Les Morticoles/Première partie/Chapitre III

Bibliothèque Charpentier (p. 49-79).


CHAPITRE III


Le lendemain, la visite recommença, puis le déjeuner, puis la contre-visite, puis un défilé d’événements touchants ou tragiques, mais qui marquèrent moins que les premières empreintes. La barbe rousse commençait à vomir sans trêve, et son affaiblissement graduel n’arrêtait pas ses invectives. Mon voisin de gauche revenait peu à peu à l’existence. Je voyais sa figure se refaire pièce à pièce, heure par heure, tel le givre en dessins sur la vitre. C’est étonnant comme un visage détruit repousse avec rapidité. Il était d’ailleurs fort laid, ce masque réviviscent, et correspondait à un bas-fond d’être indéfinissable, à quelque amalgame végétatif de chair et d’âme.

À chaque instant, dans cette salle d’attente de la mort, arrivaient des brancards rouges et gémissants. Je pus me convaincre, par la coulisse, de la brutalité des Morticoles. Je soupçonnais même le syndicat des médecins de favoriser cet état de choses ; mais mon charretier m’affirma qu’il n’en était rien, que l’abondance des fléaux et accidents tenait au manque de pitié et au développement scientifique. Je me rappelle les brûlés, leurs plaintes issues d’un moignon de larynx, leur charbonneuse pâtée de figure, la peau se détachant par lanières avec les habits que l’on coupe. On les enduit de beurre et de glycérine, puis on les laisse souffrir tant qu’ils veulent dans leur onctueux cercueil de coton. Un de ces misérables remplit, pendant deux jours, la salle de hurlements tels que je n’en ai jamais entendu. C’étaient des clameurs incessantes qui, par leur violente impression sur les nerfs, activèrent, j’en suis sûr, quelques agonies ; une suite de cris aigus et graves, d’une amplitude infinie, si périodiques qu’on les attendait à la seconde fixe, le corps en sueur, l’oreille brisée ; puis, par intervalles, des beuglements sourds sortis des entrailles. Toute cette force sonore allait frapper durement le haut plafond de la salle, les fenêtres, les vitrages et nous revenait en ondes retentissantes. On essaya de tout pour combler cet abîme de tumulte, mais en vain, et il fallut que la mort, délivreuse taciturne, vînt appuyer sa main sur la bouche, marquer la fin de l’orchestre. Il était temps. Je crois que nous l’aurions achevé, ce brûlé. Son vacarme éveillait en nous les pires angoisses, devenait pour chacun l’image d’un destin fatal et surexcité. Quand il se tut, notre joie fut immense.

Dans la journée, on pouvait se lever. J’endossais une capote de drap bleu, je coiffais le bonnet de coton, et j’allais faire le rond autour du poêle avec les malades les moins affaiblis. Je constatais chez eux un certain goût pour l’hôpital, très préférable, disaient-ils, à leurs habitations. Ils m’appelaient monsieur par déférence : « Vous voyez, monsieur, cet hiver terrible. Il est habituel chez nous. La nature est méchante et froide comme les hommes. Donc, imaginez-vous une chambre sans feu, sans meubles, où le vent se promène et fait des grâces ; sur des matelas privés de crin piaille une vermineuse marmaille. Où trouver de l’eau pour la débarbouiller ? Notre femme cependant se prostitue ou elle est ivre dans un coin et nous, ivrognes, tapons dessus pour nous réchauffer, passer notre colère. Misère ! Quand nous sommes malades à domicile, l’administration du Secours universel, que vous apprendrez à connaître, nous envoie des médecins, souvent pauvres eux aussi et d’autant plus méchants et portés à gratter sur les pauvres. Ils nous brusquent et nous arrachent les quelques sous qui restent. Que voulez-vous ? on est égoïste. En ce moment mes gosses meurent peut-être de froid et de faim. Ma femme est quelque part dans un hôpital et un Malasvon la tripote ; moi, je me chauffe autour du poêle. »

Celui qui me parlait ainsi s’appelait Jage. Tous ces hommes avaient des noms indéterminés, sans forme ni relief, qui convenaient admirablement à leurs intelligences atrophiées par-ci, hérissées par-là, à leurs physionomies indécises. Cinq ou six autres approuvaient et dodelinaient de la tête sous leurs bonnets de coton. Tisonnant le poêle par contenance : « Qu’est-ce que le Secours universel ? » demandai-je. Un nommé Gagneu répondit, à la place de Jage que son exaltation avait épuisé et qui toussait en crachant : « Je connais ça, monsieur. J’ai été du bâtiment ; on m’a renvoyé parce que j’avais pris cinq francs dans un tiroir ; je croyais faire comme tout le monde, et puis… et puis… j’avais faim. Le Secours universel, c’est une très grande administration dont nous dépendons tous ici. Il y a beaucoup d’argent là dedans. Outre les impôts, et vous savez s’ils sont formidables, les plus riches des Morticoles, après avoir bien pressuré les pauvres, sont pris de regrets inexplicables : ils subissent des épidémies de remords, comme disent les médecins, et ils laissent leur fortune au Secours universel. De cet argent-là on fait deux parties : l’une sert réellement à entretenir les hôpitaux ; avec l’autre ces messieurs de l’administration se gobergent. Sans doute on vit large ici ; on mange bien, on est chauffé. C’est que, pour beaucoup voler, faut être honnête sur un point. L’hôpital Typhus est modèle ; c’est lui qu’on montre aux étrangers. Il y en a d’autres — ah, si vous les voyiez ! — où on avale de la soupe au bois de parquet, où on est maltraité pire que des chiens. J’en ai su de drôles, je vous assure, au Secours universel et je les raconterais bien, si je n’avais pas peur qu’on me fourre dans un cabanon ou une prison d’où je ne sortirais que les pieds en avant. Le personnel y parle ouvertement des sommes qu’il grappille et qui devraient nous revenir. Ce n’est pas tout : il y a de la monnaie qui devrait être distribuée par quartier aux plus misérables ; eh bien, jamais, vous m’entendez, jamais on n’en voit la couleur.

— Ah, là là là là, j’te crois, s’esclaffa Lepêcheur, gigantesque squelette rongé par l’alcool et la phtisie et célèbre dans la salle pour son appétit fabuleux. Une fois je suis allé, moi, dans un de ces bureaux, par une grande porte sur laquelle il y avait écrit : Secours et Droit des pauvres. Ah, droit des pauvres ! je m’en tords. Droit de crever de misère ; droit de se barbouiller d’ordures. J’arrive dans une cahute ; un petit homme rageur, qui était près d’une petite bouteille et finissait son déjeuner, commence à m’engueuler. Moi, je riposte. On m’a traîné de bureau en bureau en me demandant des tas de certificats, si j’avais des bonnes vie et mœurs, si j’étais vacciné, domicilié dans l’arrondissement, combien j’avais d’enfants, s’ils avaient leurs dents et puis, en fin de compte, on m’a allongé deux francs en m’appelant grand paresseux. »

Chaque jour c’étaient des causeries semblables qui me révélaient les dessous noirs et fétides de la cité. En mettant bout à bout les récits de ces innocents, on arrivait à un tableau de leur existence tel que je ne m’étonnais plus s’ils étaient accablés de maux barbares. Quand on ne mange que des trognons pourris, qu’on respire un air souillé, qu’on est soumis à des travaux excessifs, on peut enrichir la science morticole. J’ai toujours trouvé comique la façon méprisante dont les médecins de cette contrée traitent les malades. Malasvon, furieux de ce que, malgré les vomissements, mon voisin de droite s’obstinait à ne pas lui donner son cadavre, le désignait avec dédain au passage : fistule alcoolique : « Parbleu ! me disait le moribond récalcitrant. Si je n’avais pas eu l’alcool, je n’aurais pas eu une minute de bon. Après cinq ou six verres, j’oubliais tous mes embêtements, le terme, les sales impôts, la maladie, je criais tout ce qu’on ne peut pas dire, tout ce qui vous monte à l’idée et vous crève de ne pas sortir. Alors je parlais, je parlais ; tout le monde me semblait des camarades et je pardonnais même à nos maîtres. L’alcool, c’est lui le bon Dieu, le paradis. Non, je ne regrette pas ma sale fistule, et, si c’était à refaire, je le referais. Et puis c’est beau chez les marchands de tord-boyau ; c’est pas comme dans nos coquilles. Il y a de l’or aux moulures et des tables propres avec un garçon qu’on commande et qui les essuie. »

Une fois par semaine, mes compagnons recevaient des visites. Je voyais alors ces familles dont ils me parlaient : les femmes, protégées contre le froid par une pellicule d’étoffe noire râpée, sous laquelle frissonne un corps débile, antre de privations que creusent les coups de pioche du destin. Des toux, des tressaillements, de la honte au triste sourire. Pauvres visiteuses inquiètes ! D’une main elles tenaient une orange, fille d’or des contrées de lumière, et j’ai vu la salle Vélâqui égayée tout à coup par ces petites sphères odorantes, porteuses de fraîcheur et de consolation… Puis des enfants de toute taille, prêts déjà pour la maladie, depuis le marmot dont on renonce à moucher l’intarissable fontaine, jusqu’aux longues filles maigres et souffreteuses, qui regardent le père avec un reste de terreur des scènes passées, jusqu’aux jeunes gens, plus timides et frustes encore, qui fixent la pancarte ou la porte par contenance. Mari et femme avaient peu à se dire : les premières nouvelles demandées, quelques souvenirs échangés, ils restaient en général côte à côte sans se parler, elle promenant sur le drap ses mains aux doigts piqués par la couture, toussant de temps à autre et serrant les épaules. Les enfants, honteux ou terrifiés, prenaient le contact avec l’endroit décrié où se passerait leur adolescence, terminée par une brève agonie ; je n’ai jamais vu de vieillards à l’hôpital Typhus. Chez les pauvres, quarante ans représentent l’extrême sénilité.

De même qu’il n’y a que deux ou trois types de misère, la farouche, la silencieuse énigmatique et la résignée, deux ou trois types seulement de visage manifestent une détresse plus ou moins consciente. Les yeux des femmes, arrosés par les larmes, vivaient encore, mais ceux des hommes étaient devenus des pierres incolores et dures que la mort casserait bientôt le long de la route gémissante. Souvent j’aurais voulu prendre ces abandonnés à pleins bras, les serrer sur mon cœur, les réchauffer, leur donner de l’espoir, de l’orgueil, des sentiments de luxe. Quand je pense que chez nous tout le monde est allègre et porte haut la tête, que notre amour effréné de la justice ne nous laisse pas supporter l’idée d’une oppression de l’homme par l’homme !

Ces jours-là, je voyais rapetissés et ramenés au réel ceux que, dans leurs mirages de la semaine, me déformaient mes camarades : une très belle femme devenait une grosse commère en caraco blanc, à la poitrine soutenue par des cordages. « J’ai un gosse intelligent qui sera un fameux et qui embêtera les autres. » Et le petit diable, ses bas de tricot tombés sur des mollets étiques, mettait ses doigts dans son nez en se rencognant contre sa mère : « J’en connais un qui va faire rire, m’avait annoncé Lepêcheur ; mon cousin Pidoit. À table il nous amuse tellement qu’on en pisse. » Arrivait une énorme brute d’une timidité effroyable et qui ne sauvait sa réputation que quelques minutes avant le départ, à l’aide de jurons bien placés.

Je fis des relations ; le malheur rapproche et les haines s’emboîtent. Jage et Gagneu, deux des rares qui sortirent de l’hospice dans une attitude verticale, me prièrent d’aller visiter leurs taudis quand je serais libre à mon tour. Quand je serais libre ! Je commençais à désespérer. Je m’étais cogné le pied en me mettant au lit et cela fit une bosse qui aggrava l’entorse. À la visite, Malasvon passait sans plus s’occuper de moi que de mes deux voisins. D’ailleurs, j’en étais aise. Sa voix, son geste, sa démarche, tout en lui me paraissait odieux. Son arrivée était annoncée par six coups de cloche. Quand je les comptais, j’avais le cœur serré. Il entrait, suivi de sa troupe. Quelquefois des jeunes gens l’abandonnaient, s’égrenaient dans la salle, causaient et riaient avec des malades, car chez les Morticoles la dureté n’exclut pas une certaine jovialité grinçante. Un petit brun à tête ronde, nommé Prunet, s’était attaché à moi. Il me faisait causer sur ma race, mes parents, les raisons de mon voyage. J’étudiais là plus facilement que chez Jaury, qui, moins jeune, avait plus d’artifice, les naissants caractères nationaux : une extrême mobilité d’esprit, beaucoup de suffisance, une amertume innée, pas assez d’originalité ni de bonté pour résister à l’abrutissement éducatoire et méthodique. Ce petit Prunet, élevé d’une autre manière, eût fait peut-être un homme sain. Dès l’âge le plus tendre on lui avait appris l’obéissance aveugle, le respect du maître, la soumission aux lois stupides qui encombrent la société des Morticoles et qu’ils croient très supérieures à des dogmes, alors qu’elles sont plus creuses et avilissantes. Je le laissais me plaisanter sur mon nom, mon nez, mes manières, me révéler peu à peu cet égoïsme qui ferait de lui, à l’âge adulte, une pierre dans la fronde scientifique, il me dévoila l’inimitié sourde qui existe entre ceux en blouse qui font partie du service, et ceux sans blouse qui sont des irréguliers, de simples assistants.

Quelques-uns de ceux-ci étaient étrangers, venus de contrées singulières. Ils avaient gardé sur leurs visages des rayons trop vifs de soleil, qui leur faisaient des faces jaunes et blêmes où les poils de leurs barbes et de leurs cheveux semblaient des piquants de fruits exotiques. Ils portaient des bagues étincelantes aux doigts, des épingles de couleur à des cravates sales et un linge dégoûtant sous des habits recherchés. Ils parlaient un charabia désagréable et la plupart étaient d’insupportables animaux, plus odieux que les Morticoles, parce que leur cruauté s’accompagnait d’ignorance, qu’ils prenaient les membres malades du mauvais côté et qu’ils avaient l’air de venger sur nous le mépris où les tenaient ouvertement leurs condisciples. On les appelait des Rastas, nom générique et offensant. On leur faisait mille avanies qui contractaient leurs figures bronzées d’un rire vert.

Parfois un illustre confrère d’un autre pays venait visiter le Maître, l’accompagnait dans sa visite. Il admirait l’admirable organisation, l’admirable ville, l’admirable hôpital. À ces occasions, Malasvon parlait sur chacun de nous avec une volubilité grasseyante. Souvent il se trompait ; il me présenta une fois comme ulcère de la cuisse et une autre comme pied bot à deux vieillards qui hochaient la tête en me fixant derrière leurs lunettes d’or. J’examinais avec curiosité ces petits morceaux de ruban rouge que les plus autorisés portent à leurs boutonnières. Prunet m’expliqua que cet emblème, jadis réservé aux seuls militaires, est décerné, depuis qu’il n’y a plus de guerre possible, aux plus éminents docteurs. Mais, comme le gouvernement trafique de tout, on a imaginé de vendre très cher ce hochet à qui veut l’acheter. Aussi les grands scélérats de la politique, les marchands à faux poids, les banquiers surtout, qui tiennent le haut du pavé morticole et forgent, sans se lasser, les meilleures canailleries, les entremetteurs, les juges, les dentistes acquièrent, à prix d’or et par vanité pure, ce signe qui représente la science, la détestable supériorité de l’esprit.

Dans le cortège de Malasvon, je remarquai aussi plusieurs vieillards chassieux et maniaques, grelottant sous des complets de coutil, qui nous interrogeaient minutieusement et serraient une foule de notes dans des calepins grands et usés comme des bottines. Ce sont d’anciens ratés, qui n’ont pas poursuivi leurs études médicales, faute d’argent ou de moyens, mais qui, ne pouvant se résigner à devenir des politiciens ou des malades, continuent à suivre des services où ils n’ont aucun rôle, aucun titre. La plupart étaient maigres et regardaient d’un œil d’envie le repas que nous amenaient les chariots, alors qu’eux, nourris par la science, laissaient passer l’heure problématique. Prunet me racontait que beaucoup de ces imaginaires continuaient pendant dix ou vingt années leur inutile besogne de papillons. Ils se faisaient la tête d’un célèbre médecin mort ou vif. Je retrouvais parmi eux un petit Tabard et un grand Malasvon dont les favoris poussaient de travers. Je saisissais, sur ces débris, les tics, manies, habitudes et façons de leurs grands confrères. Les élèves réguliers leur jouaient de mauvais tours, leur indiquaient comme une rareté quelque lésion très simple. Eux se prêtaient à ces farces. Ils poussaient l’amour de la dignité et des honneurs qu’ils n’avaient pas si loin qu’ils se fabriquaient des décorations artificielles à l’aide de pétales de fleurs ou de morceaux de papier rouge.

Un d’entre eux, de petite taille, à la physionomie intelligente et ouverte, au regard de feu, s’appelait Lecène de Cégogne. On l’avait surnommé la Cigogne. Jaury lui témoignait du respect et je l’entendis sermonner Prunet, après que le vieux leur avait fait un petit cours sur la fistule de mon voisin de droite. « Vous avez tort de le plaisanter, celui-là. Après sa mort, on le tiendra pour une des lumières de la science et on lui élèvera une statue sur la plus belle place, car c’est un homme de génie, oui, de génie. Actuellement on le raille, mais chacun le détrousse, le pille et l’utilise. Cudane, Boridan, Canille, Avigdeuse, Cortirac, Wabanheim l’invitent à déjeuner, le font causer, lui volent ses idées qu’ils cuisinent à leur façon, et présentent le tout à l’Académie Majeure, où on leur décerne des prix de cinq mille francs, tandis que la Cigogne crève de faim. » Je rapporte ce discours, parce qu’il caractérise les Morticoles. Ils n’ont même pas, j’en eus d’éclatants exemples, la probité professionnelle.

Un autre groin de cette époque, que je signale parce qu’il joua un rôle dans ma vie, fut le beau Tismet de l’Ancre. Les malades, ses collègues et les élèves le désignaient ainsi et, de fait, il jouissait et jouait d’un visage régulier, avec une barbe blonde en pointe et deux moustaches à la mousquetaire. Il avait une voix fausse, à inflexions douces, qui prenait tout à coup des notes graves, comme son œil, embué d’une feinte candeur, se nuançait brusquement d’acier, quand le masque devenait inutile. J’ai rarement vu fourbe plus obséquieux et plus plat. N’ayant pas encore de service personnel, il suivait celui de Malasvon, moins par goût pour l’hôpital que par désir de participer à la riche clientèle de notre bourreau. Pendant la visite, ce n’étaient qu’attentions feintes, cris de surprise émerveillée, des mon cher maître, mon maître, oui, patron, que l’on entendait d’un bout de la salle à l’autre, et Tismet prenait des airs dégagés, des attitudes de maître de danse pour nous examiner, puis, dès que Malasvon avait le dos tourné, il le traitait de vieille bête, de forban ramolli. Par-dessus tous ses vices, ce méchant bellâtre était poseur. Il eût posé pour un bois de lit, une cuvette, un pot de tisane. Il posait pour les infirmières, pour la surveillante. Il prenait le menton de ma petite Marie d’un air vainqueur, toutes les fois qu’il la rencontrait. Il posait surtout pour les dames qui assistaient Malasvon, car, chez les Morticoles, la médecine et la chirurgie sont en honneur parmi les femmes. On suppose peut-être que celles-ci interprètent ces sciences meurtrières en douceur, qu’elles les allègent et les amortissent par leurs mains plus fines, leur émotion plus éveillée. Il n’en est rien. Elles ne tendent, sauf de rares exceptions, qu’à l’imitation des hommes et méprisent même la politesse. Tismet de l’Ancre en était pour ses frais, ses pirouettes, ses mademoiselle ou madame, qu’il flûtait du bout de ses lèvres trop roses, alors qu’il en prenait une par le bout des doigts pour la mener à un lit examiner quelqu’une de ses trouvailles. Le grotesque ! S’il avait entendu les élèves, Jaury en tête, rire de ses prétendues découvertes : « Il inventera bientôt qu’on marche sur deux pieds et qu’on ferme les paupières pour dormir ! — C’est le souteneur de la chirurgie. — Quand déterrera-t-il sa vieille dame et nous laissera-t-il en repos ! » Telles étaient les aménités que l’on débitait sur le compte de ce cavalier galant. Mais, en face de lui, les plus hargneux faisaient merveilleuse contenance ; on paraissait le craindre et l’on répétait que, malgré ses ennemis, il arriverait à tout avant tout le monde. L’hypocrisie est la grande règle des Morticoles, société hiérarchisée, où tout s’obtient par la faveur et l’intrigue et d’où l’indépendance est bannie.

Or je préférais encore ce Tismet aux grues qu’il provoquait à l’admirer. Celles-ci m’étaient odieuses. Ainsi, pensais-je, dans ce monde d’hommes impitoyables, on n’a même pas le recours de la femme, oasis de l’âme, pelouse du corps et de l’esprit. Quand une d’elles me tâtait la cheville, j’avais un sentiment de dégoût. Je pensais à ma mère, à mes sœurs, à toutes les chastes créatures qui m’avaient fait battre le cœur, et qui, parfaitement ignorantes de l’anatomie, détestaient la mort et la douleur, ne s’occupaient que de choses amoureuses et vivantes ou des soins du ménage. Ceci ne les empêchait pas de s’installer au chevet de nos très rares malades et de leur apporter la compassion, le meilleur des remèdes, la compassion, pour laquelle il ne faut ni brevets, ni diplômes, ni études, que l’on ne met pas dans des pots, que l’on n’ingurgite pas de force, qui ne se trafique pas, musique idéale pour le défilé terrestre, ciel pur qui tire les visages en haut, hors de la boue et de la poussière, confond les riches et les pauvres et souvent favorise les pauvres, qui ignore toute règle de raison et de logique et va même contre la justice.

Malasvon opérait à jour fixe. Dès le matin, les infirmiers venaient avec des brancards chercher dans la salle les malades dont on appelait les numéros. Ces infortunés partaient pour l’abattoir, le visage agrandi d’épouvante. Au retour, quelques-uns n’étaient plus qu’une plaie hurlante et saignante, hérissée d’un fouillis de pinces d’acier, breloques de supplices, cliquetis d’étincelles. D’autres étaient encore plongés dans le demi-sommeil pâteux du chloroforme, d’où sortaient des phrases incohérentes, des supplications, des remerciements au bon docteur, des hennissements et des hoquets. La salle devenait subitement écarlate ; mon imagination prêtait aux murs mêmes la couleur meurtrière. Car Malasvon ne pansait jamais. Il laissait ce soin à ses aides qui, quelques minutes après, envahissaient le service de rires et de bousculades, se mettaient à recoudre et à ôter les pinces. Alors de minces jets de sang en flèches fusaient de tous côtés, tels que d’un minuscule arrosage, ou faisaient flaque sur les lits. C’étaient des réveils atroces, des plaintes prolongées, d’âpres soupirs. La surveillante bondissait affolée, avec de gros bocaux de verre qui, placés sur une table médiane, contenaient des balles de coton multicolores. L’infirmier accourait, chargé de bassins resplendissants. Certains opérés s’agitaient furieusement. Deux ou trois élèves les maintenaient, tandis qu’avec patience d’autres réunissaient la plaie à l’aide d’aiguilles courbes munies d’un fil poisseux.

En général, dans cette journée et la suivante, sur quinze patients, sept ou huit mouraient, car Malasvon sabrait à tort et à travers, sans utilité, sans raison, même les cas désespérés, même les agonisants. Ceux qui avaient passé par ses mains en gardaient une terreur consternée, comme d’une puissance irrésistible et méchante. Ils n’osaient plus se plaindre, ni parler de la salle du supplice, et mon voisin de droite, le vitupérateur, qui l’avait vue trois fois, éludait la conversation sur ce sujet. Quant aux moribonds, de tumulte ou de silence, on sentait qu’ils avaient savouré les affres ultimes. J’en ai vu aussi qui cédaient à la perte du sang, et s’affaissaient sur eux-mêmes, dans une pâleur misérable, comme des ballons crevés. Le versait-on assez à la légère, le beau liquide rouge, le vin de vie, qui court si vite dans nos veines, messager de chaleur et de force ! Tout ce qui rompt les digues sacrées du corps est œuvre infernale ! La chirurgie a ses prétextes comme la guerre ; elle n’a pas davantage ses excuses. Prolonger une existence infirme est atroce. Que le sang reste là où il est ! Méconnaître cette loi, c’est déchaîner la cruauté, le meurtre, disperser sur le sol une sève qui appartient à l’Être. J’ai subi d’affreux regards, joyeux et fiers du sang versé. Certains venaient, après les coupes de Malasvon, se repaître du spectacle des plaies bouillonnantes, goûter la volupté carnassière. Pourquoi d’ailleurs tout être sain tremble-t-il à la vue et à l’odeur du sang ? Pourquoi ressent-il alors le frisson sacrilège que les corrompus tournent en jouissance ? Et pourquoi les criminels sont-ils toujours trahis par le sang, la vision, la trace, l’indélébilité, la poisse du sang qui ne veut pas partir, qui se caille, se fige et demeure ? Saveur fade, âcre et métallique et mère de cauchemars ! Je me rêvais sur la plage d’un océan rouge. Écarlates, pesantes et moirées, des vagues déferlaient vers moi. Une lune louche éclairait l’étrange paysage. Et, au réveil, une plainte sourde, un cri aigu me signifiaient que là-bas le réel rejoignait mes songes.

Ce fut le tour de la barbe rousse. Comme cet entêté ne voulait pas mourir, Malasvon résolut de l’opérer encore. Il s’expliqua là-dessus avec sa rudesse ordinaire : « Messieurs, voilà un malade extrêmement curieux, extrêmement intéressant. Vous le connaissez, quelques-uns d’entre vous, n’est-ce pas, Tismet ? — Tismet s’inclina obséquieux. — Eh bien, messieurs, il dépasse de beaucoup le temps que nos prévisions lui avaient accordé, car nous lui avons raclé trois fois sa fistule. Nous allons tenter un dernier effort, et, avec l’aide de notre excellent élève et collègue Tismet de l’Ancre, réséquer une grande partie de l’organe défectueux, nettoyer largement la paroi, la stimuler au besoin par quelques pointes de feu, puis nous laisserons la plaie béante, la panserons tous les jours et nourrirons le gaillard soit par cette cavité, soit par la bouche, soit par le fondement. S’il résiste, ce sera concluant ; au cas contraire, nous n’en serons pas moins fixés. Messieurs, les paris sont ouverts ; mais rappelez-vous bien ceci : que ce soit l’issue fatale ou l’autre, cette guérison ne sera que transitoire et les accidents se reproduiront avant un an. »

Le charretier me dit mélancoliquement : « Félix, je suis foutu. Demain tu ne me reverras pas. Tu es un brave garçon, bien que tu aies le tort de croire en Dieu. Le monde est un fumier d’infamies, et je ne suis pas fâché de lui tirer ma révérence. Je regrette de ne pas pouvoir emmener avec moi un de ces sacripants, un Cudane, un Malasvon ou un Tismet, car au moins ils abandonneraient des choses qui leur plaisent, au lieu que moi, en quittant la vie, j’ai le souverain malheur de ne rien perdre. » Je n’essayai pas de contredire ce matérialiste convaincu. Le lendemain, en effet, on le rapporta le ventre ouvert, et il mourut sans s’être réveillé du chloroforme. Jeté tout de suite à l’autopsie, il rassasia la curiosité des élèves et du maître. Quant à moi, à partir de ce moment, je ne pris plus garde à mes voisins, qui d’ailleurs se succédaient avec rapidité et passaient de vie à trépas avant que j’aie eu le temps de reconnaître leurs visages. C’étaient des paquets d’agonie entre lesquels je continuai à vivre. Un épisode imprévu vint secouer ma lâche quiétude.

Parfois des Rastas nous examinaient. Le malheur voulut que je devinsse la proie d’un de ces sauvages. Je le vois encore, ce nain maigre, porteur d’une tête osseuse et d’une barbe de jais. Aux poignets de ses manchettes brillaient sinistrement deux énormes boutons de verre. Il s’approcha de mon lit. J’eus beau lui répéter que je possédais une simple entorse, en voie de guérison, sans gonflement ni rougeur, le monstre ne voulut rien entendre. Il me prit le pied et le tordit plus brutalement encore que Tabard. Je perçus un craquement sec et poussai un cri. Puis, par un mouvement instinctif, je cherchai un pot de tisane à jeter à la gueule bronzée du coquin, mais il se sauvait déjà, stupéfait de sa besogne, et on ne le revit plus. Pour comble d’agrément, Cudane et son aide traversaient la salle à cette minute avec leur machine. L’estimable électricien se retourna au bruit, s’informa de la cause et m’affirma qu’il était urgent, une nouvelle lésion venant de se produire, d’en annihiler aussitôt l’effet par quelques décharges de sa boîte à étincelles. Je m’y refusai doucement. Il insista : je m’obstinai. Il se fâcha et me menaça de me mettre à la porte, si je ne me prêtais à sa fantaisie. Le passage du courant ne fit qu’augmenter mon angoisse. Jamais je n’ai mâché la haine comme à cette minute, devant la tête plate, la barbe plate, les cheveux plats de Cudane, son front surtout, galet bas et obtus, où il n’y avait place pour rien que de vil. Si l’électricité n’est pas un vain mot, de moi vers lui glissaient sans doute des effluves, car, m’ayant regardé de son œil vitreux, il jugea l’expérience suffisante et partit avec son aide et son appareil ; quelques secondes de plus et je lui sautais à la gorge.

J’étais désespéré. Jaury ne me cacha point qu’à mon entorse avait succédé une luxation compliquée de fracture d’un os du pied. Je pleurais de rage. Il me consolait : « Ne vous lamentez pas. On pourra peut-être agir vite. Je parlerai au patron demain matin. » Je me perdais à un horizon infini de misères. Jamais, pensais-je, je ne sortirai des griffes de l’hôpital Typhus. Jamais je ne reverrai mon pays ni les miens. On va m’emporter dans la salle d’opérations, d’où je reviendrai mourant, et puis on me déchiquètera dans des bocaux, comme les autres, et que suis-je d’ailleurs de plus qu’eux ! Je regrettais Alfred, la barbe rousse, mes éphémères compagnons. J’étais isolé, je ne connaissais plus personne ; chacun avait des douleurs et des appréhensions trop vives pour s’intéresser aux miennes. J’eus recours au grand remède, la prière. Mais je suis superstitieux et il me semblait que d’ici, de ce lieu d’iniquités et de désolation, elle ne pouvait monter vers le ciel. Je la voyais s’arrêtant au plafond de la salle et retombant par phrases brisées, inefficaces, sur ces lits mornes, ces rideaux pâles, toute cette blanche surface désespérée.

Jaury exposa mon cas à Malasvon. Le maître me saisit le pied, écarta les orteils, plia les chevilles, percuta le talon, et sa bouche prit tout à coup une expression hautaine : « Mais dites donc, Tismet, il devient intéressant, celui-ci. — Puis, quand son beau disciple m’eut à son tour examiné, en souriant de ses lèvres roses : — Messieurs, le numéro quatorze, simple entorse, est devenu, par suite d’une imprudence — le terme me fit bondir —, une magnifique luxation sous-astragalienne avec fracture double de l’astragale, arrachement probable d’un ou deux ligaments. Je suis d’autant plus heureux de cette circonstance que, dans mon débat actuel avec notre collègue Dabaisse, celui-ci prétend ces malades inopérables. Je lui prouverai le contraire, pas plus tard que mardi. Je me propose, messieurs, de commencer par une large incision courbe sur le dos du pied et d’un bord à l’autre, puis, arrivé sur l’article, je l’ouvrirai, je ruginerai au besoin les parties scrofuleuses, car ce bonhomme doit être un scrofuleux, comme la plupart des étrangers. Peut-être enlèverai-je le calcanéum et l’astragale par la méthode malasvonienne, ma méthode, messieurs, sur laquelle on vous donnera quelques renseignements complémentaires. — Cependant Tismet ricanait en arrière, prétendant que cette méthode était de lui. — Peut-être n’enlèverai-je rien du tout, car un pied est comparable à une pendule, et il faut l’avoir démonté pour savoir ce qu’il y a de détraqué dedans. » Malasvon prolongea son discours par des détails opératoires qui me donnaient la chair de poule. Un médecin exotique lui vantant un autre procédé, une discussion sans fin s’engagea. Le maître dessinait, de son large index, sur mon pied des incisions hypothétiques ; son adversaire obstiné y traçait des lignes au crayon bleu. Je crus qu’ils allaient me découper séance tenante.

Jusqu’au mardi, je ne vécus pas. Il me semblait à la fois que les heures marchaient trop vite et que celle qui me libérerait de mes terreurs ne sonnerait jamais. Ballotté ainsi entre la crainte et l’espérance, j’interrogeais fiévreusement la surveillante, la petite Marie, les infirmiers, Prunet et Jaury sur la gravité de mon cas, la durée possible de ma convalescence.

Enfin, le fameux jour arriva. Je me réveillai à l’aube. On entendait de près et de loin des malades s’étirer, bâiller et geindre. Dehors, l’aigre cri d’un coq me ramena à des époques passées et m’attendrit davantage sur mon sort. J’eus, à cette seconde, une impression de langueur infinie, presque la béatitude du martyre. Environné d’hostilités et d’indifférence, destiné à un immonde gâchis et peut-être à la mort, moi, Félix Canelon, je sentis mon angoisse s’évanouir comme un amas de brume, alors que le soleil est proche et réchauffe déjà l’horizon. Mon astre, ce fut une plénitude de cœur, une sérénité qui me fit envisager les pires tourments d’un œil calme : « Que ce qui doit être soit ; tout est bien, et le mal n’est qu’un acheminement vers le mieux. » J’observais mes voisins, la salle, la surveillante occupée aux premiers pansements, le veilleur mouchant un rat de cave de ses gros doigts huileux. Des pensées de rachat, de sacrifice, de rédemption par les larmes et les tortures me traversaient l’âme en tièdes tourbillons, y laissaient un angélique sillage. Pendant quelques minutes, dans cette pièce puante, lourde de plaintes, à la lueur clignotante du jour levant, et tandis que le poêle ronflait, j’ai été un saint, j’ai eu la grâce.

Quand l’interne vint me chercher, cet état merveilleux persistait ; mais le fait de me redresser, de me laver le pied au savon, de passer une culotte, des chaussettes et de m’étendre sur un brancard changea mes dispositions ; je redevins le Félix ordinaire, effaré de ce qu’il allait subir. Nous n’eûmes pas un long trajet à parcourir ; après deux vestibules, nous franchîmes une porte basse ; je crus que j’entrais dans un théâtre : au niveau de mes yeux, une barrière circulaire ; au delà, des gradins sur lesquels se pressait une foule grouillante qui me fit l’effet d’un seul visage, atroce et grimaçant. De mon côté, et en deçà de la séparation, Malasvon, Tismet et leurs aides me semblaient minuscules, parce que j’étais très bas, et se tenaient debout près d’une table chargée d’instruments brillants et bizarres. D’emblée mes regards allèrent à cette table et s’y attachèrent… Y en a-t-il des couteaux de toutes les formes, de tous les éclairs, de toutes les dimensions, et des pinces, et plus loin, dans un bassin, des éponges libres ou emmanchées, des boules d’ouate ! Voici des figures connues : l’infirmier, la surveillante, même la petite Marie qui ne fait pas attention à moi. Cela sent le phénol et la rose. Quelle est donc cette machine qui pulvérise là-bas une pluie fine en grésillant ? Je vois d’autres brancards ; sur eux, couchés dans des poses d’abandon ou de souffrance, des malades que je connais, puis d’autres que j’ignore, puis des femmes. Combien sommes-nous ? Une armée de brancards… Je crois utile, pour me porter bonheur, de faire plusieurs fois des choses machinales. Je regarde à nouveau l’assistance, relief confus de têtes et de corps. Quelqu’un va parler, puisque tout le monde tire des carnets ou froisse des feuilles de papier blanc. Les crayons montent aux lèvres. Quelle multitude ! Et je vais avoir le pied nu en public ! Il y a de mauvaises faces, des yeux terribles ; ils guettent le sang ; chacun attend l’heure rouge. La pendule carrée dans le coin, là-bas, ricane : le sang, le sang, le sang. C’est pour lui tous ces baquets ! Je me rappelle mon pays à la Noël ; on va égorger un porc. Le jour livide entre furtivement, maître des reflets durs, implacables…

Quelqu’un parle ; c’est Malasvon ; les crayons courent et les cous sont tendus ; des mains appuyées ; d’autres se font des signes. J’écoute le maître : il va peut-être proférer un grand cri de pitié ; mais non ; toujours des syllabes grasses, et la face impassible aux larges favoris : la lourde mâchoire ! « Messieurs, nous devons aujourd’hui couper deux cuisses, enlever un utérus, le cureter, puis le remettre ; extirper une tumeur de l’aisselle, un cochonome quelconque, je ne sais pas ce que c’est, mais c’est dur comme du chien. — Tismet et les élèves rient en arrière ; on a souri dans l’auditoire. — Nous supprimerons les ganglions malades, les suspects, et même les sains, lesquels sont quelquefois suspects. Nous prolongerons l’incision de l’aisselle à l’abdomen et nous scruterons le pli de l’aine. Nous opérerons, par notre méthode malasvonienne, une luxation sous-astragalienne avec fracture de l’astragale probablement double : nous verrons si le sujet n’est pas scrofuleux, ce qui est vraisemblable, car il est étranger. » — C’est moi cet étranger, et plus que jamais, car tout me semble nouveau ; ceux que je connais n’ont pas aujourd’hui le même visage, les mêmes gestes. Tout est élargi, tout frissonne. Je vois Malasvon changé, puissant, dominateur. Il est en habit et gilet blanc avec une grosse chaîne à breloques. Un petit morceau de craie à la main, il regarde vers son tableau noir, comme s’il allait écrire ; pourtant il n’écrit pas. Les outils reluisent toujours, paraissent rire à leur ouvrier… « Les grosses tumeurs, messieurs, je vous les ferai passer ; les petites, vous viendrez les voir. Pour débuter, nous extrairons du larynx d’un jeune homme une pièce de dix sous qu’il y introduisit par mégarde ; enfin nous trépanerons un agent de police victime de son audace, nous réséquerons un rein à un adulte, trois côtes à un manœuvre et la vésicule biliaire à une femme qui maigrit sans discontinuer. Je vais vous la montrer tout de suite. Levez-vous, madame. »

D’un brancard près de moi surgit un squelette en camisole blanche. Les yeux sont si loin qu’on ne les voit plus ; le corps et les mains tremblent. Le jupon noir glisse sur l’absence de hanches. La petite Marie le rattache. Un peu de brouhaha. Bruit de cuvettes entrechoquées. On s’agite dans l’hémicycle. On passe vite entre nous… Jaury me tapote le front ; tout le monde se lave les mains, surtout Malasvon dont les gros doigts craquent, tandis que la surveillante verse dessus un filet d’eau. J’entends la pendule, le pulvérisateur, des voix qui chuchotent à la hâte…, puis un ronflement, une sorte de sifflet. C’est l’homme qui a avalé la pièce et qui étouffe. On commence par lui. Une poulie descend du plafond, s’éclaire d’une lueur soudaine ; l’électricité grésille. Malasvon saisit la gorge de l’étranglé que les élèves maintiennent… Un éclair de bistouri… La lampe se balance au bout de son fil ; on l’approche du cou : « … Pince… Éponge… Une autre pince… » Ces mots, on se les passe aussi vite que l’objet qui disparaît entre les phalanges robustes de Malasvon. Un gargouillement, comme de bulles d’air et de liquide. Le maître sort victorieux, au bout de sa pince, une pièce rouge : « Voilà, messieurs ! » On applaudit… « À une autre… À une autre… Le numéro suivant… Non, pas celle-là… » On tourne tous les brancards dans le même sens. Je vois les têtes de mes camarades d’angoisse. Elles sont terribles. Les yeux dilatés fixent l’autel du supplice, la table, où l’on empile en ce moment d’épais coussins de cuir que l’on tapote et recouvre de linceuls blancs… Les dents claquent… J’entends leurs castagnettes. Je raidis mes muscles… On me souffle : « N’ayez pas peur. » Si, j’ai peur… Il y a une bousculade dans l’amphithéâtre ; on descend pour mieux voir. On se presse. « Assis ! chapeau ! assis ! » Au moins, maintenant, je ne les vois plus, ces assis tant assoiffés de meurtre ! Je leur tourne le dos. Mais je vois l’opérée, qui s’assied en pleurant, puis se couche sur la table. Comme elle paraît petite ! Malasvon domine tout ce monde. Une autre machine descend du plafond. On l’applique sur le visage de la femme qui se débat. Une terrible odeur se répand, pénétrante, entêtante, vireuse : le chloroforme ! La patiente ne remue plus, mais elle râle et murmure : « Mais si… mais si… Lâchez-moi… Mon chéri… Bonsoir… Bé… Bé… Bé… Gueu… gueu… » Horreur, un jet de sang a jailli sur ma face ! Je voudrais me sauver. Je ne le puis. Je suis prisonnier du brancard !… Chacun s’effare ! Qu’y a-t-il donc ? On emporte la victime inerte et sanglante, couverte de pinces qui s’entrechoquent sinistres : « C’est un malheur, messieurs, c’est un malheur heureusement très rare. » Et Malasvon, superbe dans son gilet, son habit, la tête droite, éponge son front où perle la sueur. Tismet lui passe des compresses. Il a mis son lorgnon : il est très beau, très digne, Tismet… « À une autre… À l’autre »… Cela continue ; c’est un vertige, un tourbillon : l’odeur du chloroforme, l’électricité, les haleines des assistants, l’acide phénique, les murmures et les ordres : « Pince… Éponge… Bistouri… Sonde cannelée… Éponge… Pince… » Oh, les lamentations égarées des malades ! « À une autre… La tumeur… vite… » La pendule même semble pressée. La voix de Malasvon, obstinée, rauque d’effort : « Ah, messieurs, elle résiste… Mais nous l’aurons. » Un han furieux : « La voilà ! Examinez. Faites passer. » Une boule de chair sanglante voltige. Applaudissements.

Je sens que mon tour approche. Je prie éperdument, et je n’écoute pas ma prière. La peur me troue comme un couteau. Je tremble d’un fourmillement de frissons, les uns chauds et les autres froids. J’ai l’envie de demander grâce et en même temps la haine des Morticoles. Celle-ci s’aggrave de la vue de Cudane. On me saisit avec brutalité. On m’étend sur le lit. Malasvon parle de son opération. J’entends un cliquetis d’instruments et je sens, tout près de moi, l’épouvantable odeur du chloroforme. On m’applique violemment sur la bouche la petite boîte mortelle. J’étouffe, j’étouffe. On pompe. On veut donc me tuer ? Au secours ! ........ Comme ces fruits sentent bon ! Je suis très béat dans notre jardin, devant un pommier ; ma mère et mon père marchent à distance, mais il y a matériellement près de moi comme l’idée que je serai malheureux. Ah ! le délicieux, le profond parfum des pommes, et que je trouve de beaux mots pour l’exprimer, des mots qui montent en vibrant, comme des flèches de cristal, vers ce ciel admirable et limpide ! Tiens ! Une bête m’a piqué le pied ! J’entends derrière les arbres une foule lointaine… loin… taine… Accord étrange ! Syllabes sonores, évocatrices ! Je secouerai cet insecte sur ma cheville… loin… taine… taine… La foule se rapproche. Je distingue des voix. Une crie : « Pince sur la pédieuse ! Pince ! » Mes parents ont disparu. J’ai l’âme maussade, le pied broyé par un étau. Toutes ces pommes étaient pourries. Elles me donnent envie de vomir. Eh, mais… Est-ce une armée qui passe, ce vacarme ? Je suis si faible. Mon mal de cœur augmente. Ils vont me prendre, me jeter par terre… On me saisit et m’emporte… Comment et pourquoi ?

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Je suis revenu lentement à la conscience dans mon lit quatorze de la salle Vélâqui, la surveillante auprès de moi, et, tandis qu’ils me pansent le pied, Jaury et Prunet me félicitent de ma bonne tenue : « Mais vous en avez dégoisé des histoires ! Ah ! vous avez bien traité Cudane et Tabard. Vous rêviez donc d’eux tout le temps ? » Je ne répondais rien, encore hébété de chloroforme.

Pansement et souffrance durèrent une quinzaine de jours. À chaque visite, le maître ou Tismet soulevait ma couverture et, sans dérouler les bandes, devant mon pied emmailloté comme un marmot, faisait un long discours sur les beautés de l’opération malasvonienne. Je devenais l’enfant gâté du service. On me prêtait une foule de livres. Ceux-ci m’ennuyaient. Ils ne traitaient que de science. Ils analysaient tout froidement et lourdement. Comme j’en faisais l’observation au petit Prunet, il se mit à rire : « Et de quoi voulez-vous donc que parlent les auteurs ? Monsieur désirerait des légendes dorées, des catéchismes, des évangiles. Monsieur regrette les histoires qui excitent et dégradent l’imagination. Mais, Canelon, c’est la beauté des Morticoles d’avoir banni un idéalisme vague et tout ramené à des notions nettes. Ces ouvrages de la bibliothèque sont aussi ceux qu’on donne aux enfants. Au lieu de fables et de contes à dormir debout, on leur inculque des principes de botanique, physique et chimie. Qu’est-ce que le gaz d’éclairage ? Comment s’extrait la houille ? Histoire de la machine à vapeur. Voilà les plus belles anecdotes. » Tout cela me paraissait ridicule et vain, capable d’augmenter la commodité, mais aussi le malheur. « C’est, pensais-je, l’histoire de mon pied. Malasvon me le découpe pour le guérir au nom de la science, mais Tabard me l’avait démoli au nom de la science. Le mieux eût été de le laisser tranquille. Ces gens-là se plaisent à contrarier la nature, et, ensuite, à parer ses coups. Ainsi leur gaz, électricité, vapeur, etc., accablent d’accidents ceux qui les manœuvrent, les triturent. Leur entretien détraque à jamais la santé d’une multitude d’ouvriers qui donnent leur vie à ces besognes ingrates. Cependant les Morticoles se préoccupent d’étudier les maux qu’ils ont causés et de panser les plaies physiques. Le plus souvent ils les empirent. Quant aux plaies morales, au dégoût, à la révolte, à la haine, ils ne s’en soucient point, tous abrutis qu’ils sont de matérialisme. »

On savait que j’étais chrétien et tout le monde me plaisantait. Moi, je répondais à Jaury et aux autres : « Ne voyez-vous pas que vous avez aussi vos idoles, vos belles inventions de téléphones, télégraphes, systèmes d’égouts que vous m’exposez avec tant d’orgueil, et croyez-vous que ces idoles ne dévorent pas une masse de chair humaine dans les petits sacrifices journaliers nécessités par leur entretien, l’épuisement des porte-monnaie indispensable à la formation des syndicats, comités d’actionnaires, et dans les gros sacrifices périodiques appelés catastrophes ? Ne croyez-vous pas que ce progrès, dont vous avez plein la bouche et qui n’existe que dans vos rêves, est la plus forte chimère à trompe d’éléphant, ventre de léopard et pieds fourchus devant laquelle les hommes se soient agenouillés ? Une seule chose progresse, votre orgueil monstrueux, source de votre misère passée, présente et future et qui vous mènera à votre perte. » Ces discussions, ces prédictions, amusaient mes interlocuteurs. Misnard et d’autres venaient de la salle de garde avec Jaury, pour stimuler mon ardeur oratoire. J’étais flatté de leur entendre dire : « Canelon est intelligent, mais rempli de préjugés absurdes… »

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Je commençais à pouvoir me lever, bien que gardant encore mon bandage, et je marchais passablement, appuyé sur une canne. Je désirais me rendre utile autant que gagner un petit salaire, car, jusqu’ici, j’avais vécu aux frais du Secours universel et je ne voyais pas approcher sans terreur le moment où je rôderais, absolument dénué de ressources, dans la sinistre cité des Morticoles. La surveillante me proposa d’entrer comme aide à la salle des morts. J’acceptai par nécessité et par une curiosité malsaine. J’avais tant entendu parler de ces autopsies ! Elles me semblaient l’aboutissant et la raison d’être de cet immense système hospitalier que je voyais fonctionner par morceaux. Les médecins et les étudiants les citaient avec allégresse, les malades avec terreur. Pour la plupart de ceux-ci, elles étaient le bout de l’avenue, le cul-de-sac de leur destin. J’allais pénétrer à mon tour dans ce sanctuaire.

Par un temps de blanche giboulée je commençai mon nouveau service. Depuis deux mois je végétais à l’hôpital grâce aux zèles combinés de Tabard, des Rastas, de Cudane et de Malasvon. L’hiver se prolonge, chez les Morticoles, la plus grande partie de l’année. Ils ont banni la joie même de la nature. On venait de m’ôter mon pansement. J’avais, en place de ma capote, un pantalon de gros drap bleu, un gilet et une veste semblables, un tablier grisâtre et une casquette sur laquelle scintillaient ces mots : HÔPITAL TYPHUS. Les malades, la petite Marie, la surveillante s’étaient fort réjouis de mon accoutrement.

Je sortis de la salle Vélâqui avec bonheur, mais non définitivement, car je devais continuer à y coucher et à y prendre mes repas. Je revis la longue suite d’arceaux, les escaliers, les retentissants vestibules de ce palais du Mal. M’abritant de mon tablier, je traversai au pas de course les maigres jardins détrempés par une pluie cinglante mêlée de neige et de boue. Le ciel n’était qu’une bataille de nuages boursouflés et hagards qui se poursuivaient avec une rapidité effrayante. On m’avait indiqué la route. Après les jardins, une cour Malasvon, entièrement dallée, que l’averse faisait reluire. Je contournai le bâtiment Charmide, j’enfilai deux ou trois ruelles à nom bizarre et j’arrivai enfin à une sorte de boyau entre deux pavillons, étroit, sombre et infect. Sur une porte basse, je lus : Service des autopsies. Je franchis le seuil fatal.

Dans la première pièce, il n’y avait rien que des chapeaux et des pardessus. La seconde était une vaste salle déserte de vivants, mais peuplée de cercueils, la plupart découverts, où l’on voyait les corps, les maigres, les lamentables corps, les os serrés sous la peau sèche, les visages raidis, contractés comme par une attention posthume. Une frigidité contagieuse me glaçait le sang, me figeait d’horreur. Aux poignets des bras étiques, où saillaient les cordes des muscles, étaient suspendues des étiquettes par une courte ficelle grasse. Là je lus des noms par lesquels on nommait ces êtres qui marchaient, qui parlaient, qui pensaient comme moi et comme tant d’autres avant et après eux. Cadavres maintenant, ils avaient, accrochés à leurs mains, ces signes qui semblent appartenir à l’individu, le mettre à part des autres, le différencier, ces signes où nous voyons la destinée, qu’on a répétés dans l’amour, dans la haine et dans la terreur, que nos parents nous ont appris, que nous avons tracés sur des feuilles volantes et dans les actes solennels de la vie, qu’on grave sur les tombeaux des riches, ces signes auxquels adhère la poussière de la gloire et qui sont si caducs, si loin de nous, si peu nôtres qu’il faut les attacher avec des ficelles, car on ne les reconnaît plus. Je regardais attentivement ces morts nombreux et parallèles, séparés par des cloisons de toile blanche, couchés comme dans des lits étroits, bien appliqués contre le sol et vaincus par la pesanteur : il y avait des pauvresses, aux seins flasques et disparus, car la mamelle est encore un luxe. Voilà toute la merveille de la joie voluptueuse serrée, telle une charogne, par une caisse de bois stricte. Pourquoi ces ventres flétris et ratatinés avaient-ils enfanté dans la misère et le froid, par des nuits plus noires qu’il ne faut, des êtres voués eux-mêmes à se perpétuer, la misère créant l’alcool, l’alcool le vice, le vice le crime, et le crime désolant la race ? Et peut-être de ces ventres pitoyables, tables froides du plus maigre festin d’amour, était sorti l’être sublime, fait de misère, de froid, d’alcool, de crime et de vice, mais par là capable de comprendre sa race, de tout transformer en splendeur et de prêter des ailes aux choses basses, l’être indispensable et nécessaire qui soulève un monde trop plat, donne aux malheureux l’héroïsme, rattache les noms sur les visages, ruine le frêle bâtiment d’une science abjecte…

… Et, à côté des femmes, je vis des enfants, lamentables échecs du destin, avortements d’après la naissance, petites dépouilles massacrées, dont les membres grêles portaient encore les traces furieuses d’une courte vie. Auprès d’eux, les hommes, dont l’attribut est la force, et qui furent toujours si faibles, les pauvres hommes sans muscles, creusés partout où l’on doit être gras, et lapidés par le malheur. Ô corps exposés sans pudeur aux outrages de l’air, sur qui, à travers les planches disjointes, tomberont sans cesse la neige et la grêle et les giboulées du rude hiver !

Dans cette allée blême, plantée de cercueils, je restais donc stupide et morne, quand une voix grossière, éclatante, m’expulsa de ma rêverie : « Qu’est-ce que vous foutez sur vos deux pieds, comme un héron, au lieu de travailler ? Si vous commencez comme ça ! » C’était Trouillot, le garçon principal d’autopsie, être immonde, face empourprée de l’alcool dont il remplissait chaque jour sa crapuleuse bedaine, grisonnant déjà, presque un vieillard, corps rompu à la même besogne funèbre depuis plus de vingt ans, corps de colosse porté par des jambes courtes, d’aspect démoniaque. Il passait pour savoir autant d’anatomie que les meilleurs chirurgiens. Ses mains noueuses étaient énormes et il cassait en deux d’un coup de poing la colonne vertébrale d’un sujet.

Je crois que, quand il m’apostropha ainsi, me rappela à l’horreur réelle, je l’aurais volontiers étranglé. Il fallut pourtant lui obéir. Il m’ordonna de l’aider au transport d’un cadavre. Je pris par les bras, dans un cercueil, celui qu’il prit par les pieds, un être maigre du haut, mais exceptionnellement ventru. Hélas, le contact de cette chair dure, sous la peau flasque et froide, la tête qui se balance au hasard des chocs et des secousses ! Nous entrâmes dans une autre salle très claire. Au-dessous de quatre tables de marbre, le plancher se creusait de rigoles ; sur elles étaient des billots graisseux et une caisse d’instruments rouillés. Nous déposâmes notre charge accablante, et le corps, sur le marbre, fit un bruit mat et mou.

Un chef de service entra, suivi de ses élèves qui riaient, plaisantaient, s’envoyaient, à cause du froid, d’énormes bourrades dans le dos. Il s’appelait Avigdeuse, ce médecin, rival en pose et en beauté du chirurgien Tismet de l’Ancre : bien planté, brun, hardi, armé d’une barbe en pointe taillée avec soin et d’yeux cruels, des yeux de forban qui simulaient la douceur et qu’il masquait d’un lorgnon sans cesse tripoté par une main nerveuse, portant beau, parlant haut d’une voix saccadée et cassante, issue de deux lèvres rouges, telles que suceuses d’une plaie saignante. D’emblée il palpa le cadavre de ses doigts insouciants, fuselés et poilus et conta une joyeuse anecdote : « Cette dame lui avait dit… Il avait répondu… Et alors… » Sous-entendus, réticences, finesse, caresse négligente au ventre proéminent devant lui. Quand il eut achevé : « C’est bien lui, n’est-ce pas, Trouillot, notre numéro onze de la salle Avigdeuse ? — Il était fier, le cabotin, que sa salle portât son nom. — Donc, préparez ma boîte. »

Je pris la caisse d’instruments et la calai sur la table entre les pieds crispés du mort. Avigdeuse choisissait un couteau, quand un gnome rubicond, à barbiche blanche et à cheveux gris envahissant une tête de fouine, entra précipitamment. Le docteur dit à son interne : « Commencez, mon cher, pendant que je parle à Cloaquol. » Le nouveau venu, une sommité, faisait partie de toutes les assemblées politiques et médicales et dirigeait un organe important, Le Tibia brisé. Il possédait à fond, ce Cloaquol, l’esprit de la cité, bas et cynique, intolérant, sectaire et dur. Il roulait les r, ricanait, sautillait sur ses jambes minces, racontant vivement à Avigdeuse ses démêlés avec Crudanet, cette canaille, cet imbécile, car les médecins ne se ménagent guère et se traitent mutuellement comme je les traitais dans la citadelle de mon mépris. L’interne, immobile, son couteau à la main, et toute l’assistance écoutaient le colloque avec une curiosité souriante. Cloaquol, autant que je le compris, priait son collègue de refuser à un important concours un élève de Crudanet, faute de quoi lui, Cloaquol, insérerait une plainte retentissante dans son journal, interpellerait au besoin à l’Assemblée. Son interlocuteur le fixait d’un froid regard, semblait se ménager. Toutefois, il lui donna de bonnes espérances, et l’autre, sûr du succès, s’écria : « Comment, papa Trouillot, toujours nécrophage ! Songez, messieurs, que, quand j’étais interne dans le service de mon vénéré maître Labroche, Trouillot fonctionnait déjà ; mais que je ne vous dérange pas. Travaillez. Au revoir ! »

Il roula vers la sortie. L’interne, d’une incision rapide, mena le couteau de la gorge au bas de l’abdomen. Un flot de liquide jaune jaillit du ventre gras et coula des rigoles de la table sur le plancher avec un glouglou hideux. Mon être se souleva de dégoût. Ce fut pire quand, agrandissant l’ouverture et rompant les côtes à l’aide de forts ciseaux, l’opérateur retira un à un les organes de cette cavité misérable. Je vis le rouge et bulleux poumon, le cœur onctueux et rond, le foie qui s’étale comme un dôme brun et la rate sombre, ferme dans sa capsule. Avigdeuse, d’un air distrait, saisissait chaque organe, le comprimait, le palpait, esquissait une plaisanterie. Il grattait le poumon, incisait le foie, et promenait un bistouri à la surface, entrait ses doigts dans les cavités du cœur, mais sans enthousiasme, avec une moue maussade, soit qu’il eût hâte d’avoir fini, soit qu’il eût peur de tacher, malgré le tablier protecteur, sa redingote à revers de soie. Trouillot me surveillait, m’apprenait à vider le seau, à éponger la table. Quand on déroula l’intestin comme un monstrueux serpent, j’eus une brusque secousse et me cramponnai à une chaise pour ne pas tomber. Cette défaillance passa inaperçue ; je devais, hélas, m’aguerrir.

Car, maintenant encore, je m’effare du contagieux esprit d’habitude qui explique, chez les Morticoles, tant de stupres et de forfaits. Au bout de quelques jours, j’avais pris mon parti de cet affreux métier. J’aidais Trouillot dans ses besognes les plus répugnantes. Il apportait en cachette des bouteilles de vin, volées à l’économat, que nous buvions entre deux cercueils. Bientôt ceux-ci perdaient leur signification. L’alcool les animait. Ils devenaient une assemblée de camarades, un peu silencieux, un peu raides, mais attentifs à nos ébats. Trouillot se levait, oscillant sur ses jambes molles et torses, et entonnait une de ses multiples complaintes, où il n’était question que de maladie et de misère. Je l’accompagnais au refrain. Parfois nous roulions sur les dalles froides et cuvions de longues heures notre ivresse. Je vis défiler, dans ces salles d’autopsie, un grand nombre de médecins. De temps à autre, Cudane, muni de sa machine et suivi de son aide, venait me demander un cadavre. J’évoque l’éternel brumeux crépuscule d’hiver, l’électricien penché sur un torse noir, Trouillot tenant une grosse lampe. J’entends la pluie au dehors. Je songe à la vinasse passée, à celle qui va venir… Ainsi je me plongeais dans une dégoûtante torpeur.

J’en fus tiré violemment. Une après-midi que, plus soûls que de coutume, nous ronflions, Trouillot et moi, vautrés l’un en face de l’autre, on frappa l’huis d’un poing rude. Nous ouvrîmes en grommelant à une civière entre deux infirmiers. C’était la besogne habituelle et que nous menions rondement ; mais, cette fois, l’aspect du cadavre, le large nez, les anneaux d’or aux oreilles, tout ce petit système de mémoire me fit tressaillir. Je regardai le nom attaché au poignet : Magaduque, étranger, avec une physionomie si stupéfaite que Trouillot éclata de rire : « Eh bien, Félix ! la bidoche te fait trouver mal aujourd’hui ! » Mais je ne répondis qu’à moi-même. Magaduque, c’était un de mes compagnons. Sa maison touchait à la mienne. Il était bon, affectueux et chantait sur notre navire de jolis airs bien rythmés. Lointain Magaduque de mon enfance, de mes promenades, des horizons clairs ! Baigné dans le doux brouillard du souvenir, je regardais cet infortuné semé par Dieu au même rugueux sillon que moi. Comme il avait rapetissé ! Jadis on l’appelait le grand Magaduque. Avait-il souffert, pensé aux autres, à son village ?…

C’est l’amour qui crée les êtres. Sans lui les humains ne sont que poussière. Mais lui rend cette cendre vivace, fait d’une crête de mur une forêt, d’une anfractuosité de roche un jardin et d’un coin de terre un paradis. Je le vis bien pour Magaduque. À la longue, tous ces docteurs, grands, gros, maigres, larges, étroits, noirs, blancs, poseurs, ricaneurs, raconteurs d’histoires, faiseurs de bons mots, à langues aussi vives que leurs bistouris, ou silencieux comme des dalles, ou fluents comme le sang et le pus, tous ces Morticoles morticolisés m’étaient devenus indifférents. Quand ils dépeçaient un cadavre, je jetais sans souci pêle-mêle dans le seau ce qui fut jadis la vie, le gâteau blanc du cerveau, la moelle fine et courte comme une vipère. Mais quand, le lendemain, Trouillot m’ordonna de mettre Magaduque sur une table, je sortis pour éviter un malheur.

J’errai à travers les ruelles infectes qui avoisinaient la salle d’autopsie. Je ne sentais pas la pluie me ruisseler dans le dos et sur la poitrine. Je me jugeais aussi vil et dégradé qu’un assassin : j’étais un lâche meurtrier de cadavres, un Trouillot, une bête de cimetière rampante, un cancrelat gluant du gras des morts. J’eus envie de m’enfuir de l’hôpital, d’aller me jeter à la mer. Mais comment sortir de ce labyrinthe ? Je m’agenouillai dans la boue. Un arbre noir dans la rafale agitait devant moi ses branches désespérées et son âme me parut concorder à la mienne. Je priai avec ferveur ; j’interprétai mes souffrances, mes hontes en épreuves. M’adressant à Dieu, je dépouillai le Canelon insouciant… Quand je me relevai, j’eus l’impression de dix ans gagnés en quelques secondes, et pris, réconforté, le chemin de la salle Vélâqui.