Traduction par Victorine de Chastenay.
Maradan (1p. 32-46).

CHAPITRE II.

Madame Saint-Aubert fut enterrée dans l’église du village voisin : son époux et sa fille accompagnèrent ce convoi, et furent suivis d’un prodigieux nombre d’habitans qui tous pleuroient sincèrement une si excellente femme.

De retour de l’église, Saint-Aubert s’enferma dans sa chambre, il en sortit avec la sérénité du courage et la pâleur du désespoir : il donna ordre à toutes les personnes qui composoient sa maison, de se rassembler. Emilie seule ne paroissoit point : subjuguée par la scène dont elle venoit d’être témoin, elle s’étoit enfermée dans son cabinet pour y pleurer en liberté. Saint-Aubert l’y alla chercher ; il prit sa main en silence, et ses larmes continuèrent ; il fut long-temps, lui-même, avant de retrouver sa voix et la faculté de s’exprimer ; il dit enfin en tremblant : Mon Emilie, nous allons prier, voulez-vous vous joindre à nous ? nous allons implorer le secours d’en-haut : d’où pouvons-nous l’attendre que du ciel ?

Emilie retint ses larmes, et suivit son père au salon où les domestiques étoient réunis. Saint-Aubert lut d’une voix basse l’office du soir et ajouta une prière pour les ames des trépassés. Pendant sa lecture, la voix lui manqua, ses larmes arrosèrent le livre ; il s’arrêta ; mais les sublimes émotions d’une dévotion pure élevèrent successivement ses idées au-dessus de ce monde, et versèrent enfin la consolation dans son cœur.

Quand l’office fut achevé et que les domestiques furent retirés, il embrassa tendrement Emilie. Je me suis efforcé, lui dit-il, de vous donner dès vos premières années, un véritable empire sur vous-même, je vous en ai représenté l’importance dans toute la conduite de la vie ; c’est cette qualité qui nous soutient contre les plus dangereuses tentations du vice, et nous rappelle à la vertu ; c’est lui encore qui modère l’excès des émotions les plus vertueuses. Il est un point où elles cessent de mériter ce nom, puisque leur conséquence est un mal tout excès est un tort ; le chagrin même, quoique aimable dans son principe, devient une passion injuste, quand on s’y livre aux dépens de ses devoirs. Par devoirs, j’entends ce qu’on se doit à soi-même, aussi bien que ce qu’on doit aux autres. Une douleur sans règle énerve l’ame ; et la prive de ces douces jouissances qu’un Dieu bienfaisant destine à embellir notre vie. Ma chère Emilie ! appelez, pratiquez tous les préceptes que vous avez reçus de moi, et dont l’expérience vous a souvent démontré la sagesse.

Votre douleur est inutile ; ne regardez pas cette vérité comme un lieu commun de consolation, mais comme un véritable motif de courage. Je ne voudrois pas étouffer votre sensibilité, mon enfant, je ne voudrois qu’en modérer l’intensité. Quels que puissent être les maux dont un cœur trop tendre est la cause, on ne doit rien espérer de celui qui ne l’est point. Vous connoissez ma peine, vous savez si mes paroles sont de ces discours légers, jetés au hasard, pour dessécher la sensibilité dans sa source, et dont le but unique est le frivole étalage d’une prétendue philosophie. Je vous montrerai, mon Emilie, que je puis pratiquer les conseils que je donne. Je vous parle ainsi, parce que je ne puis, sans douleur, vous voir vous consumer en larmes superflues, et n’essayer aucun effort sur vous-même ; je ne vous ai pas parlé plutôt, parce qu’il y a un moment où tout raisonnement doit céder à la nature. Ce moment est passé, et quand on le prolonge à l’excès, la triste habitude que l’on contracte, accable les esprits au point de leur ôter tout ressort ; vous touchez à cet écueil : mais vous, mon Emilie, vous montrerez que vous voulez l’éviter.

Emilie en pleurant, sourit à son père. Ô mon père ! s’écria-t-elle, et la voix lui manqua. Elle auroit sans doute ajouté : Je veux me montrer digne d’être votre fille. Un mouvement confus de reconnoissance, de tendresse, de douleur, la subjugua ; Saint-Aubert la laissa pleurer sans l’interrompre, et parla d’autre chose.

La première personne qui vint s’affliger avec Saint-Aubert, fut un M. Barreaux ; c’étoit un homme austère et qui paroissoit insensible ; le goût de la botanique les avoit rapprochés, ils s’étoient souvent rencontrés dans les montagnes. M. Barreaux s’étoit retiré du monde, et presque de la société, pour vivre dans un joli château, à l’entrée des bois et tout près de la vallée. Il avoit été, comme Saint-Aubert, cruellement désabusé de l’opinion qu’il avoit eue des hommes ; mais comme lui il ne se bornoit pas à s’en affliger, et à les plaindre ; il sentoit plus d’indignation contre leurs vices, que de compassion pour leurs foiblesses.

Saint-Aubert fut surpris de le voir. Souvent il l’avoit pressé de visiter sa famille, et n’avoit pu l’obtenir : il vint ce jour-là sans cérémonie, sans réserve, et entra dans la maison, comme auroit fait un vieil ami. Les besoins du malheur sembloient avoir adouci sa rudesse et renversé ses préjugés. La désolation de Saint-Aubert sembloit l’unique idée qui remplît son esprit ; ses manières, plus que ses discours, exprimoient son émotion : il parla peu du sujet de leur affliction ; mais ses attentions délicates, le son de sa voix, l’intérêt de ses regards, exprimoient le sentiment de son cœur, et ce langage fut entendu.

À cette douloureuse époque, Saint-Aubert fut visité par madame Chéron, l’unique sœur qui lui restât. Elle étoit veuve depuis plusieurs années, et habitoit alors ses propres terres auprès de Toulouse. Leur correspondance n’avoit pas été bien fréquente : Les mots ne lui manquèrent pas ; elle n’entendoit pas cette magie du regard qui parle si bien à l’ame, cette douceur d’accent qui verse un baume au fond du cœur. Elle assura Saint-Aubert qu’elle prenoit une part sincère à sa douleur, elle loua les vertus de son épouse, et ajouta, ce qu’elle imagina de plus consolant. Emilie ne cessa de pleurer tandis qu’elle parla. Saint-Aubert fut plus calme, écouta en silence, et changea de conversation.

En les quittant, elle les pria de la venir voir bientôt : le changement de lieu vous distraira, dit-elle ; c’est mal fait de s’affliger ainsi. Saint-Aubert sentit la justesse de ces paroles, mais il sentoit plus de répugnance que jamais à quitter un asyle consacré par son bonheur. La présence de son épouse avoit sanctifié tous les lieux, et chaque jour, en calmant l’amertume de ses regrets, augmentoit le charme de ses souvenirs.

Il y avoit pourtant des devoirs à acquitter, et de ce genre étoit une visite à M. Quesnel, son beau-frère ; une affaire importante ne permettoit pas de la différer plus long-temps ; désirant d’ailleurs tirer Emilie de son abattement, il prit avec elle la route d’Epourville.

Quand la voiture entra dans la forêt qui entouroit son ancien patrimoine, et qu’il découvrit l’avenue de châtaigniers et les tourelles du château, au souvenir des événemens qui s’étoient écoulés dans l’intervalle, à la pensée que le possesseur actuel ne savoit ni respecter ni apprécier un pareil bien, Saint-Aubert soupira profondément. À la fin il entra dans l’avenue ; il revit ces grands arbres, les délices de son enfance, et les confidens de sa jeunesse. Peu à peu l’édifice développa sa massive grandeur. Il vit la grosse tour, la porte voûtée, le pont-levis, et le fossé à sec qui entouroit tout l’édifice.

Le bruit de la voiture attira une troupe de domestiques au perron. Saint-Aubert descendit, et conduisit Emilie dans une salle gothique ; mais les armes, les anciennes bannières de la famille ne la décoroient plus. La boiserie de cœur de chêne, les poutres qui traversoient le plafond, étoient peintes de blanc. L’énorme table où le seigneur déployoit tous les jours sa magnificence hospitalière, où les éclats de rire, les chants joyeux avoient si souvent retenti, cette table n’y étoit plus ; les bancs même qui entouroient la salle étoient enlevés. Ses murs épais n’étoient couverts que d’ornemens frivoles, qui montroient aussi peu de goût que de sentiment dans le propriétaire actuel.

Saint-Aubert suivit un élégant serviteur parisien qui l’introduisit au salon. Monsieur et madame Quesnel le reçurent avec une politesse froide, et quelques complimens d’usage, et parurent avoir oublié totalement que jamais ils eussent eu une sœur.

Emilie sentit ses larmes prêtes à couler, mais le ressentiment les contint. Saint-Aubert, calme et assuré, conserva sa dignité, sans chercher de faux airs, et imposa même à M. Quesnel, qui ne pouvoit se dire pourquoi.

Après une conversation générale, Saint-Aubert désira de l’entretenir seul. Emilie resta avec madame Quesnel, et apprit bientôt qu’une nombreuse société avoit reçu pour ce jour-là des invitations. Elle fut forcée d’entendre qu’une perte sans remède ne devoit priver d’aucun plaisir.

Saint-Aubert, quand il sut qu’on attendoit compagnie, sentit un mélange de dégoût et d’indignation pour l’insensibilité de Quesnel ; il fut au moment de retourner chez lui. Mais apprenant qu’on avoit engagé madame Chéron à cause de lui, considérant qu’Emilie pourroit souffrir un jour de l’inimitié d’un pareil oncle, il ne voulut pas l’y exposer lui-même ; et sa retraite eût sans doute paru peu convenable à des personnes qui montroient pourtant un si foible sentiment des convenances.

Parmi les convives se trouvoient deux gentilshommes italiens. L’un, appelé Montoni, parent éloigné de madame Quesnel, étoit un homme d’environ quarante ans, d’une taille admirable ; sa physionomie étoit mâle autant qu’expressive, mais elle exprimoit en général la fierté d’assurance et la hauteur plutôt que toute autre disposition.

Le signor Cavigni, son ami, ne paroissoit pas avoir plus de trente ans. Il lui cédoit en naissance, mais non pas en pénétration, et le surpassoit dans le talent de s’insinuer.

Emilie fut choquée du ton dont madame Chéron aborda son père. Mon frère, lui dit-elle, je suis fâchée de vous voir un si mauvais visage ; vous devriez consulter quelqu’un. Saint-Aubert répondit, avec un sourire mélancolique, qu’il étoit à-peu-près comme à son ordinaire. Et les craintes d’Emilie lui firent trouver son père bien plus changé qu’il ne l’étoit.

Emilie moins oppressée se seroit amusée ; sans doute la diversité des caractères, de la conversation qui eut lieu pendant le dîner, la magnificence même de ce repas, fort au-dessus de tout ce qu’elle avoit encore vu, n’eussent pas manqué de la divertir. Le signor Montoni, nouvellement arrivé d’Italie, racontoit les troubles et les commotions dont ce pays étoit agité. Il peignoit les différens partis avec chaleur. Il déploroit les conséquences probables de ces affreux tumultes. Son ami parloit avec autant d’ardeur : de la politique de sa patrie. Il louoit le gouvernement et la prospérité de Venise, et vantoit sa supériorité décidée sur tous les états de l’Italie. Il la tourna ensuite vers les dames, et parla avec la même éloquence des modes françaises, des spectacles français et des manières françaises. Il eut grand soin de mêler dans son discours tout ce qui pouvoit flatter le goût français. La flatterie ne fut point apperçue par ceux à qui elle s’adressoit, mais l’effet qu’elle produisit sur leur attention n’échappa point à sa perspicacité. Quand il put se dégager des autres dames, il s’adressa à Emilie. Mais elle ne connoissoit ni les modes parisiennes, ni les spectacles parisiens, et sa modestie, sa simplicité, sa politesse, contrastaient fortement avec le ton de ses compagnes.

Après le dîner, Saint-Aubert se déroba seul pour visiter encore une fois le vieux châtaignier que Quesnel se proposoit de détruire. Il se reposa sous son ombre, il regarda à travers ses vastes branches, et apperçut entre les feuilles tremblantes la voûte azurée des cieux. Les événemens de sa jeunesse revinrent tout-à-la-fois à son esprit. Il rappela ses anciens amis, leur caractère, et jusqu’à leurs traits. Depuis long-temps ils n’étaient plus ; il se parut à lui-même un être presque isolé, et son Emilie seule l’attachoit encore à la vie.

Perdu dans la succession d’images que lui fournissoit sa mémoire, il en vint au tableau de son épouse mourante ; il tressaillit, et voulant l’oublier, s’il lui étoit possible, il rejoignit la société.

Saint-Aubert demanda ses chevaux de bonne heure ; Emilie s’apperçut en route qu’il étoit plus silencieux, plus abattu qu’à l’ordinaire. Elle en attribua la cause aux souvenirs que ce lieu venoit de lui rappeler, et ne soupçonna point le vrai motif d’un chagrin qu’il ne lui communiquoit pas.

En rentrant au château son affliction se renouvela, et elle sentit plus vivement que jamais la privation d’une mère si chérie. C’étoit avec le sourire et les caresses de la bonté qu’elle étoit accueillie, après la moindre absence. Aujourd’hui tout étoit morne, et tout étoit désert.

Mais ce que ne peuvent ni la raison ni les efforts, le temps l’obtient. Les semaines passèrent, et l’horreur du désespoir se fondit peu à peu dans un sentiment doux que le cœur conserve, et qui lui devient sacré. Saint-Aubert, au contraire, s’affoiblissoit de jour en jour, quoiqu’Emilie, la seule personne qui ne le quittait point, fût la dernière à s’en appercevoir. Sa constitution ne s’étoit jamais remise du choc qu’elle avoit reçu de sa maladie ; et l’ébranlement qu’il reçut à la mort de madame Saint-Aubert, détermina son extrême langueur. Son médecin lui conseilla de voyager. Il étoit visible que la douleur avoit pris sur ses nerfs, déjà fort attaqués ; et l’on pensoit que la variété et le mouvement en calmant son esprit, réussiraient à leur rendre du ton et de la vigueur.

Pendant quelques jours Emilie s’occupa de ses préparatifs, et Saint-Aubert de ses calculs sur les dépenses de son voyage. Il lui fallut congédier ses domestiques. Emilie, qui se permettoit rarement d’opposer aux volontés de son père des questions ou des remontrances, eût pourtant bien voulu savoir comment, dans son état d’infirmité, il ne se réservoit pas du moins un serviteur. Mais, quand à la veille du départ, elle s’apperçut qu’il avoit renvoyé Jacquot, François et Marie, et gardé seulement Thérèse, son ancienne femme-de-charge, elle fut extrêmement surprise, et hasarda de lui en demander la raison. C’est par économie, lui répliqua-t-il ; nous allons faire un voyage fort coûteux.

Le médecin avoit prescrit l’air de Languedoc et de Provence. Saint-Aubert se résolut donc à s’acheminer lentement vers cette province, en côtoyant la Méditerranée.

Ils se retirèrent de bonne heure dans leur chambre, le soir qui précéda le départ. Emilie avoit des livres et quelques autres choses à ranger ; minuit sonna avant qu’elle eût fini ; elle se souvint de ses crayons qu’elle vouloit emporter, et qu’elle avoit laissés dans le salon. Elle y alla, et passant près de la chambre de son père, elle en trouva la porte entr’ouverte, et jugea qu’il étoit dans son cabinet. C’étoit son usage depuis la mort de madame Saint-Aubert. Agité d’insomnies cruelles, il quittoit son lit et se rendoit dans cette pièce pour tâcher d’y trouver le repos. — Quand elle fut au bas de l’escalier, elle regarda dans le cabinet ; il n’y étoit pas. — En remontant elle frappa légèrement à la porte, ne reçut point de réponse, et s’avança doucement pour savoir où il étoit.

La chambre étoit obscure ; mais, à travers la porte vitrée, on voyoit une lumière, au fond d’une pièce voisine. Emilie jugea bien que son père y devoit être ; mais, craignant qu’à cette heure il ne s’y trouvât mal, elle alloit pour s’en assurer. Considérant pourtant qu’une si subite apparition pourroit bien l’effrayer, elle laissa dehors sa lumière, et s’avança doucement vers la petite pièce. Là, elle vit son père assis devant une petite table, et parcourant plusieurs papiers, dont quelques-uns absorboient son attention et lui arrachoient des soupirs, et même des sanglots. Emilie, qui n’étoit venue à la porte que pour s’assurer de l’état de son père, fut retenue en ce moment par un mélange de curiosité et de tendresse. Elle ne pouvoit découvrir son chagrin sans désirer aussi d’en découvrir la cause. Elle continua de l’observer en silence, ne doutant point que tous ces papiers ne fussent autant de lettres. Tout d’un coup il se mit à genoux dans une contenance plus solemnelle qu’elle ne l’eût encore vu ; dans une espèce d’égarement qui ressembloit à l’horreur, il fit une très-longue prière.

Une pâleur mortelle couvroit son visage quand il se releva. Emilie alloit se retirer, mais elle le vit se rapprocher des papiers, et elle resta encore. Il y prit une petite boîte et en tira une miniature ; la lumière, qui portoit dessus, lui fit distinguer une femme, et cette femme n’étoit pas sa mère.

Saint-Aubert regarda le portrait avec une vive expression de tendresse, le porta à ses lèvres, sur son cœur, et poussa des soupirs convulsifs. Emilie n’en pouvoit croire ses yeux ; elle ignoroit qu’il possédât le portrait d’une autre femme que sa mère, et sur-tout qu’il y attachât un si grand prix. Elle le regarda long-temps pour y trouver les traits de madame Saint-Aubert ; mais son attention ne servit qu’à la convaincre que c’étoit le portrait d’une autre personne. À la fin Saint-Aubert le remit dans la boîte, et Emilie, réfléchissant qu’elle avoit indiscrètement observé ses secrets, se retira le plus doucement possible.