Les Morts bizarres/Le Disséqué

Les Morts bizarresGeorges Decaux (p. 193-211).


LE DISSÉQUÉ

À Gustave Flaubert


L’artifice de la nature est inexplicable.
(Bossuet.)


Dans une des vieilles, sales et bizarres ruelles qui rampent encore au fond de certains recoins du quartier Latin, il y avait en 1871 une crèmerie borgne, surnommée par les clients eux-mêmes le Rendez-vous des Affamés.

Derrière les vitres se balançaient de petits cartons flétris, sur lesquels on lisait : Riz. — Café. — Ordinaire à 3 sous.

Le bas des rideaux, brodé de reprises, frissonnait au-dessus de quatre grands plats de faïence.

Oh ! ces quatre grands plats, qu’on retrouve à la montre de toutes les crèmeries, plats misérables, plats immuables ! Ils ont un bord festonné comme une collerette. Mais les festons sont coupés par des fêlures noires, qu’on prendrait pour des dessins de rivières sur une carte géographique, si elles n’étaient çà et là traversées par des ligatures en fil de fer. Sur l’émail craquelé se battent éternellement des coqs bleus aux poses extravagantes, dragons mythologiques chargés de garder les trésors qui reposent dans les quatre grands plats.

Dans les quatre grands plats, il y a de l’ambroisie pour les meurt-de-faim. Là le bœuf nature, pâle et filandreux, se dessèche sur une maigre litière de persil. Ici, dans une sauce où il y a un peu d’huile, nagent les haricots blancs ; on dirait un ciel lourd et floconneux, dans lequel un croissant d’oignon figure la lune. Plus loin, le riz grumeleux se gonfle en récifs que baigne une mer bleuâtre. Tout au bout du rang, les pruneaux ridés, dans leur jus noir, ressemblent aux chiens morts et dégonflés qui font des îlots dans la Bièvre.

C’est là que je mangeais pendant la Commune.

À ce moment, il venait peu de monde au Rendez-vous des Affamés, puisque les affamés étaient en train de se battre.

Tous les soirs, à l’heure du dîner, le patron essuyait par routine les tables de marbre gris, et disposait d’un air ennuyé les couverts bossues en fer battu, les verres épais, les grosses assiettes lourdes et les petits carafons légers. À part deux ou trois convives de rencontre, recrues du hasard, nous n’étions jamais que cinq pour répondre à ces avances : deux vieux ouvriers dont l’un était infirme, un petit quincaillier du quartier, un étudiant et moi.

Les deux ouvriers se mettaient à la même table ; ils avaient l’air de mépriser beaucoup le quincaillier qui s’asseyait tout seul à l’entrée de la salle et lisait le Bien public en mangeant, ils l’appelaient entre eux : vieux boulendos. De temps en temps, quand les affaires de la Commune allaient bien, ils se payaient une chopine et quelques demi-setiers de supplément. Ces jours-là, en s’en allant, ils fredonnaient, sur un air de vieille complainte, ce refrain de leur jeune temps :

De Rouen j’m’en fus à Nantes,
Ville bien commerçante,
Où j’me fis recevoir
Compagnon du devoir.

Ces deux braves gens, le quincaillier et moi, nous entrions naturellement par la porte de la rue. Le cinquième habitué, l’étudiant, arrivait toujours par la porte de la cuisine. Vers les sept heures, il apparaissait nu-tête près des fourneaux, où la patronne tenait au chaud sa soupe. Il buvait d’abord un grand verre d’eau avec avidité. Il dînait ensuite très-lentement. Son dîner était toujours le même : une soupe aux lentilles, très-épaisse, une omelette à peine cuite, une purée de pois et du fromage. Quand il avait fini, il se penchait en arrière sur sa chaise et semblait dormir pendant près d’une demi-heure, comme un boa qui digère. Quand le cartel au-dessus du comptoir sonnait huit heures, il se levait et s’en allait par la cuisine, comme il était venu, sans s’occuper de personne.

Sa tête était singulière. Une broussaille de cheveux noirs, frisés, entortillés, voilait le front. Quelques mèches rebelles se dressaient par-ci par-là, semblables à des fusées. La barbe était, au contraire, très-fine et très-régulière. Dans ce cadre sombre, luisaient deux yeux grands et clairs, presque vagues à force d’être doux. La face, d’un blanc mat, semblait éclairée à leur lumière indécise.

Quant au corps qui portait cette tête bizarre, c’était le corps d’un enfant, faible, maigre, gauche.

Cet être original, ces habitudes et ces allures qui tenaient de la monomanie, ce silence impénétrable, piquèrent vivement ma curiosité. Quel étudiant cela pouvait-il être ? Était-ce même un étudiant ? J’avais bien entendu les deux ouvriers l’appeler ainsi, mais cela ne prouvait rien. Je n’y pus tenir, et j’interrogeai le patron.

— C’est monsieur Féru, répondit-il. Il est bien connu dans le quartier.

— Ah ! qu’est-ce qu’il fait donc ?

— Il est étudiant en médecine, et il a soigné bien des pauvres gens pour rien. C’est un bon garçon, allez ! Seulement, il est un peu sauvage.

— Oui, il me semble. Sa figure m’intéressait beaucoup. C’est pour cela que je vous ai demandé qui il était. Quelles drôles d’habitudes il a !

Le patron était enchanté de pouvoir bavarder un peu avec quelqu’un, et il ne se fit pas prier pour continuer.

— Ah ! voyez-vous, me dit-il d’un air malin, ça, c’est toute une histoire !

Et, se penchant à mon oreille, il ajouta :

— C’est un philosophe ; il a un grain.

— Comment cela ?

— Oui, il est un peu toc ! Il travaille trop. Il ne descend que pour manger. Oh ! je vous parle savamment de ce qu’il fait : il demeure dans la maison et c’est ma femme qui fait sa chambre. Si vous voyiez son à part, un vrai capharnaüm ! Des bouquins, des os, des paperasses ! Il écrit comme un damné. Il fait même aussi des vers !

— Mais je ne vois rien là dedans qui puisse faire supposer…

— Mais si ! mais si ! Voyons, un jeune homme de vingt-cinq ans qui bûche comme cela toute la journée, ce n’est pas naturel. Il n’a seulement jamais fait une noce de sa vie. Et puis, avez-vous remarqué ce qu’il mange ?

— Oui, toujours la même chose.

— Eh bien, c’est une affaire de principe.

— Ah bah ! de principe ?

— Parfaitement. Je lui ai dit plusieurs fois qu’il se ferait du mal, de ne jamais changer de nourriture. Alors il m’a expliqué pourquoi il ne changerait pas. Vous allez voir ! Il faut être vraiment fêlé pour avoir les idées comme ça. Les œufs et le fromage, il dit qu’il y a dedans des machines bonnes pour le cerveau, des choses qui s’appellent en ine, je ne sais plus…

— De l’albumine et de la caséine, peut-être ?

— Oui, c’est cela. Mais ce n’est pas là le plus amusant. Il prétend que la purée de pois donne du phosphore et que les lentilles rendent l’esprit juste.

Le patron ne put s’empêcher de rire sur cette dernière confidence.

— Je ne veux pas dire, ajouta-t-il en se calmant, qu’il ne soit pas intelligent. Au contraire ! il paraît qu’il est très-fort. Il a eu un prix de médecine quelque part, et il a déjà écrit des articles dans des journaux.

— Vous ne savez pas lesquels ?

— Si ! Il y en a un qu’il reçoit. Ça s’appelle la Revue positive.

— Et il fait aussi des vers, disiez-vous ?

— Oui, beaucoup, même beaucoup trop, le pauvre diable ! Entre nous, je crois que c’est cela qui lui taquine le grand ressort. Ma femme en a lu quelquefois, en faisant sa chambre. Elle dit qu’ils sont très-bien. Mais, vous savez, les femmes ! elles n’y connaissent pas grand’chose. Et puis elles aiment tout ce qui est chanson. Ma femme en achète bien pour quatre sous tous les dimanches. Alors, vous comprenez…

— Je comprends cela ! c’est très-amusant, les chansons.

— Pardi ! si vous êtes amateur, il faut que je dise à ma femme de vous montrer quelque chose de monsieur Féru.

— Oh ! non ! je ne voudrais pas ! Ce serait une indiscrétion. Je vous en prie, ne faites pas cela.

J’eus beau dire. Le lendemain, comme j’arrivais, le patron accourut à moi en riant et me remit un bout de papier froissé, couvert de ratures, sous lesquelles je parvins à déchiffrer les vers suivants. C’était sans doute la fin d’une pièce, et il manquait le premier mot du développement :

......Pour se purger des cent corruptions
Que la vie et la mort versent en ses sillons,
Pour refondre et pétrir le cadavre et l’ordure,
Et dans un moule neuf couler la pourriture,
Pour semer dans ses flancs cet effroyable engrais
Et le vomir au ciel en robustes forêts,
Mieux que des grands lions et des aigles superbes,
La Nature se sert du peuple obscur des herbes.
Durs ongles du jaguar, crocs aiguisés du loup,
Corbeaux, dont le bec droit s’enfonce comme un clou,
Tenailles des vautours, vous êtes moins terribles
Que cette légion d’ouvriers invisibles !
Mâchant les nerfs, sciant les os gélatineux,
Rongeant des intestins les innombrables nœuds,
Vermine de la mort, ils travaillent à boire
Du hideux sang figé la fange flasque et noire.
Et voici qu’à la place où les os ruinés
Souillaient de leur odeur les champs empoisonnés,
Déborde à flots pressés une herbe drue et verte,
Rougit superbement quelque fleur grande ouverte,
Fleurs et gazons éclos de ces sucs empestés
Que les fossoyeurs nains à la terre ont portés.
Pour épurer le ciel, pour nettoyer le monde,
Et changer en parfums la pourriture immonde,
Pour mêler à la sève ardente de ton sein
D’un corps décomposé l’écoulement malsain,
Pour nourrir de ces chairs liquides et puantes
Un arbre aux bras noueux, aux racines géantes,
Pour dresser dans l’azur son front de fleurs couvert,
Nature, il te suffit d’une mouche ou d’un ver !

— Eh bien, fit le patron, qu’en pensez-vous ? Êtes-vous de l’avis de ma femme ?

— Certainement. Ces vers-là sont très-curieux. Monsieur Féru n’est évidemment pas le premier venu. Je voudrais bien le connaître davantage.

En ce moment, sept heures et demie sonnaient, et Féru entrait par la porte de la cuisine. Quand il fut assis, le patron s’approcha de lui et lui parla à l’oreille. Quelle sottise commettait cet imbécile ? Est-ce que, par hasard, il lui parlerait de moi ? Je n’en doutai plus, quand je vis le jeune homme lever la tête pour me regarder. J’étais fort gêné par ce regard, d’autant plus que je tenais la pièce de vers à la main.

Je ne savais trop comment me tirer de ce pas ridicule, quand Féru lui-même vint à moi et me dit d’une voix extrêmement douce :

— Est-il vrai, monsieur, que vous trouviez ces vers de votre goût ?

— Je les trouve fort bien, monsieur, répondis-je, mais je vous demande pardon de l’indiscrétion…

— Oh ! je ne saurais vous en vouloir, puisque cela me vaut des compliments. C’est la première fois qu’on m’en fait à propos de mes vers.

J’étais étonné de son aisance, de son affabilité. Ce sauvage était fort aimable. Je me levai et le reconduisis à sa table, où je pris place en face de lui.

Ses vers furent naturellement le sujet de notre conversation. Je lui dis que j’étais moi-même poète ; et, après avoir loué sans réserve la belle venue, le souffle large et la touche vigoureuse de sa pièce, je lui fis quelques observations de détails sur certaines répétitions, sur quelques rimes faibles et autres menues fautes. Il me promit de me montrer d’autres vers, et nous nous quittâmes ce soir-là presque amis, de cette amitié rapide et franche qui éclot entre jeunes gens.

Au bout de quelques jours, nous étions tout à fait liés. Tous les soirs nous causions pendant une bonne heure. Par un hasard agréable, nos idées étaient pareilles sur bien des points, en art et en philosophie. Mais, autant il se livrait en parlant de vers, autant il semblait se tenir clos et réservé en discutant certains grands problèmes philosophiques. Pourtant je voyais bien qu’il était matérialiste ; je sentais qu’il était arrivé aux dernières conclusions du système. Pourquoi répugnait-il à exposer clairement son opinion, qu’il devait certainement avoir corroborée de sa science physiologique et de ses études médicales ? Deux ou trois fois, je le poussai assez vivement sur la question ; il se dérobait toujours. Enfin je lui demandai crûment un beau soir pourquoi il ne me parlait jamais médecine, et n’osait pas en quelque sorte descendre au fond de son athéisme.

— Je ne vous parle pas médecine, répondit-il, parce que vous n’êtes point médecin, parce que l’étalage d’une science devant quelqu’un qui ne la possède pas ressemble à du charlatanisme.

— Je ne suis pas médecin, il est vrai ; mais je ne suis pas non plus un ignorant dans votre science. Mon père est médecin, et j’ai étudié avec lui. Vous pouvez donc être sûr que je vous écouterai très-sincèrement et sans arrière-pensée.

Comme il se taisait et ne paraissait pas, malgré ma réponse, plus disposé à s’ouvrir, je lui fis entendre que je soupçonnais quelque mauvaise cause à sa réserve et que sans doute il n’avait pas assez confiance en moi.

— Oh ! dit-il, je vous supplie de ne pas croire cela.

— Alors, que dois-je penser ? Serait-ce, ajoutai-je en riant, que vous n’êtes pas sûr de votre doctrine ? Êtes-vous donc un de ces philosophes superficiels qui prennent un système sans y tenir, comme on prend un bock sans avoir soif ? Avez-vous peur de rester en route en voulant approfondir votre idée ?

— Parbleu ! reprit-il, voilà qui est plaisant ! J’ai peur d’approfondir mon idée ! Je suis un philosophe superficiel ! Mais vous ne me connaissez pas du tout, mon cher ami ! Sachez que j’étudie, que je pense, que je cherche, depuis tantôt dix ans. Et je me suis si peu creusé la tête que certains de mes camarades prétendent qu’elle est vide. Quant à mon idée, j’ai pris l’habitude de la tenir en moi et d’éviter toute question qui peut la faire voir. Je n’aime pas à passer pour un idiot, j’aime mieux passer pour un sauvage.

— Votre idée est donc bien étrange ?

— Non, elle est toute simple.

— Eh bien ! vous pouvez me la dire. J’espère que vous ne me confondez pas avec les sots qui rient de tout. Vous-même avez avoué que j’avais été seul à admirer vos vers. Ne puis-je pas être aussi bien capable de comprendre votre idée ?

— Au fait, pourquoi pas ? Tenez, je vous aime beaucoup, je vais vous traiter en véritable ami et vous avouer tout. Mais, au moins, ne vous attendez pas à quelque chose de monstrueux et de gigantesque, n’écarquillez pas les yeux d’avance. Ce que vous allez entendre est une vérité de monsieur de la Palice, rien de plus.

Il posa les deux coudes sur la table, se passa la main sur la figure et commença d’un air calme en fixant sur moi son regard nuageux.

— Je suis matérialiste, comme vous l’avez compris. C’est vous dire que je ne reconnais au monde qu’une substance, la matière. Tous les phénomènes sont donc des phénomènes matériels. Quand je dis donc, j’ai tort : c’est précisément ce donc qu’il faut rendre évident. Or, jusqu’ici, personne ne l’a fait. On a parfaitement ramené à la matière tous les phénomènes physiologiques, physiques et chimiques ; mais on n’a pu y ramener les phénomènes intellectuels. J’entends par là qu’on n’a jamais pris la matière en flagrant délit de pensée. Voilà ce qu’il faut chercher, et ce que j’espère trouver. Vous voyez que cela est tout naturel.

— Votre raisonnement, oui ; mais votre moyen pratique, je ne le vois pas.

— Mon Dieu ! il suffirait d’arriver à ceci : analyser, disséquer, tenir sous ses doigts un cerveau pensant. Évidemment on saisirait la pensée, on la sentirait, on la toucherait, comme on saisit, comme on sent, comme on touche un phénomène électrique, par exemple.

— Mais comment pouvez-vous espérer une telle possibilité : étudier un cerveau pensant !

— Ah ! voilà le point difficile, c’est certain. Cependant, j’ai déjà l’intention de tenter une chose qui en approche, et qui m’y mènera. Je veux disséquer un être vivant.

— Un être vivant ?

— Oui. Et puisque je vous ai dit mon idée, je puis bien vous confier tous les songes insensés qu’elle m’a fait faire. Mon rêve serait de pouvoir étudier sur des hommes.

— C’est épouvantable, ce que vous me dites ! Vous tueriez des hommes, alors, pour vous, pour votre plaisir !

— Non, pas pour mon plaisir. Je tuerais des hommes pour le bien des hommes.

Sa figure était en ce moment toute changée. Ses yeux, de vagues, étaient devenus fixes et presque hagards ; une légère rougeur colorait son teint blanc, comme s’il avait la fièvre. Il était là, immobile devant moi, le menton appuyé sur ses deux poings. Il semblait en extase. Certainement il était possédé par son idée plus qu’on ne doit l’être en énonçant une théorie. Je compris qu’il y avait là autre chose qu’une simple tension de l’intelligence ; son idée était une idée fixe, et le pauvre malheureux était un peu monomane. Je me reprochai alors amèrement d’avoir ainsi engagé la conversation, et d’avoir amené Féru sur un terrain dont il avait sans doute peur parce qu’il avait l’habitude de s’y égarer. Je ne savais comment le rappeler à la réalité.

Il y revint de lui-même au bout de quelques minutes, en secouant vivement la tête, comme s’il était taquiné par un insecte. La coloration de ses joues tomba subitement, et il devint très pâle.

— Qu’avez-vous ? lui dis-je. Est-ce que vous souffrez ?

— Non, non, répondit-il en se levant pour s’en aller.

Quand il fut près de la porte, il se retourna lentement. Il avait l’air d’avoir oublié quelque chose.

— Ah ! fit-il tout à coup, je me rappelle. Je voulais vous dire de ne plus me parler de cela, n’est-ce pas ?

Il n’avait pas besoin de me faire cette recommandation. Depuis ce jour, je l’aurais plutôt détourné d’un tel sujet que de l’y entraîner. Nous nous contentions donc de parler d’art et de poésie. D’ailleurs il se montrait moins familier, semblait gêné avec moi, et me laissait souvent disserter tout seul. Peu à peu son silence devint même une sorte de refus. Je sentis que je l’importunais, et nous redevînmes des étrangers l’un pour l’autre.

Il se remit dans son coin, en tournant le dos à la salle. Je me rapprochai des ouvriers, dont la causerie accompagnait seule maintenant le bruit des cinq maigres repas.

Environ huit jours après notre séparation définitive, arriva la fin de la Commune.

Le mercredi 24 mai, j’entrai dans la crèmerie, l’après-midi, chassé de chez moi par la bataille. Je n’avais rien mangé depuis la veille, et je me fis servir à déjeuner. Dans les rues avoisinantes, à cinq minutes tout au plus, la lutte continuait. On entendait les coups de fusil claquer comme des coups de fouet dans une chambre étouffée. Le bruit se rapprochait par moments, puis s’éloignait.

Le quincaillier arriva quelques instants après moi.

— Je viens chez vous, patron, dit-il. Moi j’ai fermé ma boutique, et j’aime mieux être avec vous que de rester seul. Cela marche, savez-vous ? Nous aurons pour sûr la ligne ici demain. Ce n’est pas malheureux !

Et il débitait des sottises, des insultes, des prophéties après coup, tout ce que peut vomir un poltron contre un parti vaincu.

— Ne parlez pas tant, lui dis-je. Il y a peut-être des fédérés dans la rue.

Il se retourna terrifié vers la porte, comme si déjà il se sentait pris. Ses genoux faillirent se dérober sous lui. Cet accès de peur calma son accès de rage, et il se tut un moment.

— Vous avez raison, reprit-il. D’ailleurs, les deux ivrognes qui viennent ici tous les soirs ne tarderont pas à arriver sans doute. J’ai vu passer le grand vieux tout à l’heure. Pour sûr il va faire semblant de se battre, et puis il viendra se rafraîchir. Je vous demande un peu, se battre à cet âge-là ! Il a plus de soixante-dix ans, le vieux coquin !

Il allait continuer à déblatérer, quand nous entendîmes un grand bruit de vitres cassées dans la cuisine, couverte d’une marquise en verre. On eût dit qu’un corps y était tombé. Le patron et moi, nous y courûmes, tandis que le quincaillier s’affaissait sous une table, en criant :

— C’est une bombe ! ça va éclater !

C’était Féru.

Il gisait à terre, couché sur le ventre, et absolument nu. Ses flancs étaient rayés de longues raies rouges faites par le verre coupant et qui semblaient des coups de rasoir.

Notre premier mouvement fut de le prendre par-dessous les bras pour le relever. Mais à peine était-il retourné que nous le laissâmes tomber sur le dos, saisis à la gorge par une épouvantable horreur. Le malheureux avait la poitrine dépouillée, les chairs à vif, et cela non pas par l’effet du verre, mais par suite d’une opération. Il était disséqué. Les nerfs blancs, les artères bleues, les muscles rouges, les aponévroses grisâtres étaient hideusement mis à jour ; et la peau, taillée en un grand lambeau carré, retombait sur le ventre comme un tablier rose.

J’eus le courage enfin de me baisser pour rabattre ce haillon d’épiderme sur cette boucherie, et nous apportâmes le corps dans la salle de devant.

Le quincaillier était toujours immobile, n’osant pas regarder. Il ne nous aida en rien.

Le froid du marbre ayant réveillé Féru, je me penchai vers lui.

— C’est affreux, n’est-ce pas ? me dit-il à voix très-basse. C’est mon idée qui a fait cela, voyez-vous !

Je voulus le faire taire.

— Non, non, écoutez-moi, reprit-il. Je vais mourir, c’est sûr, d’ici à un quart d’heure. Écoutez-moi ! J’ai eu un accès de folie. J’ai voulu disséquer la vie sur moi. Je n’ai rien senti pendant que je travaillais. C’est tout d’un coup que j’ai repris possession de moi, et alors je souffrais tant, que je me suis jeté par la fenêtre. Ah ! quel malheur de m’en aller sans avoir ma découverte ! Ma préparation anatomique était bien faite, hein ?

Et il essayait de soulever sa tête pour regarder sa poitrine.

— Allez, reprit-il, c’est une grande idée qui meurt avec moi… Disséquer la vie !… Étudier un cerveau pensant !…

Les silences sinistres qui entrecoupaient ses paroles étaient remplis par le crépitement plus rapproché de la fusillade.

— Ils se battent donc toujours !… J’ai profité de ce que tout le monde s’occupait à se battre pour travailler… C’est malin, dites !… Mais pourquoi se battre ? Pour tuer ?… Pourquoi tuer ? Pour rien ?… Moi, j’aurais tué tous ces gens-là, s’ils avaient voulu, et pour quelque chose au moins !… Disséquer la vie !…

En ce moment, la porte s’ouvrit violemment, et le vieil ouvrier entra, soutenu par deux hommes. Il avait du sang sur ses habits.

— Tiens ! fit-il en voyant Féru couché sur une table, il y a déjà un blessé ici ?

— Non, répondit le patron, c’est monsieur Féru qui a voulu se tuer.

— Se tuer ! répondit l’ouvrier ; c’est un rude lâche alors de se tuer pour rien, quand on peut mourir pour quelque chose.

Féru essaya de se soulever, sans doute pour répondre. Mais sa vie se brisa dans ce dernier effort, et il retomba mort sur la table.

L’ouvrier continuait à parler.

— Taisez-vous ! lui dis-je. Vous voyez bien qu’il est mort.

— Et puis après ? moi aussi je serai peut-être mort tout à l’heure. J’ai bien le droit de dire ce que je pense. Moi, au moins, je meurs pour…

Je l’interrompis en découvrant la poitrine de Féru, et en disant :

— Lui, il est mort pour la science !

L’ouvrier et ses deux compagnons restèrent immobiles, muets, terrifiés. Tout entiers à la contemplation de cet horrible spectacle, ils ne se rendaient pas bien compte de ce qu’ils voyaient et de ce que j’avais dit. Tout à coup, l’un d’eux comprit tout, et, son regard éclairant aussi les autres, tous trois ôtèrent respectueusement leurs képis.

Pendant ce temps, le quincaillier profitait d’un instant de répit dans la fusillade pour se sauver par la porte de derrière. Quand il passa près de moi, j’entendis qu’il grommelait entre ses dents :

— Bon Dieu ! ils sont tous plus bêtes les uns que les autres.