit reçue pendant le combat, et qui s’étoit débandée en marchant. Pendant la nuit, ces hommes se contentèrent d’enfermer bien leur prisonnière, et cessèrent de la garder. C’est donc ainsi qu’à la première recherche Emilie trouva cette tour déserte et silencieuse.

Quand elle fit un effort pour ouvrir la porte de la chambre, sa tante s’étoit endormie ; et le silence profond qui régnoit, lui confirma l’idée que sans doute elle n’existoit plus. Cependant, si la terreur ne l’eût pas empêchée de recommencer à l’appeler, elle auroit à la fin éveillé madame Montoni, et se seroit épargné bien des peines. Le spectacle qu’elle avoit vu dans la chambre du portail, et qui avoit achevé de la convaincre, était le corps d’un homme blessé pendant le combat, et le même qu’on avoit posé dans la salle où elle avoit cherché un refuge. Cet homme avoit souffert pendant deux ou trois jours. Après sa mort, ou l’avoit transporté sur le lit même où il avoit expiré, et on devoit l’inhumer dans le caveau sous la chapelle, où Emilie et Bernardin avoient passé.

Emilie, après mille questions à madame Montoni sur elle-même, la laissa seule, et chercha Montoni. L’intérêt si touchant qu’elle sentoit pour sa tante, lui faisoit oublier à quel ressentiment ses remontrances l’exposeraient, et le peu d’apparence qu’elle pût obtenir ce qu’elle alloit lui demander.

Madame Montoni est mourante, monsieur, dit Emilie aussitôt qu’elle le vit ; votre courroux sans doute ne la poursuivra pas jusqu’au dernier moment. Souffrez qu’on la reporte à son appartement, et qu’on lui procure sans délai tous les soulagemens nécessaires.

À quoi cela servira-t-il, si elle se meurt ? dit Montoni avec une apparente indifférence.

— Cela servira, monsieur, a vous épargner quelques-uns des remords que vous souffrirez certainement, lorsque vous serez dans sa situation. — Montoni fit comprendre à la triste Emilie toute l’imprudence de son indignation ; il lui donna l’ordre absolu de s’éloigner à l’instant de sa présence. Mais uniquement occupée de la pitié que lui inspiroit sa tante, et la voyant mourir sans secours, Emilie se soumit à s’humilier devant Montoni, et employa tous les moyens de persuasion, pour le fléchir en faveur de son épouse.

Pendant long-temps il résista à ses paroles et à ses regards. Mais à la fin, la pitié, qui sembloit avoir emprunté les traits expressifs d’Emilie, réussit à toucher son cœur. Il se tourna, honteux d’un bon mouvement : et tour à tour inflexible, attendri, il consentit qu’on la remît chez elle, et qu’Emilie pût lui rendre des soins. Craignant tout à la fois, et que ce secours ne vînt trop tard, et que Montoni ne se rétractât, Emilie prit à peine le temps de l’en remercier ; mais aidée par Annette, elle prépara promptement le lit de madame Montoni, et lui porta un restaurant qui la mit en état de soutenir le transport.

À peine étoit-elle arrivée chez elle, que son époux redonna l’ordre de la laisser au fond de la tour. Emilie, satisfaite d’avoir pris une telle diligence, se hâta de l’aller trouver. Elle lui représenta qu’un second trajet deviendroit fatal, et il permit que sa femme restât dans son appartement.

Durant toute la journée ; Emilie ne quitta madame Montoni que pour lui préparer les alimens qu’elle croyoit nécessaires. Madame Montoni les prenoit avec complaisance, mais elle sembloit certaine qu’ils ne retarderoient pas sa mort, et paroissoit à peine désirer l’existence. Emilie la gardait avec la plus tendre inquiétude. Ce n’étoit plus une tante impérieuse, c’étoit la sœur d’un père chéri, dont la situation appeloit la compassion autant que la tendresse. Quand la nuit fut venue, elle vouloit la passer près d’elle, mais sa tante s’y opposa absolument ; elle exigea qu’elle allât prendre du repos, et qu’Annette seule restât près d’elle. Le repos véritablement étoit bien nécessaire à Emilie, après les secousses et les mouvemens de ce jour ; mais elle ne voulut pas quitter madame Montoni avant l’heure de minuit, époque que les médecins regardent comme critique.

Bientôt après minuit, Emilie ayant bien recommandé à Annette de veiller avec soin et de venir la chercher au moindre symptôme de danger, elle souhaita une bonne nuit à madame Montoni, et la quitta avec tristesse pour regagner sa chambre. Elle se sentoit le cœur déchiré par l’état horrible de sa tante, dont elle n’osoit qu’à peine espérer le rétablissement. Elle ne voyait plus de terme à ses propres malheurs, enfermée ainsi qu’elle l’étoit dans un vieux château isolé, hors de la portée de ses amis, si elle en avoit quelques-uns, hors des secours de la pitié, si des étrangers l’eussent sentie ; mais au pouvoir d’un homme capable de tout ce que son intérêt ou son ambition pourroient lui conseiller.

Occupée de réflexions aussi mélancoliques, anticipant tristement sur l’avenir, Emilie ne se mit pas au lit, et s’appuya, dans sa rêverie, au bord de sa fenêtre ouverte. Les bois et les montagnes, tranquillement éclairés par l’astre des nuits, formoient un contraste pénible avec l’état de son esprit, mais le murmure des bois et le sommeil de la nature adoucirent graduellement les émotions qu’elle ressentait, et soulagèrent enfin son cœur jusqu’à lui faire verser des larmes.

Elle resta à pleurer pendant assez long-temps sans suivre aucune idée, et ne conservant que le sentiment vague des malheurs qui pesoient sur elle. Quand à la fin elle ôta le mouchoir de ses yeux, elle aperçut devant elle, sur la terrasse, la figure qu’elle avoit déjà observée. Elle étoit immobile et muette en face de sa fenêtre. En la voyant, elle tressaillit, et la terreur, pour un moment, surmonta sa curiosité. Elle revint ensuite à la fenêtre, et la figure y étoit encore, elle put l’examiner, mais non pas lui parler, comme d’abord elle se le proposoit. La lune étoit brillante, et l’agitation de son esprit étoit peut-être l’unique obstacle à ce qu’elle distinguât nettement la figure qui étoit devant elle. Cette figure ne faisoit aucun mouvement, et Emilie douta qu’elle pût être animée. Toutes ses pensées errantes se recueillirent alors ; elle jugea que sa lumière l’exposoit au danger d’être vue : elle alloit la changer de place, quand la figure fit un mouvement, lui tendit quelque chose qui ressembloit à une main, comme pour la saluer ; et pendant qu’elle restoit immobile de crainte et de surprise, le geste se répéta. Elle essaya de parler ; les mots expirèrent sur ses lèvres ; elle sortit de la fenêtre pour écarter sa lampe, et entendit un foible gémissement. Elle écouta sans oser revenir ; elle en entendit un second.

— Grand Dieu, dit-elle, qu’est-ce que cela veut dire ?

Elle écouta encore, mais n’entendit plus rien. Après un fort long intervalle, elle eut assez de courage pour revenir à la fenêtre ; elle revit la figure. Elle en reçut un nouveau salut, et entendit de nouveaux soupirs.

— Ce gémissement est bien sûrement humain ! Je veux parler, dit-elle. Qui est là ? cria Emilie d’une voix foible ; qui se promène à une telle heure ?

La figure releva la tête ; mais aussitôt elle tressaillit, et se glissa sur la terrasse. Emilie la suivit des yeux, et la vit au clair de lune qui se déroboit légèrement. Elle n’entendit marcher que lorsque la sentinelle s’avança à pas lents. L’homme s’arrêta sous sa fenêtre, et l’appela par son nom ; elle alloit se retirer. Un second appel l’engagea à répondre. Le soldat lui demanda avec respect si elle n’avoit rien vu passer. Elle répondit qu’elle avoit cru voir quelque chose. Il n’en dit pas davantage, et retourna sur la terrasse, où enfin Emilie le perdit de vue. Mais comme cet homme étoit de garde, elle savoit bien qu’il ne pouvoit passer le rempart, et elle attendit son retour.

Bientôt après elle l’entendit qui poussoit de grands cris. Une voix plus éloignée répondit ; le corps de garde s’ébranla ; tout le détachement traversa la terrasse. Emilie demanda ce que c’étoit ; mais les soldats passèrent sans la regarder.

L’imagination d’Emilie se reporta bien vîte à la figure qu’elle avait vue. Ce ne peut être une personne, dit-elle, qui ait des desseins sur ce château ; elle tiendroit une autre conduite ; elle ne s’aventureroit pas si près des sentinelles de garde, et ne se placerait pas en face d’une fenêtre, au risque d’être découverte. Elle se hasarderoit encore moins à saluer et à soupirer. Mais ce n’est pas non plus un prisonnier : comment pourroit-il jouir d’une liberté semblable ?

Si Emilie eût eu plus de vant, elle auroit cru que quelqu’habitant du château se promenoit sous sa fenêtre, dans l’espérance de la considérer, et de pouvoir lui déclarer ses sentimens. Mais cette idée ne vint pas à Emilie ; et quand elle l’auroit eue, elle l’auroit abandonnée comme improbable, puisque le personnage avoit pu lui parler, et s’étoit tenu dans le silence, et qu’à l’instant où elle-même avoit dit un mot, la figure, tout à coup, avoit quitté la place.

Pendant qu’elle revoit ainsi, deux sentinelles passèrent sur le rempart, en s’entretenant avec vivacité. Elle saisit quelques mots, et apprit qu’un de leurs camarades étoit tombé sans connoissance. Bientôt après, trois autres soldats s’avancèrent fort lentement, et elle, ne distingua qu’une voix basse par intervalle. À mesure qu’ils approchoient, elle vit que celui qui parloit étoit soutenu de ses camarades ; elle les appela, et demanda ce qui étoit arrivé. Au son de sa voix, ils s’arrêtèrent, ils regardèrent ; elle leur répéta sa question. On répondit que Roberto, leur camarade, avoit éprouvé un accès, et que le cri qu’il avoit fait en tombant avoit donné une fausse alarme.

— Est-il sujet à ces accès ? dit Emilie.

— Oui, signora, répliqua le soldat ; mais quand je ne le serois pas, ce que j’ai vu eût effrayé le pape lui-même.

— Qu’est-ce que vous avez vu ? dit Emilie tremblante.

— Je ne puis dire, ni ce que c’étoit, ni ce que j’ai vu, ni comment cela a disparu, dit le soldat, qui sembloit frissonner à ce souvenir.

— Est-ce la personne que vous suiviez sur le rempart, qui vous a causé cette alarme ? dit Emilie, en tâchant de cacher la sienne.

— La personne ! cria l’homme, c’étoit le diable, et ce n’est pas la première fois que je l’ai vu.

— Ce ne sera pas la dernière, dit en riant un de ses camarades.

— Non, non. Je ne voudrois pas le garantir, dit un autre.

— Bon, reprit le soldat, moquez-vous tant qu’il vous plaira ; vous n’étiez pas si gai, vous, Sébastien, quand, l’autre nuit, vous étiez de garde avec Lancelot !

— Lancelot n’a pas à se vanter, dit Sebastien : qu’il se souvienne à quel point il trembloit, et se trouvoit incapable de donner le mot, jusqu’à ce que l’homme eût disparu. Si l’homme n’étoit pas venu si secrètement sur nous, je l’aurois bien saisi, et lui aurois fait dire ce qu’il étoit.

— Quel homme ? demanda Emilie.

— Ce n’étoit pas un homme, mademoiselle, dit Lancelot ; c’étoit le diable, comme dit mon camarade. Quel homme, hors ceux de ce château, pourroit venir au rempart à minuit ? Je pourrois autant me glorifier d’entrer à Venise dans le conseil des sénateurs ; je garantis que j’en sortirois plutôt vivant, qu’un pauvre hère surpris la nuit dans nos murailles. Je pense donc bien avoir prouvé clairement que ce ne peut être un étranger. Maintenant je prouve que ce n’est point un homme du château : s’il l’habitoit, craindroit-il autant d’être vu ? J’espère qu’après tout cela, personne ne me soutiendra que ce pouvoit être quelqu’un. Non, je vous le dis : par le Saint Père ! c’étoit le diable, et Sébastien sait bien que ce n’est pas la première fois que nous l’avons vu.

— Quand avez-vous vu cette figure ? dit Emilie, souriant à demi. Elle trouvoit la conversation longue, et cependant elle y prenoit un intérêt qui ne lui permettoit pas d’y renoncer.

— Il y a environ une semaine, dit Sébastien, qui vouloit commencer une histoire.

— Et où ?

— Sur le rempart du haut, mademoiselle.

— La poursuivîtes-vous, quand elle vous échappa ?

— Non, signora : Lancelot et moi nous étions de garde ensemble ; on auroit entendu une souris trotter. Soudain Lancelot me dit : Sébastien, ne vois-tu rien ? Je tournai ma tête sur la gauche, comme à présent.

— Non, lui dis-je. Paix, dit Lancelot, regarde là… justement auprès du canon. Je regardai et crus voir quelque chose ; mais on n’avoit de clarté que celle des étoiles, et je ne pouvois pas bien distinguer. Nous restâmes en silence, nous observâmes, et nous vîmes passer quelque chose près du mur du château, et en face de nos postes.

— Et que ne le saisîtes-vous ? s’écria un soldat qui n’avoit pas encore parlé.

— Oui, que ne le saisîtes-vous ? dit Roberto.

— Si vous y aviez été, vous l’auriez fait, reprit Sébastien : vous auriez eu la hardiesse de le prendre à la gorge, quand c’eût été le diable même ? Nous n’avons pas pris une pareille liberté, parce que nous ne sommes pas aussi familiers avec lui que vous l’êtes peut-être, vous autres. Mais, comme je le disois, il s’éloigna très-vîte : nous n’étions pas revenus de notre surprise, que déjà il étoit parti ; nous savions bien qu’on le suivroit inutilement ; nous veillâmes toute la nuit, et nous ne le vîmes plus. Le lendemain matin nous dîmes à nos camarades de l’autre rempart ce qui s’étoit passé au nôtre ; mais ils n’avoient rien vu ; ils se moquèrent de nous, et cette nuit seulement, la même figure a reparu.

— Où l’avez-vous perdue, mon ami ? dit Emilie à Roberto.

— Quand je vous ai quittée, mademoiselle, dit le soldat, vous avez pu me voir aller sur le rempart ; mais je n’ai rien vu avant de me trouver à la terrasse d’orient. La lune étoit brillante, et j’ai vu comme une ombre qui fuyoit devant moi d’un peu loin ; je me suis arrêté au coin de la tour où je venois de voir la figure, elle avoit disparu ; j’ai regardé sous cette vieille arcade où j’étois sûr de l’avoir vu passer ; tout de suite j’ai entendu un bruit : ce n’étoit pas un soupir, un cri, un accent, quelque chose, en un mot, que j’eusse entendu dans ma vie. Je ne l’ai entendu qu’une fois, mais c’est assez ; je ne sais pas plus ce qui m’est arrivé jusqu’au moment où je me suis trouvé environné de mes camarades.

— Venez, dit Sébastien, retournons à nos postes, la lune va se coucher. Bonsoir, mademoiselle.

— Bonsoir, dit Emilie ; que la Sainte Vierge vous assiste ! Elle referma la fenêtre, et se retira pour réfléchir à cette étrange circonstance qui se lioit précisément avec les événemens des autres nuits ; elle s’efforçoit d’en tirer quelque résultat plus certain qu’une conjecture ; mais son imagination étoit alors trop enflammée, son jugement étoit obscurci, et les terreurs de la superstition maîtrisoient encore ses idées.