Les Morts bizarres/Le Chassepot du petit Jésus


LE CHASSEPOT DU PETIT JÉSUS

À Germain Nouveau

I

Si l’on savait les dangers de la guerre !
(Hervé.)

C’est un drôle de conte de Noël, allez !

Le vieux père Rolland, un marin qui commandait la division, et qui n’avait pas froid aux yeux, nous avait envoyés en reconnaissance le long du Doubs, jusqu’à Plommecy, à douze lieues de Besançon. On avait marché tout le jour, tantôt sur le chemin de halage, où la neige avait un pied de haut, tantôt par des sentiers de traverse, qu’un troupeau de bœufs avait changés en fondrières de boue. Grâce aux détours du fleuve, et malgré les raccourcis, nous avions fait plus de dix lieues depuis quatre heures du matin, quand nous arrivâmes à Plommecy à la nuit tombante. Mornes, harassés, muets, nous traînions la jambe, avec ce balancement lourd et régulier des soldats las, qui de temps en temps donnent un coup d’épaule pour remonter le sac. Seul, un vieux contrebandier, que nous appelions le sapeur à cause de sa grande barbe, avait conservé de l’allure et de l’entrain. Il allait du même pas allègre, solide ; et, à travers ses moustaches pleines de glaçons, il chantonnait son interminable refrain :

Mon habit a deux boutons,
Marchons légère, légère,
Mon habit a trois boutons,
Marchons légèrement.

On reprit un peu de vigueur en approchant de Plommecy. Là-bas, au bord de l’eau, sur le ciel d’un gris terne, les toits, couverts de neige, faisaient de grandes taches blanches.

— Allons ! allons ! dit le sapeur, du cœur aux semelles, les enfants ! Et il chantait :

Y aura la goutte à boire là-haut,
Y aura la goutte à boire.

On redoubla le pas pour arriver.

Les Prussiens, on n’y pensait guère. Depuis le matin qu’on trimait pour les signaler, on ne les avait pas rencontrés une seule fois.

— Des farceurs ! disait un loustic, ils ne se laissent pas voir, et il faut les reconnaître.

On y songea cependant aux abords du village. Aucun mouvement ! Pas de lumière ! Un silence de mort ! Est-ce que les paratonnerres seraient embusqués là dedans ? Chacun fit passer son chassepot du cran de sûreté au cran de départ, et mit le doigt sur la gâchette. Les jarrets fatigués redevinrent élastiques ; les reins raidis s’assouplirent pour prendre la position de marche aux aguets, et on entra entre les premières maisons, prêts à se reposer d’un jour de marche par une nuit de combat.

— Ah çà ! c’est un cimetière, ici, dit quelqu’un. Si on frappait à cette porte ! Les gens nous diront ce qu’il y a, nous trouverons au moins à qui parler, quand ce ne serait qu’à coups de fusil.

On frappa. Personne ne répondit.

On frappa à une autre porte. Personne encore.

À la troisième, le lieutenant donna un grand coup de pied dans le panneau de bois, et, la porte s’étant ouverte sous le choc, il pénétra dans la maison, le revolver au poing. Dix hommes le suivaient. Nous restions cinq dans la rue pour veiller au grain.

Trois minutes après, nos hommes revenaient, la mine inquiète. La maison était vide. Une autre, une autre encore, furent ouvertes. Toujours la même chose : le village était abandonné.

— Diable ! diable ! fit le lieutenant. Les Prussiens sont venus par ici, pendant que nous regardions l’eau couler dans le Doubs. Les paysans auront filé sur Baume. Il faudra faire bonne garde cette nuit.

Il plaça donc une sentinelle à chaque bout de la rue, une autre sur le pont qui menait à la plaine, et conduisit le reste de ses hommes vers la ferme qui paraissait la plus importante, afin qu’on y fît la soupe et qu’on s’arrangeât pour y dormir.

Mais à peine eut-il poussé la grand’porte de la cour, que tous nos soupçons furent confirmés. C’est là que les Prussiens s’étaient logés ; on le voyait au bac renversé, au foin jeté prodiguement du grenier et laissé dans le coulin, à la porte de la cave défoncée, et aux bouteilles vides éparses dans la paille du cantonnement. Un poste de uhlans avait dû passer la nuit dans la cour, les officiers occupant la maison.

En trois bonds nous fûmes dans l’intérieur. Plus de doute. Une table couverte d’assiettes sales, de verres à demi vidés, de flacons cassés au col, les restes d’une orgie de goinfres. Dans la cheminée, des bûches empilées de champ et en tas, brûlant encore. Le lit était défait, comme éventré. Des bottes boueuses avaient maculé les draps de belle toile blanche.

Comme le lieutenant délibérait s’il n’y avait pas moyen de poursuivre ces gueux, le sapeur, qui était allé fureter dans les étables avec l’espoir de dénicher quelques œufs, nous appela du fond de la cour. On courut à sa voix.

Le sapeur était en train de consoler un petit garçon de douze à treize ans, qui pleurait à fendre l’âme. Il l’embrassait, étouffant dans sa grosse barbe les sanglots de l’enfant, et lui disait :

— Je le promets que nous les attraperons. Ne pleure pas. Je t’en donnerai un à tuer.

Nous n’y comprenions rien. Mais le lieutenant ayant allumé une lanterne qui éclaira soudain l’étable, nous comprîmes tout. Dans un coin, près de la crèche, deux corps gisaient, un homme et une femme. Derrière eux, sur le mur, s’étalaient deux larges étoiles de cervelle et de sang. Les deux cadavres se tenaient par la main.

— Papa ! maman ! criait le petit sans écouter les consolations du sapeur.

Il se calma pourtant à notre vue, et put enfin nous raconter son malheur. Les paysans avaient quitté le village depuis trois jours à la nouvelle des uhlans qui s’approchaient ; son père et sa mère seuls avaient voulu rester ; les Prussiens étaient venus, avaient tout mis au pillage ; mais au moment de les voir partir, le père n’avait pu s’empêcher d’insulter l’officier qui les commandait ; l’officier avait souffleté le père ; le père s’était jeté sur lui pour l’étrangler ; et alors l’officier avait fait conduire le père et la mère dans cette étable, et leur avait brûlé la cervelle avec son revolver.

— Oh ! disait l’enfant, je le reconnaîtrai bien, le brigand, et je le tuerai aussi.

Puis, se tournant vers le lieutenant, il lui demanda soudain :

— Voulez-vous m’engager dans vos francs-tireurs ?

Le lieutenant comprit qu’il ne pouvait désoler le pauvre petit, et qu’il serait toujours temps de lui faire comprendre plus tard l’impossibilité de sa demande.

— Oui, répondit-il.

— Alors, donnez-moi un fusil, et je vais aller tuer des Prussiens.

— Je n’ai pas de fusil, mon petit ami, reprit le lieutenant. Viens avec nous à Besançon. Nous verrons, quand nous serons là.

Un peu consolé par cette promesse, l’enfant se laissa emmener dans la grand’chambre pendant que nous enterrions tant bien que mal ses parents.

Le lendemain, il revenait avec nous ; et, comme au bout de cinq ou six lieues il n’en pouvait plus de lassitude, le sapeur le mit à califourchon sur son sac et le porta jusqu’à la fin de l’étape, en marchant toujours de son pas allègre et solide, et en chantonnant son interminable refrain :

Mon habit a cent boutons,
Marchons légère, légère,
Mon habit a cent-un boutons,
Marchons légèrement.

II

Le lendemain et le surlendemain, l’enfant vécut avec nous, et personne n’eut le courage de lui dire qu’on n’engageait pas des francs-tireurs de treize ans. Chaque jour plus ardemment il demandait un fusil, et s’irritait de ne pas être habillé et armé en soldat.

— Si vous partiez demain, disait-il, je ne serais pas prêt, et vous ne voudriez pas m’emmener.

Ce soir-là, c’était Noël. On s’arrangea pour faire un petit réveillon chez le brave homme qui nous logeait à dix aux Chaprais, faubourg de Besançon. Le petit devait en être. Cela l’égayerait. On le mit donc coucher sur les sept heures, et on lui promit de venir le réveiller à minuit.

À onze heures et demie, j’étais là, un peu en avance. Je montai à la chambre où dormait l’orphelin, pour laisser la salle d’en bas à la mère Gaudot qui préparait le réveillon. L’enfant dormait et ma lumière ne le réveilla pas. Il faisait froid dans cette pièce, et machinalement je regardai la cheminée.

Ô force des habitudes douces ! L’enfant, oubliant sa douleur, avait mis dans l’âtre ses souliers, comme au bon temps où le petit Jésus lui apportait son Noël. L’innocent ne savait pas que, sa mère étant morte, petit Jésus aussi était mort ; et confiant, il attendait dans un tranquille sommeil le présent du bon Dieu. Quelle désillusion, au réveil ! Comme cela lui semblerait triste, de se voir abandonné du ciel ! Ses parents tués, lui seul au monde, voilà donc que le petit Jésus aussi l’oubliait ! Comme il allait se sentir doublement orphelin !

Tout à coup une idée me prit. Dégringolant l’escalier :

— Mère Gaudot, m’écriai-je, le petit dort là-haut. Faites en sorte qu’on ne le réveille pas avant mon retour. Dites à mes amis que c’est dans son intérêt. Attendez-moi pour commencer le réveillon.

Et je filai vers l’arsenal, où je connaissais un maître armurier.

À minuit quelques minutes, j’étais là. Tout le monde m’attendait.

— Ah çà, qu’est-ce que cela signifie ? dit le sapeur.

— Laisse, laisse, répondis-je en dissimulant quelque chose sous ma capote. L’enfant n’est pas réveillé au moins ?

— Mais non, parbleu !

Je montai alors à pas de loup, sans vouloir dire ce que j’allais faire.

— Là, maintenant, fis-je en redescendant, appelez-le si vous voulez, mais d’ici.

On cria, on cogna au plafond, et presque aussitôt on vit arriver l’enfant radieux, en chemise, avec un képi, une cartouchière au flanc, et brandissant un petit chassepot de cavalerie.

— Vive Noël ! criait-il ; voyez le beau chassepot du petit Jésus !

III

Le lendemain nous partions en expédition. Quatre jours après nous trouvions les Prussiens, près de Belfort, et une escarmouche s’engageait.

C’était sous bois, le matin. La brume accrochée aux broussailles se déchirait à l’éclair des coups de fusil. On se voyait à peine. Tout à coup l’enfant poussa un grand cri.

— Il est là ! il est là ! je le vois ! là, derrière ce gros chêne.

Il montrait un arbre isolé dans une clairière, et derrière lequel, en effet, semblait se mouvoir un cavalier. Il avait reconnu l’officier de uhlans. Il voulut s’élancer de ce côté. Le bond qu’il fit le démasqua, et il tomba avec une balle dans la poitrine. L’officier avait tiré un coup de revolver.

— Sale lâche ! cria le sapeur.

Et, de sa main assurée il épaula lentement.

Paf ! le cheval de l’officier avait la jambe de devant cassée, et s’abattait, prenant son maître sous lui.

— En avant ! vengeons le petit ! dit le sapeur.

Au pas de course, on franchit la clairière. Les Prussiens, voyant leur chef à terre, filaient devant nous. Le sapeur arriva le premier sur l’officier, et reçut une balle dans son képi, qui s’envola comme un oiseau.

— Tire toujours, mon bonhomme ! lui dit-il, en lui saisissant le poing dans sa main d’acier.

Les quatre derniers coups du revolver partirent en l’air, et le sapeur, retirant son prisonnier engagé sous le cheval, lui mit un genou sur la poitrine.

— Apportez le petit, cria-t-il.

Le petit râlait en ce moment.

— On ne peut pas, répondit-on, il va mourir.

Sacrebleu ! dit le vieux contrebandier, il ne faut pourtant pas qu’il s’en aille sans être content.

Et prenant l’officier à bras-le-corps, lui tenant les mains derrière le dos, il le porta auprès de l’enfant.

L’enfant eut un sourire de joie, et la vie lui revint.

— Lâche ! lâche ! murmurait-il.

On l’avait assis contre un arbre, et le sapeur tenait devant lui l’officier à genoux.

— Tue-le, mon petit ; tue-le, va ! tu sais bien que je te l’ai promis.

L’enfant tourmentait d’une main convulsive son chassepot gisant à terre entre ses jambes. Tout d’un coup, par un brusque mouvement, réunissant tout ce qui lui restait de vigueur pour ce dernier effort, il appuya la crosse de l’arme sur sa poitrine blessée, dirigea le canon vers la figure de l’Allemand, et lâcha le coup en fermant les yeux.

L’officier avait la tête fracassée, et l’enfant était mort.

— Pauvre petit ! dit le sapeur en mangeant une grosse larme, il a tout de même eu de belles étrennes.