Les Morticoles/Troisième partie/Chapitre IV

Bibliothèque Charpentier (p. 328-358).


CHAPITRE IV


Le lendemain, Clapier renvoyait tous ses domestiques, dont moi. Trub rit aux larmes de l’aventure. Il avait eu des soupçons en voyant la gaieté d’Avigdeuse, et il s’était dit : « Cela présage quelque bon tour joué à son rival. » La lecture du Tibia brisé, des distributions d’argent à des personnages louches avaient achevé de l’édifier. À force de me remuer, et grâce aux anciennes relations de l’hôpital Typhus, je finis par dénicher une place de garçon aide-camisole chez Ligottin, médecin des fous.

Je n’éprouvais nulle appréhension en me rendant à mon nouveau domicile. Les fous ont quelque chose de sacré. Parfois, dans notre pays, des commerçants, après des voyages malheureux, s’imaginent qu’on leur veut du mal et que leur infortune est de cause humaine. Parfois des poètes, qui passent leur journée à chanter et à conter des histoires, se prennent peu à peu pour les héros de ces légendes, parcourent les sentiers d’un pas plus vif, les yeux au ciel et déclamant. On respecte les uns et les autres. On les soulage, on les contente, on va dans le sens de leur rêverie. Les commères empêchent les enfants, race impitoyable, de les tourmenter. Partout ils ont droit au gîte, au coucher, aux égards. J’arrivai donc chez Ligottin. Dans une pièce élégante, ornée de vieilles armures, ce colosse, à l’épaule duquel je n’atteignais pas, à la longue barbe noire, aux yeux étincelants et aux mains énormes, fixa les conditions de mon engagement. Puis il me montra, par la fenêtre, une triste bâtisse d’une inquiétante régularité : « C’est ma maison de ville, dit-il de sa voix cassante ; là j’enferme mes pensionnaires et je les soigne par mon système. Quelques-uns sont dangereux. » Tandis qu’il me parlait, tout en lui respirait la force et l’assurance : ses muscles saillaient et bondissaient, au hasard de ses gestes, dans ses vêtements étroits et sanglés ; ses regards semblaient des mèches allumées ; ses doigts noueux, des treuils couverts de cordes ; sa poitrine bombée, une enclume ; son menton, qu’il levait et baissait alternativement, un marteau. Il observait mon attitude avec une attention soutenue, comme prêt à se jeter sur moi au moindre mouvement insolite. Il insista : « Oui, les fous sont très dangereux. On doit se méfier d’eux. Ils vous dévident des oraisons, des prières, des balivernes, mais ils vous guettent, et, crac, ils vous tombent sur le poil à l’improviste. Une jambe est vite cassée ! D’ailleurs je prends mes précautions. Toutefois, ma maison de ville ne vaut point ma maison de campagne. Ici les camisoles sont moins serrées. — Il marcha vers la fenêtre et se retourna brusquement. — Vous êtes intelligent ; vous avez commencé vos études. Il faut que je vous donne quelques notions préliminaires et générales :

« Voilà de quoi il s’agit ; c’est très simple. Chacun est un peu fou. On a des idées bizarres. Mais asseyez-vous, je vous prie. — D’une poigne robuste, il plia mes épaules, et je me trouvai, au plein jour, dans une chaise où mon interlocuteur m’examinait. — Moi-même j’ai des fantaisies passagères. Je ne vois plus les choses nettes et régulières, comme elles sont. Oh ! la régularité ! Si on la possédait complètement, on éviterait toute tendance à l’aliénation. Mais on la pousse trop loin. Elle tourne à la manie. Habituez-vous à voir net et régulier, à voir objectif, comme je dis ; à bien croire à l’existence réelle de ce qui gît sous vos yeux. Tenez. — Il me désigna, d’un index fort et luisant comme un boudin d’acier, la construction d’en face, laide et sombre, aux persiennes demi-closes, sur laquelle tombait lentement un jour livide. — Ceci est ma maison de ville. Elle est géométrique, bâtie suivant mes plans. Les fenêtres sont à égale distance, et, à l’intérieur, toutes les cellules sont organisées conformément à un schéma, une méthode. La Mé-tho-de, monsieur Félix Canelon. — Il détachait les syllabes de ce mot rigoureux. — La Mé-tho-de. Tout est là. Rien que l’aspect de ce vaste cube est une sécurité pour l’esprit.

« Le malheur est qu’en dehors des idées ordinaires de la vie, des bonnes, des saines, des sages idées tirées du besoin, manger, dormir, etc., on a des idées accessoires, les mauvaises herbes du cerveau, celles que messieurs les poètes — son regard prit une expression de mépris — appellent de la rêverie, de l’inspiration, de la Muse. Or, c’est cela l’ennemi. L’homme sain, moi par exemple, s’efforce de chasser ces hallucinations, ces vapeurs, qui lui font faire des comparaisons, des métaphores compliquées. Pourquoi comparer un objet à un autre ? Les objets ne se ressemblent jamais. Il suffit que la parole soit logique, claire, régulière, exprime de solides raisonnements, des jugements inébranlables.

« La folie est contagieuse. Ma pauvre femme, Mme Ligottin, est devenue folle par le fait de lectures malsaines. Son tempérament bilieux tourna peu à peu au nerveux : vingt-cinq ans, bien réglée, mère intacte, père docteur. Elle était une demoiselle Vabrague, fille de Vabrague, qui a sa statue devant les égouts, l’inventeur de l’œil artificiel. D’abord je fus content d’elle. Elle s’occupait volontiers de nos pensionnaires. Un beau jour, elle eut du vague à l’âme. Je l’imprégnai de bromure. Je la fis électriser par Cudane. Rien ne lui réussit. Elle désirait me quitter. Je veux partir, répétait-elle de ce ton morne que je connais bien. J’essayai de la douche no 1, le gros jet. Elle devint furieuse. Je dus l’enfermer dans une cellule et la nourrir à la sonde. Elle mourut. Je ne trouvai rien à l’autopsie qu’un début de dégénérescence graisseuse du cervelet. Je l’ai là, ce cervelet. Je vous le montrerai. Eh bien, ce sont ces sales poètes qui l’ont corrompue et perdue, Mme Ligottin ! Je lui avais composé une bibliothèque très sage. Elle aurait appris les fonctions du cerveau en quelques mois. Je lui avais dressé le plan de ses études. Et devinez ce qu’elle lisait, la malheureuse enfant, dès que j’avais le dos tourné ? Des volumes de vers, de ces bêtises sur le soleil, la lune, les étoiles et l’amour, indices d’une néfaste démence. J’ai découvert ces poisons dans des armoires, des cachettes invraisemblables, et jusque sous son oreiller. Les poètes, je les déteste ! Ils pervertissent l’humanité. J’ai déjà réussi à en supprimer la plupart, mais j’obtiendrai une loi de haute surveillance contre quiconque aligne des phrases irrégulières et terminées par une sonorité en écho, besoin maladif de l’oreille. »

Ligottin s’échauffait à ces tristes souvenirs. Je faisais malgré moi la grimace. Il poursuivit : « Vous me paraissez sain, vous. Pourtant, à l’angle de votre lèvre, à gauche, je remarque un petit tic qui ne présage rien de bon. Je vous apprendrai à le doucher partiellement. C’est en laissant s’aggraver ces bobos-là qu’on aboutit au gâtisme. Vous êtes étranger ; tous les étrangers sont un peu fous… De la méthode, jeune homme, et faites-vous un plan sur toutes ces questions. Le plan, c’est la prière laïque. Quand je me couche, je fais le plan de ma journée du lendemain. Je ne l’écris pas, bien entendu ; je l’organise tout entier dans ma tête. Et au réveil, j’y vois clair, morbleu, j’y vois net, j’échappe à la dangereuse, à la paralysante manie de l’hésitation. Habituez-vous à classer, non seulement votre besogne, mais encore vos pensées ; ordonnez vos réflexions. C’est une excellente gymnastique. Et maintenant que vous êtes au courant des premiers principes, nous allons visiter ma maison de ville. »

Nous traversâmes une longue galerie, tapissée de livres du haut en bas, et divisée en deux par une sorte de barrière grillagée. Du plafond pendaient une foule de sonnettes, telles de bizarres stalactites : « Voilà, affirma Ligottin, mon cabinet de consultation pour mes malades du dehors, ceux dont je n’ai pas décidé l’internement immédiat. Ils viennent accompagnés. Je les fais rester derrière cette balustrade pour éviter tout accident. Comme garçon de camisole, vous serez appelé à suivre ma consultation et à maintenir les persécutés. Ces sonnettes avertissent mes gardiens en cas d’alarme. Elles datent du jour où un aliéné, que je croyais inoffensif, s’est rué sur moi subitement. Je fus contraint de l’assommer net, pour prévenir un mauvais coup. »

Nous descendîmes dans un ascenseur capitonné et garni de chaînes. Mon nouveau maître caressait la paroi de cette boîte et les anneaux de fer : « On y place les furieux ; on les attache solidement. Tout ceci est le fruit de l’expérience, de la méthode. Jadis, un d’entre eux se précipita dans le vide, et souilla de sang mon tapis. »

Ligottin tira de sa poche un trousseau d’immenses clefs, luisantes et bruissantes comme une bataille. Il les secouait avec orgueil : « Elles sont rangées par ordre d’importance. Leur grandeur correspond à la série des cellules et à l’ordre de ma visite. Cette visite elle-même, je l’accomplis suivant une routine invariable. » Une première clef, grosse comme une citadelle, fit tourner une première porte, derrière laquelle surgit une hure rébarbative : « C’est moi, surveillant Lambert ; je vous présente Canelon, votre nouveau collègue. » Deuxième clef, deuxième porte, deuxième groin grognant et tendu : « C’est moi, surveillant Fauve. Remarquez, Canelon, la belle organisation de l’escalier, et cette cage circulaire. Autour de chaque palier sont rangés les cabanons. À l’entresol, la salle de douches. Je n’entends pas le bruit de l’eau. Il n’y a donc personne. Vous la connaîtrez plus tard ; montons ensemble. »

Arrivés au premier étage : « Ici, me dit Ligottin, sont les rêveurs et les mélancoliques. Les furieux sont en observation à ma maison de campagne. Voici, dans la section des rêveurs politiques, un très beau cas, le numéro 4. » Il ouvrit un guichet, assez large pour que, dans la baie, pussent tenir nos deux têtes : « Par là, m’expliquait-il, on leur passe à manger et à boire. Leur viande n’a jamais d’os. Leurs cellules sont entièrement capitonnées, et tous les objets dont ils se servent sont en caoutchouc. Quant à leur lucarne, elle est trop étroite pour qu’un corps humain, même très amaigri, s’y faufile, et sans espagnolette, par crainte de la strangulation. Enfin, l’on fixe aux lits les matelas et les draps. »

Je regardai ce cachot mal éclairé, ses murs bombés et grisâtres. La toilette de caoutchouc supportait une cuvette de même substance. Sur le lit, incurvé comme une barque, était assis un homme mince, au visage glabre et farouche : « Or çà, maître Tapirre, réformons-nous toujours la société ? s’écria d’un ton badin l’aliéniste, glissant avec précaution sa tête par le guichet. — Je ne vous répondrai pas. Vous m’avez fait doucher trois fois hier, et vous savez bien que je ne suis pas méchant. — Vous vouliez tuer Fauve et tous les gardiens, et vous appelez ça pas méchant. Il trouve, continua Ligottin avec un sourire, que notre société est mauvaise, et il a la prétention de la modifier. Tapirre, expliquez à monsieur, qui est étranger, vos idées sur les Morticoles. — À quoi bon ? riposta l’homme, fixant le sol avec indifférence. Si monsieur est intelligent, il sait à quoi s’en tenir. Ah, malheur ! Vivre dans un pays où les pauvres crèvent de faim, où il y a des devises menteuses sur tous les murs, où les médecins tourmentent les malades ! » Ligottin me poussa le coude pour souligner la folie du propos. « Monsieur (le prisonnier leva sa pâle figure), on vous affirme que je suis fou ; n’en croyez rien. J’ai toute ma caboche. Savez-vous mon crime ? J’ai publié une petite brochure : la Tyrannie industrielle. Mes camarades la lisaient et la comprenaient, bien qu’ils ne soient guère forts, les camarades, et qu’ils admirent surtout ce qui vient de leurs tyrans. — Considérez l’orgueil, murmura Ligottin, le chemin singulier qu’il prend dans cet esprit fruste. — C’est vrai, j’ai pas fait d’études, soupira Tapirre, en roulant une cigarette, et battant des jambes contre son lit, comme s’il marchait dans le vide. Mais j’ai tout de même là — il montrait son front (Geste indicatif caractéristique, insinua mon maître) —, j’ai tout de même là ma jugeotte. Qu’est-ce que je demande ? Qu’on ait du pain et qu’on n’exploite plus tant l’ouvrier. Nous autres les pauvres, nous sommes crevés. Bientôt il n’y aura plus rien à faire de nous, parce que nos muscles seront si minces, si minces qu’on ne pourra même plus soulever une allumette. — La voilà, la comparaison outrancière, interrompit victorieusement Ligottin. C’est merveilleux ! Je lis dans cette imagination de révolté comme dans un de mes ouvrages. J’ai décrit tout cela. »

Tapirre s’était levé. Il arpentait la pièce à grands pas. Le bondissant plancher de caoutchouc lui donnait l’aspect d’un ballon logique : « Attention, attention, le stade change, me chuchota mon maître à l’oreille. — Et parce que j’ai écrit ça, parce que j’ai mangé toutes mes économies, M. Crudanet me fait saisir par la police et m’envoie ici. Mais je ne suis pas fou, docteur, c’est une infamie ! C’est une infamie ! » Là-dessus il s’écroula sur une chaise élastique qui vibra par petites oscillations sèches, sanglota, la tête dans ses mains. « La dépression après l’excitation — et Ligottin ferma le guichet. — C’est classique, tout à fait classique. Dans quelques minutes, il aura repris l’attitude mélancolique et continuera d’ébaucher le plan de sa société idéale. Ce dangereux malade a la parole facile. Les ouvriers l’écoutaient volontiers. Il avait organisé des conférences. C’est une forme fréquente du délire des pauvres. L’étonnant, c’est que celui-ci n’est pas un alcoolique. Il n’a jamais bu que de l’eau claire. — Et, demandai-je, comment est-il entré ici ? — Comment ? Mais c’est fort aisé. Crudanet met sa signature au bas d’un bulletin d’admission. Je joins la mienne à côté, car il faut deux médecins, deux témoignages professoraux. Cela rassure ; c’est une sauvegarde. Après quoi, un commissaire de police appose son paraphe au-dessous des nôtres, un peu à droite. Ajoutez deux gros cachets noirs, avec la tête de mort sur champ d’os, et c’est fait. Mon bonhomme est bouclé. Il est mon hôte. — Ainsi, vous disposez en maître absolu de la vie et de la liberté de tous les Morticoles ? — Heureusement ; qu’adviendrait-il si les gens sensés ne domptaient pas les fous ? — Par quelle méthode traitez-vous ce Tapirre ? — Trois douches par jour. Ça lui rafraîchit les idées. Il trouve la société mieux faite au bout d’un mois. Il comprend la nécessité de l’industrie et de la science. Il devient un homme raisonnable. Alors je l’emploie à la campagne, à mes jardins, ou bien je lui accorde une liberté temporaire. S’il récidive, c’est la prison sanitaire, et, s’il fait le méchant, on le livre aux expériences de Bradilin, pas celles qui tuent, les moyennes, celles qui font languir. Assez bavardé. Vous allez voir un autre genre d’utopiste, le rêveur d’inventions. »

Cet aliéné habitait la cellule numéro 8. Par un guichet analogue au numéro 4, j’aperçus, dans un décor semblable, un être malingre, de la taille de Trub, courbé sur un papier qu’il couvrait de signes algébriques. C’est à peine s’il tourna la tête au bruit, montrant d’énormes lunettes et un visage ratatiné : « Avez-vous enfin trouvé ? questionna ironiquement mon maître. — Pas encore, monsieur le docteur, mais je serais mieux pour travailler hors de chez vous. — Bah ! bah ! Vous avez une bonne installation, du papier, de l’encre. Développez-nous cette merveilleuse découverte. » Le bonhomme ôta ses lunettes et passa ses doigts sur ses yeux fatigués : « Non. Vous seriez trop content si je m’exaltais. Je ne suis pas fou, pas fou du tout. — Remarquez ceci — Ligottin devint grave. — C’est l’aveu même de la folie, la dénégation révélatrice. — Si je suis fou, continua le personnage, c’est à la manière de tous les inventeurs, de tous les précurseurs. Messieurs — il frappa sur sa table et fit sauter les paperasses —, il y a là le germe d’un formidable événement scientifique. Je suis enfermé ici par la haine jalouse des Académiciens. Ils ont ouvert mes plis cachetés et volé mes idées ! — Puisque vous ne voulez pas parler, je vous quitte et clos votre guichet. » Et, m’entraînant, Ligottin ajouta : « Il y a quelquefois dans ces crânes-là des inventions cocasses, des bribes qu’on pourrait utiliser. Mais c’est un gâchis, un chaos.

« Ah ! ah ! — Mon guide frotta l’une contre l’autre ses énormes palettes rugueuses. — Nous allons maintenant examiner des carcasses que je vous recommande, des dangereux, des furieux. À ceux-là ne ménagez, je vous prie, ni les cordes, ni la camisole. Point de pitié pour eux. Dans une société bien organisée, on devrait les pendre, dès qu’ils se manifestent ! Mieux que cela, on devrait prévoir dès le berceau leurs dispositions néfastes, les noyer comme des portées de petits chats. » D’un geste hardi et tumultueux, il agita son trousseau de clefs. Nous gravîmes un étage. Une autre section apparut. Ligottin prit une figure terrible : « Je parle des artistes, musiciens, sculpteurs, peintres, architectes, surtout des écrivains, des romanciers, des poètes, ces graphomanes grotesques qui imaginent des événements impossibles, portent le trouble dans les esprits. Quand je songe à eux, la colère me prend, je perds la sérénité scientifique. Écoutez-le braire, celui-là ! » Je perçus une délicieuse mélodie. Aérienne et légère, elle semblait une âme du Paradis perdue dans les cercles infernaux, exhalant sa plainte et ses souvenirs par la bouche adorable des sons. Mon maître ouvrit le guichet : « Allez-vous vous taire, canaille ! Gare à la douche ! » Un beau jeune homme aux cheveux blonds, au fin visage imprégné d’une douceur que je n’avais point encore rencontrée chez les Morticoles, cessa brusquement de chanter et répliqua : « Je me tais, canaille ! — L’insolent, hurla Ligottin, rouge de fureur. Notez. Notez-le ! On le passera à Bradilin, qui le lui tordra, son larynx ! »

Nous nous trouvions au centre d’une rotonde entourée de petites portes : « Soyez attentif, me dit l’aliéniste, et faites-vous un bon plan topographique de ces scélérats, car vous aurez souvent à vous occuper d’eux. Ils nous causent plus d’ennuis, à eux seuls, que tous les autres pensionnaires. À gauche, les musiciens, dont ce maniaque est un spécimen. Nous en possédons actuellement trois. L’un d’entre eux a du délire des grandeurs. Il a composé six opéras qui, dans son esprit, forment une série ; il y fait parler des héros, des demi-dieux, tous ces personnages idiots de la fable auxquels ne croient plus les petits enfants. C’est un gâteux fieffé. L’idée de juxtaposer des sons indique à elle seule un cerveau débile. Qu’est-ce que le son ? Je ne connais que le bruit, moi. Quand un objet tombe, il fait un bruit. Le son n’existe pas. Le son est un artifice qui excite le système nerveux, cause un profond désordre organique. Sans critiquer le moins du monde notre admirable gouvernement, je trouve qu’il a tort d’autoriser les marches funèbres et les drames de Loupugan. Je sais bien que les premières servent aux enterrements. Mais pourquoi embellir la mort ? La mort, n’est-ce pas, c’est la mort. Quant aux seconds, leur seul mérite est d’être basés sur la médecine et de traiter des sujets sérieux, tels que l’hérédité, la vaccination, les épidémies ; mais même cela, oui même cela n’est pas sain pour la masse. Oh ! l’art, l’art, quel fléau ! »

La conversation avec Ligottin avait ceci de spécial qu’il la menait à lui tout seul avec une volubilité infatigable, et je m’amusais à ranger mentalement ce bavardage parmi les signes de dégénérescence qu’il distribuait si complaisamment. Dès que je remuais les lèvres, il m’interrompait tyranniquement et renouait aussitôt le fil de ses fortes certitudes. Comme j’allais, imprudemment, prendre la défense de la musique, il poursuivit avec feu : « Plus loin nous avons un sculpteur, un statuomane, comme je les appelle. Au lieu de limiter sa profession à ce qu’elle a de tolérable, au lieu de perpétuer, sur l’ordre des ministres, les effigies des hauts et célèbres personnages décorés qui ont tant contribué au progrès, qui nous ont faits ce que nous sommes, voilà que ce pauvre abruti s’est imaginé de laisser vagabonder sa chimère et d’exciter à la débauche, par des représentations d’hommes et de femmes dévêtus dans des attitudes obscènes. J’ai fait casser la plupart de ses groupes. Les plus libidineux, je les ai saisis comme pièces à conviction. Ils sont d’une érotomanie certaine, nus, complètement nus, avec les organes sexuels apparents !

« Là-bas grouillent les peintres, j’en ai une douzaine au moins. Quelle engeance ! Mon sculpteur crie pour qu’on lui laisse de la terre et un ébauchoir. Eux demandent à genoux toiles, couleurs et pinceaux. Excitation du deuxième degré. Propension à la fureur picturale. Je leur réponds par des douches, du massage, des applications de camisole. Un de ces insensés peignait des arbres violets, des prairies roses, des chiens rouges. Il oubliait l’ombre et la perspective. Ah ! ah ! conçoit-on cela ?… La peinture est aussi inutile que la musique. Pour représenter la nature, nous avons la saine, la loyale photographie. Je passe à grand-peine sur les toiles allégoriques de la Faculté et des Académies. Au moins elles exaltent le respect de l’autorité, de la hiérarchie, de la discipline, tous les beaux sentiments. Mais les lamentables crétins que je soigne n’ont jamais voulu se soumettre à la règle. J’ai conservé les divagations de l’un d’eux, comme exemple. Il place tout dans une espèce de fumée grise. Où a-t-il vu cette buée-là ? Il n’y a pas de brouillard perpétuel, et l’idiot veut en fourrer partout du brouillard, oui, même dans les appartements, dans les cheveux, sur les nez ! En outre il ne compose pas. Il ne traite jamais un sujet méthodique, suivant un plan. Il laisse courir sa fantaisie. Je te la calmerai, moi, ta fantaisie ! Le plus drôle de tous peignait avec des couleurs monstrueuses, criardes, flamboyantes, qu’il entassait sur sa palette. Chacun de ses tableaux avait l’air d’un feu d’artifice. Il y avait de l’or, de l’argent, du vermillon, tout ça pêle-mêle, à tort et à travers, l’un sur l’autre. Ça dégoulinait. Comme je disais à mes élèves : il transcrit fidèlement son désordre cérébral sur sa toile. D’ailleurs celui-là va beaucoup mieux. Il m’a promis de faire un portrait ressemblant et raisonnable de moi à son guichet, tel que je suis, brun et en redingote marron ; moyennant quoi, on lui supprimera sa camisole. »

À ce moment, partant d’un corridor voisin, un gémissement profond retentit, suivi de lamentations qui se superposèrent, discordantes et sinistres. Le visage de mon maître s’éclaira d’une joie farouche. Il tendit l’index en avant : « Les entendez-vous ? les entendez-vous ? Tous, comme des chiens, jappent à la lune. Ah ! mes gaillards, je vous tiens. Ils sont là, empilés dans ce corridor, une vingtaine, les écrivains, les écrivassiers, les poètes, les gredins ! » Et il vociférait, pour dominer le tumulte qui bientôt s’apaisa par degrés, cédant à de désastreux soupirs : « Nous avons un pamphlétaire, un furieux, qui déblatérait contre les autorités. Ça n’a pas traîné ! Signature de moi et de Crudanet. Signature du commissaire ; les deux cachets, et en avant ! À la douche ! Gueule maintenant, mon garçon, gueule ! Nous avons de bons capitons, des serrures solides, des cordages résistants. Ne vous aventurez pas seul chez lui. Il est fort comme une enclume et vous écraserait. Nous avons quatre poètes, des érotomanes eux aussi, des débauchés satiriques, atteints d’écholalie, qui dépravaient la jeunesse avec des vers incompréhensibles où ils comparaient le soleil et la lune aux deux plateaux d’une balance, une femme à un serpent, un violon à un cœur affligé, des cheveux à un océan, est-ce que je sais ! Ils menaient une vie de vagabondage et de débauches bien en rapport avec leur gâtisme. Un autre, mais il est mort, le drôle, prétendait que les lettres ont une couleur. Est-ce joli ça, hein, comme forme d’insanité ! Nous avons aussi des romanciers qui ne se repaissent que de mensonges, qui inventent à plaisir des adultères, des crimes, des incestes. Ils se soulagent eux-mêmes, je l’affirme ; ils se soulagent en écrivant. J’en sais qui m’ont avoué n’avoir pas de plus grand plaisir que d’accumuler ces horreurs sur du papier. N’est-ce pas de la démence que de forger des histoires ignobles et pas vraies, quand il y a tant de progrès à réaliser dans l’industrie, la politique, la science, la médecine ? Les lecteurs de ces pernicieux imbéciles se figurent, par contagion, que ce qu’on leur raconte est arrivé. Telle est l’origine des crimes, des adultères et des incestes. Je ne l’ai pas caché dans mon rapport à l’Académie : Là est le danger, messieurs et chers collègues, le danger capital. Si vous laissez en circulation ces métaphoromanes, ces érotomanes, ces écholaliques, si vous leur permettez d’agir sur l’esprit de leurs concitoyens, il y aura bientôt, par leur faute et par votre faiblesse, cinquante pour cent de fous dans l’État. Ces artistes sont tous des délirants de grandeur ou de persécution, des indépendants pernicieux, des solitaires. Ils menacent de saper les bases de la société, d’arrêter le progrès, de favoriser les révoltes, de ressusciter les croyances crevées. Tel dramaturge glorifie les dieux et les idoles, nous ramène à la barbarie. Son cerveau malade fait parler les arbres, les animaux, jusqu’aux pierres de la route. Tel poète complique de luxure l’acte sain et propagateur de l’espèce, le coït. Tel publiciste prêche cyniquement la lutte des classes. Si vous ne nous accordez pas les lois que nous vous demandons, l’interdiction et la mise au pilori de ces condamnables insanités, le supplice et la réclusion de leurs auteurs, c’en est fait de la Liberté, de l’Égalité, de la Fraternité, de la Matière, de toutes ces nobles réalités pour lesquelles ont souffert et sont morts nos aïeux ! Je vous promets que j’ai eu un succès ce jour-là. Et au Parlement donc, où je parlais en qualité de commissaire du gouvernement ! Ils étaient tous debout, ils interrompaient chaque phrase par des bravos frénétiques. J’ai cru que je ne pourrais achever. C’est la préface de mon grand ouvrage. »

Ligottin discourait d’un air inspiré, reproduisant son attitude à la tribune, faisant des gestes de la main droite, agitant de la gauche le vaste trousseau de clefs cliquetantes. Je profitai d’un court répit : « Quel sera, maître, ce grand ouvrage ? — Un résumé méthodique du plan que je vous ai tracé. J’admets la médecine et je l’inscris en tête. J’autorise les sciences accessoires, la politique, l’industrie et la finance. Tout cela glorifie la Matière, l’ordre et le progrès. Quant à l’art, aux graphomanes, aux fous de l’idéal, je les enferme, dans des cadres, d’abord, dans des cages, ensuite. Je les classe, je les groupe et je les douche. Montons aux maniaques raisonnants. » Comme nous escaladions les marches conduisant à la troisième rotonde, il ajouta : « L’organisation est simple. Quant à votre service, il est simple aussi. Vos collègues vous initieront aux difficultés du début. Nos pensionnaires, à l’arrivée, sont généralement calmes. Les premières douches les rendent furieux. Ensuite ils s’apaisent peu à peu et tombent dans un gâtisme progressif. D’où trois catégories : Dégénérés, Furieux, Gâteux. Le reste est du détail administratif… Dans cette cellule 53 se trouve un numéro exceptionnel, que j’ai étiqueté sous la rubrique Délirant altruiste. C’était un malade riche, d’une grande famille, les Bavêne, qui ont fait des legs à toutes les Académies. Il était lié avec les principaux docteurs. Il avait tout pour être heureux, quand, vers la soixantaine, il s’est mis à prêcher la pauvreté. Il distribuait de l’argent dans les quartiers misérables, dans ces repaires puants, soignait les gens à domicile, sans diplôme, se ruinait en aumônes excessives. Sa famille s’est émue, à cause de la fortune qu’il dissipait. Puis, il occasionnait du désordre. Nous lui avons signé sa feuille d’internement. Quand on l’a arrêté, on l’a trouvé dans un taudis, sans feu, en train de tricoter des chaussettes. Depuis qu’il est ici, c’est un de mes pleurards. J’appelle ainsi les non-résistants, ceux qui geignent silencieux dans leur case de caoutchouc. » Il leva le guichet ; j’aperçus un pâle vieillard aux longs cheveux blancs, à la barbe blanche : « Ça va toujours, papa Bavêne ? — La mort est proche, la terre m’appelle. Mon supplice finira bientôt, répondit le vieux gravement. Pardonnez-leur, mon Dieu, ils ne savent pas ce qu’ils font. — Il répète les phrases de Jésus-Christ, cet autre insensé, père de tant de superstitions néfastes, s’écria Ligottin. En voilà un que je regrette de n’avoir pu enfermer ! Ces êtres-là, avec leurs airs résignés, sont les plus dangereux. On a vu des révolutions sortir de ces barbes blanches.

— Et là ? — J’indiquais le corridor.

— Ce sont les délirants raisonnables, des individus comme vous et moi, qui mangent, dorment, boivent, ne font pas de vers, ni de tableaux, ni de chansons. Seulement, dans leur vie hypocrite, une tare imperceptible, une toute petite tare est dissimulée, et alors nous considérons leur raison apparente comme un masque qu’ils prennent, comme un piège qu’ils nous tendent pour dissimuler leur folie. C’est une rubrique trop générale. Le plan n’est pas fait. » Ligottin était embarrassé ; il continua : « L’un d’entre eux est un parent de Crudanet. Il a eu des différends avec le grand Chef sanitaire. Il l’a menacé. C’est le type de ces hybrides-là. Crudanet lui a signé son internement, et il a eu raison. D’ailleurs cette section est spéciale. Il y a là des secrets d’État et de famille très graves, des histoires ennuyeuses ; vous n’aurez pas à vous en mêler. Cela regarde Lambert, qui est discret comme la tombe. Ne mettez pas le nez là dedans, si vous voulez rester ici, ou plutôt n’y pas trop rester. » Et Ligottin appliqua sur moi un profond, un sinistre regard. Nous redescendîmes un peu gênés.

Il y eut du tumulte. Quatre infirmiers, conduits par Fauve, tenaient par les pieds et les mains un corps qui se débattait. Leur maître les arrêta : « Qui est-ce ? Ah, l’hypocondriaque. Parfait. Serrez ferme ! » Je reconnus Burnone dans ce paquet hurlant. Il était horriblement maigre ; les yeux lui sortaient des orbites. Sa bouche tordue écumait, et, malgré les efforts des gars vigoureux, il avait des détentes formidables. Ligottin me renseigna négligemment : « C’est une banalité, un de ces neurasthéniques qui courent de docteur en docteur et cherchent à se guérir d’un mal imaginaire. Celui-ci s’est ruiné en consultations et en pharmacie. Il obsédait tous mes confrères. En dernier lieu, Clapier m’a prié de l’en débarrasser. C’est une épave, un détritus… »

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Je commençai mon service le lendemain. J’eus l’occasion de voir de près quelques-uns de mes pensionnaires. Certains étaient entrés là jouissant de toute leur raison, et étaient devenus fous à l’épreuve du traitement. Ils bondissaient de fureur dès qu’on pénétrait dans leurs cellules. Leur mobilier de caoutchouc ne s’apaisait, comme eux, que par saccades.

Mes acolytes, Fauve, Lambert, Crochard et Garuche, martyrisaient les malades avec joie. Ils savaient que nul d’entre eux ne pouvait se plaindre, qu’on n’écouterait point leurs lamentations. Ma plume tressaille de colère au souvenir de ces ignominies. Le jour même qui suivit ma première visite à l’antre de Ligottin, je trouvai le père Bavêne étendu sans connaissance dans sa chambre, le visage barbouillé d’excréments. Crochard l’avait mis dans cet état parce que le vieillard tardait trop à faire ses besoins. Un des peintres s’étrangla en enfonçant sa main aussi loin que possible dans sa gorge. Deux de ses doigts étaient démesurément gonflés par son effort pour avaler cette atroce bouchée de lui-même. Le cadavre était figé dans une attitude de fureur et de résolution. Ligottin, prévenu en hâte, hochait la tête : « Voilà tout de même un suicide qu’on ne peut ni empêcher, ni prévoir. » En déshabillant le corps, Fauve, auquel il appartenait, eut un moment de trouble. La peau était marbrée de contusions dont chacune rappelait au bourreau quelque lâche torture. Le maître murmura simplement : « Pourvu que ceci reste entre nous, et qu’on n’en saisisse pas l’opinion, je ferme les yeux. Mais je regrette que ça ne soit pas un artiste. »

Ces poètes, qu’il détestait tant, étaient de mon ressort. Garuche me dit : « Je vas t’apprendre à les doucher et à leur passer la camisole. Suis-moi. » Il se rua dans une cellule où végétait un homme au grand front, à tête dénudée, à la bouche mince, aux yeux brillants, qui tressaillit en voyant l’ignoble face de la brute. Nous étions accompagnés de quelques valets qui s’efforçaient d’atteindre à l’infamie du haut personnel : « À la douche, salaud, ou on te passe la casaque ! » Telles furent les premières paroles de Garuche. « C’est la seconde fois aujourd’hui, risposta le malade. Vous voulez donc me faire mourir ? — Tu le verras bien. La perte de ta carcasse ne serait pas un grand malheur. Allons, houp ! » Les aides se précipitèrent sur le poète qui jetait des cris aigus : ils lui passèrent autour de la taille l’abominable tricot qui enserre les bras et les mains, et empêche tout mouvement. Ainsi lié, ils le descendirent dans la grande salle d’hydrothérapie, retentissante, carrelée de mosaïque, où il y a une estrade pour l’opérateur, et une barrière à laquelle s’accroche le patient. « Déshabillez-le, grogna Garuche. Toi, Canelon, regarde. Celui-là est un furieux. On lui sert le plus gros jet. » Il monta sur son trône de bois, saisit un énorme tuyau. Nous autres restions près de la porte ; et la victime nue, tremblante de froid et de terreur, aggrava ses hurlements et se cramponna d’avance à la balustrade : « Chante, mon bonhomme, chante, ricana mon aimable collègue. Tu vas faire connaissance avec fifille ; — et, tournant un robinet, il expliqua : — Fifille, c’est ma lance. » Aussitôt se déchaîna une cataracte bondissante, ruissellement barbare au travers duquel gambadait un déplorable pantin. Il sautait de côté et d’autre, courait comme un cheval autour de la piste, ruait en avant, en arrière, s’accroupissait, pivotait sous les coups affreux du lourd bâton liquide, qui, par l’adresse infernale de Garuche, devenait tout à coup un fouet aux mille lanières cinglantes. Ses clameurs stridentes dominaient le rire de ses bourreaux et le tumulte bruissant de l’eau qui claquait sur sa peau fripée glissait, rapide écume, sur les surfaces luisantes de mosaïque. À la fin, il tomba à terre et se tordit comme un ver, tandis qu’impassible, Garuche dirigeait sur lui, en balayant, le jet irrésistible et brutal : « Tiens pour tes cuisses… Tiens pour ton dos… Tiens pour tes pattes… Ça y est. Enlevez, garçons ! » Les aides soulevèrent le corps pantelant et le criblèrent de coups de poing, histoire de le ranimer. Il gémissait sourdement. On le roula dans une couverture et on le remonta dans sa cellule, tandis que Garuche criait : « Pas la peine de lui mettre la camisole. Il a son compte. » Et s’adressant à moi : « Tu vois ; ça n’est pas plus malin que ça. J’suis en nage. Viens boire un verre. Allons à la douche de vin. »

Quand ils étaient bien ivres, les scélérats se distrayaient à doucher à mort. On choisissait, de préférence, les pensionnaires de la section Lambert. Celui-ci, après quelques bouteilles, me fournit de franches explications. Je le vois, penchant sur moi sa lourde face d’ivrogne malicieux, et remuant son gros doigt devant son œil : « Copain, j’vas tout t’dire. Mais chut ! silence, mystère !… Le patron ne blague pas là-dessus, et s’il savait que je cause… Enfin, t’es un frère… Donc, les miens, les raisonnants qu’on les appelle, ne sont pas plus fous que toi et moi. Mais il y a tout avantage à les escoffier, vu qu’on les met ici pour ça. — Je faisais la bête. — Tu comprends pas ? Suppose que t’es un gros bonnet, un fameux docteur, un de l’Académie, du Tribunal, du Sénat, du Parlement, du gouvernement… Bien… Suppose que t’as un parent qui t’embête, qui sait sur toi des choses malpropres, ou qu’a de l’argent qui te revient et qui ne meurt pas assez vite. Eh ben, avec une bonne petite feuille de papier, tu l’envoies à Ligottin et c’est le papa Lambert qui s’en charge. Et le papa Lambert sait bien qu’il a droit à une gratification quand il arrive malheur à un de sa rotonde. Tu saisis, fiston ?… Vrai, t’es guère futé ! » J’aurais bien voulu pénétrer dans cette partie mystérieuse du service, mais Lambert refusa de m’accompagner et de me prêter les clefs : « Pas de ça, mon vieux. Si j’étais pigé, je sortirais pas vivant d’ici, ni toi non plus. C’est des mystères. Faut pas jouer avec les choses graves… » Un hoquet conclut cette sage réflexion.

Quant à moi, je faisais semblant de doucher mes artistes. En réalité, je dirigeais le jet d’eau contre le mur, tandis qu’eux, près de l’estrade, reconnaissants, me regardaient avec de bons yeux attendris. Ils m’expliquaient l’utilité sociale de Ligottin : l’indépendance, voilà ce que redoutent surtout les Morticoles. Pour lutter contre les esprits libres, ils ont imaginé les maisons de fous, bien préférables encore aux hôpitaux-prisons. Les quelques révoltés trouvent là un tombeau discret, un asile sûr. Grâce à une forte mensualité, Cloaquol ne fait jamais, dans ses journaux, la moindre allusion à ce petit trafic. Bien entendu, quelques vrais fous servent de paravent et d’excuse à cet abominable in pace, reconnaissables à leur tranquillité apparente et aux égards qu’on a pour eux. On ne les roue de coups que tous les trois jours. On leur permet de se promener dans un morne petit jardin, d’y épancher leurs gestes excessifs et le trop-plein de leur imagination. Ils marchent à grands pas, déclament, et lèvent les bras au ciel dans une attitude suppliante, ou bien, affalés sur un banc, les yeux caves, les membres flasques, ils suivent au dedans d’eux-mêmes quelque déplorable cortège. D’autres m’arrêtaient par un bouton de mon uniforme, me tenaient des discours incohérents qu’il fallait écouter avec patience, sous peine de les exaspérer.

Au bout du jardin, s’élevait un hangar où l’on reléguait les animaux fous, car les bêtes subissent la pression sociale et se détraquent comme leurs maîtres. Je vis là des chiens qui avaient tenté de se suicider et qu’on devait nourrir de force, des chats mélancoliques, aux regards remplis de douleur, enfin un perroquet furieux, qui se précipitait impétueusement sur les barreaux de sa cage et les mordait. Il avait appartenu à une vieille gâteuse, enfermée dans l’autre corps de bâtiment, section des femmes. Quelquefois une falote tête grise apparaissait à une des fenêtres de ce domaine où nous n’avions pas le droit de pénétrer et vociférait des imprécations. Alors on entendait, en écho, une voix de fausset, nasillarde et troublante. C’était le perroquet qui reconnaissait l’accent de sa maîtresse et lui répondait dans son langage…

Un matin, le maître nous fit appeler, Lambert et moi. Je retrouvai le cabinet de consultation tapissé de livres, la barrière, les sonnettes suspendues au plafond. Ligottin me demanda des nouvelles des canailles et des idiots confiés à ma garde, et sa large figure s’illumina quand je lui répondis que je les douchais à fond et que je leur appliquais continuellement la camisole : « Je suis perplexe ! s’écria-t-il, en s’asseyant et en croisant ses longues jambes. On va m’amener un malade riche qui m’est présenté par un de mes collègues. Vous le confierai-je, Canelon, ou sera-t-il pour vous, Lambert ? La chose est délicate. » Sur ce, le domestique introduisit quatre personnes dans lesquelles je reconnus Tismet de l’Ancre, Avigdeuse, M. et Mme de Sigoin. Leurs attitudes étaient caractéristiques : Tismet, prêt pour la lutte et arrogant ; Avigdeuse, portant beau, le lorgnon sur le nez, tripotant avec grâce sa fine barbe noire ; de Sigoin, plus hâve qu’au procès, les yeux enfoncés, les joues boursouflées ; sa femme, telle que jadis, longue, ondulante, énigmatique, jetait vers Tismet de persistants regards. Le jeune chirurgien prit le premier la parole, dépassant la barrière fatidique : « Maître, vous vous rappelez l’accusation, à propos d’une ovariotomie, que monsieur que voici porta contre le docteur Sorniude. L’acquittement s’imposa. M. de Sigoin est mon client. Je possède son tempérament à merveille. » Ligottin hocha la tête. Sa puissante barbe se mit en branle. Il dévisageait le couple mystérieux, elle à quelques pas de lui, tous deux gênés et tremblants. Tismet insista : « M. de Sigoin est un circulaire. Il a des alternatives d’érotomanie et de persécution. C’est à vous, maître, que nous devons ces définitions admirables qui font aujourd’hui la clarté dans les problèmes ardus de la pathologie cérébrale. Donc, mon client avait été guidé par une idée fixe dans ses attaques aussi violentes qu’injustifiées contre le docteur Sorniude. Après le procès, il en convint d’ailleurs avec beaucoup de sagesse. Mais il ne quitta ce délire que pour tomber en proie à un autre plus grave, qui nécessite notre présence ici, et au sujet duquel, par un scrupule que vous comprendrez, je passe la parole à mon honorable ami, le professeur Avigdeuse. »

Tismet avait été solennel, il avait été flatteur, et, satisfait de lui-même, il souriait dans sa moustache blonde. Il recula de quelques pas. Avigdeuse, qui avait le sens des hiérarchies, s’assit avec calme devant Ligottin : « Mon cher confrère, le docteur Tismet de l’Ancre, en qui j’ai une absolue confiance, est venu me trouver dernièrement au sujet d’une affaire sérieuse. Il s’agissait d’un sien client, M. de Sigoin, qui avait donné déjà des signes de persécution, notamment lors d’un procès fameux, sur lequel je ne reviens pas, et qui, à l’époque, présentait une autre forme de vésanie. Celle-ci se caractérisait par la persuasion que sa femme le trompait, et avec qui ? Avec le propre médecin de la famille, mon confrère Tismet. Il en résultait des scènes terribles, où la malheureuse était menacée, battue de telle sorte que les voisins entendaient les cris et les coups ; bref, le malade était dangereux et passait insensiblement à la fureur. » Ligottin eut un mouvement de la main gauche, comme quand il secouait ses clefs et qui signifiait : Nous le doucherons. Avigdeuse poursuivit de sa voix la plus apitoyée, la plus hypocrite : « M. de Sigoin a eu récemment une hallucination. Sa manie a été jusque-là. Il a cru surprendre sa femme dans les bras de mon confrère Tismet. À cette hallucination a succédé une crise atroce, qui a duré huit jours. Je conclus à l’internement. Nous avons le certificat. » L’orateur fouilla dans sa poche.

Ligottin tendait les griffes. Derrière la balustrade, Mme de Sigoin s’était redressée de toute sa taille, d’un air de défi cruel et exalté. Tandis qu’Avigdeuse présentait la lettre de cachet, elle était tournée vers Tismet et, par le croisement de ces regards passionnés et sauvages, je compris la tragique comédie. À cet instant, son mari s’élança et vint tomber à genoux au milieu du triangle formé par les trois docteurs : « Grâce, messieurs, grâce ! je ne le ferai plus — hurlait-il en se tordant les doigts. — Je reconnais que j’ai été fou, que j’ai eu une hallucination… Que voulez-vous ? J’adore ma femme. Lorsqu’il s’agit d’elle, je n’y vois plus clair. Quant à Sorniude, c’est elle qui m’avait avoué… Oui, j’ai eu une véritable hallucination… Vous savez…, la jalousie… Cela montait en moi par bouffées. Je l’imaginais toujours dans les bras d’un autre. — Il eut un horrible rire. — Maintenant, je comprends que c’était ridicule. Mon bon docteur Tismet, pardon, pardon ! J’ai cru que vous l’embrassiez à moitié nue, dans notre salon, sur le canapé, près de la fenêtre. C’est en ouvrant la porte, oh, je me rappelle, que j’ai vu cela ! Et j’ai tout cassé, comme chez Sorniude… Mais aujourd’hui, je me repens. Oui…, de tout mon cœur. » Il se traînait vers sa femme, qui le fixait avec un méprisant dégoût, pauvre loque vautrée sur le tapis et dans la boue de l’adultère : « Madeleine, pardonne-moi ! Je t’ai fait souffrir. J’étais fou. C’est fini, je suis guéri. J’ai confiance en toi. Monsieur Ligottin, monsieur Avigdeuse, pardon ! Je vous vénère, secourez-moi ! Intercédez pour moi ! Oh, ne m’internez pas ! Je mourrais sans la voir ! Madeleine, implore ma grâce ! Ne me séparez pas d’elle. J’aime tous les docteurs ! J’ai peur de rester ici ! »

Il tournait sur lui-même, il bafouillait ; les mots s’embrouillaient dans sa bouche, et ses larmes coulaient à grosses gouttes. Ligottin remua sa barbe et regarda Avigdeuse, qui, malicieusement, regardait Tismet et la femme impassible : « L’idée de leur jouer un bon tour germe sûrement dans sa tête, pensai-je, et peut-être cela va-t-il sauver l’autre. » Je ne me trompais pas. Avigdeuse coupa le déluge de supplications de sa voix brève, de sa vraie voix : « En présence du repentir sincère de M. de Sigoin et des témoignages qu’il nous offre, je ne crois pas, mon cher Tismet, qu’il y ait lieu d’insister, et je remets mon papier dans ma poche. Monsieur a eu une hallucination fâcheuse. Il le reconnaît. C’est un gros point. S’il était un délirant stable, un solide candidat à l’aliénation, il n’en conviendrait point. — Si, si, j’en conviens », certifia l’infortuné, se relevant avec de gros soupirs, et, à la façon dont il scruta sa femme et Tismet, je compris bien que, la terreur diminuant, la jalousie renaissait dans son âme. « Seulement, ajouta Avigdeuse, attention ! » et, d’un doigt amical, il menaça l’heureux époux. Mme de Sigoin, furieuse, ricanait, accoudée à la barrière, le menton dans ses mains gantées de noir. Lambert me poussa le coude. Tismet était blême de rage. Il s’adressa à Ligottin : « Il me paraît pourtant qu’il y a danger à laisser cette jeune femme près d’un énergumène. Il l’a déjà menacée de mort. Il est permis de supposer… » Mon maître, chez qui la réflexion mettait du temps à circuler, à cause de sa corpulence, sentit néanmoins que sa responsabilité n’était plus couverte. Il répliqua : « J’étais moi-même si décidé, monsieur Tismet, que j’avais fait venir mes deux meilleurs garçons de camisole et que je comptais me saisir aussitôt du délirant. Mais, devant les explications si nettes de M. de Sigoin, ses excuses et son amende honorable, je me range à l’opinion de mon savant confrère Avigdeuse. Il peut rester personne civile. » Tismet vaincu eut un geste d’amère résignation et rétrograda vers la barrière. De Sigoin s’approchait humblement de sa femme, mais elle le repoussa de son long bras flexible.

Ligottin ne voulut pas perdre l’occasion d’un petit discours, et, comme Sigoin se précipitait sur ses mains et celles d’Avigdeuse et les embrassait goulûment, il conclut : « Vous avez raison de nous remercier, car les motifs étaient puissants, avouez-le, de vous retenir et de vous doucher à outrance ! Mazette ! Vous ne vous gênez pas ! Faire passer un docteur en jugement ! En accuser un autre d’avoir séduit sa femme ! Se comporter comme si les hallucinations étaient des réalités ! Mais j’ai ici des pensionnaires qui n’ont pas fait le quart de ces bêtises-là. Mon cher, ayez dans la vie une méthode. Vous êtes un simple dégénéré. — Son père épileptique, sa mère alcoolique, siffla Mme de Sigoin… Comment, tu oserais dire que je mens ?… Vous voyez, docteur, il recommence ! Sa mère, mais c’était une mégère, une harpie ! Monsieur tient d’elle, voilà tout ! » Ligottin continua : « Vous ne peignez pas ? — Non, docteur. — Vous ne faites pas de musique ? — Non, docteur. — Vous croyez à la Matière ? — Oui, docteur. — Vous n’êtes pas poète ni écrivain ? — Non, docteur. — Alors, vous pouvez guérir. Adoptez un plan d’existence. Et quand vous aurez une nouvelle hallucination érotique, répétez-vous que vous êtes le jouet d’une chimère, d’un songe creux, ou bien comptez sur vos doigts, faites des chiffres sur une vitre, jusqu’à ce que le phénomène ait disparu. Ces moyens machinaux réussissent à merveille. » L’aliéniste serra les mains de Tismet et d’Avigdeuse, salua Mme de Sigoin, reconduisit jusqu’à la porte cette petite troupe mélancolique ; puis il rentra transporté d’allégresse : « Voilà une observation que je retiens pour mon grand ouvrage ! Elle est complète. »

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Depuis que j’étais chez Ligottin je n’avais pas eu un moment de congé, et je n’avais pu voir mon cher Trub, dont l’absence m’accablait. Or, le jour même où je devais être libre, mon maître me chargea d’une commission pour sa maison de campagne. Je montai, en maugréant, dans un chemin de fer suburbain, et je m’arrêtai à une première station de ville d’eaux. Je m’informai. Un passant m’indiqua une massive construction située sur une hauteur. Je me dirigeai là par un chemin boueux, car il tombait une petite pluie fine. Plus je m’approchais, plus je reconnaissais la symétrie, la régularité si chères à Ligottin. Quand je fus à cent mètres, j’entendis des gémissements : « Les capitons sont moins épais, pensai-je. C’est d’une simplicité rustique. » Derrière une grille hurlaient deux ou trois visages, tandis qu’une quantité de grandes silhouettes maigres, hérissées de gestes tragiques, arpentaient rapidement une cour sablée. J’arrivai à la porte du gardien-chef, le frère de Lambert. Il me reçut amicalement, m’offrit un verre de vin et me proposa de faire le tour de son établissement. J’acceptai.

Après maint circuit, je me trouvai devant une cage énorme, remplie d’êtres sans nom vautrés au milieu de leurs ordures, gambadants, grimaçants, singes du délire, cauchemars de corps et d’âmes. Dès qu’ils nous aperçurent, ils se livrèrent à une mimique tumultueuse et désordonnée. Les uns faisaient des signes obscènes. D’autres se précipitaient sur les barreaux avec rage. D’autres, dans les angles, grinçaient des dents, tandis que, sur le sol, un tapis de mélancoliques suivaient ce spectacle avec une morne indifférence : « Ce sont les furieux, me dit le gardien. Ne vous approchez pas. Ils vous mordraient, vous déchireraient. Je leur jette des trognons de choux qu’ils se disputent, et des morceaux de pain qu’ils salissent. Ils se battent toute la journée. C’est rigolo ! Le matin je les asperge en masse et ça grouille, ça grouille ! En été c’est une infection. Quand il en meurt un, je l’attire avec des crochets et je l’enterre là-bas, derrière la colline. Quelquefois ils sont en épidémie. Alors, c’est un charnier plein de mouches. En place d’eau, je douche du phénol. C’est un rude métier. J’aimerais mieux la maison de ville. Sous mon prédécesseur, c’est même ça qui l’a fait renvoyer, ils avaient trouvé le truc de desceller les barreaux et ils s’étaient sauvés dans la campagne. Ils ont vécu deux mois dans la forêt. Le soir, quand on passait le long du bois, c’étaient comme des miaulements de chattes en chaleur. Et puis, nous avons mis le feu aux arbres, et ils ont tous grillé. Ah, ah ! ça n’est pas commode, les furieux ! »

L’immonde fourmillement de la cage m’obsédait. Je m’écartai : « Maintenant, murmura mystérieusement mon guide, je vais vous montrer quelque chose de curieux : un bonhomme que j’ai là depuis un an et demi, un étranger. On l’avait trouvé errant dans la campagne, et amené ici. Il n’est pas méchant. Nul ne sait qu’il est là, sauf M. Ligottin qui le tient en observation, parce qu’il fait des prières et qu’il a de drôles d’idées sur tout. Il raconte qu’il est d’un pays où il n’y a ni riches ni pauvres, où personne n’est malade et où on n’étudie aucune science. » Il me mena dans un pavillon séparé dont il ouvrit la porte. Sur un grabat de paille jaune, seul rayon de soleil de cette pièce poussiéreuse où le jour pénétrait par une étroite lucarne, j’entrevis un grand corps couché. Au bruit, il se redressa. J’eus un éblouissement : c’était Sanot en personne, notre bon, notre cher capitaine, que nous croyions mort et perdu à jamais, et qui, bien que n’ayant plus son beau teint rouge et sa tête joviale, avait même nez aplati, mêmes pommettes saillantes, même robuste collier de barbe. Je le regardais, inondé de joie sans pouvoir articuler un seul mot, et lui me regardait aussi, il me reconnaissait, et ses yeux exprimaient l’indicible bonheur de retrouver ce Canelon, moi, morceau ambulant de la terre natale. De lui à moi, de moi à lui, couraient des flots latents de tendresse. Nous eûmes la prudence de nous contenir, et Lambert ne remarqua rien. Il intercala sa vilaine voix réelle au milieu de notre rêve, et elle nous fut une sauvegarde : « Il vous étonne, hein, mon étranger ? Essayez de le faire causer. Il va vous en conter de cocasses. » Je pris un accent hypocrite qui m’étonna moi-même : « Vous êtes ici depuis longtemps ? — Oh oui, très longtemps. — Vous venez de loin ? » continuai-je, éprouvant le besoin de jeter des paroles sur notre émotion jumelle. Le gardien rit d’un rire idiot. Il était bien l’espace du mal, celui qui éternellement empêche les bras de s’étreindre, les cœurs de se rejoindre, de se serrer l’un contre l’autre : « Oui, et je reviens de loin, répondit mon cher capitaine. — Alors vous croyez en Dieu. — Je crois, j’espère, c’est mon salut. — C’est cela, me souffla Lambert, voilà une des clefs de sa folie, comme dit le père Ligottin. — Ce Dieu vous sauvera, n’est-ce pas ? — Il nous sauvera. J’ai un trésor. Ce sera l’effort suprême. » Et il appuya sur ces derniers mots : « Ah ! ah ! ricana Lambert, Dieu est son trésor. Quelle incohérence stupide ! » Sanot répéta plus fortement : « J’ai un trésor. Allons le prendre. Serez-vous prêt bientôt ? — Peut-être tout à l’heure. Et vous ? — Je serai prêt. » Nous nous étions compris. Je dis au gardien d’un ton indifférent : « Il est ramolli, mais fort curieux. Je suis pressé. Il faut que je rentre. Au revoir. » Et je quittai la cellule…

J’avais l’âme en feu. Je me fis une notion exacte, méticuleuse, de l’endroit où nous nous trouvions, du trajet à parcourir, de la distance qui nous séparait de la grande cage. Ma perspicacité fut extrême. Par cette phrase persistante, J’ai un trésor, Sanot m’indiquait des moyens de fuite. Lesquels ? Je l’ignorais. Mais je le voulais libre d’abord. Ensuite nous aviserions… L’esprit tendu vers le but, droit et rigide comme une flèche, je repris le chemin de fer et, à peine dans la cité, je courus à la maison d’Avigdeuse. Trub vint m’ouvrir, stupéfait de mon allure fébrile. Je l’attirai à l’écart : « Trub, suis-moi, immédiatement. J’ai retrouvé le capitaine Sanot. Il est captif à la maison de campagne de Ligottin, mais bien portant. Il m’a parlé d’un trésor. Il faut le libérer et fuir. C’est l’occasion unique de s’échapper de cette contrée maudite. — Mais calme-toi un peu. Concertons-nous. Tu perds la tête. — Non, non, non. Demain serait trop tard. La Providence ne tend pas sa main deux fois. J’ai fait mon plan. Suis-moi, Trub. Il le faut. Je t’en conjure. » Je devais dégager une persuasion fluidique, car mon ami n’hésita plus. « Attends-moi cinq minutes. Je réunis mon argent et mes hardes. J’invente un prétexte et je pars. Tu me retrouveras au café d’en face… »

C’était un bouge, hagard comme tout ce qui m’entourait. Je demandai une tasse de café, et je me promis que si le morceau de sucre que j’y jetais formait trois bulles, nous serions sauvés. Les trois bulles apparurent. J’écrivis, en imitant les caractères de Ligottin, un sauf-conduit au titre de Sanot ; puis je le déchirai et j’en recommençai un au titre de l’Étranger, car le capitaine n’avait peut-être pas dit son nom. Trub arriva. Je lui racontai tout en wagon. Le jour tombait dans un brouillard humide quand je me trouvai de nouveau devant la grille de la maison de campagne. Mon compagnon m’attendait à quelque distance.

Je présentai à Lambert l’ordre de me livrer l’Étranger. Il fut surpris : « Comment, comment ?… — Oui, j’ai parlé de ce malade au patron. Il veut l’avoir à sa maison de ville pour l’étudier plus à loisir. — En voilà du nouveau, grommela le gardien, en examinant le papier sans nulle méfiance. Moi, je m’attachais à ce particulier-là. Enfin, puisque c’est l’ordre, obéissons. » Je revis la cellule. Quelques minutes après, le capitaine m’était confié et Lambert me jetait de la porte : « N’ayez pas peur. Il n’est pas furieux. » Nous étions libres !…

Quand Sanot, Trub et moi fûmes réunis, nous nous embrassâmes tous les trois frénétiquement. J’interrompis ces transports : « Il n’y a pas de temps à perdre. Nous jouons une partie définitive. Quel est ce trésor dont vous parliez ? — C’est, répondit le capitaine, une forte somme, dix mille francs, que j’avais pu sauver de la pacotille en quittant le Courrier. Au sortir de Typhus et comme on nous repoussait d’hôpital en hôpital, j’avais pris un chemin de fer, j’étais descendu à la première station et j’avais enfoui cet argent près d’ici, à tous risques, pensant qu’il me servirait un jour. Au moment où je le recouvrais de la dernière couche de terre, les gardiens de Ligottin me surprirent. Il y a de cela un an et demi ! — Vous rappelez-vous la place ? — Certes. — Courons-y. Pourvu qu’il y soit encore ! »

Nous vivions un rêve haletant. À l’entrée du petit bois, tandis que Trub faisait le guet, nous fouillâmes à l’endroit qu’indiqua le capitaine, au pied d’un gros arbre. L’émoi nous serrait la gorge. Si le trésor avait disparu ! Mais, à peine trois pieds de terre enlevés, les pièces brillantes scintillèrent : « J’ai autour de mes reins, ajouta Sanot, la ceinture qui les renfermait et qui ne m’a jamais quitté » ; et il les glissa une à une dans cette favorable cachette. En ce pays, où l’or peut tout, sa vue me causait une joie délicieuse. Son tintement signifiait délivrance…

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De retour à la ville, nous sonnions chez Crudanet. Il était nuit et je demandai au domestique de nous mettre en présence du grand Chef sanitaire, au nom du professeur Ligottin. Nous entrâmes tous trois dans son cabinet de travail, immense et austère : « Maître, dis-je à ce louche personnage avec assurance, je serai franc. Nous sommes des étrangers qui, il y a longtemps déjà, débarquèrent ici après une pénible quarantaine. Nous voudrions revoir notre patrie. » J’avais gravé dans ma mémoire les paroles séductrices que, dans une circonstance solennelle, avait prononcées Sorniude et je les répétai ponctuellement : N’y aurait-il pas moyen de s’arranger, cher maître ? Nous serions disposés aux plus grands sacrifices. Pris d’une subite inspiration, j’allai à la fenêtre, je soufflai sur la vitre, et, sur la buée de mon haleine, j’écrivis : dix mille francs, puis j’effaçai aussitôt. Crudanet, de son œil en vrille, inspectait alternativement nos visages. Ils le rassurèrent, car il baissa la voix : « C’est bien, je mets à votre disposition une galère de l’État. Où est l’argent ? — Le voici, maître. » Sanot déposa, sur la table encombrée de livres savants, sa pesante ceinture. Que celle-ci semblait lourde et dominatrice ! Crudanet secoua les pièces d’or, les compta, les rangea dans un tiroir le plus naturellement du monde, comme si elles étaient le prix de la consultation. Je regrettai une minute de n’avoir pas tracé Cinq mille, mais il était trop tard. Le grand maître des Morticoles écrivait à sa table de sa petite écriture systématique. J’aurais volontiers léché ses pieds. Il me tendit le carré de papier, timbré du sinistre cachet : « Sur le port…, tout de suite… ; au maître de la navigation. Bon voyage ! »

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Deux heures après, nous quittions le quai tous les trois, sur une grande galère pourvue de vivres pour deux semaines et battant pavillon des Morticoles. Un vent frais nous favorisait. Nous ne sentions point la pluie. Nos craintes étaient dissipées. La forte cloche de l’Espoir et de la Liberté tintait à gros bourdon dans nos poitrines. Quand nous eûmes dépassé la jetée, et qu’un courant plus vif nous annonça la pleine mer par un frémissement joyeux le long des sabords, je me jetai à genoux et fis une fervente prière. En me relevant, je vis la tête de mort blanche descendre du grand mât, aussitôt remplacée par une croix bleue. Trub hurlait, agitant sa casquette : « Qu’elle nous protège ! Qu’elle nous protège ! » Alors je me plaçai entre mes camarades, la main sur l’épaule de chacun d’eux, tourné vers l’horizon libérateur, et je m’écriai : « Mon Dieu, vous êtes la source de toute bonté, de tout amour. Sans vous, la conscience n’est qu’un mot, l’homme qu’un amas de boue et de sang. Que l’exemple des Morticoles, cité par nous, serve à tout le monde ! Les malheureux ont cru que la Matière suffisait à tout ; ils vous ont chassé de leurs âmes. Votre vengeance, c’est leur état de mensonge, de haine et de misère. Se croyant libres, ils sont esclaves ; se croyant immortels par la connaissance, ils sont les plus ignorants et les plus éphémères des hommes, car la haute vérité leur échappe, laquelle n’est qu’en vous et ne vient que de vous. Accablés de maux, aveugles et sourds, ils tâtonneront sans cesse dans une obscurité meurtrière, tandis que les simples d’esprit et de cœur verront clair, auront des émotions pures et la béatitude éternelle. Gloire à vous, seul glorieux ! Malheur, trois fois malheur à cette cité néfaste où votre nom est oublié ! »