Traduction par Victorine de Chastenay.
Maradan (1p. 135-153).

CHAPITRE VII.

Emilie, appelée de bonne heure comme elle l’avoit désiré, se réveilla. Le sommeil l’avoit peu rafraîchie, des songes pénibles l’avoient obsédée, et la plus douce consolation des malheureux avoit été perdue pour elle. Elle ouvrit sa fenêtre, regarda les bois, vit le soleil levant, respira l’air pur, et se sentit plus calme. Tout le paysage avoit cette fraîcheur qui semble apporter la santé. On n’entendoit que des sons doux, que des sons pittoresques, si l’on peut s’exprimer ainsi ; tels que la cloche d’un couvent lointain, le murmure des vagues, le chant des oiseaux, le mugissement du bétail, qu’elle voyoit cheminer lentement entre les buissons et les arbres.

Emilie entendit un mouvement dans la salle basse ; elle reconnut la voix de Michel qui parloit à ses mules, et sortoit avec elles d’une cabane voisine : elle sortit aussi, et trouva Saint-Aubert qui venoit lui-même de se lever, et que le sommeil n’avoit pas mieux rétabli qu’elle. Elle le conduisit de l’escalier dans la petite pièce où ils avoient soupé la veille. Ils y trouvèrent un déjeûner proprement servi, et leur hôte et sa fille, qui les attendoient pour leur souhaiter le bonjour.

Je vous envie cette chaumière, mes bons amis, dit Saint-Aubert en les voyant ; elle est si agréable, si paisible, si propre, et cet air qu’on respire ! Si quelque chose pouvoit rendre la santé, ce seroit bien sûrement cet air là.

Voisin le salua honnêtement, et lui répondit avec la politesse française : On peut envier notre chaumière, depuis que vous et mademoiselle l’avez honorée de votre présence. — Saint-Aubert sourit amicalement à ce compliment, et se mit à table. Elle étoit couverte de crème, de fruits, de beurre et de fromage frais. Emilie, qui avoit soigneusement examiné son père, et qui le trouvoit bien mal portant, l’engageait vivement à remettre son départ jusqu’au soir ; mais Saint-Aubert sembloit impatient d’être chez lui, et exprimoit cette impatience avec une chaleur qui ne lui étoit pas ordinaire. Il assuroit que depuis long-temps il ne s’étoit pas trouvé mieux, et qu’il voyagerait avec moins de peine à la fraîcheur du matin qu’à toute autre heure de la journée. Mais tandis qu’il causoit avec son respectable hôte, et le remercioit de ses procédés obligeant, Emilie le vit, changer et tomber sur sa chaise avant qu’elle eût pu le soutenir. En peu de momens il se remit de cette foiblesse soudaine ; mais il étoit si mal, qu’il se vit incapable de voyager, et après avoir lutté quelques instans contre la violence de ses maux, il demanda qu’on vînt l’aider à remonter l’escalier et à se remettre au lit. Cette prière renouvela toutes les terreurs qu’Emilie avoit éprouvées la veille ; mais quoique à peine elle pût se soutenir et résister au coup dont elle étoit frappée, elle essaya de dévorer sa crainte, et lui donnant son bras tremblant, elle mena Saint-Aubert dans sa chambre.

Dès qu’il fut au lit, il fit appeler Emilie, qui pleuroit à quelques pas de la porte ; et dès qu’elle arriva, il fit signe qu’on les laissât seuls. Alors il lui prit la main, et fixa ses yeux sur elle avec tant de tendresse et de douleur, que son courage l’abandonna, et elle se mit à fondre en larmes. Saint-Aubert cherchoit lui-même à conserver sa fermeté, et ne pouvoit parler ; il ne pouvoit que lui serrer la main et retenir ses propres larmes. À la fin, il prit la parole : — Ma chère enfant, dit-il, en s’efforçant de sourire au travers de l’expression de sa douleur ; ma chère Emilie ! Il fit une pause, il leva les yeux au ciel comme pour prier, et alors d’un ton plus ferme, et d’un regard où la tendresse d’un père s’unissoit avec dignité à la pieuse solennité d’un saint ; ma chère enfant, dit-il, je voudrois adoucir les tristes vérités que je suis obligé de vous dire ; mais je ne sais rien déguiser. Hélas ! je voudrois vous les cacher, mais il seroit trop cruel de prolonger votre erreur : notre séparation est prochaine ; osons donc en parler, et préparons-nous à la supporter par nos réflexions et nos prières : la voix lui manqua. Emilie pleurant toujours, pressa sa main contre son cœur ; oppressée par des soupirs convulsifs, elle ne pouvoit pas même lever les yeux.

Ne perdons pas un seul moment, dit Saint-Aubert en revenant à lui ; j’ai beaucoup de choses à vous dire. J’ai à vous révéler un secret de la plus haute importance, et une promesse à obtenir de vous ; quand cela sera fait je serai plus tranquille. Vous avez observé, ma chère, combien je désire d’être chez moi ; vous n’en savez pas la raison, écoutez ce que je vais vous dire. Mais attendez, il me faut cette promesse, cette promesse faite à votre père mourant ! Saint-Aubert fut interrompu. Emilie frappée de ses derniers mots, comme si pour la première fois elle eût connu le danger où il étoit, leva la tête ; ses larmes s’arrêtèrent, et le regardant un moment avec l’expression d’une affliction insoutenable, une convulsion la saisit ; elle tomba sans connoissance. Les cris de Saint-Aubert attirèrent Voisin et sa fille, ils donnèrent tous les secours qui dépendoient d’eux, mais ils furent long-temps sans effet ; quand Emilie revint, Saint-Aubert étoit si épuisé de toute cette scène, qu’il fut quelques minutes sans pouvoir parler. Un cordial qu’Emilie lui donna parvint à ranimer ses forces. Quand pour la seconde fois ils furent seuls, il s’efforça de la calmer, et lui présenta toutes les consolations que la circonstance pouvait admettre. Elle se jeta dans ses bras, pleura sur sa poitrine, et sa douleur la rendoit tellement insensible à ses discours, qu’il cessa de lui en faire aucun ; il ne pouvoit que s’attendrir et mêler ses larmes aux siennes. Rappelée enfin à un sentiment de devoir, elle voulut épargner à son père un plus long spectacle de sa douleur ; elle quitta ses embrassemens, sécha ses pleurs, et dit quelques mots comme de consolation. Ma chère Emilie, reprit Saint-Aubert, ma chère enfant, soumettons-nous avec une humble confiance à l’Être qui nous a protégés et consolés dans nos dangers et dans nos afflictions. Chaque moment de notre vie fut exposé à ses yeux ; il ne voudra pas nous abandonner, il ne nous abandonnera pas maintenant. Je sens cette consolation dans mon cœur ; je vous laisserai, mon enfant, je vous laisserai entre ses bras, et quoique je quitte ce monde, je serai toujours en sa présence. Oui, mon Emilie, ne pleurez pas : la mort en elle-même n’a rien de nouveau ou de surprenant, puisque nous savons tous que nous sommes nés pour mourir ; elle n’a rien de terrible à ceux qui se confient dans un Dieu tout-puissant. Si la vie m’eût été conservée, le cours de la nature me l’eût ôtée sous peu d’années. La vieillesse, et tout ce qu’elle entraîne d’infirmités, de privations, de chagrins, eussent bientôt été mon partage ; la mort enfin seroit arrivée, et vous auroit coûté les larmes que vous répandez en ce moment. Réjouissez-vous plutôt, ma chère enfant, en me voyant délivré de tant de maux. Je meurs avec un esprit libre, et susceptible des consolations de la foi et d’une entière résignation. Saint-Aubert s’arrêta, fatigué de parler ainsi. Emilie s’efforça de composer ses traits, et en répondant à ce qu’il avoit dit, essaya de lui persuader, qu’il ne l’avoit pas fait en vain.

Après un peu de repos, il reprit la conversation. Revenons, dit-il, au sujet qui me touche au fond du cœur. J’ai dit que j’avois une promesse solennelle à recevoir de vous. Il faut que je la reçoive avant de vous en expliquer la principale circonstance dont j’ai à vous entretenir. Il en est d’autres que, pour votre repos, il est essentiel que vous ignoriez toujours. Promettez donc que vous exécuterez exactement ce que je vais vous commander.

Emilie, à qui cette extrême gravité en imposoit, essuya les larmes qu’elle ne pouvoit s’empêcher de répandre, et regardant éloquemment Saint-Aubert, elle se lia par serment à faire ce qu’il exigeroit d’elle, sans savoir ce que ce pouvoit être. Il continua. — Je vous connois trop bien, mon Emilie, pour craindre jamais que vous manquiez à vos engagemens, mais sur-tout à un engagement si respectable. Votre parole me met en paix, et votre fidélité est d’une inconcevable importance pour la tranquillité de vos jours. Écoutez à présent ce que j’avois à vous dire. Le cabinet qui joint ma chambre à la Vallée, renferme une espèce de trappe qui s’ouvre sous une feuille du parquet. Vous la reconnoîtrez à un nœud remarquable du bois ; c’est, d’ailleurs, l’avant-dernière feuille du côté de la boiserie, et en face même de la porte. À une toise environ du côté de la fenêtre, vous appercevrez une jointure, comme si la planche avoit été rapportée ; c’est par-là qu’on l’ouvre : appuyez le pied sur la ligne, la planche s’enfoncera, et vous pourrez aisément la faire glisser sous l’autre ; au-dessous, vous verrez un espace creux. Saint-Aubert s’arrêta pour reprendre haleine, et Emilie resta plongée dans la plus profonde attention. Entendez-vous ces instructions, ma chère, lui dit-il ? Emilie, à peine capable de proférer un mot, l’assura qu’elle l’entendoit bien.

— Quand vous retournerez à la maison… il poussa un profond soupir.

Quand elle l’entendit parler de ce retour, toutes les circonstances qui devoient l’accompagner se présentèrent à sa pensée ; elle eut une explosion de douleur, et Saint-Aubert, plus affecté encore par la contrainte et l’effort qu’il s’étoit fait, ne put enfin retenir ses larmes. Après quelques momens, il se remit : Ma chère enfant, dit-il, consolez-vous ; quand je n’y serai plus, vous ne serez pas abandonnée. Je vous laisse immédiatement sous la protection de la Providence, qui ne m’a jamais refusé ses secours. Ne m’affligez pas par l’excès de votre désespoir ; apprenez-moi plutôt, par votre exemple, à modérer celui que je ressens. Il s’arrêta ; mais plus Emilie fit d’efforts pour contenir ses sentimens, et moins elle y put réussir. Saint-Aubert, qui ne parloit qu’avec difficulté, reprit pourtant l’entretien. Ce cabinet, ma chère… quand vous retournerez à la maison, allez-y, et sous la planche que je vous ai décrite, vous trouverez un paquet de papiers écrits. Faites attention maintenant. La promesse que j’ai reçue de vous, est relative à ce seul objet ; vous brûlerez ces papiers, et cela, sans les lire, sans les regarder ; je vous l’ordonne absolument.

La surprise d’Emilie surmontant un instant sa douleur, elle demanda pourquoi cette précaution. Saint-Aubert répondit que, s’il avoit pu le lui expliquer, la promesse qu’il avoit exigée n’auroit plus été nécessaire. Qu’il vous suffise, mon enfant, de vous en pénétrer essentiellement ; elle est d’une importance extrême. Sous cette même planche, vous trouverez environ deux cents doublons, enveloppés dans une bourse de soie. Ce fut même pour mettre en sûreté l’argent qui se trouvoit au château, qu’on imagina ce secret. La province étoit alors inondée de troupes qui prenoient avantage des circonstances, et se livraient à toutes sortes de pillages.

Mais j’ai encore une promesse à recevoir de vous : c’est que jamais, quelle que soit votre position, vous ne vendrez la Vallée. Saint-Aubert ajouta que, si elle se marioit, elle spécifieroit dans le contrat que le château, ne seroit jamais qu’à elle. Il lui parla ensuite de sa fortune avec plus de détail qu’il n’avoit encore fait. Les deux cents doublons, et le peu d’argent que vous trouverez dans ma bourse, sont tout le comptant que j’ai à vous laisser. Je vous ai dit en quel état j’étois à l’égard de M. Motteville à Paris. Ah ! mon enfant, je vous laisse pauvre, mais non pas dans la misère. Emilie ne pouvoit répliquer à rien ; à genoux près de son lit, elle baignoit de pleurs la main chérie qu’elle retenoit encore.

Après cette conversation, l’esprit de Saint-Aubert parut beaucoup plus calme ; mais, épuisé par l’effort qu’il avoit fait, il tomba dans l’assoupissement. Emilie continua de veiller et de pleurer près de lui, jusqu’à ce qu’un léger coup à la porte de la chambre, l’obligea de se relever. Voisin venoit dire qu’un confesseur du couvent voisin étoit en bas, prêt à assister Saint-Aubert. Emilie ne voulut pas qu’on réveillât son père, et fit prier le prêtre de ne pas quitter la maison. Quand Saint-Aubert sortit de l’assoupissement, tous ses sens étoient confondus ; il lui fallut du temps pour reconnoître Emilie qui le gardoit. Alors, il remua, les lèvres, il lui tendit la main ; elle la reçut, et retomba sur sa chaise, frappée de l’impression de mort qu’elle remarquoit dans tous ses traits. En peu d’instans, il retrouva la voix, et Emilie lui demanda s’il desiroit entretenir un confesseur. Il répondit qu’il le desiroit ; et quand le révérend Père parut, elle se retira. Ils restèrent ensemble environ une demi-heure. On rappela Emilie ; elle retrouva Saint-Aubert plus agité, et elle regarda le Père avec un peu de ressentiment, comme s’il en eût été la cause : le bon religieux la regarda avec douceur, et ensuite détourna les yeux. Saint-Aubert, d’une voix tremblante, la pria de joindre ses prières à celles que l’on alloit faire, et demanda si Voisin ne vouloit pas en être aussi. Le vieillard et sa fille arrivèrent tous deux en pleurant ; ils se mirent à genoux auprès du lit. Le révérend Père, d’une voix majestueuse, récita lentement les prières des agonisans. Saint-Aubert, d’un air serein, s’unissoit avec ferveur, à leur dévotion, des larmes quelquefois s’échappoient de ses paupières presque closes ; les sanglots d’Emilie interrompirent souvent le service.

Quand il fut fini, et qu’on eut administré l’extrême-onction, le Père se retira. Saint-Aubert fit un signe pour que Voisin s’approchât ; il lui donna sa main, et fut quelque temps en silence : à la fin, il lui dit d’une voix éteinte : Mon bon ami, notre connoissance a été courte, mais elle vous a suffi pour me développer votre bon cœur ; je ne doute pas que vous ne transportiez cette bienveillance à ma fille : quand je ne serai plus, elle en aura besoin. Je la confie à vos soins, dans le peu de jours qu’elle doit passer ici : je ne vous en dis pas davantage. Vous avez des enfans. Vous connoissez les sentimens d’un père ; les miens deviendroient bien pénibles, si j’avois moins de confiance en vous. Voisin l’assura, et ses larmes témoignoient toute sa sincérité, qu’il n’oublierait rien pour adoucir l’affliction d’Emilie, et que, si Saint-Aubert le desiroit, il la ramèneroit en Gascogne. Cette offre fut si agréable à Saint-Aubert, qu’il ne trouva point d’expression pour peindre sa reconnoissance, ou pour bien dire, qu’il l’acceptoit. La scène qui succéda entre Saint-Aubert et Emilie, affecta tellement Voisin, qu’il sortit encore de la chambre, et la laissa seule avec son père. Son abattement étoit extrême, mais ni la connoissance ni la voix ne lui manquoient ; il employa ces intervalles à donner des conseils à sa fille sur la conduite de toute sa vie. Jamais peut-être ses idées n’avoient été plus nettes, et peut-être jamais il ne s’étoit mieux exprimé.

Sur-tout, ma chère Emilie, disoit-il, ne vous livrez pas à la magie des beaux sentimens, c’est l’erreur d’un esprit aimable ; mais ceux qui possèdent une véritable sensibilité doivent savoir de bonne heure combien elle, est dangereuse ; c’est elle qui tire de la moindre circonstance un excès de malheur ou de plaisir. Dans notre passage à travers ce monde, nous rencontrons bien plus de maux que de jouissances ; et comme le sentiment de la peine est toujours plus vif que celui du bien-être, notre sensibilité nous rend victimes, quand nous ne savons pas la modérer et la contenir. Vous direz, car vous êtes jeune, mon Emilie, vous direz certainement qu’il vaut mieux souffrir quelquefois, et conserver une délicatesse exquise pour le bonheur. Mais quand votre ame sera froissée par de longues vicissitudes, vous aimerez le repos et vous renoncerez aux illusions ; vous échangerez alors le fantôme du bonheur pour sa substance ; le bonheur naît de la paix et non pas du tumulte ; il est d’une nature uniforme, tempérée, et ne peut pas plus exister dans un cœur trop susceptible, que dans un cœur mort pour le sentiment. Vous voyez, ma chère, qu’en vous parlant des dangers de la sensibilité, je ne plaide point pour l’apathie. J’aurois dit, à votre âge, que ce vice étoit plus redoutable que toutes les erreurs de la sensibilité, je le dis encore ; je nomme l’apathie un vice, parce qu’elle conduit à un mal positif ; en cela néanmoins, elle diffère peu d’une sensibilité mal gouvernée, et qui, d’après cette règle, mériteroit aussi le nom de vice ; mais les résultats du premier sont d’une conséquence plus générale. Je suis épuisé, ajouta Saint-Aubert d’une voix foible. Je vous ai fatiguée, mon Emilie ; un sujet aussi important pour votre consolation future demandoit une explication.

Emilie lui répéta combien ses avis lui étoient précieux ; elle lui promit de ne les oublier jamais et de s’efforcer d’en profiter. Saint-Aubert lui sourit avec autant d’affection que de tristesse. Je le répète, lui dit-il ; je ne voudrois pas vous rendre insensible quand j’en aurois le pouvoir, je voudrois seulement vous garantir des excès de la sensibilité, et vous apprendre à les éviter. Prenez garde, mon enfant, je vous en conjure, prenez garde à cette illusion qui fut fatale au repos de tant de personnes, ne mettez jamais de prétention à l’extrême susceptibilité ; si cette vanité vous séduit, votre bonheur est perdu pour toujours ; ne perdez jamais de vue que la force du courage est supérieure aux grâces du sentiment, ne confondez pas le courage avec l’apathie ; l’apathie ne peut pas connoître la vertu ; souvenez-vous qu’un acte de bienfaisance, un acte d’une utilité réelle, vaut mieux que toutes les abstractions ; le sentiment est un défaut plutôt qu’un ornement, quand il ne conduit pas à des actions essentiellement bonnes, les personnes qui se piquent en ce genre d’une sorte de supériorité ; elles oublient la vertu-pratique, elles fuient les malheureux ; et parce que le tableau de leurs souffrances est déchirant, elles ne vont point les adoucir. Combien est méprisable une humanité prétendue, qui se contente de plaindre et qui ne songe point à soulager !

Saint-Aubert, quelque temps après, parla de madame Chéron sa sœur. Il faut que je vous informe, ajouta-t-il, d’une circonstance intéressante pour vous. Nous avons eu, vous le savez, très-peu de rapports ensemble ; mais c’est la seule parente que vous ayez : j’ai cru convenable, comme vous le verrez dans mon testament, de vous confier à ses soins jusqu’à votre majorité ; elle n’est pas précisément la personne à qui j’aurois voulu remettre ma chère Emilie, mais je n’avois point d’alternative, et je la crois, dans le fond, une assez bonne femme ; je n’ai pas besoin, mon enfant, de vous recommander d’user de prudence pour vous concilier ses bonnes grâces ; vous le ferez sans doute en mémoire de celui qui tant de fois, l’a tenté pour vous.

Emilie protesta que tout ce qu’il lui recommandoit serait religieusement exécuté. Hélas ! ajouta-t-elle, suffoquée de sanglots, voilà bientôt tout ce qui me restera ; ce sera mon unique consolation, que d’accomplir entièrement tous vos désirs !

Saint-Aubert la regarda en silence, comme s’il eût voulu lui parler ; mais la force lui manqua, ses yeux s’appesantirent et se couvrirent de nuage : elle sentit ce regard au fond de son cœur. Mon cher père, cria-t-elle ; et bientôt se retenant, elle serra sa main davantage et se cacha le visage de son mouchoir. Ses larmes ne se voyoient plus ; mais Saint-Aubert entendit ses sanglots convulsifs, ses sens se ranimèrent. Oh ! mon enfant, lui dit-il foiblement, que mes consolations soient les vôtres ; je meurs en paix, je vais dans le sein d’un père, et ce père sera encore le vôtre lorsque moi je ne serai plus ; confiez-vous en lui, ma chère Emilie, il vous soutiendra dans ce moment ainsi qu’il me soutient moi-même.

Emilie ne pouvoit qu’écouter et pleurer ; mais le calme extrême de son père, la foi, l’espérance qu’il montroit, adoucissoient un peu son désespoir ; pourtant elle voyoit cette figure décomposée, ce caractère de mort qui commençoit à se répandre, ces yeux enfoncés et toujours fixés sur elle, ces paupières pesantes et toutes prêtes à se fermer : son cœur étoit déchiré et ne pouvoit s’exprimer.

Il voulut encore une fois lui donner sa bénédiction. Où êtes-vous, ma chère, lui dit-il en étendant vers elle ses deux mains. Emilie s’étoit tournée vers la fenêtre pour cacher les symptômes de son affliction ; elle comprit alors que la vue lui avoit manqué ; il lui donna sa bénédiction, qui sembla le dernier effort de sa vie expirante, et retomba sur l’oreiller. Elle baisa son front, la sueur froide de la mort inondoit ses tempes ; et oubliant tout son courage, ses larmes les arrosèrent un moment. Saint-Aubert leva les yeux ; c’étoit encore l’ame d’un père ; mais elle s’évanouit bientôt, et Saint-Aubert ne parla plus.

Son agonie dura jusqu’à trois heures, et s’éteignant graduellement, il expira sans secousse et sans violence.

Emilie fut arrachée de sa chambre par Voisin et par sa fille ; ils essayèrent de calmer sa douleur ; le vieillard pleuroit avec elle, mais les secours d’Agnès étoient plus importuns.