Les Morticoles/Troisième partie/Chapitre I

Bibliothèque Charpentier (p. 253-273).


CHAPITRE PREMIER


Wabanheim était un vieillard robuste et retors, aux regards inquiets et aux combinaisons infinies. Je fus vite dans les bonnes grâces de sa femme de chambre, Mlle Hélène, de la cuisinière et d’un campagnard destiné aux gros ouvrages. Je devais jouer un rôle de demi-secrétaire. Ce n’était pas une petite chute que de tomber du rang d’étudiant à celui de domestique ! Les caquetages de mes nouveaux collègues me procurèrent quelques distractions. J’appris ainsi que Mme Sarah Wabanheim, brune au teint mat, aux yeux impressionnants, à la démarche languissante, et beaucoup plus jeune que son mari, affolait celui-ci par ses dépenses et sa toilette. L’argent était entre eux un sujet de disputes continuelles. Madame souffrait d’habiter un quartier qui n’était pas le plus beau des Morticoles, d’y occuper un appartement modeste et meublé avec une parcimonie ridicule. Le salon, aux meubles d’acajou, où s’empilait la clientèle les jours de consultation, abritait une armée de bronzes allégoriques, offerts par les malades reconnaissants. Je songeais, en les époussetant, à la naïveté de leurs donataires.

De fait, mon maître était effrayant. La race juive forme chez les Morticoles, comme partout, une classe à part, détestée mais puissante, et Wabanheim en était le fleuron scientifique. Avide et sordide, il jouait gros jeu à la Bourse, perdait quelquefois, gagnait le plus souvent, grâce à des renseignements sûrs tirés de sa coterie de financiers. L’ambition était aussi développée chez lui que les autres vices et les combattait, car elle le forçait à donner des réceptions. Pour réussir au septième Lèchement symbolique en chaussettes, pour atteindre à la plus haute des Académies, il est nécessaire de gaver ses futurs collègues. Ces agapes étaient organisées par Mme Sarah qui, à ces occasions, jetait l’or par les fenêtres. Le vieux ne pouvait récriminer, puisqu’il s’agissait de sa candidature. D’ailleurs elle mettait toute son âme à l’intrigue, visitant ses coreligionnaires, flattant les gens en place, d’une souplesse et d’une ingéniosité merveilleuses. Lors des galas, Vomédon était roi de la table. Il s’empiffrait, ainsi que sa nombreuse famille, et, pendant tout le festin, le dur Wabanheim vantait les travaux de son hôte illustre, les citait à la queue leu leu, en déclamait des passages par cœur. Il prouvait à la tribu des Vomédon, aisément convaincue de ces vérités, que son chef était inimitable, savant hors pair et philosophe génial. J’observais la cible de ces flatteries et je surprenais bien de la malice derrière les paupières fripées et clignotantes du physicien. Un jour, dans l’antichambre, tandis qu’il endossait son paletot, je l’entendis chuchoter à l’oreille des siens ébahis et rieurs : « Ah ! le vieux diplomate ! Et quand je pense que demain nous subirons les assauts gastronomiques de Cortirac ! Réellement, cette rivalité nous nourrit. »

Je suis naturellement curieux, et ce vice s’était fort développé depuis mon séjour chez les Morticoles. En l’absence de mon maître, je fouillais ses papiers, je lisais sa correspondance. Souvent il me dictait des lettres importantes. J’écoutais même aux portes et je surprenais des discussions entre le mari et la femme sur la possibilité d’acquérir tel ou tel. À un seul sacrifice, Mme Sarah n’avait pu se résoudre : faire des avances à Mme Cloaquol. Le Tibia brisé poursuivait sa campagne. Mon maître s’en désespérait et m’interrogea longuement sur la manière dont se composaient les articles, sur les sources d’informations, les points faibles de l’adversaire. Je l’édifiai en conscience. Il se prit pour moi d’une certaine affection. Il sut déjouer ainsi quelques mauvais tours, non enrayer les attaques. Il acheta, pour la durée d’un mois, la première page du Prêtre fouetté, mais l’organe de Vomédon ne pouvait lutter avec celui de Cloaquol. Un moment il agita la question d’un journal personnel. Lestingué vint, traça un tableau des frais approximatifs. Ils semblèrent exorbitants à mon maître.

Cependant il gagnait beaucoup d’argent. Sa consultation à domicile se payait deux cents francs. Il ne gardait pas les malades plus de dix minutes dans son cabinet ; son salon était toujours rempli de monde, et la sonnette tintait sans arrêter. Quand il daignait se déranger, porter en ville son immense front, sa tête chenue, sa mâchoire carrée et son cou de taureau, cela coûtait cinq cents francs aux amateurs. J’appréciai vite la netteté de son intelligence. Pour lui, comme pour la plupart de ses collègues, la médecine était le moyen de dominer et d’arriver à tous les honneurs. De la science en elle-même, il se souciait comme de la morale. Mais il ne négligeait aucun des avantages qu’elle procure. La somme d’énergie qu’il déployait, pour obtenir des voix nouvelles au septième Lèchement, était considérable. J’ai écrit des lettres contradictoires, hérissées de promesses et de menaces, de subterfuges, de roueries. Là, je compris la force de la corruption. Celle-ci est admise, réglée, tarifée et ne provoque plus le scandale. Un partisan fougueux de Cortirac se laissa fléchir aux conditions suivantes : il serait appelé, le jour du vote, dans une ville d’eaux, auprès d’un client fictif, lequel le retiendrait tout le temps qu’il eût consacré à plaider la cause adverse. Cette visite lui serait payée dix mille francs. Le malheureux Wabanheim gémissait de débourser une pareille somme. Mme Sarah glapissait : « Veux-tu, oui ou non, réussir ? On n’achète jamais trop cher la défection d’un Académicien influent ! »

Chaque matin, le juif pâlissait davantage et se plaignait de vertiges et d’éblouissements. Chaque nuit, il rêvait de l’élection, de son triomphe, et assistait, la joie au cœur, à la noire défaite de son rival.

Les jours de consultation, j’étais occupé à caser les clients dans des pièces séparées. Ceci permettait à Wabanheim de les expédier plus facilement. Tous me glissaient une pièce d’or dans la main et me recommandaient de les faire passer vite ; à tous j’affirmais que leur tour serait bientôt venu. Ils subissaient néanmoins de formidables attentes. Un d’entre eux était acharné. Il revenait deux fois de suite dans l’après-midi, pour contrôler son traitement et demander au bon docteur de l’examiner à nouveau. C’était un nommé Burnone, gros petit homme glabre, qui se croyait toutes les maladies morticoles et dont les yeux exprimaient une perpétuelle angoisse. Il faisait la fortune des médecins, courait de l’un à l’autre, suppliait qu’on l’auscultât, le palpât, l’interrogeât, seulement rassuré quand il était dans les griffes doctorales, et repris de ses craintes et de ses scrupules dès qu’il les avait quittées. Ses poches étaient bourrées de médicaments : « Dites-lui, me répétait-il en me serrant le bras, dites-lui que c’est son ami Burnone et que c’est très pressé, que ça va très mal. » Je frappais à la porte de Wabanheim. Un Entrez ! strident retentissait. Je surprenais mon maître en train de bâcler une ordonnance. Un riche se tenait piteusement debout près de lui, ou plaçait avec précaution deux billets bleus sur le coin de la cheminée.

Parfois, dissimulé derrière une épaisse tenture, j’assistais à la consultation. Wabanheim se montrait grossier, surtout avec les femmes, comme s’il eût eu contre elles une rancune secrète accumulée par les dépenses de Mme Sarah. D’un ton sec et brutal, il leur disait : « Déshabillez-vous. » Puis il s’impatientait : « Faudra-t-il que je vous aide ? Vous ne savez pas dégrafer votre corset ? La chemise aussi… oui, la chemise… Êtes-vous sourde ?… Vous cherchez vos bas !… Je ne les ai pas volés, vos bas ! Je ne les collectionne pas, les bas ! Allons, des larmes ! Qu’on m’apporte mon urne ! » Son succès était fait de cette sauvagerie. Il éprouvait une jouissance à prédire des maux accablants, inéluctables : « Ta, ta, ta, ta. Cortirac a dit que vous guéririez ?… Ah ! ah !… C’est un bel âne, Cortirac ! Vous êtes un homme, n’est-ce pas ? Vous savez que vous n’êtes pas immortel. Eh bien, vous n’en avez plus pour deux mois. Mais vous êtes foutu, mon ami, absolument foutu ! Regardez-moi vos varices. Sont-elles assez ignobles ! Voilà ce que c’est de faire la noce quand on est jeune ! Moi, je me suis ménagé, aussi je suis robuste comme un chêne… Hein, quoi ? Si vous devez faire votre testament ? Mais à coup sûr et plutôt deux fois qu’une. » Il brusquait et épouvantait les enfants : « Et ce mioche-là… Avance, idiot… Retire les doigts de ton nez… Son père est mort gâteux ? Il tient de lui… Porte la main à ton front, à — ton — front. Vous voyez, il n’entend point. En avez-vous d’autres ? Non. Tant pis. Vous ne l’élèverez pas. » Je m’étonnais qu’un de ceux qu’il condamnait ainsi en plein visage ne lui sautât pas à la gorge, pour faire d’une prédiction deux morts. Il portait le pronostic fatal, sans même examiner son client. L’argent, l’argent, l’argent ! Tel était son amour du métal qu’il en avait dans le regard le reflet, la fixité, la dureté.

Cependant, Trub, exalté par le récit de mes gains, se proposait de quitter le service de Dabaisse et l’hôpital Typhus, et d’entrer comme domestique chez un docteur. On le recommanda à Avigdeuse. Nous ne nous voyions qu’à de rares intervalles. Mes journées du dimanche étaient retenues par mon maître qui, trouvant mon écriture élégante et rapide, me dictait des préfaces pour les nombreux ouvrages qu’il publiait sans relâche et qui lui constituaient des titres scientifiques. Les candidats aux derniers Lèchements doivent présenter à leurs juges une liste de travaux originaux. Originaux, ceux de Wabanheim ne l’étaient guère, car ils étaient écrits par quelques-uns de ses élèves les moins fortunés, auxquels il payait chichement cette abrutissante besogne. Il se contentait de revoir les épreuves, d’ajouter un court préambule, et de mettre son estampille sur cette denrée qu’il servait au public. Il s’entendait à la faire valoir. Les étudiants devaient acheter ces livres fort chers, sous peine de refus aux examens.

Wabanheim avait placé en moi sa confiance. Il me chargeait de transmettre ses ordres au pharmacien Banarrita. Celui-ci habitait une magnifique boutique, la plus riche, la plus achalandée des Morticoles, éclairée le soir par une dizaine de bocaux de couleur. Je passais là des heures agréables à flâner et à causer, en sirotant un petit verre de quinquina ou en suçant quelques pastilles. Analogue à une racine gelée, long et blême, impassible, Banarrita portait des lunettes comme Cortirac, pour lequel il avait une secrète admiration, bien qu’il fût l’âme damnée de mon maître. Entre ce dernier et lui, le complot était simple. Banarrita fabriquait une drogue quelconque, l’étiquetait d’un titre pompeux et la soumettait à Wabanheim. Aussitôt, celui-ci la préconisait pour toutes les maladies, la recommandait dans ses livres, dans sa conversation. Elle revenait sur toutes ses ordonnances, et on ne la trouvait que chez Banarrita qui, s’il la choisissait simple et peu coûteuse, la faisait payer un prix exorbitant. Il partageait le bénéfice avec son lanceur. Que de fois ne l’ai-je pas entendu marmotter, tandis qu’il activait ses garçons, et plissait avec soin le papier vert d’un bouchon : « Voilà une petite affaire qui rapportera gros, maître Félix. Ma Banarritine guérira à coup sûr les migraines, maux d’estomac, d’intestins, de dents, de pieds, de cheveux. Les nouveau-nés l’apprécieront, ainsi que les vieillards et les adultes des deux sexes, et, plus on l’absorbera, cette Banarritine célèbre, plus on sera allègre, dispos, sûr d’échapper à la contagion, à la fatigue, à l’ennui, à la constipation, à tout, sauf à la nécessité de verser l’argent dans ma caisse. Ce qui m’attriste, c’est de partager avec votre vieux rat. Ce n’est pas juste. Il devrait se contenter du tiers. »

Les Morticoles se passionnent pour les médicaments nouveaux. Lors de l’invention de la Banarritine, mélange nauséabond d’encre et d’huile de ricin, Burnone vint jusqu’à trois fois en une heure à la pharmacie pour compléter son approvisionnement, tant il avait peur de manquer de cette admirable panacée. Banarrita était farci d’anecdotes. Il me racontait les méfaits de Boridan et d’Avigdeuse, leur entente avec Tismet, les rapports entre médecins et chirurgiens, les entreprises fabuleuses, les rivalités d’argent, l’âpreté avec laquelle on se disputait la clientèle et l’on terrifiait les malades : « Si vous retournez chez Wabanheim, disait Cudane à l’impressionnable Burnone, vous êtes perdu » ; et, pendant huit jours, Burnone se faisait électriser. Puis un remords le prenait ; il retournait chez Wabanheim et lui confiait sa défection : « Si vous retournez chez Cudane, s’écriait le malin juif, je ne réponds plus de rien. Au reste, je me désintéresse d’un pareil imbécile. » Or Burnone s’appelait légion. Banarrita n’approuvait ni ne désapprouvait ces mœurs de chiens qui s’arrachent un os. Il les constatait simplement. Intermédiaire entre la rapacité des docteurs et la sottise des riches, il s’efforçait d’exploiter les deux, d’organiser sa réclame, d’utiliser les connaissances et les lumières de ces Messieurs, comme il appelait les membres de la Faculté et des Académies. Placé à la source du mystère, il bénéficiait de tous les secrets ; il possédait un scepticisme exquis qui le portait à l’indulgence. Mes indignations l’amusaient. Il les calmait par quelques sages paroles : « Vous êtes un étranger, Canelon. Vous ne nous comprendrez jamais. Nous ne sommes pas si pervers. Avouez que nous serions bien sots de ne point tondre ces agneaux, puisqu’ils s’offrent à nous avec insistance et se désespèrent si nous les renvoyons à la saine nature. »

Wabanheim se méfiait de la probité de Banarrita. Il le soupçonnait de fraude, l’accusait de ne point verser la part convenue des bénéfices ; quand j’allais toucher la mensualité, il m’adressait mille recommandations, me priait d’examiner les livres et me déclarait qu’à la première supercherie il me mettrait à la porte.

Le hasard me fit assister à une scène comique dans le cabinet de consultation. Un riche montrait à mon maître sa lèvre supérieure couverte de boutons, et celui-ci, après l’avoir légèrement regardée, déclarait d’un ton péremptoire : « C’est un cancer ; vous n’en avez pas pour six mois. » Le malade ne s’émut pas, tira de sa poche une pièce de cinq francs, la déposa sur la table et ajouta : « Il y a un an juste, docteur, je suis venu vous consulter sur le même sujet. Vous m’aviez prédit un cancer et ma mort au bout de six mois, et je vous payai deux cents francs. Cette déclaration courageuse me valut six mois de transes atroces, et j’ignore comment je ne me suis pas tué. J’eus raison, puisque me voilà. Mais, cette fois, je baisse mes prix. Cent sous me paraissent récompenser suffisamment ta clairvoyance, ignorant gredin, sinistre abruti ! » Wabanheim fut si stupéfait qu’il resta muet devant sa pièce ronde, tandis que l’autre sortait en riant. Je ris bien davantage quand je vis l’ignorant gredin mettre les cinq francs dans sa poche en haussant les épaules.

Après chaque dîner offert aux Académiciens, une note en première page du Tibia brisé signalait l’ignominie du vieux drôle Wab… qui s’efforçait de corrompre ses juges par la bonne chère. Des allusions transparentes étaient faites au docteur juif qui fait écrire ses livres dans les prisons, ou qui tripote avec les pharmaciens. Wabanheim me demandait, déchirant le numéro avec rage : « Ne peut-on pas acheter le silence de ces misérables ? » Je répondais négativement. Ce n’était pas une affaire d’argent ; c’était une querelle de femmes. Plus l’élection approchait, plus le Tibia brisé accumulait les outrages. Des conciliabules nombreux se tenaient chez nous. On y discutait les chances de Cortirac. C’étaient des marchandages, des échanges, des promesses, puis des défections de la dernière heure, des lâchages et des imprécations : « Comment ! hurlait Wabanheim à propos d’un de ses collègues, comment, il me trahit, lui, lui que j’ai tiré de cette abominable affaire de mœurs ! Sans mon attestation en justice, il serait maintenant chez Ligottin, ce sénateur ! Et il chauffe la candidature Cortirac ! » Ce dernier ne négligeait rien pour réussir. Il avait promis sa voix dans tous les examens pour dix ans. La lutte serait chaude autour du cercueil-fauteuil de Sidoine.

Les domestiques s’amusaient de cette rivalité. Ils se passionnaient, engageaient des paris. J’avais obtenu de ne pas dîner à l’office. On me servait dans une petite pièce contiguë. De là j’entendais les éclats de voix de mes camarades et les rires de Mlle Hélène. Tout ceci me rappelait les disputes de la Faculté. Wabanheim passait sur ses clients ses colères et ses craintes : « Vous n’avez pas suivi mon ordonnance. Vous n’avez pas pris scrupuleusement vos cinquante cuillerées à soupe de Banarritine. Donc vous mourrez, mon cher monsieur. Je m’en lave les mains. Je vous ai tiré du tombeau par les cheveux. Vous vous y rejetez. À votre aise. » Suivaient les sanglots du malheureux, qui se traînait à genoux, parlait de sa femme et de ses enfants : « Je vous payerai ce qu’il faudra, mon bon docteur, mais ne me chassez pas ; sauvez-moi ! Je boirai ma Banarritine. J’en boirai dix flacons. Voilà cinq cents francs, mille francs ! » Le spectacle des billets bleus attendrissait le bon docteur. Il grinçait entre ses dents : « Mauvaise tête ! mauvaise tête ! vous mériteriez que je vous envoie à Cortirac. Votre affaire serait nette. Enfin, je suis bon prince. Je vais refaire votre ordonnance. Vous savez, c’est la dernière. » Quant à Burnone, qui nous harcelait, je reçus l’ordre de ne plus le recevoir. Le petit homme se fâcha, supplia, tapa du pied, déclara qu’il se jetterait à la rivière, sortit, rentra, me fit respirer son haleine, me tira la langue comme preuve de sa mauvaise situation gastrique. Je perdis là mon meilleur pourboire. J’entendis encore un jeune homme prier mon maître de venir en consultation auprès de sa mère mourante. Après avoir convenu de l’heure et du lieu, on aborda la question de prix : « C’est que…, bredouilla le jeune homme avec timidité et une hésitation pudique, tandis que ses joues s’empourpraient, c’est que, docteur, nous n’avons qu’un petit patrimoine… et je… — Mais, mon garçon, interrompit le digne médecin, en lui tapant affectueusement l’épaule, apportez, apportez toujours le petit patrimoine ! »

Cette cruauté avait fait à Wabanheim beaucoup d’ennemis et il les retrouvait à l’occasion de sa candidature. On lui reprochait de n’avoir point la dichotomie scrupuleuse, de ne point partager intégralement avec ses collègues les honoraires des consultations où ceux-ci l’appelaient. Il n’avait pas d’amis, mais il comptait sur ses coreligionnaires et leurs ramifications à la Bourse, sur quelques consciences vénales, comme Vomédon, enfin sur ceux dont il connaissait les cadavres. Les Morticoles se servent beaucoup du chantage. Chez eux, le silence est vraiment d’or. Les plus habiles collectionnent des dossiers, et font savoir, par voie indirecte, aux intéressés influents qu’ils les possèdent.

Le matin même de l’élection, le Tibia brisé publia un article d’une violence inouïe, où se trouvaient expliquées tout au long les principales fraudes de Wabanheim. Il y avait trois chapitres : Le Sauvage, Le Spéculateur, L’Intrigant, et chaque paragraphe comportait une énumération de faits précis. J’hésitais à porter le journal dans le cabinet de mon maître ; mais, à mon grand étonnement, il le lut et le froissa, le sourire aux lèvres : « Bah ! Ils auront beau faire, la cause est entendue. » Par quelques fragments d’une causerie qu’il eut avec sa femme, cependant inquiète et nerveuse, j’appris qu’il se considérait comme sûr d’un heureux résultat. Vomédon lui avait télégraphié des renseignements qui ne laissaient plus aucun doute.

Il partit donc rayonnant pour le Lèchement symbolique en chaussettes, simple formalité qui précède le vote, et il était si confiant dans le succès, qu’il se commanda à l’avance un costume de membre des cinq Académies, ruisselant d’or et de décorations. J’allai chez Banarrita. — Ôtant ses lunettes et les remettant sur son nez mince, pesant ses poudres et chauffant la cire à la lampe, le pharmacien me sembla moins affirmatif : « Hum ! hum ! Cortirac est un rude adversaire. D’abord — et il haussait le ton à cause de plusieurs personnes qui attendaient leurs remèdes dans la boutique —, d’abord, il a des titres, il faut l’avouer, supérieurs à ceux de Wabanheim, et puis il a la conscience plus nette. » Relevant mes regards et les plantant dans ceux de Banarrita, je m’aperçus avec stupeur qu’il parlait sérieusement. Il continua : « Les trafics enrichissent, mais ils ne sont pas beaux. Je soigne une multitude de malheureux dont les maladies s’aggravent par la faute de votre patron. Il va trop loin. Le Tibia brisé a raison sur bien des points. Tenez, voilà une vingtaine d’ordonnances où je trouve pour dix francs de Vanica rubicans. C’est excessif. » À ce moment, un aide apporta la nouvelle du succès probable de Wabanheim : « Qu’est-ce que je vous disais, s’écria audacieusement Banarrita, c’est un homme immense, un savant intègre devant qui on doit s’incliner. Le voici au rang des plus hauts. Le labeur soutenu mène à tout. Je suis fier d’être l’humble intermédiaire entre ce génie et ceux auxquels il dispense la vie et la santé ! » Ces transports persistaient quand un deuxième émissaire accourut, livide de consternation. Le résultat était certain : Cortirac tombait Wabanheim à dix voix de majorité.

Je remontai vite chez nous. Mme Sarah, les lèvres pincées, la figure mauvaise, arpentait fiévreusement le salon. Elle connaissait la nouvelle : « Nous sommes battus, Félix, battus à plates coutures — me cria cette femme si fière, qui n’adressait jamais la parole à ses domestiques. — Cortirac l’emporte et nous déshonore ! » La sonnette retentit. Wabanheim rentrait seul. Je fus épouvanté du changement de son visage. Lui, si pâle d’ordinaire, avait les pommettes rouges comme deux grenades, les yeux hagards, la démarche chancelante. Il s’écroula sur un fauteuil en murmurant : « Les traîtres ! les traîtres ! Oh ! je me vengerai. » Mme Sarah, sans lui adresser la parole, continua sa promenade furibonde au milieu de tous les bronzes, dont les dédicaces reconnaissantes prenaient un aspect ironique et funèbre. Je n’osais point bouger, ni sortir ; le moindre craquement de mes chaussures neuves m’effrayait, et je m’assis sur une chaise, sentant que le désastre allait loin. Wabanheim respirait avec effort. Des perles de sueur roulaient sur son vaste front, se rejoignaient en petits ruisseaux, qui lui coulaient le long des joues, suivant la pente des rides. Par intervalles, il levait un bras d’un geste de détresse, puis le laissait retomber pesamment. J’entendais ce souffle énorme, je voyais ce robuste corps terrassé. L’ambition fait de tels ravages ! Ce qui s’écroulait en lui et autour de lui devait être terrible.

Enfin, Mme Sarah s’arrêta devant cette loque vaincue et se mit à l’interpeller : « Ta situation est perdue, et à un âge où tu ne peux la refaire. Tu n’as pas voulu suivre mes conseils. Tu as joué à l’économie. Cela te réussit joliment. Je t’avais dit de les payer tous, tous, tous ! Pas un de tes élèves n’est venu. Ils sont tous chez Cloaquol. Notre maison est morte. » Mon maître ne répondait rien, et l’on ne percevait que le halètement de sa poitrine, tumultueux, périodique. Tout à coup, ses yeux vitreux se fermèrent, sa tête s’affaissa sur son épaule, et il eut un farouche hoquet. Je dus le porter sur son lit, le déshabiller, lui mettre des sinapismes aux pieds et aux cuisses. J’étais seul dans la chambre. Sa femme s’était éloignée en haussant les épaules, et je pensai qu’elle avait envoyé chercher un collègue. Le cœur battait avec des interruptions soudaines. La peau était froide. Tout en m’activant autour de ce colossal organisme, je songeais aux spectacles qu’il avait supportés sans faiblir et à l’effroyable égoïsme qui lui faisait perdre connaissance, parce qu’il échouait à l’Académie. Lui, qui voyait agoniser avec calme des jeunes filles et des enfants, lui qui prédisait si joyeusement la mort, était abattu comme un bœuf par l’élection de son rival ! Cette réflexion m’ôtait toute pitié. Je changeais machinalement les sinapismes. Je me comportais en vrai Morticole. Il souleva ses paupières et grogna : « Boire, boire ! » J’allai chercher à la cuisine un verre d’eau. En passant près du boudoir de ma maîtresse, j’entendis des soupirs. J’ouvris la porte et lui dis que mon maître reprenait connaissance. Elle pleurait de rage, la tête dans ses mains. Elle ne me répondit point et ne changea pas de position.

Quand je rentrai dans la chambre, un spectacle extraordinaire m’attendait : Wabanheim était assis sur son lit, sa chemise ouverte montrant sa poitrine velue, trempé de sueur, les favoris en broussailles, les regards plongés dans quelque monstrueux cauchemar, les bras tendus en avant, et il gémissait : « Je ne veux pas…, je ne veux pas… J’ai peur de la mort… Canelon… — Il me saisit les mains, me tutoya. — Canelon, vite va chercher… — Sa voix s’étranglait. Des pleurs coulaient sur ses larges méplats flamboyants. — …n’importe qui… oui… n’importe qui… J’ai peur de mourir. Va… même chez Cortirac… Appelle Sarah ! » Il but avidement l’eau que je lui tendais. Mais le liquide gargouillait dans sa gorge, et la moitié retomba sur les draps. Il suffoquait. Je me précipitai de nouveau chez ma maîtresse : « Madame, madame, monsieur crie qu’il va mourir ! Il demande qu’on aille chercher n’importe qui, même M. Cortirac ! » Elle n’avait point bougé et sortit brusquement de ses doigts chargés de bagues son joli visage crispé par la fureur : « Il est fou, triplement fou. J’ai déjà prévenu… Laissez-moi. » Je ressortis. J’étais bouleversé. Je sentais le frôlement de la mort. Je n’avais jamais réfléchi à la fin possible d’un de ces docteurs. Ils avaient une telle sécurité pour annoncer la catastrophe, qu’il ne me paraissait pas naturel qu’elle s’abattît sur eux. Wabanheim, implorant l’aide de ces traquenards médicaux, dont il savait l’inutilité et la comédie, devenait digne de commisération.

Il avait rejeté la tête en arrière, choquant le fer du lit, qui était humble comme un brancard d’hôpital, à cause de son avarice. Un peu d’écume moussait sur ses lèvres sèches. Un jet de terreur et de haine filtrait sous ses paupières à demi rabattues. Quand le bruit désespérant de mes chaussures neuves parvint à ses oreilles, il se dressa encore : « Eh bien, ce sont eux ? Ce sont les docteurs ? Qu’ils m’expliquent ce que j’ai là. » — Et il montrait son cou gonflé, la table de son torse. Sa rougeur augmentait. Des mots compliqués et luisants comme des couteaux à triple lame s’ouvraient et dansaient dans ma mémoire : congestion, apoplexie, hémiplégie. J’essayai de reboutonner la chemise béante, mais mes ongles se cassaient contre les boutons. Il me repoussait : « Tu m’étouffes… Laisse-moi… Ah ! ah ! ah ! — Il eut un rire diabolique qui sillonna ses rides rugueuses. — Ah, s’il me tenait, Cloaquol !… Tu sais, Félix, ce n’est pas vrai, ce… ce qu’il raconte. Que je souffre !… Mon dos se fend ! Soulève-moi… Plus doucement donc… À boire… Beaucoup à boire… » Il avala cette fois le liquide d’un trait. Je ne pouvais admettre que ce chêne, à l’écorce si rude qu’aucun sentiment humain ne l’avait jamais pénétrée, fût ainsi foudroyé. J’attribuais ces soubresauts à la secousse de son orgueil. Une phrase lente et cahotée, issue de l’antre de l’âme, et ruisselante de sincérité ultime, me prouva mon erreur : « Ah, je donnerais tous mes titres pour une année de vie…, un mois de vie…, quelques jours. Tout m’est égal, sauf la vie ! J’ai peur ! » Puis, la colère rejaillissait : « Vomédon, lâche et traître Vomédon…, puisses-tu souffrir… Oh ! ce coup de fouet !… ce que je souffre ! » Il contractait son poing noueux, implacable et tremblant et sa mâchoire carrée sautillait de haut en bas. Le sommier grinçait sous son poids.

« Mais ils ne viendront pas !… Ils ne viendront donc pas !… » La voix changeait comme celle d’un comédien, languissante maintenant et plaintive. Arrivèrent enfin le stupide Cercueillet et Gigade, le premier essoufflé comme s’il avait couru, l’air ahuri ; le second, jovial et déluré, parla d’abord, lançant son chapeau sur une étagère : « Bonjour, mon vieux maître ! Qu’est-ce qu’il y a ? Nous avons été battus ! Moi, j’ai fait votre jeu, vous savez ! Ah, ce diable de Cortirac a toutes les chances. J’avais parié pour vous. Elle est bonne !… Hein ? Qu’est-ce que vous avez ? Rien du tout, un bobo, un petit mouvement de bile. » Cercueillet secoua sa longue tête d’âne. Sa présence était inutile puisqu’il était chirurgien. Puis il n’espérait pas d’honoraires. Les médecins ne se dévalisent pas entre eux. La porte s’ouvrit devant le corps rondelet, le visage rond et stupéfait de Boridan : « Mais, mais, mais ! Qu’est-ce qu’il y a ? Nous avons été battus, mon vieux maître. — Il reprenait les phrases de Gigade, la même intonation faussement attendrie. — Je viens de quitter une consultation pressée. Mille francs de moins dans ma poche. C’est gentil, ça. Qu’avez-vous ? Que vous sentez-vous ? La suite des émotions de cet après-midi. Ah, l’animal de Cortirac ! Il a été le plus fort. » Wabanheim restait silencieux, inerte et morne, ses trois collègues devant lui. Enfin nettement, mystérieusement, il articula ces syllabes tragiques : « J’ai peur de mourir…, du… boule… versement. Tout ça est pris. — Il passait les doigts sur sa nuque. — Sauvez-moi, Gigade… Et… vous, Boridan… Rappelez-vous… comme je vous ai poussés. Vous me devez… votre avenir et tout… Acquittez-vous… Je ne veux pas m’en aller… Je ne veux pas ! » Gigade, qui se contenait depuis le début de cette mélopée, éclata de rire : « Mourir ! Allons donc ! Avec cette mine-là ! — Et il tapotait le menton. — Ce pouls excellent ! — Il le tâtait avec négligence, suivant les secondes sur sa vaste montre. — Vous nous enterrerez tous. » Boridan avait fait la grimace au rappel des services rendus, et Cercueillet bougonnait avec une moue comique : « Certainement, certainement… La chose… »

« J’ai la poitrine oppressée… Auscultez-moi ; Boridan…, je vous en supplie… J’ai peur. Comprenez-vous ?… Ne me prévenez pas… Oh, ne me prévenez pas si c’est très grave… Cela me tuerait. » Boridan leva la chemise avec calme, appliqua longuement son oreille incurvée, la changea de place et percuta. Quand il eut fini, il dit à Gigade du ton le plus tranquille, sans une nuance d’étonnement : « Qu’est ce que c’est que cette drôle de lésion-là ? Écoutez-donc ça, vous, père la Malice. Ça grelotte. Ça frémit. On croirait de l’apoplexie pulmonaire. » Les regards de Wabanheim devinrent immenses d’effroi, et la prunelle tressaillait, nageait, sautait sur le blanc démesurément agrandi, telle une bouée dans la tempête : « Apoplexie ! A-po-plex… Mais alors, c’est cela. Je vais mourir. — Il hurla. — Je vais mourir ! Je vais mourir ! Sauvez-moi, Gigade, Cercueillet. Des sangsues ! des ventouses ! Dites, vous, mon Boridan, mon bon Boridan, mon cher Boridan… — Il embrassait ses mains gantées… — On se trompe… Ce ne sont pas des râles… » Mais l’autre gardait une attitude compassée, raide, scientifique, uniquement attentive au mal qu’il soupçonnait… Gigade auscultait à son tour. En se relevant, il poussa une sorte de sifflement inquiet, et les plis railleurs de sa physionomie se froncèrent, tandis que Cercueillet berçait sa courge de gauche à droite, et qu’un claquement sec des lèvres de Boridan signifiait : Perdu, n’est-ce pas ? — « Mon cher maître, affirma Gigade avec gentillesse, il serait puéril de vous le cacher. Votre cas est grave, très grave, sinon immédiat. Peut-être vous en tirerez-vous ; pourtant… je crains… Bref, j’adopte le diagnostic Boridan : apoplexie pulmonaire indéniable. Ça crève le tympan. Vous seriez un malade riche, qu’on vous collerait sangsues et ventouses. Mais nous sommes seuls. — Et ses regards firent, ironiques et professionnels, le tour de la chambre. — Entre nous, cela est parfaitement inutile. C’est un cautère sur une jambe de bois. Laissez les choses évoluer, et faites, en tout cas, votre testament. »

À peine avait-il achevé que, par un effort héroïque, Wabanheim bondit hors de sa couche et, oscillant sur ses jambes poilues, vociféra, montrant la porte : « Sortez, coquins… Sortez…, misérables ingrats… Honteux idiots que j’ai tirés de la misère, à qui j’ai donné la clientèle, les titres, les décorations. Aujourd’hui vous venez, venez… à moi — il frappait sa poitrine condamnée — me dire brutalement : Tu vas mourir… Qu’en savez-vous ? Vous ne savez rien, ânes que vous êtes… Je ne mourrai pas, entendez-vous ?… Je ne veux pas… Et vous verrez… » Boridan recula de trois pas et proféra froidement : « Le cerveau est pris. Ce sera plus rapide que je ne croyais. » Gigade se tordait de joie : « Mon cher maître, vous allez loin. Il fallait peut-être vous dorer la pilule ! Ah, elle est bonne ! Où donc est mon chapeau, Cercueillet ? Vous paraissez troublé, Cercueillet. Certes, on vous quitte, et avec plaisir. Bonsoir, papa Wabanheim. »

Avec un rauque et sourd rugissement, Wabanheim, épuisé, se rejeta sur son lit et tomba dessus en travers comme une masse pantelante. Cercueillet balbutia : « Il n’est guère aimable à l’agonie. » Boridan certifia : « Il ne faut pas lui tenir rigueur. Le bulbe est sûrement envahi. » Les trois docteurs sortirent, Gigade ricanait en refermant la porte : « Ce Wabanheim se croyait éternel… Bah, de toutes façons, couic ! Fichu ! » Je recouchai mon maître. Il m’implorait : « Mon bon Canelon, Félix…, va chercher quelqu’un d’autre…, Cortirac qui m’a vaincu… » Je lui obéis en hâte. Dans l’escalier je croisai Banarrita : « Quelles nouvelles ? — Je le crois perdu. » Ses lunettes tombèrent. Le pharmacien les ramassa, gémissant : « Voilà une aventure ! Qu’ont diagnostiqué ces messieurs ? Ma maison est compromise. Qu’il essaye donc de notre Banarritine. Peut-être est-ce bon, après tout. Que vais-je devenir, moi ? Il faut que je me concilie Cortirac… » Je ne l’écoutais plus. J’enjambais les marches. Je me précipitai chez Bradilin. Il était sorti… Mouste n’était pas visible. Canille avait consultation et me fit répondre par son domestique : « Mon patron ne peut pas se déranger. Sa journée de demain est prise. Votre vieux a le temps de claquer. » Charmide et Dabaisse, depuis l’affaire de l’Académie, étaient partis en exil. Tabard mangeait des excréments en famille. Clapier et Avigdeuse avaient des dames. Enfin, Boustibras, mon dernier espoir, me congédia lui-même avec son petit accent bizarre : Je m’édonne que mossié Wabanheim me fasse témanter. Il a été toujours un maufais collèque pour moi. Ce serait de la vaiblesse de ma bart. Dites que c’est moi qui fiens te fu le tire. Je passai par l’hôpital Typhus. Jaury consentit à me suivre. En chemin il répétait : « Ah ! le vieux farceur ! Il y passe donc à son tour. Ne vous désolez pas trop, Canelon. Si les rôles étaient renversés, il vous verrait mourir, je vous assure, avec plus de sérénité. » Mais je ne pensais plus à la dureté de Wabanheim et je m’étonnais qu’on la rappelât, j’avais oublié le juif ambitieux et rapace. Je ne songeais qu’à ce môle de chair vive que tout le monde abandonnait.

À notre retour, Mlle Hélène, qui gardait Wabanheim pendant mon absence, s’évada discrètement. Mon maître, étendu, se plaignait d’une manière lamentable. Il fallut encore le redresser, et le soutenir, tandis que Jaury appliquait les ventouses. Il les scarifia. Il sortit un sang presque noir. Cela parut soulager le vieillard. Il remercia Jaury avec des transports étouffés. Celui-ci, son devoir rempli, ne s’attarda guère et partit en promettant de revenir le lendemain. La nuit tombait. J’allumai une lampe dont la lueur éclairait en plein relief le visage creusé de l’agonisant. Je crus qu’il allait s’assoupir. Nullement. Il réclamait sa femme. Je frappai à la porte de Mme Sarah. Mlle Hélène lui essayait une robe de chambre noire ruisselante de dentelles blanches. Comme j’entrai, elle disait ceci : « Même en cas d’accident, je pourrais la porter. Échancrez légèrement le col. » Son visage régulier gardait un pli féroce, un pli de fermeture : « Monsieur demande madame. Il est bien bas. Les médecins l’ont condamné, et il s’est mis en fureur contre eux. Madame devrait venir. — C’est bien : j’irai tout à l’heure. » Je consolai mon maître : « Elle va venir, monsieur. » Il me fit signe qu’il voulait ma main et la serra à la briser. Je fus près de pleurer moi-même. Je compris en un éclair que toute la méchanceté des Morticoles repose sur un immense malentendu. Ils sont pareils à ces sauvages que des racines vénéneuses rendent à jamais féroces et sanguinaires. Leur racine, à eux, c’est la science.

Mme Sarah entra et considéra le moribond avec mépris et dégoût. Il réunit sa dernière énergie en quelques mots appuyés, solennels : « Il y a trop de choses entre nous… pour que tu puisses t’attendrir… D’ailleurs… tu es… cruelle… » Elle l’interrompit : « Si tu comptais me faire des phrases, tu aurais pu ne pas me déranger. Ne l’étais-tu pas, toi, cruel ? Quand donc avais-tu pitié de quelqu’un ? Tu n’aimais que l’argent. » Les grandes joues de Wabanheim frémissaient comme des voiles, et il tendit ses bras tremblants vers elle. Elle murmura : « Il est gâteux », et laissa vides les pauvres tentacules allongés qui se rabattirent avec désespoir. Elle froissa sa robe de chambre d’une main nerveuse et disparut. Wabanheim redevint immobile et silencieux. Je m’assis près du lit sur une chaise.

Je croyais qu’il avait pris son parti de la mort. Mais je fus détrompé par un renouveau de cris et de tumulte : « Je ne veux pas mourir… Je ne veux pas… Au secours ! Au secours ! » Il n’avait plus la force de surgir, mais il se tournait et retournait sur sa couche étroite, coupant de rudes prises d’air ses appels sans écho à la vie. Subitement, sa voix reprit son ampleur et sa dureté. Il s’accrocha aux fers du lit et se remonta jusqu’à mi-corps, puis, montrant du doigt un angle obscur de la pièce : « La voilà ! La mort !… Elle est là et sourit ! J’ai toujours vécu près d’elle… Mais elle ne voulait que des autres… Aujourd’hui, c’est moi qu’elle veut… Je te vois… Coquine…, tu me guettes… Je te hais… Non ! non ! Pardon ! Mort, je ne te hais pas ! Tu viendras plus tard. Je t’en donnerai d’autres…, beaucoup de jeunes, très jeunes… Quel plaisir de prendre un vieillard ?… Aie pitié de moi… Pitié ! pitié ! — Suivait une kyrielle de mots hébreux. — Canelon ! Canelon ! Elle s’approche… Au secours ! Chasse-la… Elle est tout contre moi… Ah ! » Il se cacha le visage et sanglota. Ses cheveux blancs étaient hérissés et tordus… Après une vague de bruit, d’autres vagues de hoquets, des murmures… et finalement il y eut un grand et majestueux silence sur lequel vacillait la lueur incertaine de la lampe.

Je m’assoupis à mon tour. Dans mon sommeil j’entendis des clameurs. Quelqu’un ne voulait pas mourir. Le froid me réveilla. La lampe fumait et l’odeur infecte de la mèche emplissait la chambre. J’avais les articulations cassées. Combien de temps avais-je dormi ? Wabanheim ne bougeait plus, ne respirait plus. Ses mains étaient allongées contre sa poitrine. Sa figure était calme, blême et détendue. Je crus à plusieurs reprises apercevoir son thorax se soulever, ses lèvres s’entrouvrir. Mon oreille, appliquée au cœur muet, me démontra mon illusion, et je compris qu’il était mort.

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On lui fit des funérailles magnifiques. Sur sa tombe Boridan prononça un grand discours. Il raconta qu’il avait veillé son excellent maître, recueilli ses dernières paroles auprès de sa veuve inconsolable. Rappelant la carrière de savant de Wabanheim, si intègre, si au-dessus de tout soupçon, il le proposa en exemple à la jeunesse morticole : « Quant à nous, ajouta-t-il d’une voix étranglée par l’émotion, nous nous rappellerons toujours les enseignements admirables de ce sage. La statue, qui se dressera bientôt sur une de nos plus belles places, préservera sa mémoire de l’oubli, enseignera son respect aux générations futures. » On admira généralement le tact avec lequel l’orateur avait évité toute allusion à l’Académie et aux attaques de Cloaquol.