Traduction par Victorine de Chastenay.
Maradan (1p. 85-99).

CHAPITRE V.

Saint-Aubert se trouva le lendemain assez bien rétabli pour continuer le voyage ; il espéroit arriver ce jour même en Roussillon, et il se mit en route dès le matin. Le théâtre que parcouroient alors les voyageurs, étoit aussi sauvage, aussi pittoresque que les précédens ; seulement, de temps à autre, les scènes moins sévères déployoient une beauté plus riante. D’aimables retraites, ombragées de verdure et parsemées de fleurs, se découvroient dans les montagnes, une vallée pastorale s’ouvroit au milieu des rochers stériles, et de riches troupeaux venoient bondir et se désaltérer près d’un ruisseau charmant, dont les cascades rafraîchissoient le gazon. Saint-Aubert ne pouvoit se repentir d’avoir choisi un chemin si fatigant ; ce jour même, pourtant, il fallut encore marcher, il fallut suivre long-temps, à pied, les bords d’un précipice, et gravir des montagnes qu’on eût pu croire inaccessibles. La sublimité, l’étonnante variété des points de vue dédommageoient Saint-Aubert de ses peines ; l’enthousiasme de ses jeunes compagnons augmentait le sien, et le ramenoit aux enivrantes émotions qu’avoit éprouvées sa jeunesse, quand, pour la première fois, la nature lui dévoila ses charmes. Il trouvoit du plaisir dans l’entretien de Valancourt, et il étoit frappé de la sagacité de ses observations ; le feu, la simplicité de ses manières faisoient un des objets les plus remarquables du tableau. Saint-Aubert découvroit en lui une justesse de sentiment, une élévation d’ame, que le commerce du monde n’avoit point dégradées ; il lui sembloit que ses opinions étoient formées plutôt qu’acquises ; elles paroissoient être le résultat de la méditation, plutôt que celui de la science. Valancourt, il est vrai, sembloit bien peu connoître les hommes, puisqu’il jugeoit favorablement l’espèce humaine ; mais cette erreur elle-même faisoit l’éloge de son cœur.

Quand Saint-Aubert paroissoit occupé des plantes, il contemploit souvent avec transport Emilie et Valancourt, qui se promenoient ensemble ; l’un avec la contenance et l’émotion du plaisir, indiquoit un grand trait dans la scène qui s’offroit à eux ; l’autre écoutoit et regardoit avec une expression de sensibilité sérieuse, qui indiquoit l’élévation de son esprit. Ils avoient l’air de deux amans qui n’avoient jamais quitté leurs montagnes, que leur situation avoit préservés de la contagion des frivolités, dont les idées simples et grandes, comme le paysage qu’ils parcouroient, ne concevoient le bonheur que dans la tendre union des cœurs purs. Saint-Aubert sourioit et soupiroit en même temps, en songeant au bonheur romanesque dont son imagination lui présentoit le tableau ; il soupiroit encore, en songeant combien la nature et la simplicité étoient donc étrangères au monde, puisque leurs doux plaisirs paroissoient un roman.

Le monde, disoit-il, en suivant sa pensée, le monde ridiculise une passion qu’il connoît à peine ; ses mouvemens, ses intérêts, distraient l’esprit, dépravent les goûts, corrompent le cœur ; et l’amour ne peut exister dans un cœur, quand il n’a plus la douce dignité de l’innocence, La vertu et le goût sont presque la même chose ; la vertu, c’est le goût mis en action, et les plus délicates affections de deux cœurs forment ensemble le véritable amour. Comment pourroit-on chercher l’amour au sein des grandes villes ? La frivolité, l’intérêt, la dissipation, la fausseté y remplacent continuellement la simplicité, la tendresse et la franchise.

Il étoit près de midi, quand les voyageurs arrivèrent à un chemin si dangereux, qu’il leur fallut descendre de la voiture ; la route étoit bordée de bois, et plutôt que de la suivre, ils se détournèrent pour chercher l’ombre ; une fraîcheur humide étoit répandue dans l’air ; la brillante verdure du gazon, l’heureux mélange des fleurs, des baumes, des thyms, des lavandes qui l’enrichissoient, la hauteur des pins, des hêtres, des châtaigniers qui protégeoient leur existence, tout concouroit à faire de ce lieu une retraite vraiment délicieuse. Quelquefois le feuillage plus serré y interdisoit la vue du paysage ; ailleurs quelques échappées mystérieuses indiquoient à l’imagination des tableaux plus charmans qu’elle n’en avoit encore observé ; et les voyageurs se livroient volontiers à ces jouissances presque idéales.

Les pauses et le silence qui avoient déjà interrompu les entretiens de Valancourt et d’Emilie, furent ce jour-là bien plus fréquens. Valancourt, de la plus expressive vivacité, tomboit dans un accès de langueur, et la mélancolie se peignoit sans dessein jusques dans son sourire. Emilie ne pouvoit plus s’y méprendre : son propre cœur partageoit le même sentiment.

Quand Saint-Aubert fut rafraîchi, ils continuèrent de marcher dans le bois, croyant toujours côtoyer la route ; mais ils s’apperçurent enfin, qu’ils l’avoient tout-à-fait perdue. Ils avoient suivi la pente où la beauté des sites les retenoit, et la route s’élevoit entièrement sur l’escarpement au-dessus d’eux. Valancourt appela Michel, mais l’écho seul répondit à ses cris, et ses efforts furent également vains pour retrouver la route. Dans cet état, ils apperçurent la cabane d’un berger placée entre des arbres, et encore à quelque distance. Valancourt y courut, pour demander quelque indication ; en arrivant, il ne vit que deux enfans qui jouoient sur le gazon. Il regarda jusqu’au fond de la maison, et ne vit personne ; l’aîné de ces enfans lui dit que son père étoit aux champs, que sa mère étoit dans la vallée, et ne tarderoit pas à revenir. Valancourt songeoit à ce qu’il falloit faire, quand la voix de Michel résonna tout-à-coup sur les roches au-dessus, et fit retentir leurs échos. Valancourt répondit aussi-tôt, et s’efforça de l’aller joindre ; après un travail pénible entre les branches et les rochers, il parvint enfin jusqu’à lui, et ce ne fut pas sans peine, qu’il en obtint un peu de silence. La route étoit fort loin du lieu où se reposoient Saint-Aubert et Emilie. Il étoit difficile de ramener la voiture ; il eût été trop fatigant pour Saint-Aubert de gravir tout le bois comme lui-même l’avoit fait, et Valancourt étoit fort en peine de trouver un chemin plus praticable.

Pendant ce temps, Saint-Aubert et Emilie s’étoient rapprochés de la chaumière, et se reposoient sur un banc champêtre appuyé entre deux pins, et couronné de leurs feuillages ; ils avoient observé Valancourt, et attendoient qu’il les rejoignît.

L’aîné des deux enfans avoit quitté son jeu pour regarder les voyageurs ; mais la petit continuoit ses gambades, et tourmentoit son frère pour qu’il revînt l’aider. Saint-Aubert examinoit avec plaisir cette simplicité enfantine, quand tout-à-coup ce spectacle lui rappelant les enfans qu’il avoit perdus à cet âge, et sur-tout leur mère bien-aimée, il retomba dans la rêverie. Emilie qui s’en apperçut, commença un de ces airs touchans qu’il aimoit de préférence, et qu’elle savoit chanter avec le plus de grâce et d’expression. Saint-Aubert lui sourit au travers de ses larmes : il prit sa main, la serra tendrement, et tâcha de bannir ses mélancoliques réflexions.

Elle chantoit encore, lorsque Valancourt revint ; il ne voulut pas l’interrompre, et s’arrêta pour écouter. Quand elle eut fini, il approcha, et raconta qu’il avoit trouvé Michel, et même un chemin pour gravir le rocher. Saint-Aubert, à ces mots, en mesura des yeux l’étonnante hauteur ; il étoit déjà accablé, et la montée lui sembloit formidable. Ce parti, néanmoins, lui paroissant préférable à une route longue et toute rompue, il se résolut de l’essayer ; mais Emilie, toujours soigneuse, lui proposa de dîner d’abord pour rétablir un peu ses forces, et Valancourt retourna à la voiture, pour y chercher des provisions.

À son retour, il proposa de se placer un peu plus haut, parce que la vue y seroit plus étendue et plus belle. Ils alloient s’y rendre, quand ils virent une jeune femme s’approcher des enfans, les caresser, et pleurer amèrement sur eux.

Les voyageurs intéressés par son malheur, s’arrêtèrent pour mieux l’observer. Elle prit dans ses bras le plus jeune des enfans, et découvrant des étrangers, elle sécha ses larmes à la hâte, et se rapprocha de la chaumière. Saint-Aubert lui demanda ce qui pouvoit tant l’affliger. Il apprit que son époux étoit un pauvre berger, qui, tous les jours, passoit l’été dans cette cabane, pour y conduire un troupeau sur les montagnes. La nuit précédente il avoit tout perdu. Une bande de Bohémiens, qui, depuis quelque temps, désoloient le voisinage, avoit enlevé toutes les brebis de son maître. Jacques, ajoutoit la femme, avoit amassé un peu d’argent, et il en avoit acheté quelques brebis pour nous ; mais aujourd’hui, il faut bien qu’elles remplacent le troupeau qu’on a pris à son maître ; et ce qu’il y a de pis, c’est que le maître, quand il saura cela, ne voudra plus nous confier ses moutons ; c’est un homme dur, et alors, que deviendront nos enfans ?

L’attitude de cette femme, la simplicité de son récit, et sa douleur sincère, portèrent Saint-Aubert, à croire sa triste histoire. Valancourt, convaincu qu’elle étoit vraie, demanda sur-le-champ de quel prix étoit le troupeau. Quand il le sut, il fut tout déconcerté. Saint-Aubert donna quelque argent à la femme ; Emilie contribua de sa petite bourse, et ils marchèrent à l’endroit convenu. Valancourt restoit derrière, il parloit à la femme du berger, dont les larmes couloient alors, et de reconnoissance, et de surprise. Il lui demandoit combien il lui manquoit encore d’argent pour rétablir le troupeau dérobé. Il trouva que cette somme étoit à-peu-près la totalité de ce qu’il portoit avec lui. Il étoit incertain et affligé. Cette somme, se disoit-il, suffiroit au bonheur de cette pauvre famille, il est en mon pouvoir de la donner, de les rendre complètement heureux. Mais comment ferai-je, moi ? comment regagnerai-je ma demeure, avec le peu qui me restera ? Il hésita quelques momens. Il trouvoit une volupté singulière à sauver une famille de sa ruine. Il sentoit la difficulté de poursuivre sa route avec le peu d’argent qu’il garderoit.

Il étoit dans cette perplexité, quand le berger lui-même parut. Ses enfans furent à sa rencontre ; il en prit un entre ses bras, et l’autre, s’attachant à sa ceinture, il s’avança avec lenteur. Son air abattu, désolé, décida Valancourt. Il jeta tout l’argent qu’il avoit, sauf quelques pistoles, et courut après Saint-Aubert qui, soutenu d’Emilie, s’acheminoit vers la hauteur. Valancourt ne s’étoit jamais senti l’esprit si léger ; son cœur tressailloit de joie, et tous les objets autour de lui sembloient plus beaux et plus intéressans. Saint-Aubert observa ses transports. — Qu’avez-vous, lui dit-il, qui vous enchante ainsi ? — Oh ! la belle journée, s’écrioit Valancourt, comme le soleil brille, comme l’air est pur, quel site enchanteur ! — Il est charmant, dit Saint-Aubert, dont l’heureuse expérience expliquoit aisément l’émotion de Valancourt ; quel dommage, que tant de riches qui pourroient se procurer à volonté un soleil brillant, laissent flétrir leurs jours dans les brouillards de l’égoïsme ! Pour vous, mon jeune ami, puisse toujours le soleil vous paroître aussi beau qu’aujourd’hui ! Puissiez-vous, dans votre active bienveillance, réunir toujours la bonté et la sagesse !

Valancourt, honoré d’un tel compliment, ne put répondre que par un sourire, et ce fut celui de la reconnoissance.

Ils continuèrent de traverser le bois, entre les fertiles gorges des montagnes. À peine arrivés dans l’endroit où ils vouloient se rendre, tous à-la-fois firent une exclamation ; derrière eux, le roc perpendiculaire s’élevoit à une hauteur prodigieuse, et se séparoit alors en deux flèches pareillement élevées. Leurs teintes grises contrastoient avec l’émail des fleurs, qui s’épanouissoient entre leurs fentes ; les ravins sur lesquels l’œil glissoit rapidement pour se porter à la vallée, étoient eux-mêmes parsemés d’arbrisseaux ; plus bas encore, un tapis vert indiquoit des forêts de châtaigniers, au milieu desquelles on appercevoit la chaumière du pauvre pâtre. De tous côtés, les Pyrénées découvroient leurs sommets majestueux ; les uns, chargés d’immenses blocs de marbre, changeoient de nuance et d’aspect en même temps que le soleil ; d’autres, encore plus élevés, ne montroient que leurs pointes couvertes de neige, et leurs bases colossales, uniformément tapissées, se couvroient jusqu’au vallon, de pins, de mélèses et de chênes verts. Ce vallon, quoique étroit, étoit celui qui conduisoit au Roussillon ; la fraîcheur de ses pâturages, la richesse de sa culture, contrastoient étonnamment avec la grandeur des masses dont il étoit environné. Entre les chaînes prolongées, on découvroit le Bas-Roussillon, et l’éloignement excessif confondant toutes les nuances, sembloit unir la côte aux vagues blanches de la Méditerranée : un promontoire, surmonté d’un phare, indiquoit seul la séparation et le rivage ; les oiseaux de mer voltigeoient autour. Plus loin pourtant on discernoit quelques voiles blanches ; le soleil en augmentent l’éclat, et leur distance du phare en faisoit juger la vitesse ; mais il y en avoit de si éloignées, qu’elles servoient seulement à séparer le ciel et la mer.

De l’autre côté de la vallée, précisément en face des voyageurs, étoit un passage dans les rochers, qui conduisent à la Gascogne. Ici, nul vestige de culture ; les rocs de granit s’élevoient spontanément de leurs bases, et perçoient les cieux de leurs pointes stériles : ici, ni forêts, ni chasseurs, ni cabanes ; quelquefois pourtant, un mélèse gigantesque jetoit son ombre immense sur un précipice sans fond, et quelquefois, une croix sur un rocher apprenoit au voyageur l’affreux destin de quelque imprudent : le lieu sembloit destiné à devenir un refuge de bandits, Emilie, à tout moment, s’attendoit à les voir débusquer : bientôt après, un objet non moins terrible la frappa ; un gibet placé à l’entrée du passage, et précisément au-dessus d’une des croix, expliquoit assez clairement quelque événement vraiment tragique. Elle évita d’en parler à Saint-Aubert ; mais cette vue la rendoit inquiète ; elle eût voulu presser le repas pour arriver avec certitude avant le coucher du soleil. Mais Saint-Aubert avoit besoin de rafraîchissemens, et s’asséyant sur le gazon, les voyageurs entamèrent la corbeille. Saint-Aubert fut ranimé par le repos et par l’air serein de cette esplanade. Valancourt étoit tellement ravi, tellement porté à la conversation, qu’il semblojt avoir oublié tout le chemin qu’il restoit à faire. Le repas fini, ils firent un long adieu à ce site merveilleux, et recommencèrent à grimper. Saint-Aubert retrouva la voiture avec joie. Emilie y monta avec lui ; mais voulant connoître avec plus de détails la délicieuse contrée dans laquelle ils alloient descendre, Valancourt découpla ses chiens et les suivit à pied ; il s’égaroit parfois sur des éminences, qui lui permettoient un beau point de vue : le pas des mules lui permettoit ces distractions. Si quelque endroit déployoit une rare magnificence, il revenoit à la voiture, et Saint-Aubert, trop fatigué pour en aller jouir lui-même, y envoyoit Emilie, et restoit à l’attendre.

Il étoit tard, quand ils descendirent les belles hauteurs qui bordent le Roussillon. Cette charmante province est enclavée dans leurs barrières majestueuses, et n’est ouverte que du côté de la mer. L’aspect de la culture embellissoit au fond le paysage, et la plaine se coloroit des plus riches nuances, et telles que le luxe du climat et l’industrie des habitans pouvoient par-tout les faire éclorre. Des bosquets d’orangers et de citronniers parfumoient l’air ; leurs fruits déjà mûrs, se balançaient dans le feuillage, et des coteaux en pente douce, étaloient les plus beaux raisins. Plus loin, des bois, des pâturages, des villes, des hameaux, la mer, dont la surface brillante laissoit flotter des voiles éparses ! un couchant étincelant de pourpre ! ce passage au milieu des montagnes qui le bordoient, formoit la parfaite union de l’aimable et du sublime : c’étoit la beauté dormant au sein de l’horreur.

Les voyageurs arrivés dans la plaine, avancèrent entre les haies de myrtes et de grenadiers en fleurs jusqu’à la petite ville d’Arles, où ils vouloient rester la nuit. Ils trouvèrent un asyle simple, mais propre ; ils eussent passé une soirée charmante, après les travaux et les jouissances du jour, si la séparation qui s’approchoit n’eût répandu un nuage sur leurs cœurs. Saint-Aubert vouloit partir le lendemain, côtoyer la Méditerranée, et arriver jusqu’en Languedoc. Valancourt, trop tôt guéri, désormais sans prétexte pour suivre ses nouveaux amis, devoit s’en séparer en ce lieu même. Saint-Aubert qui l’aimoit, lui proposa d’aller plus loin ; mais il ne renouvela pas l’invitation, et Valancourt eut le courage de n’y pas céder, pour montrer qu’il en étoit digne. Ils dévoient donc se quitter le lendemain : Saint-Aubert partant pour le Languedoc, et Valancourt reprenant, pour se rendre chez lui, la route des montagnes. Toute la soirée il fut muet, et plongé dans la rêverie ; Saint-Aubert fut avec lui, affectueux, mais pourtant grave ; Emilie fut sérieuse, quoiqu’elle s’efforçât de paroître gaie ; et après une des plus mélancoliques soirées qu’ils eussent jamais passée ensemble, ils se quittèrent pour la nuit.