Les Moyens de transport depuis sept siècles/02

Les Moyens de transport depuis sept siècles
Revue des Deux Mondes6e période, tome 18 (p. 805-834).
LES MOYENS DE TRANSPORT
DEPUIS SEPT SIÈCLES[1]

II
DILIGENCES, CHAISES DE POSTE ET AUBERGES

« Il y a ici un Anglais, écrit Gui Patin en 1645, qui médite de faire des carrosses allant et revenant de Paris à Fontainebleau en un même jour, sans chevaux, par des ressorts admirables. On dit que cette nouvelle machine se prépare dans le Temple. Si elle réussit, cela épargnera bien du foin et de l’avoine qui sont dans une extrême cherté. » L’invention, hélas ! était peu viable ; Tallemant nous l’explique dans l’historiette de la Montarbault, femme galante avec qui cet Anglais s’était associé : « on fit, pour essayer, un de ces carrosses qui, véritablement, allait fort bien dans une salle ; mais il fallait deux hommes qui remuaient incessamment deux espèces de manivelles, ce qu’ils n’eussent pu faire tout un jour sans se relayer ; ainsi eût plus coûté que les chevaux. » Les bourgeois d’alors continuèrent à user des coches publics qui, de deux ou trois sous Henri IV à destination de quelques villes rapprochées, s’étaient répandus et un peu organisés.


I

Une dame de Bueil avait été leur premier propriétaire et leur avait donné la forme d’une société par actions. On négociait (1643) les rentes sur les coches et carrosses de Rouen comme aujourd’hui des obligations de chemin de fer. Qu’étaient ces coches, où chaque titulaire d’une place numérotée avait droit à deux kilos de bagages, et que le Parlement spécifiait devoir « être couverts de cuir et conduits par charretiers adroits et expérimentés ? » De


cette grande chambre d’osier
Qu’on voit par le milieu plier
Et qui, par les deux bouts, balance,


les chevaux étaient tels, dit Mlle de Scudéry (1644), « qu’il les faudrait à ces peintres savans en anatomie ; n’y ayant pas un os, pas un nerf, pas un muscle, qui ne parut distinctement au corps de ces animaux. Leur pas était si lent et le cocher avait pour eux tant de respect que, de peur de les incommoder, il a quasi tout le temps été à pied. »

Nombre d’entreprises de transport étaient alors des « coches d’eau, » malgré l’embarras des péages sur les fleuves, dont les seigneurs riverains se prétendaient propriétaires dans la traversée de leur châtellenie. Prétention légitime, d’après la loi, à la condition d’en avoir titre antérieur à 1566 : M. le duc de La Rochefoucauld s’oppose, dit l’intendant de La Rochelle (1699), « à ce que l’on mette la Charente en état de porter bateaux jusqu’à Civray, parce que ses beaux jardins de Vaugay, n’étant fermés que par cette rivière, seraient exposés à être pillés par les bateliers. » Sur la Seine, dans la traversée de Paris, deux barrages royaux, ceux de Charenton et de Chaillot, rapportaient 500 000 francs par an (1639)[2].

Les rivières, encombrées de moulins dont les roues, pour avoir plus de courant, avançaient jusqu’au milieu de leur lit ; obstruées par les cordages mal tendus des bacs à trailles, ou ponts volans ; souvent privées du chemin de halage que les ordonnances ont institué le long de leurs berges, mais que des voisins peu respectueux rétrécissent ou interrompent par des fossés, les rivières n’en étaient pas moins le mode de locomotion le plus économique. De Barfleur (Cotentin), au milieu du XVIe siècle, les voyageurs venaient à Paris par mer et par Seine ; ils envoyaient aussi des lettres par cette voie. Le coche d’eau de Paris à Rouen, qui mettait quatre jours pour aller et autant à peu près pour revenir, garda longtemps une clientèle parce qu’il ne coûtait que 36 francs.

Quoique le curé de Nogent-sur-Seine, dès 1781, se plaigne « que la marine dépérit beaucoup et qu’il en suit une forte diminution de son casuel, » la navigation de la Seine, du Havre a Montereau, occupait encore au milieu du règne de Louis-Philippe il bateaux à voyageurs ; sur la Loire on comptait alors 39 bateaux faisant le parcours de 610 kilomètres de Saint-Nazaire à Digoin ; sur la Gironde et la Garonne 26 bateaux allaient de Royan à Agen. Ceux de Seine jaugeaient en moyenne 60 tonnes, ceux de Loire 30 tonnes seulement ; à la queue du bateau maire étaient attachées des allèges, bateaux de suite, pour prendre en cas de besoin une partie de la charge, surtout aux époques de basses eaux.

Les villes sises sur des rivières ont des services de « bateaux de poste » pour se relier aux centres de leurs régions. Les consuls et notables de Bergerac en établissent un, « à l’instar de celui d’Agen » (1641), pour descendre une fois par semaine à Libourne et remonter à la tire le lendemain. Le maître du bateau devait recevoir gratis, — il y avait déjà des « permis » et des franchises, — les religieux mendians et ce qui regardait les affaires du Roi. Au mât devait être mis un tronc pour les pauvres de la ville « qui prieront Dieu pour ceux qui s’embarqueront. »

Au départ de Paris pour Roanne, sur la Loire, le propriétaire du canal de Briare avait le privilège exclusif de la conduite hebdomadaire des voyageurs ; de Roanne à Orléans, la navigation était libre ; les cabanes, petites maisons flottantes qui descendaient le fleuve, étaient accueillies sur le port par un tas de faquins qui se jetaient à trente sur deux ou trois petits paquets ; « huit d’entre eux, dit le Roman Comique, saisissent une petite cassette qui ne pesait pas vingt livres. »

La route fluviale la plus fréquentée était celle de Chalon à Lyon par la Saône ; les bateaux, à la fin de l’ancien régime, s’y étaient améliores plus qu’ailleurs ; leurs cabines, tendues de soie, ressemblaient à de petits salons où prenaient place une trentaine de personnes. Sur le Rhône au contraire, la « diligence d’eau, » sale, sombre et mal odorante, est peu confortable pour qui n’a pas à bord sa chaise de poste où il peut se réfugier. Les eaux sont-elles basses, on échoue fréquemment sur un banc de sable, où il faut passer la nuit, en attendant que le batelier réunisse quelque 30 ou 35 chevaux pour se remettre à flot. On couchait à Vienne, à Valence, au Pont-Saint-Esprit, repartant chaque fois avant l’aurore pour arriver à Avignon en quatre jours. Au Pont-Saint-Esprit, dont les arches étroites étaient assez difficiles à passer, vu la rapidité du fleuve, il arrivait quelquefois des accidens ; mais les voyageurs, qui ont quelque appréhension que le bateau ne se brise ou chavire, sont descendus à terre avant le passage sous le pont et réembarqués après ce dangereux défilé ; « de la même manière, remarque un Anglais, qu’à Londres au London-Bridge (1767). » A la remonte, les bateaux étaient tirés par des bœufs qui, au passage du pont, nagent sous une des arches, leur conducteur assis entre les cornes de l’animal attelé en tête. — Sur le canal royal du Languedoc, le bateau-poste mettait quatre jours de Béziers à Toulouse ; chacun apportait son vin et ses provisions de voyage, et l’on débarquait aussi pour coucher.

Il s’était créé sous Louis XIV, entre les divers modèles de voitures publiques, une sorte de hiérarchie dont « le carrosse » tenait la tête, sans être d’ailleurs bien attrayant : « nous partirons demain, écrit La Fontaine en 1668, et prendrons au Bourg-la-Reine la commodité du carrosse de Poitiers qui y passe tous les dimanches... Nous attendîmes trois heures, conte le fabuliste, Dieu voulut enfin que le carrosse passât ; point de moines, mais en récompense, trois femmes, un marchand qui ne disait mot et un notaire qui chantait toujours et qui chantait très mal. Il reportait en son pays quatre volumes de chansons. Parmi les trois femmes, il y avait une Poitevine qui se qualifiait comtesse ; elle paraissait assez jeune et de taille raisonnable, témoignait avoir de l’esprit, déguisait son nom et venait de plaider en séparation contre son mari... toutes qualités de bon augure si la beauté s’y fût rencontrée, mais, sans elle, rien ne me touche ! »

Le carrosse était parfois suivi d’un coche, moins logeable, représentant à la fois la 3e classe et le fourgon à bagages ; dans la palache et la gondole, types inférieurs, les voyageurs étaient tellement pressés que chacun redemandait son bras ou sa jambe à son voisin quand il s’agissait de descendre. Plus légère était la galiote, emportée au trot des enragés ; le voyageur non nourri, dans ces véhicules, payait le même prix qu’un voyageur à cheval, nourriture comprise : de Rennes à Brest par exemple, en 1716, le tarif est de 87 francs pour ces deux catégories.

Au dernier rang venait le cabas ou carabas, majestueuse cage d’osier, attelée de 8 chevaux qui faisaient quatre petites lieues en six heures et demie pour mener l’humble solliciteur à Versailles : 26 personnes s’y entassaient, tandis que les « pots de chambre » n’en contenaient que six à l’intérieur, plus deux singes sur l’impériale, deux lapins à côté du cocher et deux araignées derrière, comme ils pouvaient. Dans ces « coches non suspendus, » le prix d’une place, aller et retour, de Paris à Versailles, était de 4 francs au lieu de 10 francs dans le « carrosse » et de 100 francs, plus 2 fr. 50 de pourboire, que coûtait à un grand seigneur le loyer d’une berline à six chevaux pour le même déplacement.

A l’intérieur de Paris, les prix étaient, sous Louis XV, égaux ou supérieurs à ceux de nos jours ; depuis 30 francs par jour pour le carrosse de remise, jusqu’à 3 fr. 50 l’heure pour le fiacre à glaces de bois, domicile roulant, utile à la galanterie, disaient les chansons du temps, car


Du voyage de Cythère
Il précipite le cours.


Ces voitures de place, d’ailleurs fort mal tenues, avaient des cochers turbulens, espèce « dégoûtante par la manière dont ils sont vêtus, » qui, d’après une ordonnance policière de 1735, « tiennent des propos infâmes quand on leur fait des observations. »


II

Créées séparément et toujours en vertu d’un privilège spécial, les diverses entreprises de transport étaient en guerre incessante les unes avec les autres. Les conflits se multiplièrent au XVIIIe siècle avec l’accroissement du trafic, dont témoigne la hausse des prix à chaque renouvellement des baux. En effet, les concessionnaires primitifs, grands seigneurs, fonctionnaires, congrégations religieuses, louaient leurs droits à des exploitans. Les coches de Blois, Touraine et Limousin avaient ainsi pour titulaire le Duc d’Orléans ; ceux de Flandres, l’Hôtel-Dieu de Paris, les Pères de la Mission, un auditeur des comptes, etc. Ces propriétaires nominaux prenaient, en cas de besoin, le fait et cause de leurs fermiers : de nouvelles « calèches » à 4 chevaux ayant été inaugurées (1667) sont aussitôt saisies, « avec défenses d’en plus mettre en service, » par l’agent des propriétaires de coches, carrosses et carrioles, lesquels, d’après un arrêt du Parlement » sont « les chrétiens esclaves de Tunis et Alger en Barbarie, les pauvres enfans trouvés de la ville et faubourgs de Paris, les forçats et galériens des galères du Roi, le grand Hôpital général, les religieuses Carmélites du faubourg Saint-Jacques, » etc. en langage moderne, ce serait l’Assistance publique, propriétaire d’un chemin de fer, faisant un procès en concurrence déloyale.

Procès entre les bateliers et les maîtres de poste : les premiers sont contraints de payer une indemnité pour toute personne qui s’embarquera « et qui aurait couru la poste. » Aux maîtres de poste était également dû par les loueurs de voitures indépendans un droit de 30 francs par personne, mais seulement sur les routes postales. Au contraire, sur le chemin de Versailles à Paris, règnent sans partage les fermiers des « carrosses suivant la Cour. » Ailleurs, et par exemple sur la route de Castres, une chaise à deux chevaux louée par le maître de poste de Dax est confisquée par les fermiers des « Carrosses et Messageries » comme attentatoire à leur monopole. Un même sort est réservé aux loueurs de chevaux qui, « feignant d’ignorer les lois, établissent des relais pour aller le train de la poste ; » il est vrai que ces relais privilégiés sont eux-mêmes battus en brèche, au nom de la liberté, par les autorités locales ou les Etats provinciaux.

Un voiturier de Dieppe qui a laissé monter dans sa charrette, moyennant 2 fr. 25 centimes, trois personnes pour les conduire de Paris à Saint-Germain, surpris par le contrôleur ambulant de la ferme des voitures, est heureux de s’en tirer avec une amende de 216 francs. Ces contraventions ne sont pas moins fréquentes pour les marchandises : le courrier de Lyon avait apporté, de cette ville jusqu’à Charenton, six paniers de truffes, deux bannettes d’artichauts de Gênes et un baril d’huile. Le fermier général des messageries de Lyon fait saisir ces denrées et condamner le courrier à 300 francs de dommages-intérêts. Dommages-intérêts et amendes sont aussi infligés aux coches d’eau de Nogent, pour avoir voiture « des marchandises de poids » venant de Montereau, au préjudice des coches d’eau de Montargis qui seuls étaient fondés à faire ce transport ; car ces monopoles, strictement limités, empiétaient volontiers sur les domaines les uns des autres.

Turgot mit fin à ces heurts, à ces querelles, à ces procès, en supprimant toutes les entreprises particulières (1775). La réforme était depuis longtemps dans l’air. Plusieurs de ces privilèges avaient été concédés gratis ; de ceux qu’il avait vendus à diverses époques le Trésor avait tiré des sommes dont le total modeste atteignait environ 2 millions de francs. On calculait en 1765 que leur produit net annuel montait à 1 500 000 francs, dont 800 000 constituaient le bénéfice des fermiers.

Ces chiffres, probablement un peu inférieurs à la réalité et auxquels il conviendrait d’ajouter le produit de la poste aux chevaux, n’en sont pas moins intéressans par contraste avec les 1 700 millions de francs, produits globaux de nos chemins de fer actuels. Même après l’établissement du monopole exclusif des Messageries, le bail de cette ferme générale, dans les dernières années de l’ancien régime, n’était que de 2 200 000 francs, et il en fut fait un autre au même prix en 1788, pour neuf années, que la Convention interrompit en décrétant d’abord la régie des transports par l’État, puis leur liberté complète.

Ce service des diligences, qui nous paraît si mesquin en 1789, aurait fait l’admiration des sujets de Louis XIV cent ans plus tôt (1691), lorsqu’il n’y avait qu’une voiture hebdomadaire à destination des plus grandes villes, sauf Strasbourg, Bruxelles et Lyon pour lesquelles le carrosse partait deux fois par semaine. A la veille de la Révolution, la diligence était devenue quotidienne pour Lyon ; Bordeaux avait le samedi une berline à 8 places, taxées 270 francs chaque, nourriture comprise, et 187 francs sans nourriture. Cette berline était le « rapide » de l’époque ; on y payait la vitesse. Pour les bagages aussi le « chariot » prenait 1 fr. 80 le kilo « eu égard à la diligence de la route, » — il mettait 10 jours, — tandis que le « carrosse, » plus lent, et surtout la guimbarde qui allait en Blaye en dix-sept jours, avaient des tarifs plus bas.

Lorsque Turgot arriva aux affaires, il se trouvait en France deux organismes distincts : les postes, qui avaient des chevaux et pas de voitures, les Messageries, qui avaient des voitures et peu ou point de relais. L’idée du ministre, qui paraît aujourd’hui assez simple, mais que personne avant lui n’avait eue, consista à atteler aux diligences les chevaux de poste dont l’emploi était jusqu’alors restreint aux courriers porteurs des correspondances et aux chaises de luxe. Celles-ci étant peu nombreuses, le métier de maître de poste n’était guère avantageux ; en guise de salaires, l’Etat les avait gratifiés d’une exemption totale d’impôt, limitée plus tard à SO hectares de terre, puis à 100 francs seulement, parce que souvent les chevaucheurs « tenant la poste pour Sa Majesté » n’étaient que les prête-noms de propriétaires locaux, qui se faisaient pourvoir du titre pour jouir de l’exemption.

Gagnant peu, l’effectif de leur cavalerie était assez mince ; les actes officiels constatent que bien des postes sont abandonnées par leurs titulaires ; les maîtres des relais voisins se voyaient forcés de faire doubles traites et, si les vacances se prolongeaient faute de candidats, les municipalités des lieux étaient tenues d’assurer le service. L’espèce chevaline ne comptait sans doute pas en France plus de 500 000 têtes, — au lieu des 3 millions d’aujourd’hui, — lorsque Turgot, pour exécuter sa réforme, manda devant lui les « maquignons » les plus expérimentés et leur proposa d’entreprendre la fourniture de 5 800 chevaux de forte race au prix de 720 francs chacun. Quoique l’affaire excédât 4 millions de francs, ils la refusèrent en disant « qu’ils ne croyaient pas qu’une si grande quantité de chevaux disponibles existât dans tout le royaume. » Le ministre se borna à inviter « les maîtres de poste qui avaient peu de chevaux, parce qu’ils sont établis sur des routes peu fréquentées, à s’en procurer davantage. »

Les chevaux se trouvèrent en effet, non sur cet avis platonique, mais en raison du supplément de clientèle que leur apportaient les nouvelles diligences : il était stipulé que, pour la charge de 900 à 1200 kilos, — représentant les voyageurs et les bagages, — à laquelle s’ajoutait le poids de la voiture vide, le nombre des chevaux attelés serait de 6 à 8. Au prix officiel de 31 centimes par cheval, plus les « guides » ou salaires des postillons, les frais de traction d’une diligence à six chevaux représentaient 2 fr. 40 centimes par kilomètre. Les huit places d’intérieur étant louées sur le pied de 40 centimes chacune par kilomètre, — soit 3 fr. 20 centimes, — auxquels s’ajoutait le produit des voyageurs d’impériale à 19 centimes et la taxe des bagages, l’ensemble des recettes paraît ménager aux fermiers des messageries un large bénéfice. Il est vrai qu’ils avaient à payer à l’État la redevance annuelle de 2 200 000 francs et que leurs voitures n’étaient pas toujours pleines sur la totalité du parcours.

Les commandans de maréchaussée eurent ordre de faire escorter la diligence dans les forêts, la nuit, par deux cavaliers ; un commis-conducteur, muni d’un « billet d’heure, » que les maîtres de poste étaient tenus de remplir à l’arrivée et au départ de chaque relais, eut pour mission d’assurer une vitesse de 8 kilomètres à l’heure « dans les chemins les plus difficiles. » Des inspecteurs avaient droit de réformer les chevaux incapables qui devaient être remplacés dans les trois semaines. Turgot se proposait de constituer, au moyen du prélèvement d’un sixième des recettes, un fonds d’indemnité pour les pertes de chevaux et de pension pour les employés. Il dut renoncer à imposer cette charge à l’exploitation nouvelle.

Le ministre fut accusé de perdre les auberges de France en multipliant les moyens de voyager rapidement ; bien que sur de grandes lignes, comme celle de Bordeaux, la diligence ait continué jusqu’en 1814 à s’arrêter la nuit pour repartir à 4 heures du matin. Quelques critiques chagrins reprochèrent aux Turgotines leur caisse trop étroite, leur marchepied trop haut et incommode pour les femmes ; néanmoins, les résultats obtenus excitèrent l’admiration des étrangers : les princes de Tour-et-Taxis, concessionnaires renommés des postes allemandes, étaient dépassés. « La diligence en France, » écrivait un Russe, Karamsine, « n’est pas plus chère et est incomparablement meilleure qu’en Allemagne. » Le changement de chevaux ne prend aucun temps, ils attendent tout harnachés devant la porte et souvent les voyageurs n’ont pas le temps de descendre ; « en 50 heures, nous avons parcouru 65 lieues, » allure du reste plutôt modérée.

Pourtant, au dire de l’Allemand Heinrich Storch, « quand la route est difficile, la distance entre les relais n’est que de deux lieues et, comme on change souvent de chevaux, on va toujours au galop. Les voitures, bien que très lourdes encore, ont été suspendues par des courroies. L’intérieur contient 10 personnes, 3 en avant, 3 en arrière, et 2 entre chaque partie latérale ; de chaque côté, une grande fenêtre et deux petites. Au milieu, il y a toujours assez de place pour installer une petite table et caser les chapeaux et petits paquets. Bonnes routes, bons chevaux, voitures commodes, tout est réuni pour rendre un voyage en France agréable au possible… Le milieu des routes françaises est pavé de pierres taillées en cubes qui forment le passage le plus uni et le plus résistant… »

Un ménage anglais, sir John Carr et sa femme, qui traversent la Normandie sous le Consulat dans une diligence, « produit de la première enfance de l’art des carrossiers, » sont étonnés de voir les sept petits chevaux, qui la traînent, trotter en faisant six à sept milles à l’heure. Le postillon monté sur le « porteur » de gauche, ayant à sa droite un limonier et un cheval « en galère » et guidant les quatre autres attelés par paire, conduit seul tout l’équipage. Son long fouet flexible à la main, un sale bonnet de nuit et un vieux chapeau à cocarde sur la tête, il a les jambes plongées, en guise de bottes, dans de longs tubes rigides de bois et de fer rembourrés à l’intérieur. Sur l’impériale, le conducteur responsable de la sécurité des bagages ; à l’avant ou aux portières galopent, coiffés du casque romain, quelques chasseurs pour tenir les brigands en respect.

Telle demeura sous le premier Empire la diligence chantée par Désaugiers, qui, de la rue Notre-Dame des Victoires, à Paris,

Part pour Mayence,
Bordeaux, Florence
Ou les Pays-Bas…
Adieu mes petits !
Les chevaux hennissent,
Les fouets retentissent,
Les vitres frémissent,
Les voilà partis…

Chaque matin, à cinq heures, ce quartier général des Messageries était témoin de plus d’épisodes émouvans, niais ou gais, que n’en offrent toutes nos gares actuelles. Les adieux des personnes qui se quittaient pour aller à 50 lieues étaient plus déchirans que ceux des passagers qui s’embarquent présentement pour la Chine. Les silhouettes que dessine en 1813 l’Hermite de la Chaussée-d’Antin : l’actrice, engagée pour une tournée de province, voyageant dans l’intérieur avec son « entrepreneur de succès, » ou claqueur, dans le panier ; le débiteur fugitif, que quatre recors munis d’une contrainte viennent, au moment où l’on ferme les portières, inviter à se rendre à Sainte-Pélagie ; le barbon à qui sa gouvernante ôte soigneusement sa perruque et frotte la tête avec une flanelle, sont des espèces qui semblent plus que centenaires.

Mais c’est surtout le nombre des voyageurs qui a changé : lecture était donnée à l’Institut, en 1824, d’un mémoire constatant triomphalement « qu’en 1776 il existait 27 coches offrant 270 places, tandis qu’aujourd’hui nous possédons 300 voitures pouvant contenir 3 000 voyageurs. » Notre « aujourd’hui » à nous compte, sur l’ensemble des réseaux français, 12 400 trains de voyageurs par jour, dont plus de 800 au départ de Paris. Pour aller à Lyon, par exemple, le public dispose quotidiennement de 6 000 places, au lieu de 44 en 1850, de 16 en 1810 et de 7 en 1790.

Dans leurs 31 000 wagons de toutes classes, remorqués par des locomotives dont la puissance sans cesse grandissante, de 150 chevaux au début, atteint maintenant 850 chevaux-vapeur, l’ensemble des chemins de fer français qui, sous Louis-Philippe, voituraient annuellement 112 millions de voyageurs-kilométriques, en d’autres termes 1 million de voyageurs faisant chacun une centaine de kilomètres, transportent aujourd’hui 17 milliards de voyageurs-kilométriques, c’est-à-dire 170 millions de personnes accomplissant un parcours moyen annuel de 100 kilomètres.

Et tandis que leur clientèle devenait 170 fois plus nombreuse, le prix, dans nos véhicules modernes, s’abaissait des neuf dixièmes : au lieu des 40 centimes par kilomètre que coûtait une place d’intérieur dans les diligences de l’ancien régime, il n’est perçu par les chemins de fer actuels que 04 centimes en moyenne, impôt compris. Il paraît au premier abord invraisemblable, — bien que, sur 100 voyageurs, il y en ait 72 de troisième classe, 21 de seconde et 7 seulement de première, — que la moyenne ressorte à 4 centimes par kilomètre, lorsque les tarifs sont respectivement de 5, 7 et demi et 11 centimes, pour les trois classes du réseau français. Cela tient à ce que, par suite des réductions consenties sur les aller et retour, abonnemens, trains déplaisir, billets de famille, enfans, etc. un tiers seulement des voyageurs paient le prix intégral.

Quant à l’Etat, qui encaissait, au temps de Louis XVI. 2 200 000 francs de la ferme générale des messageries, il reçoit aujourd’hui des chemins de fer 150 millions d’impôts sur les transports, les titres, etc. sans parler des 85 millions d’économies que lui procure le cahier des charges sous forme de transports gratuits.


III

Cette révolution bienfaisante, — et c’est là son caractère commun avec la plupart de celles que la science a suscitées, — égalise les jouissances en les multipliant. Au riche, au bourgeois aisé, elle n’a porté nul préjudice, puisqu’il va plus vite et à moindre prix ; mais elle lui a enlevé le privilège de sa fortune en donnant à tous la faculté de voyager à bon marché, commodément et avec la même rapidité. C’est un mouvement inverse à celui qui s’était produit depuis le moyen âge jusqu’au XVIIIe siècle, où l’écart n’avait cessé de grandir entre les classes sociales au point de vue des modes de locomotion.

La duchesse de Nemours, « magnifique, dit Saint-Simon, et qui sentait fort sa grande dame, » part de Paris pour Neuchâtel en Suisse dans sa chaise à porteurs, « avec force carrosses, grands équipages et un chariot derrière rempli de 16 porteurs pour relayer. » A cette manie de se singulariser la France de 1699 offrait des obstacles naturels devant lesquels il fallut plier. Quand les chemins devenaient trop mauvais, on plaçait la chaise sur un chariot. La princesse, au retour, usa tout bonnement d’une voiture et d’un bateau depuis Auxerre ; mais elle reprit sa chaise pour rentrer à Paris dans son hôtel, environnée de 12 valets de pied et escortée de trois carrosses. Pour unique qu’elle soit, cette folle équipée révèle l’état d’âme d’une époque et d’un milieu.

Pour les gens de qualité, atteler alors six chevaux à leur carrosse de voyage n’était pas un luxe inutile ; il en restait souvent en route : un cheval se noyait à l’abreuvoir ; deux jumens dételées, après une chute, s’échappent et l’on ne sait ce qu’elles sont devenues. Pareilles mésaventures sont plus rudes que l’éclatement d’un pneu d’automobile aujourd’hui. Mme de Sévigné conte son voyage de Dol, très heureuse, bien qu’elle ait versé deux fois dans un étang avec son cousin de Coulanges, qui sait parfaitement nager et l’a tirée d’affaire « sans accident, » dit-elle, c’est-à-dire sans que personne y restât ; le reste comptant pour peu de chose. Une autre fois, à la descente de la Loire, le corps du grand carrosse mis sur le bateau devient pour la marquise cabinet de lecture ambulant, cuisine aussi, car il s’y trouve un petit fourneau et l’on mange sur une planche. Que peut-on souhaiter au delà ! « Voyez un peu, écrit-elle, comme tout s’est raffiné sur notre Loire (1680). »

Le citadin du XVIIIe siècle, médiocrement fortuné, se rendait à sa maison de campagne en charrette à bœufs ou sur une monture affublée d’une vaste selle garnie de tout un attirail de sacoches et de portemanteaux. Pour les longs parcours, on cherchait des associations : « Une dame très honnête, disent les Annonces-Affiches de 1788, voudrait trouver une place pour aller, ces jours-ci, à frais communs, à Poitiers ou à La Rochelle. » Nombre d’insertions de cette sorte paraissent dans chaque numéro. Mais un seigneur comme le duc de Croy, quittant Paris pour son château de l’Hermitage en Flandre, accompagné de tous ses gens et de ses chevaux de main, partait en quatre voitures, dont une pour son fils avec sa nourrice et ses deux gouvernantes.

Dans leurs déplacemens ordinaires, les gens riches prenaient la poste. Ce mot de « postes », synonyme pour nous d’organe de transmission des lettres, avait à l’origine un tout autre sens. Il désignait des relais à organiser de distance en distance, pour louer des chevaux aux coureurs du Roi et forcer les envoyés des princes étrangers à n’en pas louer d’autres, afin que leur passage étant ainsi partout signalé, ils ne pussent s’écarter de leur route. Mesure de commodité gouvernementale et de police diplomatique, tel fut en 1464 le but que visait un arrêt du conseil de Louis XI, où l’histoire a, bien à tort, voulu trouver l’institution de la « Poste aux lettres. »

Les messagers qui, depuis longtemps, portaient les lettres des particuliers en demeurèrent exclusivement chargés pendant près de deux siècles. Ils partaient, les uns à date fixe, les autres à leur convenance. Malherbe écrit de Caen (1621) : « Il n’est pas de nos messagers comme de ceux des autres universités qui ont leurs journées réglées. Les nôtres n’ont ni gages, ni privilèges, et, par conséquent, ils font leur voyage quand cela leur semble bon ; mais, pour cela, ils ne laissent pas d’être souvent à Paris, et sans une malchance extraordinaire il est malaisé qu’on aille au Fer-à-Cheval (rue Aubry-le-Boucher) sans y trouver quelqu’un. » Ce fut seulement à partir de 1653 que le port des « ordinaires, » facultatif depuis une vingtaine d’années, devint obligatoire pour les maîtres de poste ; obligatoire en théorie du moins, car le nouveau système mit cent ans à se généraliser : de Lyon à Marseille et à Montpellier, on ne commença que sous Louis XV, en 1741, à confier le service des malles de lettres aux maîtres de poste, tenus de fournir les chevaux nécessaires.

Jusqu’à la fin de la monarchie, bien que passagèrement réunies sous une direction unique, la poste aux lettres et la poste aux chevaux demeurèrent distinctes. Cette dernière, la seule dont nous nous occupions aujourd’hui, mit elle-même près de 150 ans à prendre corps : il était facile de nommer un conseiller, grand maître des coureurs de France, et de lui attribuer des gages de 64 000 francs, supérieurs, si tant est qu’ils aient jamais été payés, au traitement de notre ministre des Postes et Télégraphes ; mais il l’était beaucoup moins, au XVe siècle, d’établir, d’un trait de plume, « de 4 en 4 lieues, personnes séables pour entretenir 4 ou 5 chevaux de légère taille, bien enharnachés et propres à courir le galop. » Ces maîtres de poste, tenus de monter en personne, devaient être payés sur le pied de un franc par kilomètre « pour chaque cheval qu’ils bailleront, y compris celui de la guide qui conduira le courrier. »

Le tout demeura sur le papier durant quelque cent vingt ans. Avant les soi-disant Postes de 1464, il y avait déjà des « stations de gîtes » confiées à des « Maîtres tenant les chevaux courant pour le service du Roi. » Ces « chevaucheurs de l’écurie, » si l’on admet que les deux titres fussent synonymes, auraient augmenté sous Louis XI, puisqu’ils étaient, en 1483, au nombre de 234 portant les armes royales en enseigne sur l’épaule. Réduits à 120 sous Charles VIII et Louis XII, ils avaient pour chef le valet de chambre Jean du Mas, seigneur de Saint-Hilarion, qualifié de « contrôleur général des postes. »

Brusquet, le bouffon de Henri II, commandait à un personnel à peu près égal. Il avait eu l’idée d’organiser, à Paris, une poste d’environ 100 chevaux, — « capitaine de cent chevaux légers, » comme il s’appelait en riant, — loués 10 francs par jours aux Français et 12 fr. 50 aux étrangers. Il s’enrichit fort à ce trafic, « car, dit Brantôme, il n’y avait pour lors nulles coches de voiture, ni chevaux de relai comme pour le jourd’hui, ni de louage que fort peu. » D’après un état de 1584, il existait 241 a maisons de postes, où devaient se trouver toujours 2 chevaux et 2 hommes pour porter le service du Roi. » Ce n’était guère et l’on voit un édit de 1625 insister pour qu’il fût établi des relais espacés de 4 en 4 lieues, ce qui n’advint que plus tard et fort lentement.

Les chevaux manquaient au début du règne de Henri IV : « Nos sujets ne peuvent vaquer à leurs affaires, dit un document de 1597, sinon en prenant la poste, qui leur vient à excessive dépense, ou les coches, qui ne peuvent être établis partout et sont d’ailleurs si incommodes que peu de personnes veulent s’en servir... » Or courir la poste à franc étrier n’était pas jugé non plus très confortable.

Ce fut une date dans l’histoire des transports (1665) que l’invention de la « chaise, » ou mieux du fauteuil à deux roues, porté sur un châssis, auquel les gens délicats et opulens purent atteler, sinon les bidets réservés aux cavaliers, du moins des malliers de plus forte espèce. Cette idée surprit tout le monde par sa nouveauté. Elle appartenait au marquis de Crenan, grand échanson, qui en tira bon parti en vendant, — 1 000 francs la pièce, — ou en louant, à tant le kilomètre, les véhicules qu’il avait fait construire. Très vite il fut dépassé ; à la « chaise de Crenan » succéda le « soufflet » à deux places. Puisqu’on courait la poste en voiture, pourquoi ne pas la courir à deux ? L’autorité intervint : défense formelle de se mettre deux dans un « soufflet, » ce qui « causerait la destruction des chevaux et la ruine des postes. »

La clientèle aristocratique n’en tint compte ; bien mieux, elle eut « la folie » de remplacer la chaise à deux roues par une berline. Pareil désordre pouvait-il être toléré ? » Depuis quelque temps, dit une ordonnance royale de 1708, plusieurs particuliers ont introduit l’abus de faire atteler à des voilures à quatre roues, dites berlines, 4 chevaux de poste avec lesquels ils prétendent faire la même diligence que dans les chaises à une personne seulement ; outre la pesanteur de ces voitures, elles sont encore chargées de coffres, de malles et de laquais derrière ; en sorte que les chevaux de poste, trop faibles pour tirer lesdites voitures, succombent (?) et que les routes les plus fréquentées du royaume se trouvent démontées... » Il était en conséquence interdit à la poste de donner des chevaux pour les berlines,... « à moins que leurs maîtres n’eussent une permission expresse, » qui sans doute ne leur a jamais fait défaut.

Pareilles prohibitions se renouvellent périodiquement jusque vers 1725, où, sans doute, l’autorité s’avoua vaincue. Il en fut de même pour les bagages mis sur les chaises de poste, dont le poids avait été longtemps limité à 50 kilos ; l’excédent, après pesage réglementaire, devant être ôté. Les voyageurs étaient d’ailleurs responsables des bêtes qui, par leur faute, éprouvaient quelque dommage. Sur un placet présenté au Roi par le maître de poste de Villepreux, le duc de Saint-Simon, alors mestre de camp de cavalerie, recevait du secrétaire d’Etat de la guerre ordre de Sa Majesté de « satisfaire » ce maître de poste auquel il avait crevé un mallier.

Le gouvernement avait intérêt à protéger le monopole, il en surveillait l’exercice, et par là se tenait au courant du mouvement des voyageurs étrangers dans le royaume. En certaines occurrences, il suffisait, pour arrêter toute communication, d’envoyer défense à toutes les postes « de donner des chevaux sans billet. »


IV

Les maîtres de poste de Louis-Philippe, dont certains, aux environs de Paris, entretenaient 80 et 100 chevaux dans les années qui précédèrent la construction des chemins de fer, nous donneraient une idée très fausse de leurs prédécesseurs d’avant 1789. Quoique la vitesse eût augmenté depuis le règne de Louis XIII, où la règle était de faire deux lieues, l’hiver en une heure et demie, l’été en une heure, on n’était pas sûr d’aller grand train, même à la fin de l’ancien régime, en dehors des grands chemins de Paris aux principales villes du royaume. Sur les routes transversales ou secondaires, la poste, tenue par un aubergiste-cultivateur, disposait de quelques chevaux qui travaillaient aux champs et qu’on allait y chercher en cas de besoin. Souvent, dans les provinces du Midi, les chevaux étaient remplacés par des mules, solides, mais très lentes.

Lors des déplacemens de la Cour au XVIIIe siècle et par exemple pendant le séjour du Roi à Fontainebleau, c’était une affaire d’assurer les communications avec Paris et Versailles. Il fallait emprunter des chevaux de toutes les routes à vingt lieues à la ronde. On serait surpris de la difficulté de réunir à cette époque un effectif assez modeste en somme d’animaux de selle et d’attelage, si l’on ne savait combien les écuries des maîtres de poste étaient peu garnies. Nous pouvons nous en rendre compte en lisant les rapports des inspecteurs au ministre des Affaires étrangères, M. de Torcy, chargé de la surintendance (1702) : aux environs de Paris, Le Bourget, avec 27 chevaux, était le mieux monté de toute la France. Soissons et Metz viennent ensuite avec 20 têtes (14 bidets et 6 malliers), puis Lyon et Limoges avec 17 seulement. Reims, Nevers, Essonne et Verdun ont chacun 15 chevaux, mais beaucoup de ces animaux ne valent pas grand’chose : sur les 13 recensés à Meaux 4 malliers et 2 bidets sont « tout à fait ruinés ; » sur les 10 de La Ferté-sous-Jouarre 9 ont « les jambes fort travaillées. « Les. routes sont mauvaises, quelques-unes inondées ; prétend-on passer par les champs riverains, les habitans, furieux, vous jettent des pierres ; à Thionville l’inspecteur en a reçu.

Les postes n’étant pas destinées aux résidens mais aux passagers, on s’explique que des chefs-lieux de province ne soient pas mieux garnis que de simples villages, qu’Orléans n’ait que 11 chevaux tandis que La Ferté Saint-Aubin en a 13 ; Moulins, Fontainebleau ont 10 chevaux, Mézières en a 7, Clermont-Ferrand 6, Châteauroux 5, Riom, 3.

Ce dernier chiffre, exceptionnel sur les lignes de l’Est et du Centre, où la moyenne est de 9 chevaux, est assez fréquent dans l’Ouest ; non seulement il se voit en Normandie des postes de 2 chevaux, — Bernay, Laigle, Mortain, — et de 3 ou 4, — Argentan, Falaise, Avranches, Pontorson, Séez, — mais les chiffres médiocres des bonnes villes, — Caen 8 chevaux, Alençon 6, — indiquent que dans cette région la poste n’est guère achalandée. L’inspecteur, après 6 lieues de trajet depuis Caen, arrive à Bayeux où, dit-il, il ne trouve ni chevaux ni personne pour en fournir : même aventure à Tinchebray, à Condé-sur-Noireau, où la poste est abandonnée ; parfois le titulaire, prévenu d’avance, rassemble au hasard trois quadrupèdes, d’ailleurs incapables de service, et quelques mauvaises selles pour simuler l’écurie qui doit justifier son titre et son privilège. Par ces documens officiels, nous apprenons combien sommaire était encore l’organisation de ce temps-là.

Elle ne laissait pas de souffrir déjà des vices inhérens à toute entreprise de transport, et nos contemporains qui déplorent la disparition fréquente des colis-postaux de gibier, confiés aux compagnies de chemins de fer, liront sans étonnement que, dès 1702, les postillons de la route de Verdun volaient les gelinottes que les pourvoyeurs du Roi faisaient venir de Lorraine pour Sa Majesté.

On s’explique, d’après ce qui précède, que parfois, sur les meilleures routes postales, lorsque le voyageur pressé arrivait au relais, l’écurie se trouvât vide ; il obtenait, en payant doubles guides au postillon, de continuer avec le même attelage en « brûlant un relais. » Si la même pénurie se reproduisait, comme un postillon ne pouvait, aux termes du règlement, être forcé d’aller plus loin, il fallait attendre dans un bourg perdu et dans une mauvaise auberge. Cette absence des chevaux est liée aux péripéties usuelles des romans d’aventures au XVIIIe siècle. L’amoureux qui enlève sa belle ou le personnage qui veut se soustraire aux recherches, enlève aussi les chevaux d’une ou de deux postes, pour arrêter ceux qui le poursuivent. Pour faire perdre sa trace, il renvoyait les chevaux en plein champ et allait reprendre une autre poste transversale.

Seuls les courriers des malles de lettres, marchant nuit et jour, trouvaient à n’importe quelle heure un postillon de garde qui les attendait avec des chevaux tout sellés ; ce courrier prenait dans son a briska, » à côté du poisson dont il faisait commerce, un compagnon ainsi transporté rapidement à prix réduit. Plus tard, il disposa d’un coupé à trois places, toujours retenu longtemps d’avance, et occupait lui-même avec ses dépêches le « cabriolet » avant ; tel le « courrier de Lyon » assassiné en 1796. Sous le Consulat, an IX, les recettes faites dans les voitures-malles montèrent à 240 000 francs.

Les voyageurs qui ne voulaient pas peintre de temps au relais se faisaient précéder d’un postillon à cheval, ayant mission de veiller à ce que tout fût prêt à leur arrivée ; les autres en étaient quittes pour réveiller le maître de poste, dont la femme ou la fille les aidaient, s’ils avaient faim, à confectionner un plat d’œufs ou à griller des côtelettes.

La poste avait ce privilège qu’on devait laisser à ses postillons en habits bleus, galonnés et bordés de rouge, le milieu pavé de la chaussée. Le claquement de leur fouet, mêlé au bruit joyeux des grelots, faisait écarter les autres voitures. Lorsque deux chaises voyageant en sens inverse se rencontraient entre deux relais, on faisait un échange de chevaux et de postillons ; si les chevaux arrivés au relais ne trouvaient pas de voiture de retour, ils revenaient haut le pied à leur résidence. Les relais étaient espacés de 16 à 20 kilomètres, soit deux postes à deux postes et demie ; quoique les voyageurs eussent en leur possession le livre de poste, où se trouvaient marquées toutes les routes de France et de l’étranger, avec indications des relais et des prix, comme nous avons aujourd’hui le Livret-Chaix et l’Indicateur des chemins de fer, le règlement avec les postillons toujours gais, généralement polis, mais souvent ivres, n’en était pas moins ennuyeux et compliqué. Le tarif variait suivant le nombre des chevaux, des postillons et le type des véhicules.

Ceux-ci sont tantôt des « Amadis » ou « solitaires » à une place, — le propriétaire envoyait ses malles par la diligence, ne gardait qu’un portemanteau et partait en robe de chambre et en bonnet de nuit, — tantôt des cabriolets « à cul de singe, » des chaises à deux places montées sur ressorts « à écrevisse, » avec avant-trains ajoutés à volonté, tantôt des « dormeuses, » des « birouches, » diligences anglaises, des berlines à quatre portières « avec glaces coulant à fond, » des « gondoles, » ainsi nommées à cause de leurs caisses ovales, ou du mouvement que la vitesse leur communiquait en les faisant ondoyer comme des barques sur leurs longues soupentes.

La chaise à deux roues comportait deux chevaux seulement ; mais, si elle était occupée par deux voyageurs, un cheval supplémentaire était théoriquement obligatoire. On transigeait en le payant un peu moins cher, bien qu’il ne fût pas fourni. Ce troisième cheval que l’on paie toujours et que l’on ne voit jamais était un sujet de plaisanterie courante. Pour être mené rondement, le plus sûr était de donner « doubles guides » aux postillons qui, dans ce cas, ne quittaient pas le galop.

Les touristes ne voyageant pas la nuit faisaient rarement plus de vingt lieues. Le docteur Smollet est de ce nombre ; s’il court la poste de Paris à Lyon sur la fin du règne de Louis XV, c’est par souci de confort et non de rapidité ; il veut se lever, manger et se coucher à ses heures et à sa guise, bien qu’il grogne platoniquement sur les prix : « Le maître de poste fournissant seulement les chevaux et les guides, vous devez, dit-il, vous munir d’une bonne voiture ; si quatre personnes prennent place vous êtes obligé de prendre 6 chevaux et 2 postillons. » C’est dans cet équipage que Smollet quitte Paris, son domestique galopant derrière sa berline, ce qui ne coûte pas plus cher que de le faire asseoir sur le siège, où sa présence eût légitimé la taxe supplémentaire d’un cheval.

« Vous payez double pour le premier relais au sortir de Paris et quadruple pour le relais de Fontainebleau, quand la Cour y séjourne, ainsi que pour le relais d’arrivée à Lyon. On appelle cela la poste royale, et c’est sans aucun doute une scandaleuse exaction. Le peuple de ce pays dîne à midi, et les voyageurs trouvent toujours un ordinaire préparé à chaque auberge. Ils s’assoient à table d’hôte et dînent à tant par tête… » En général 3 fr. 50 le dîner et 4 fr. 50 le souper, compris le logement. « Si vous mangez dans votre appartement, ces chiffres doublent. Ma famille et moi nous ne pouvions nous passer de notre thé et de nos toasts le matin, et je n’ai pas un estomac à manger à midi. Pour ma part, je déteste la cuisine française et l’abominable ail avec lequel tous les ragoûts, dans cette partie du pays, sont fortement assaisonnés. Nous fîmes un plan différent : avant de quitter Paris, nous achetâmes un stock de thé, chocolat, langues préparées ou saucissons de Bologne ; à 10 heures du matin nous arrêtions pour le breakfast à quelque auberge où l’on trouvait pain, beurre et lait ; nous y commandions aussi un ou deux poulets rôtis que l’on plaçait dans le coffre de la voiture, avec pain, vin et eau. À deux ou trois heures de l’après-midi, pendant qu’on changeait les chevaux, nous étalions la nappe sur nos genoux et nous dînions sans cérémonie, en y joignant un dessert de raisin. »

Ce voyage, en comptant la location de la voiture, — 480 francs, — et toutes les dépenses de route, revint à 1 920 francs.


V

La première auberge où se présente la famille Smollet, à son arrivée à Lyon, lui demande 27 francs par jour « pour un appartement composé de trois médiocres chambres au troisième étage, » plus 72 francs pour le souper et le diner et 7 francs pour son domestique. « J’en aurais eu pour 106 francs par jour sans compter le breakfast et le café de l’après-midi. Je fus si suffoqué de cette volerie que, sans répondre un mot, nous nous fîmes conduire à une autre auberge où je suis maintenant. Je paie 75 francs par jour, je suis très mal logé et très médiocrement nourri ; j’aurais pu économiser moitié en mangeant comme et avec tout le monde ; mais c’est un plan que ni ma santé, ni celle de ma femme, ne me permettait de suivre. »

Les loyers étaient chers à Lyon et ils augmentèrent fort sous Louis XVI ; celui de l’hôtellerie du Parc, la plus fréquentée de la ville, passa, de 1778 à 1787, de 22 000 à 40 000 francs. Sans doute les prétentions des hôteliers lyonnais avaient haussé depuis le XVIe siècle, où Erasme, surpris de leur bon marché, déclarait ne pas comprendre comment ils peuvent traiter avec cette abondance pour un prix si médiocre : « On croirait, dit-il, qu’ils y mettent du leur plutôt que de chercher à amasser du bien. » Il n’en était pas de même des « hôtes » d’Allemagne, gens de qualité parfois qui, toujours au dire d’Erasme, se montraient arrogans vis-à-vis de la clientèle et lui mettaient volontiers le marché à la main : « Si vous n’êtes pas contens, vous tenez le remède, allez ailleurs. »

En Suisse au contraire, Montaigne se montre fort satisfait des hôtels où, dans les salons appelés « poêles, » tendus de cuir gaufré et ornés de volières, on joue de l’orgue, de la viole et de l’épinette. « Lorsqu’on arrive dans une auberge suisse, écrit cent ans plus tard (1682) le bénédictin Mabillon, l’hôte et l’hôtesse vous tendent la main et vous assurent qu’il ne pouvait venir personne chez eux qui leur fût plus agréable. » Ces bons procédés n’empêchaient pas que, dans la salle à manger, les mouches étaient en si grande abondance qu’il fallait s’en défendre avec un petit balai.

Les mots, suivant les caprices de la langue, se renouvellent plus ou moins vite que les choses ; tantôt les mêmes choses se sont exprimées suivant les époques par des mots différens ; tantôt des mots immuables continuent à désigner des choses transformées. C’est ainsi que le mot d’ « hôtel » s’est maintenu de l’Hôtel-Dieu à l’Hôtel-Palace, bien que les rites de l’hospitalité et aussi sa forme et ses prix aient changé depuis 700 ans. L’hôte, sacré pour les peuples antiques, n’est plus regardé de nos jours comme « envoyé des dieux » que par les aubergistes dont il alimente le commerce. Les nations civilisées sont peu tendres aux nomades pauvres, dits « vagabonds ; » c’est chez elles désobéir à la loi que de ne pas demeurer quelque part. Aux nomades riches, dits » cosmopolites, » l’abri tarifé que réservent les caravansérails modernes n’a rien de commun avec celui que nos pères trouvaient dans les « hôtels » ou, quand ce terme aristocratique fut passagèrement proscrit à l’époque révolutionnaire, dans les « maisons d’étrangers. »

Un édit fiscal de 1628 imagina, sans succès d’ailleurs, d’ériger en offices héréditaires la profession des hôteliers ; cela n’eût pas égalisé leurs talens ni leur humeur dont les jugemens contradictoires des voyageurs nous attestent l’extrême variété. « Avec quelle joie le soir, quand vient la fin de l’étape, dit un bourgeois du temps de Richelieu, n’aperçoit-on point l’hôtellerie et comme on admire la prudence et humanité de celui qui, premier, inventa de bâtir semblables lieux sur les grands chemins où un homme harassé, et mouillé, quoique étranger et inconnu, est aussi bien traité qu’en sa maison. » Il n’était pas toujours aussi bien traité, lorsque « la belle hôtesse a pratique avec des garnemens qui, la nuit, dévalisent les voyageurs. »

Les maîtresses d’hôtel, servantes, etc. écrit un Anglais sous Louis XV, « n’accueillent pas les étrangers avec complaisance, ne viennent pas à leur rencontre ; il faut demander plusieurs fois une chambre pour l’obtenir !... » Au contraire, un Italien, la même année (1763), vante la chère que l’on fait dans nos auberges, la promptitude avec laquelle on est servi, les lits excellens, l’air modeste de la personne qui vous sert à table, personne la plus accomplie de la maison, dont le maintien et les manières inspirent le respect au libertin le plus éhonté. Qui voit avec plaisir les valets en Italie avec leur effronterie et leur insolence ? De mon temps, on ne savait en France ce que c’était que surfaire ; c’était véritablement la patrie des étrangers. »

Tout flatteurs qu’ils soient pour notre amour-propre national, ces éloges ne sauraient être acceptés sans réserve : à Tours, en 1784, une voyageuse ne trouve pour souper que « les restes d’une carpe laissée sans doute par de précédens convives auxquels l’odeur avait suffi ; » elle préfère se contenter d’un morceau île pain. Un déjeuner composé a de deux petits pains, d’un peu de beurre, de trois cuillerées de lait, de sucre jaunâtre et d’eau bouillante (j’avais mon propre thé), nous est compté 8 francs et tout à l’avenant. » La propreté de l’hôtel Saint-Julien, à Nantes, laissait gravement à désirer : « nos lits fourmillaient de punaises, ma femme de chambre et moi en tuâmes 64 ; deux jours après, on démonte les lits et on tue près de 400 punaises ; jamais, depuis le commencement de notre voyage, nous n’en avions vu en telle abondance. « Chaque nuit, pendant une semaine de séjour, leur massacre partiel continua avec succès.

C’est d’hier ou d’avant-hier seulement, depuis le regain de clientèle apporté par la circulation automobile, que les punaises ont disparu dans les petites villes ; il y a longtemps en revanche qu’à Paris un patron n’offre plus, comme sous Louis XVI aux voyageurs de l’hôtel d’York, rue Jacob, ce divertissement délicat et gratuit de voir danser ses domestiques dans la grand’salle.

Un touriste actuel ne noterait plus, comme Gaspard Dollfus en 1663, que l’hôtellerie de Flandres à Paris est un bon gîte, parce qu’ « il s’y trouve seul dans une belle chambre avec un lit bien monté ; » la jouissance d’une chambre et d’un lit nous paraissent banales et constituant pour chacun le minimum de confort et de mobilier. Erreur ! Sans parler des petites auberges comme celle où Mme de Sévigné ne trouvait pour lit que de la paille fraîche « sur quoi, raconte-t-elle, nous avons tous couché sans nous déshabiller, » les lits étaient généralement en nombre inférieur à celui des hôtes ; d’où nécessité de coucher souvent avec des inconnus.

L’expression de « mauvais coucheur » ne se prenait pas jadis au figuré ; car lorsqu’on avait, par une civilité assez ordinaire, « offert la moitié de son lit » à un survenant tardif, affligé d’un naturel égoïste ou agité, on risquait de passer une nuit sans sommeil. Et comme la pièce principale, qui servait aussi de salle à manger, était toujours garnie de plusieurs lits on se trouvait, en cas de presse, sept ou huit voyageurs de différens sexes à coucher dans la même chambre. Que les gens aisés apportassent leurs draps lorsqu’ils avaient à passer la nuit dans de médiocres bourgades, on ne s’en étonnera pas ; mais qu’à Versailles, sous Louis XV, le maréchal de Croy, descendu à l’hôtel Fortisson, mentionne, comme une chose toute naturelle, qu’étant accompagné de deux autres personnes, il fait venir des lits de Saint-Germain, voilà qui nous éclaire sur le degré d’indigence du mobilier dans les auberges des plus grandes villes.

« Les meubles y sont en général si mauvais, disait Arthur Young vers 1787, qu’un aubergiste anglais en ferait du feu ; il n’y a ni balai, ni sonnette, les domestiques sont sales, la cuisine est noire de fumée et les murs des autres pièces blanchis à la chaux ou couverts de vieilles étoffes qui sont nids à teignes et à araignées. » Nous devons à Locke, cent ans plus tôt, une description aussi peu séduisante des auberges de Boulogne et d’Abbeville qui, dit-il, « ne suffiraient pas à garantir un berger d’Ecosse contre les atteintes de l’air » et offrent, quoique mal closes, un assemblage d’odeurs nauséabondes. Grande bigarrure d’ailleurs : à Blois, la chambre de l’hôtel Gallère, où Louis XIV, dit-on, s’arrêtait lors des chasses, possède encore en 1765 un sopha en velours vert brodé, ses murs sont tendus d’étoffe magnifique tissée de soie et d’argent ; mais les portes et le plancher seraient tout au plus dignes d’une chaumière, les fenêtres d’une écurie et le plafond d’une grange. Au Havre, dans le meilleur hôtel, sur un sol carrelé et sans tapis, une table en bois blanc et quelques chaises communes voisinent avec deux beaux miroirs garnis de chandeliers.

Les prix de jadis, tels que nous les relevons durant sept siècles dans les comptes des voyageurs, sembleraient bien modestes, si nous les rapprochions de ceux de nos grands hôtels de Paris ou même de province ; mais c’est aux prix des auberges actuelles de chefs-lieux de canton où, disait naguère l’enseigne, « on loge à pied et à cheval, » qu’il faut les comparer, parce que c’est à ces auberges qu’ils correspondent. Encore les gros bourgs de notre république se piquent-ils de plus de raffinement, sur les détails de l’habitation ou de la nourriture, que ceux d’il y a cent vingt ame et il n’est pas de petite localité où l’on répondrait aujourd’hui comme en 1802 l’hôtelier d’Yvetot au dîneur qui demanda de la moutarde : « J’en suis désolé, citoyen, mais je n’en ai pas. Si vous étiez venu ici il y a seulement trois semaines, vous en auriez eu. »

Au moyen âge la différence de tarif entre les deux classes de voyageurs, — cavaliers et piétons, — ne représente pas seulement le fourrage et l’écurie du cheval, mais aussi, pour son propriétaire, un gite meilleur et un ordinaire plus copieux que celui de l’homme de pied : le premier payait 12 et 13 francs par jour lorsque le second n’en payait que 5. Suivant la qualité des hôtes et les prétentions des aubergistes, la dépense, par vingt-quatre heures, variait de 3 fr. 30 pour un laboureur retenu prisonnier de guerre (1425), 5 fr. 20 pour un « haut ménestrel » (1441), 7 et 8 francs pour des messagers et valets de prince, à 17 francs pour un magistrat accompagné de son clerc. Le duc de Bretagne, avec sa suite de 20 personnes, payait 105 francs à Saint-Omer (1361) ; soit par tête moins cher que le sieur de Gouberville dont la note était de 7 fr. 50 en Touraine (1554). Ces chiffres comprenaient diner, souper et coucher, un morceau de pain avec un coup à boire au matin et deux fagots par jour. Un repas seul coûte de 3 francs à Corbeil pour un journalier (1384) jusqu’à 6 francs à Rouen pour un gentilhomme (1422).

L’écart aux temps modernes augmente entre les prix comme entre les hommes, parce qu’il se crée des hôtelleries plus soignées pour les riches : celle de l’Ange, où logeaient à Paris sous Louis XII les ambassadeurs de Maximilien, était un piteux gite auprès des hôtels Britannique rue Guénégaud, de Mantoue rue Montmartre, ou de la Reine Marguerite rue de Seine, sous Louis XIV. Il existait encore des logis (1692) où l’on dînait pour 0 fr. 87 (5 sous), comme celui où descend en arrivant dans la capitale le Paysan parvenu de Marivaux, « petites auberges, dit ce personnage, à qui le mépris de la pauvreté a fait donner le nom de gargotes (?) » et de nos jours d’ailleurs l’on en trouverait d’analogues ; mais le prix de 1 fr. 75 (10 sous) passait au XVIIe siècle pour infime, puisque Boileau dit d’une dame brelandière qu’elle


... souffre des affronts que ne souffrirait pas
L’hôtesse d’une auberge à dix sous par repas.


Les bons hôtels coûtaient 4 fois plus : 7 francs ; les moyens avaient deux tables, l’une à 5 fr. 25, l’autre à 3 fr. 50. Quant aux jeunes élégans et aux personnes de distinction, c’est chez les baigneurs qu’ils descendaient avec leur laquais : le moindre logement y coûtait une vingtaine de francs ; pour un séjour d’une quinzaine il en coûte 1 210 francs au duc de La Trémoïlle, nourriture et pourboires compris.

Les auberges rurales prenaient en moyenne 8 francs par jour à la fin de l’ancien régime : au Faouet, en Basse-Bretagne, on dinait pour 1 fr. 50 avec du pain, de la soupe, du bouilli et une pinte de cidre et, pour 50 francs en Provence, au Pont-Saint-Esprit, on avait 4 chambres et souper pour quatre avec filets d’ours, truffes, dessert, punch et vin. A Lyon le Russe Karamsine paie 24 francs par jour et Arthur Young 16 francs à Nantes. Une famille anglaise de 5 personnes, accompagnée de 3 domestiques, passe vingt-quatre heures à Calais chez Dessein, l’hôtel le plus réputé du Continent, célébré par Sterne dans le Voyage Sentimental, où les servantes, coiffées de bonnets à barbes flottantes, sont mises à la dernière mode : la note monte à 180 francs, dont 30 pour le logement des maîtres, autant pour leur dîner, 28 francs pour 3 bouteilles de vin fin ; 4 bougies sont comptées 8 francs, le thé 12 francs, le service 18 francs.

A Paris, l’hôtel du Pont-Sans-Pareil, où descend le foi de Danemark sous Louis XV, l’hôtel de Tréville, rue de Tournon, où logea la suite de Joseph II lorsqu’il vint rendre visite à Marie-Antoinette, l’hôtel de Montmorency et l’hôtel du Parc Royal, rue Jacob, dont les appartemens valaient jusqu’à 935 francs par mois, n’étaient pas supérieurs par les prix seulement à leurs devanciers, mais aussi par le cadre et le traitement.

Sauf des couteaux de table, chose très difficile encore à obtenir sous le Consulat, à Paris comme en province, — chacun étant supposé apporter le sien, — le service était soigné ; il se voyait à l’Hôtel de Toscane, rue de Richelieu et, place de la Révolution, — aujourd’hui de la Concorde, — à l’Hôtel de Courlande, des appartemens luxueux à 520 francs par semaine, où les étrangers remplaçaient les anciens propriétaires dépossédés par l’émigration.


VI

Ces étrangers n’étaient pas bien nombreux ; Mercier nous fait sourire quand il écrit sous Louis XVI : « On n’a pas assez pourvu aux besoins des voyageurs, et cependant qui est-ce qui ne voyage pas aujourd’hui ? » Paris au contraire était si peu cosmopolite que la rareté de ses hôtes de passage les exposait à des voleries et les faisait bénéficier d’honneurs qui ont également disparu : M. et Mme Cradock, sujets britanniques, se plaignent qu’on leur ait indignement surfait les billets à l’Opéra ; en revanche, à la sortie, « notre qualité d’Anglais nous valut, disent-ils, d’être accompagnés par un détachement de Suisses jusqu’à notre voiture. » Nos visiteurs actuels ne peuvent s’attendre à pareilles politesses ; la garde municipale, tout entière sur pied, n’y suffirait pas. Le même couple va prendre des glaces dans un café du Palais-Royal et l’orchestre, sitôt que l’on eut deviné qu’ils étaient Anglais, attaqua le God save the king.

C’est sans doute parce qu’il n’y avait pas beaucoup de cavaliers ni de routiers au XVe siècle que le voyageur, passant à cheval dans les champs, avait alors le droit d’emporter autant d’épis qu’il en pouvait tenir dans ses mains durant une course rapide, ou qu’un charretier, traversant la route pendant la moisson, pouvait réclamer trois gerbes. La ville de Bâle envoie à Louis XIV une députation qui s’arrête vingt-quatre heures à Troyes, où ce passage est occasion de gros gala avec salves d’artillerie « que les lits en tremblent. » A l’auberge, défilé des bourgeois champenois devant les envoyés de Bâle. Il est permis aux dames d’aller à leur tour les voir souper. Elles y mènent leurs enfans « pour qu’ils se souviennent de ce jour et puissent en parler plus tard. » Souvenir mémorable en effet pour un citadin immobile du XVIIe siècle.

« Il m’a fallu, écrivait Gui Patin (1646), faire cet été trois voyages presque bien malgré moi, le premier en Beauce par delà Pithiviers, le deuxième dans l’Orléans même, et le troisième en Normandie. » Les princes eux-mêmes ne vont pas loin : Louis XV en 1749 montre la mer à Mme de Pompadour, qui ne l’a jamais vue. Ils se rendent au Havre, déplacement de treize ou quatorze jours. M. le comte de Saint-Florentin, ministre de l’Intérieur, n’ayant non plus jamais vu la mer, est du voyage. M. Rouillé, ministre de la Marine, qui lui, — espérons-le du moins, — avait déjà vu la mer, précède le Roi au Havre pour le recevoir.

Les hôtes jeunes et gais du prince de Condé à Chantilly sont plus remuans ; s’il leur vient en tête d’aller voir la mer, ils partent aussitôt par la traverse dans une gondole de 12 personnes à 8 chevaux. « Par une chance incroyable, dit l’un d’eux, rien ne cassa, on fut à Dieppe manger du poisson ; il n’y en avait pas. » On vit pendant trois heures la mer et l’on s’en revint, enchantés, après trois nuits sans sommeil. Charmante dans sa hardiesse, cette équipée n’étonnera nullement un prolétaire d’aujourd’hui qui, moyennant 6 francs aller et retour, va de Paris à Dieppe le dimanche en train de plaisir.

Allongé dans un wagon du « Calais-Méditerranée-Express, » l’Anglais qui a quitté Londres après déjeuner et sera demain sur la Côte d’Azur, ne croit plus nécessaire de s’arrêter quelques semaines à Boulogne pour préparer son corps aux fatigues d’un tel voyage, comme faisait l’un de ses compatriotes allant à Nice en 1769. Poussait-on jusqu’en Italie ? Le meilleur mode de transport de Nice à Gênes était, à cette époque, la felouque, bateau ouvert, ramé par 10 ou 12 mariniers, accomplissant le trajet en deux jours et demi et atterrissant chaque soir pour coucher. Nul ne s’arrêtait alors à Monaco, rocher stérile, dont le prince tirait seulement 14 000 francs de rentes ; la meilleure auberge de la Riviera, celle de San Remo, consistait en une misérable taverne garnie d’une longue table et de bancs, avec une chambre attenante ayant juste la place de deux lits. Il était prudent en ces parages de ne pas s’éloigner des cotes ; c’était un accident toujours à craindre que celui du poète Regnard, capturé par des corsaires barbaresques (1678), avec le navire sur lequel il faisait route de Civita-Vecchia à Toulon, et emmené, ainsi que ses compagnons de route, comme esclave à Alger où il fut vendu 5 000 francs.

Les risques de terre et de mer sont réduits de nos jours à peu de chose ; mais si nos pères ne pouvaient effectuer de médiocres déplacemens sans craindre toutes sortes de mésaventures, nous n’avons plus, nous autres, au cours des voyages les plus lointains, à espérer aucune sorte d’aventuré. Les facilités de la locomotion, qui en ont développé l’usage, en ont diminué l’intérêt. Leurs résultats sont moindres pour les gens que pour les choses, moindres pour les voyageurs que pour les marchandises. Peut-être, au point de vue de l’effet utile et même du simple agrément, ne sont-ils pas en rapport avec l’accroissement prodigieux du nombre des kilomètres parcourus.

Ce qu’il y a de plus curieux à connaître, ce sont des hommes et des mœurs beaucoup plus que des paysages. Les paysages sont en nombre très borné ; sauf la mer, la montagne, le désert, quelques fiords et quelques cascades exceptionnelles, on trouve en tous lieux, réunis sur quelques centaines de kilomètres carrés, tous les paysages imaginables : le ruisseau, le fleuve, le lac, la plaine, la prairie, le rocher, la forêt, la lande, avec leurs accidens de terrain. Cela se reproduit indéfiniment quand on va indéfiniment loin et cela se voit rassemblé en un morceau de territoire que l’on peut explorer en quelques jours.

L’homme est bien plus divers, mais il offrait plus de différence dans l’intérieur d’une seule province ou d’un pays de médiocre dimension, il y a cinq cents ans, qu’il n’en offrira peut- être dans cinquante ans sur toute la planète. Forcés de voyager lentement, nos pères voyaient mieux le peu qu’ils voyaient et en tiraient plus de parti que bien des contemporains qui voient beaucoup sans beaucoup apprendre ou qui même vont très loin sans voir beaucoup.

Les voyageurs, étant rares jadis, excitaient la méfiance, mais provoquaient aussi la curiosité : ils vont et viennent librement aujourd’hui ; il n’est plus de pays où on les tienne, la nuit, enfermés dans leur chambre à l’auberge, comme en Espagne sous Philippe V, et nul jeune couple n’est plus dérangé au lit, comme au XVIIIe siècle en de petites cités épiscopales d’Italie, par les sbires du Saint-Office, gardien des mœurs, qui les invitaient à justifier de leur mariage. Mais on n’accueille plus l’inconnu de passage, comme on faisait volontiers alors ; s’il n’est muni de recommandations, il ne pénétrera chez nul habitant de la ville où il séjourne et n’aura commerce qu’avec les patrons d’hôtel.

Si l’attrait du voyage s’atténue, objectivement, parce que la couleur locale s’efface et que le monde s’uniformise, le voyageur, subjectivement, en jouit moins à mesure qu’il multiplie ses pérégrinations. Il n’est plus rien de neuf pour lui, soit qu’il revoie souvent les mêmes aspects, soit que les nouveautés ne semblent point telles à ses yeux blasés. A ceux que l’on nomme les « heureux de ce monde, » les bienséances ou les affaires imposent beaucoup de déplacemens en chemins de fer, fastidieux et fatigans, dont ils n’étaient pas tenus lorsque les distances ne permettaient pas de les effectuer en poste ou en diligence. La facilité même des communications crée ainsi aux modernes des ennuis auxquels les anciens n’étaient point soumis. Pour le petit groupe d’oisifs aisés qui n’ont d’autre ambition que de « tuer le temps, » ils y arrivent à le tuer plus élégamment par le mouvement perpétuel qu’ils se donnent. Grâce à la multiplication des moyens de transport, ils alternent les tournées lointaines avec les stations estivales ou hivernales, les allées et venues répétées d’un domaine à un autre et de la capitale au fond de la province. Mais leur vie n’en est pas très notablement embellie..

Il n’en est pas de même de la masse populaire ; pour elle, la transformation dans les modes, le train et le prix de la circulation a été vraiment un bienfait social, et d’abord en ceci : qu’elle dispose maintenant de biens et goûte des plaisirs dont les riches autrefois avaient le monopole. Les quinze cent mille chevaux attelés à la carriole du paysan, les trois millions cinq cent mille bicyclettes urbaines ou rurales ont apporté beaucoup plus de confort et rendu plus de services réels aux classes agricoles et ouvrières que les 76 000 automobiles n’ont fait aux classes bourgeoises ou opulentes.

De même, la locomotion rapide et à bas prix des chemins de fer a pour caractère et pour résultat principal un nivellement des jouissances : à la foule des salariés modestes qui n’avaient ni le temps ni l’argent pour se déplacer naguère, elle procure, soit le gain meilleur au loin, soit le retour périodique au pays natal, soit l’excursion de vacances, l’envahissement pendant quelques jours de Paris, des plages balnéaires, du site renommé dont le souvenir, tranchant ici sur la monotonie de l’existence, charme des millions de foyers laborieux.


G. D’AVENEL.

  1. Voyez la Revue du 1er octobre 1913.
  2. En monnaie de nos jours, comme tous les chiffres cités dans cet article, qui ont été convertis en francs de 1913, d’après la valeur intrinsèque des anciennes livres tournois, et d’après la puissance d’achat de l’argent d’autrefois.