Les Morticoles/Deuxième partie/Chapitre I

Bibliothèque Charpentier (p. 171-190).


CHAPITRE PREMIER


Je sortis de l’hôpital au matin, par un pâle soleil. Ma joie était extrême. Lors de ma dernière visite à la salle de garde, les internes, saluant en moi un futur collègue, avaient bu à ma santé et m’avaient promis de m’éviter les faux pas. Quignon ne m’avait point ménagé les conseils : « Canelon, soyez plat. Moi, j’ai fait ma route par la bassesse. J’ai, jusqu’ici, réussi à merveille. J’ai cru parfois, à l’occasion des expériences de Boridan, surprendre, dans votre regard, des éclairs qui n’étaient pas précisément d’admiration. Voilà, mon cher, un défaut qui passe inaperçu chez un garçon de salle, mais qui, remarqué chez un élève, le coulerait. Mettez-vous dans la tête qu’un chef influent ne peut se tromper, que l’on doit s’agenouiller devant chacun de ses actes, chacune de ses paroles. Vous voyez que je suis franc avec vous et je n’ai nul intérêt à vous parler ainsi, puisque vous ne pouvez me servir. Quand vous aurez passé le concours du lèchement des pieds, où vous réussirez, je l’espère, il vous restera à mettre en œuvre l’intrigue sagace et continuelle. La corruption vous est interdite, par manque de ressources. Or, mon ami, tout professeur morticole a sa marotte, sa faiblesse et sa haine. Découvrez cette marotte, chatouillez cette faiblesse, surtout flattez cette haine, et vous arriverez, vous serez riche et puissant. Sinon, vous tomberez bientôt à l’état soit de médecin des pauvres, ce qui est honteux, soit de domestique, ce qui est lamentable, soit de malade pauvre, ce qui est la mort. Voilà. » Ce petit discours fut prononcé d’une voix assurée et nullement ironique.

L’air du dehors et la conscience d’être libre me fouettaient le sang, activaient mes idées : « Adieu ! — criai-je à l’immense bâtisse où j’avais passé tant d’heures douloureuses. — Adieu, hôpital Typhus, séjour de la misère, antre de la cruauté ! J’échappe à tes griffes noires et j’en remercie mon Dieu, ce Dieu auquel personne ne croit dans tes murs. Si vilain et maussade que tu sois, tout rempli de gémissements et de sueurs d’agonie, de bistouris qui vident les entrailles, et d’hommes sans générosité, tu fus pour moi un apprentissage. Mon esprit a subi tes spectacles, qu’il n’oubliera jamais, et par-dessus tes stupres et tes hontes, se dressent les admirables, les souveraines figures des docteurs Charmide et Dabaisse ! »

J’avais pris par les quais pour rejoindre un petit appartement que j’avais loué, à ma dernière sortie, dans le parage de la Faculté. Bien que le ciel fût clair, la mer était forte. Les galères noires à têtes de mort se balançaient et roulaient sur leurs ancres. On continuait à charger et décharger des marchandises toxiques. J’arrivai au quartier des Écoles et Académies, qui allait devenir mon centre et mon habitation. Les statues étaient là fort nombreuses, quelques-unes entourées de jardinets maigres et froids. Je ne regardai pas les noms inscrits sur les socles, mais je considérai les somptueux monuments de la science morticole, portant au fronton la devise liberté, égalité, fraternité et des appellations hautaines : Académie des Sciences, — Académie des Inscriptions scientifiques, — Académie de Médecine, — Académie de Chirurgie.

La demeure que je m’étais choisie avait six étages, et j’habitais au sixième un appartement de trois pièces dont une cuisine. Une vieille mégère, la mère Pidou, qui cumulait les rôles de concierge et de femme de ménage, m’y accompagna. Son mari jouait les Trouillot quelque part. Je possédais un lit, une lampe, une table, une bibliothèque où j’avais déjà réuni les premiers livres nécessaires. Seul, j’eus des réflexions tristes. J’ouvris ces volumes. Les uns traitaient de chimie et fourmillaient de petites lettres ; les autres, ouvrages d’anatomie et de physiologie, me renouvelaient, par leurs illustrations, les tableaux de l’hôpital Typhus. Tels seraient dorénavant mes lugubres sujets d’étude.

Le même jour, j’allai prendre mes inscriptions à la Faculté. Celle-ci se trouvait à l’extrémité d’une rue étroite bordée de marchands d’habits, de marchands d’instruments chirurgicaux et de bouquinistes. On y arrivait donc à travers des couteaux, de la poussière, des os et de la défroque. C’était une considérable construction carrée. Sa cour intérieure était semée de statues, et sur cette cour débouchaient une multitude d’escaliers qui menaient aux amphithéâtres, aux musées, à la bibliothèque, aux laboratoires et aux cabinets des administrateurs. Les monuments des Morticoles sont, sur le modèle de leurs esprits, à compartiments et à cachettes. Je courus de guichet en guichet ; je signai des paperasses innombrables. Je payai un peu plus cher que je n’aurais cru, et je me trouvai étudiant patenté de la glorieuse Faculté de médecine morticole, F. M. M. — F. M. M.

Les premiers temps furent très animés, remplis de surprises et de travaux divers. Ces travaux sont répartis entre un certain nombre d’années. Dans la première, où j’étais, on étudie le matin les sciences accessoires, c’est-à-dire la botanique, la zoologie, la physique, les mathématiques et l’histoire au point de vue médical. Je me levais tôt pour me rendre au cours de chimie. Dans une vaste salle s’étendaient des tables de marbre chargées de substances vertes, jaunes, rouges, noires ou incolores que je n’abordais qu’avec une crainte extrême, les sachant toutes explosives et vénéneuses. Nous devions mélanger les sels et les bases, les transvaser d’un verre dans un tube et réciproquement, jusqu’à ce que nous fussions arrivés à la confection d’une de ces infectes drogues que l’on inscrit sur les ordonnances. On se trompait, on mettait trop d’acide, on répandait la précieuse poudre, et, à la fin des deux heures de manipulation, on obtenait une mixture innomable. Chaque demi-heure, passait derrière nous un nabot triste et enchifrené comme s’il avait le nez plein d’eau. Il nous interrogeait ; on répondait de travers ; il prenait quelques notes et s’éloignait. Moi, je ne comprenais point quel intérêt on trouve à extraire, par des procédés compliqués, des alcaloïdes dangereux de tous les minéraux, de toutes les plantes, de tous les organes animaux. Il est remarquable que la plupart de ces essences possèdent des propriétés terribles et néfastes à l’homme, comme si la nature se vengeait de ce qu’on la martyrise pour tirer d’elle des forces qu’elle a sagement réparties en douceur et disséminées. Chaque venin vient d’un mal. Je communiquais mes réflexions à mes voisins immédiats, une jeune fille boulotte et poupine, Mlle Grèbe, et Julmat, grand garçon zélé ; ni elle ni lui ne me comprenaient et ils m’objectaient en souriant ma qualité d’étranger. Il ne se passait pas de jour qu’une détonation ne retentît, qu’un étudiant ne risquât d’être aveuglé par un mélange subitement furieux, qu’un autre n’eût le doigt brûlé par un acide.

Les Morticoles, chez qui la méchanceté est endémique, comme la rage d’instruction universelle, me semblaient fous d’inculquer à tout le monde des connaissances périlleuses, susceptibles de se retourner contre l’organisation sociale. Je voyais près de nous un jeune homme nommé Savade, au large front, aux cheveux plats, aux yeux verts singuliers, qui me tenait d’inquiétantes conversations : « Vous venez d’un pays heureux, Canelon ! Je me demande pourquoi vous n’y retournez pas au plus vite. Moi, je suis né dans un monde détestable et injuste, et j’apprends ici, j’apprends avec précision, avec délice, à empoisonner, détruire, massacrer. Ces tubes, ces cornues, ces flacons, qu’est-ce qu’ils contiennent tous ? La mort, la mort… et la délivrance ! Il faut savoir s’en servir, de ces dociles libérateurs ! Un beau jour ils trouveront des formules si neuves et si hardies, nos maîtres, qu’ils se disperseront dans l’espace, eux et la cité entière. » Il riait d’un méchant rire qui montrait ses dents blanches et je trouvais alors au laboratoire une signification diabolique. Il me rappelait une peinture de chez mes parents, représentant le purgatoire, où grouillaient aussi de fantastiques instruments destinés à torturer ceux qui ne sont pas tout à fait damnés.

Aux travaux de physique, même personnel, même tableau noir couvert de formules. On nous enseignait à fabriquer un thermomètre, à le graduer, à le peser dans une balance de précision, comme si l’erreur n’était pas inséparable de l’esprit humain, et comme si les causes de cette erreur n’augmentaient pas avec les efforts mêmes qu’on fait pour la fuir. Je tournais nonchalamment la roue d’une machine électrique et cudanienne dont Julmat et Mlle Grèbe admiraient les étincelles en zigzag.

Les leçons de botanique et de zoologie m’intéressaient davantage. D’abord j’avais devant moi un peu de vie et non plus un appareil ou un poison. On nous faisait copier des fleurs, besogne stupide et vaine, ou disséquer des animaux. Je me vois, immobile et attendri, devant un muguet ratatiné : « Pourquoi t’a-t-on arraché ? pensais-je. Pourquoi vais-je maintenant te découper et te mettre sous le microscope ? Il valait bien mieux te laisser vivre et mourir à la place que t’avait choisie la Providence. Quelle insanité de déranger les êtres de leur destination, de les massacrer, de les torturer ! » Quant au colimaçon, au hareng et à l’huître, que le programme de la leçon m’ordonnait de mutiler, je me contentais de les regarder avec sympathie : ô lentes promenades des braves escargots par les soirées humides, alors qu’ils laissent derrière eux un sillage d’argent, et sortent leurs cornes gélatineuses.

Les Morticoles échafaudent sans trêve, sur les sciences naturelles, des hypothèses matérialistes, qui se remplacent et se ruinent successivement. D’où d’incessants conflits, des luttes d’Académie à Académie, des discrédits suivis de relèvements, des vérités momentanées qu’on nie d’abord, qu’on admet ensuite et qui renversent les vérités antérieures. L’ensemble rappelle les bateleurs qui font la culbute, se relèvent, montent sur l’épaule de leur camarade, touchent le sol à leur tour et servent d’escabeau à celui qu’ils viennent d’escalader. Cela n’empêche point les professeurs de célébrer les progrès incessants et continus de leurs travaux, alors que ceux-ci constituent la toile de Pénélope, où la théorie du lendemain découd celle de la veille.

Lors de mon voyage, la mode appartenait à un système tout battant neuf, baptisé l’Évolution. Évolution et microbes, cela répondait à tout, expliquait l’univers et remplaçait Dieu. Non contents de l’hérédité, qui soumet l’individu à ses aïeux, supprime la liberté et la spontanéité, quelques savants avaient imaginé une vaste dépendance de la nature entière : l’homme descendrait du singe, lequel viendrait du kangourou, puis du renard, puis de la souris, puis du mollusque, puis du ver, puis du scorpion et de l’araignée, enfin d’une gelée végétale, et, par elle, du règne minéral. Ces métamorphoses se seraient produites grâce à des batailles et luttes acharnées, loi fondamentale d’une société où le plus fort l’emporte toujours. Les Morticoles ont trouvé là de belles excuses à leurs injustices et scélératesses, car c’est encore une de leurs manies de ne pouvoir faire une hypothèse sans en tirer aussitôt des inductions pour tous les domaines de l’esprit, sans en badigeonner l’histoire et la vie sociale. Ils aboutissent ainsi aux affirmations les plus burlesques, les plus sauvages. Combien la simple pitié, qui nous fait nous sentir de communion avec tous les êtres animés, est plus belle que cette sèche et brutale doctrine de l’Évolution et la rend inutile !

Quant aux futurs docteurs, mes condisciples, on les bourre de formules toutes faites, suivant des procédés infaillibles. On leur apprend à ne jamais rien juger par eux-mêmes, mais toujours d’après la parole du maître. On favorise la formation, chez eux et entre eux, d’associations et de petits parlements baroques, sur lesquels leurs professeurs ont la haute main. Quand ils sortent de là, ils sont mûrs pour la servitude, munis d’arguments spécieux, d’axiomes vides, d’une fausse expérience. De plus, ils ont le perpétuel et dissolvant spectacle de la corruption et de l’intrigue. Ils n’ont vécu, jusqu’à l’âge adulte, que dans l’atmosphère factice, étouffante et vicieuse du collège, où la plupart dorment, mangent et travaillent, privés du contact de leur famille. Ils passent de là à une Faculté qui montre les avantages de la domestication, la force irrésistible de la platitude et de l’or. À chaque instant, ils voient triompher le retors, le scélérat, évincer celui qui n’a pas déployé la malhonnête adresse nécessaire. Comment échapperaient-ils à pareille pression ? Ils finissent par trouver le monstrueux naturel, adoptent et prêchent un optimisme veule, se guident par l’envie jalouse, haïssent et fuient les indépendants.

Ah ! comme il eût mieux valu pour eux vivre à la campagne, labourer, semer, greffer, jouir des oiseaux, des arbres et des sources, faire quelques heures par jour un métier naïf, plutôt que de se réunir dans des locaux sinistres pour y discuter des statuts, des simulacres de Parlements et d’Académies, plutôt que de singer les vilains singes qui les gouvernent !…

Je prenais mes repas à une petite pension avec des camarades. La nourriture était douteuse ; l’eau fade et saumâtre, bien que filtrée et débarrassée des microbes. Le vin venait non du raisin, mais de la chimie ; et la viande d’animaux malheureux, qui avaient toujours souffert, empoisonnait l’intestin.

Les après-midi se passaient aux cours. Au milieu de bancs disposés en cercle et en gradins, surgissait la chaire magistrale, flanquée d’un tableau noir. Cette disposition ronde et étagée, dite amphithéâtre, est universellement répandue chez les Morticoles. Elle vaut pour toutes les assemblées, depuis les collèges jusqu’aux Parlements, en passant par les hôpitaux, les prétoires et les Académies. Dès qu’on la voit, on peut s’écrier : « Voici le gîte des préjugés et du mensonge ! » Elle m’était si bien entrée dans les yeux, que, même après mon départ, j’eus du mal à m’en débarrasser, et souvent, dans mon sommeil, je reconstituais en rêve les étages d’auditeurs, la chaire, les devises et les bustes fixés aux murs. Certains cours nous enseignaient dans l’histoire une succession de faits héréditaires. On n’y parlait que de révolutions, d’incendies, de massacres, de noyades considérés comme l’origine de la Liberté, de l’Égalité et de la Fraternité. D’autres traitaient de jurisprudence. On nous exposait le droit compliqué et contradictoire des Morticoles. Ceux-ci considèrent les criminels comme des fous et des irresponsables ; néanmoins ils les punissent de mort, quand ils n’appartiennent ni à la caste des docteurs, ni à celle des riches, lesquels s’en tirent en donnant de l’argent. Ce dernier moyen s’appelle circulation de la richesse, les pauvres payant pour tout le monde. Un troisième professeur nous vantait l’industrie et le commerce des substances toxiques, la bonté des grands directeurs et actionnaires d’usines, qui consentent à faire vivre un nombre considérable d’ouvriers malades, la nécessité d’un luxe insolent, source de profits pour la masse, l’admirable mécanisme du Secours universel qui ne laisse personne dans le besoin. Il célébrait en outre la générosité et l’abnégation des docteurs, des membres du Parlement, du tribunal et de l’Académie. Ces discours paraissaient si beaux qu’ils étaient généralement reproduits dans les journaux de Cloaquol, pour l’édification du peuple. Un quatrième farceur, nommé Lestingué, traitait de l’argent, des moyens de l’acquérir, de l’augmenter, de le conserver. Il nous expliquait, cet économiste, comment toutes les scélératesses sont bonnes et licites, du moment qu’il s’agit de multiplier sa fortune. Il ne niait pas que cette multiplication ne se traduisît par une soustraction aux dépens du voisin, mais il nous fournissait une série de preuves pour réfuter cette théorie révolutionnaire. Il nous proposait jusqu’à dix arguments, quant au droit de vendre ou d’acheter une valeur fictive. Enfin il nous énumérait les moyens commodes de jauger d’emblée le degré de fortune des malades, d’après le loyer, le quartier, l’étage, l’aspect de l’appartement, le nombre des enfants, la toilette des femmes. Aux chirurgiens il conseillait de se faire toujours payer d’avance, et de demander au père de famille, pour la moindre opération, une année de son revenu. Il citait l’exemple magistral de Malasvon, qui n’agit jamais autrement. Il nous initiait aux splendeurs de la dichotomie ; cette coutume est telle : quand un malade, dans un cas grave et pressant, prie son médecin habituel d’appeler une célébrité à la rescousse, le devoir du médecin habituel est de demander à la célébrité le partage intégral de la consultation. « La dichotomie facilite les manœuvres. Elle supprime les discussions, si nuisibles au bon renom de votre art. Elle exprime le client comme un citron. » Les séances de Lestingué étaient les plus suivies, les seules indispensables et où l’on prît des notes. Aux autres cours on somnolait.

Tous les deux jours, revenaient les travaux pratiques d’anatomie. Cela se passait dans d’immenses baraques appelées pavillons, tous au fond de la Faculté. La première fois que j’entrai dans un de ces charniers, je me trouvai ramené à Trouillot, brusquement. Chaque table portait un cadavre. Groupés autour d’elle, cinq ou six jeunes gens s’acharnaient aux bras, aux jambes, au ventre, à la tête, et tiraient à eux une parcelle de débris humain, en fumant la pipe et goguenardant. Parfois une altercation éclatait. On se jetait une main, un pied, un morceau de cervelle. L’odeur était fade, non repoussante, car, pour éviter cette mort que propage la mort, on avait empli d’une graisse antiseptique les artères et les veines du sujet. Il me fallut m’asseoir sur un escabeau, tirer de la poche de ma blouse une petite boîte de bistouris, et fendre maladroitement la peau. Je considérai la viande proposée à nos investigations scientifiques. C’était un homme. Le cuir du visage, absolument collé sur les os, était grumeleux et gris, autant du moins que me le laissait entrevoir Julmat qui le déchiquetait fiévreusement. À ma droite, la zélée Mlle Grèbe m’interrogeait sur les muscles de la jambe, qu’elle ne parvenait point à séparer ; quand la graisse nous embarrassait, nous en faisions de petites boulettes jaunes que l’on raclait sur une soucoupe. Aux murs de la salle étaient suspendues des planches coloriées représentant les diverses parties du corps. J’appris à distinguer les nerfs des vaisseaux, à suivre les fines ramifications de ces arbustes qui parcourent nos tissus, y portent le sang ou les impressions tactiles. J’appris à connaître les muscles qui participent à tel ou tel mouvement, les os nombreux où la vie prend appui. Je me répétais sans cesse : « Quelle erreur bizarre est celle de tous ces gens-là, qui s’imaginent plus renseignés parce qu’ils ont détraqué la montre, étiqueté les parties du mystère ? » Fléau de l’habitude ! Bientôt je traversai sans répugnance des rangées de cadavres ; je voyais des femmes, courbées sur ces chairs dégoûtantes, nettoyer les tendons et les muscles, tellement attentives a leur besogne qu’elles paraissaient des anthropophages.

Pour nous distraire de ces tristesses, nous avions la botanique. Son prophète était le professeur Bouze, vieillard quinteux, grognon, méchant, méfiant, à la physionomie fine bien que convulsée, au parler nasillard, que l’on haïssait pour sa sévérité aux examens. Il habitait, près de la Faculté, une maisonnette entourée d’un jardin spécial. Là, avant qu’aucune plante eût poussé, de petites étiquettes de bois fichées en terre indiquaient quelle serait cette fleur, portaient un nom baroque qui nous renvoyait aux nombreux ouvrages descriptifs de Bouze. J’ai passé là des heures agréables. Je jouissais de la solitude. Je m’installais devant une plate-bande future. J’y savourais l’image de cette dure éducation morticole, qui déclare aux esprits en graine « Tu seras ceci ou cela ; nous te classerons de telle manière », et obtient des produits artificiels et monstrueux. Un petit pas frôlait le gravier humide : une étudiante, un livre sous le bras, constatait l’état du parterre, étudiait sur l’emplacement vide.

J’étais fidèle aux promenades botaniques de Bouze. On partait dès l’aube, au nombre de deux ou trois cents, empilés dans un chemin de fer. Nous remplissions le compartiment de nos cris et de nos chansons. Cette gaieté factice et sans objet était la réaction contre l’horrible existence qui nous enserrait, le débat de la vie en face de la mort, comme un coq allègre sur les tombeaux. Je distingue encore ces bouches agrandies de mes camarades. J’entends ces refrains stupides que l’on reprenait en chœur. Bouze ne s’occupait pas de nous, tout entier à sa passion qu’il allait enfin satisfaire. Nous traversions, par la brume matinale, cette campagne maudite et pelée qui s’étend autour de la ville. On apercevait un hôpital-prison, une maison de fous. Alors c’étaient des exclamations, des hurlements. On racontait les infamies qui s’y passaient, les arrestations arbitraires, la façon dont tel ou tel Morticole riche avait acheté la conscience de deux docteurs, et s’était débarrassé de sa femme, de sa maîtresse, d’un parent compromettant. Cette jeunesse trouvait de pareilles mœurs ignobles, mais elle les admettait. Elle en plaisantait même, supportant l’idée de subir à son tour ces compromissions honteuses. Savade seul était doué de la faculté d’indignation. Il me désignait les villes d’eaux qui défilaient sous nos regards : « Là on exploite les malades de la façon la plus indigne. Les hôteliers et les médecins s’entendent pour prolonger leur séjour, leur ballonner le ventre d’eaux tièdes ou gazeuses. Quand le hasard ou la nature les préservent d’une aggravation, leur bourreau triomphe : Hein ? Que vous disais-je ? Signez-moi ce papier. Et les journaux de Cloaquol, la bonne, la fidèle, la vénale presse, annoncent que, grâce aux eaux de (suit le nom de la localité), sulfato-sulfuro-potasso-magnésio-calcino-codiques, M. Un Tel, affligé d’une œsophago-laryngo-gastro-entérite rebelle, se porte aujourd’hui comme un docteur… Ces médecins d’eaux, ajoutait Savade, sont encore plus bêtes, cruels, lamentables que tout le reste. Ils n’ont pas l’ombre de conscience. Leur préoccupation unique est l’argent, et cette habitude est tellement ancrée chez eux que, lorsqu’ils parlent à leur victime, ils ne quittent pas des yeux ses poches. » J’observais par les vitres du wagon les rapides apparitions de ces stations thermales, quelques hôtels à enseignes dorées, la porte béante d’un casino ou des bains, la buvette et les baigneurs auxquels on criait : « Tas de naïfs ! Sauvez-vous donc ! »

Nous atteignions le but de la promenade. Le train stoppait et nous descendions, la boîte verte ballottant sur nos hanches. Alors commençait une marche lente dans une forêt ou dans un champ. Nous arrachions la moindre plante, le plus insignifiant herbage, et, par essaims joyeux, nous portions notre découverte à Bouze, qui arpentait les kilomètres du même pas menu, impassible. Il s’arrêtait, prenait dans sa main fine le détritus végétal, et nous articulait, maussade, son nom, son genre et son espèce. Quelquefois il avait un sourire fat. C’est que le cas était rare et difficile. Mais son embarras ne durait guère. La plupart de nos trouvailles étaient vénéneuses. Le moindre champignon coupé devenait bleu, puis noir au contact de l’air. Toute racine ou tige fendue laissait échapper un suc âcre et brûlant, dont une goutte sur le doigt suffisait à provoquer un panaris. La nature exprimait ainsi aux Bouze de toutes les époques sa fureur d’être molestée : « Je suis comme ces plantes, murmurait Savade. Irrité par le milieu, produit de la race, je me montrerai cruel, implacable. Tu verras, Canelon, la Révolution ! Tu verras si je répandrai mon venin ! » Le plus souvent ces promenades avaient lieu le dimanche, et j’obtenais de Trub qu’il nous accompagnât. Il était délicieux de voir ce petit homme courir et bondir dans la campagne comme un cheval échappé ; Bouze suivait d’un regard étonné ce singulier botaniste, cherchant à graver son visage et sa cravate dans son esprit, pour le refuser aux examens. Trub me donnait des nouvelles de l’hôpital Typhus où rien n’était changé. Boridan, Quignon, Dabaisse, Charmide, tout cela me semblait loin, maintenant ! Parfois des paysans rapaces, des propriétaires ou des gardes champêtres venaient se plaindre à Bouze de ce que nous avions franchi le mur de leurs jardins ou piétiné leurs champs. Notre maître ne répondait point ou bien, montrant du doigt le rustique irrité, il l’étiquetait d’une moquerie en latin…

Je fréquentais la Faculté le plus possible. J’y allais même en dehors des cours et du laboratoire. Je m’y liais avec des condisciples plus avancés dans leurs études. Ils parlaient sans cesse de leur avenir, de leurs rivalités, et de celles de leurs maîtres, des coteries d’où chacun visait et tirait sur l’adversaire, des intrigues nouées entre les professeurs, les Académiciens, les politiques. Souvent la réception d’un élève ou son refus déterminait une de ces décorations dont le personnel de l’Université est si friand. On se répétait à l’oreille des anecdotes scandaleuses qui parvenaient bientôt aux huissiers et garçons de salle. Ces causeries en plein vent, au milieu des statues, étaient interrompues par l’arrivée à grand fracas d’un équipage portant un docteur en renom. Dès qu’il avait disparu par une baie noire menant à l’amphithéâtre, c’était une pluie d’injures et de railleries : « Le drôle en a dans l’aile. Il ne sera pas nommé. — Boridan est contre lui. — Il l’a dit à Quignon. — Aussi pourquoi n’a-t-il jamais fait de visite à Mme Boridan ? » Car les femmes de médecins jouent un rôle considérable dans toutes ces comédies et luttes pour l’obtention d’un grade, d’un diplôme, d’une chaire, d’un titre ou d’une croix. On les redoutait autant et plus que leurs maris. Leurs haines, leurs aigres jalousies, leurs ambitions avaient à la Faculté des contrecoups imprévus. C’est ainsi qu’un vieux professeur de microscope, le célèbre Académicien Sidoine, étant très malade, Wabanheim, le juif aux yeux si durs, au front superbe, se trouvait en rivalité, pour la future place vacante à l’Institut, avec Cortirac, honnête homme, mais théoricien, célèbre par ses lunettes d’or et ses envolées métaphysiques. Wabanheim avait pour lui sa subtile femme, Sarah Wabanheim, sa race, les banquiers, le pharmacien Banarrita et cinq ou six amies disposant de salons importants, pourvues d’excellentes cuisinières. Les atouts de Cortirac étaient sa légitime réputation et la préférence de Cloaquol, chef de la presse, directeur du Tibia brisé. En revanche, Sidoine s’acharnait à ne pas mourir et à favoriser un troisième concurrent, le joyeux Gigade, candidature uniquement lancée pour départager les voix de Cortirac et Wabanheim : « Pourquoi ne faisons-nous pas empoisonner Sidoine par le bel Avigdeuse ? s’écriait Gigade en riant. Je suis sûr qu’il nous machinerait ça au rabais. »

De cette histoire, qui passionnait les Morticoles, dépendaient une multitude d’épisodes qui se détachaient d’elle comme les rivières d’un fleuve et les ruisseaux de ces rivières. Si Wabanheim et Cortirac se disputaient l’Académie des Sciences, leurs élèves briguaient l’Académie de Médecine, de Chirurgie, la jurisprudence, le corps des hôpitaux, le Parlement, tel ou tel Lèchement de pieds. Selon que l’on était du parti Wabanheim ou du parti Cortirac, on avait donc des chances opposites de réussir ou d’échouer. D’où des débats, embûches, traquenards, intrigues, projets, pointages, des ruses nouées, déjouées et renouées, des embuscades masculines et féminines, des visites et complots, des audaces, des parjures et des lâchetés qui remplissaient la vie et les ragots de la Faculté. On s’abordait avec un clin d’œil mystérieux. « J’ai du nouveau. » On se groupait autour du narrateur. Bientôt c’étaient des trépignements, des ivresses, des rages, des discussions, des hypothèses qui cessaient net au passage d’une des causes primordiales du tumulte, Wabanheim, trapu, voûté, les mains dans les poches de son ample paletot, Cortirac, grand, sévère et fixant tout sous ses lunettes d’or : « Ils vont chez Crudanet. Ils vont chez Crudanet. » La demeure du chef sanitaire était, en effet, le rendez-vous de tous les concurrents, et c’était par son habileté à ménager la chèvre et le chou, à servir de paillasson aux colères et rancunes, de trait d’union aux réconciliations forcées, d’étrangleur d’affaires véreuses ou criminelles, c’était par sa liaison intime avec Cloaquol et les parlementaires, c’était par toutes ces qualités primordiales, relevées d’une obséquiosité sans bornes vis-à-vis des puissants et d’une atroce dureté vis-à-vis des faibles, que l’aimable Crudanet avait atteint et conservé sa situation et son prestige.

Cependant mes camarades me répétaient : « Bah, si tu échoues à l’examen, tu te rattraperas au Lèchement de pieds. » Je finis par demander le mot de cette locution courante. On m’expliqua qu’elle était non une métaphore, mais une réalité. Les examens, que l’on passait très vite et au hasard, ne comptaient pas. On jugeait de l’aptitude des élèves et des maîtres à toutes les fonctions en leur faisant lécher les pieds de professeurs tirés au sort. Il y avait le Premier Lèchement de pieds, qui donnait droit au stage régulier dans les hôpitaux ; le Deuxième, par lequel on devenait chef d’un service ; le Troisième, qui instituait professeur ou agrégé ; le Quatrième, professeur de plein-droit ; le Cinquième, professeur de jurisprudence ou d’une des facultés annexes ; le Sixième, membre d’une Académie secondaire ; le Septième, membre d’une Académie de premier rang. Quand on échouait à partir du Troisième, on devenait de droit parlementaire, et là on disposait des finances et des décorations, après des petits lèchements de pied minuscules ou de deux en deux doigts. Ces curieuses coutumes sont basées sur ce fait que les Morticoles demandent surtout une grande souplesse d’échine et une forte dose de mépris de soi-même à ceux qui briguent les hauts emplois. Ils sont sûrs ainsi de ne laisser passer que des compères, alors que par les habituels examens, si organisés et truqués qu’ils soient, peut néanmoins se faufiler de temps à autre un Dabaisse ou un Charmide. Je m’empresse d’ajouter que ceux-ci avaient commencé leurs études à une époque où le Lèchement de pieds n’était pas encore parfaitement organisé, qu’ainsi ils avaient pu se soustraire à une obligation dégoûtante ; mais on s’en était vengé en ne leur accordant aucun des titres supérieurs auxquels ils avaient droit.

Je visitai les musées, qui sont nombreux et renferment les spécimens des maladies les plus répugnantes, moulés en cire d’après les originaux. Je vis là les blessures multiples et hideuses de l’amour. La première fois que je contemplai ces vilenies, au-dessus desquelles s’étalait le nom patronymique de syphilis, je n’y compris rien. Savade, qui m’accompagnait, rit aux éclats de mon ignorance : « L’empereur de ce fléau est l’auguste Pridonge, cynique et bavard, presque aussi puissant que Crudanet, et qui tient dans sa main les clefs du plaisir, de la débauche, de la prison, de bien des mystères. S’il te faut lécher ses pieds un jour, prends garde : il est imbibé du mal qui le nourrit. » Ainsi les Morticoles n’ont pas même épargné ce qui nous élève au-dessus de la vie, embrase les plus froides choses, fait à notre contact frissonner la nature entière : l’amour, transport des cœurs bondissants, des âmes inclinées, des corps rejoints et des mains en extase, ils l’ont accablé d’étiquettes honteuses, soumis à leur science imbécile.

Sur le palier du musée, je me croisais avec Lestingué revenant de son cours ; j’entendais sa grosse voix et les objections de ses élèves qui sautillaient autour de lui. J’arrivais à la porte de la salle néfaste. Je la poussais, le cœur battant, et me trouvais dans une atmosphère tiède, devant les redoutables vitrines. Une fois, j’assistai là à une leçon pratique que Gigade était venu faire en remplacement de Pridonge. Au moment où j’entrai, il parlait de sa rivalité avec Wabanheim et Cortirac. Il se tordait de rire, et ses disciples l’imitaient. L’antithèse de cette hilarité et des effigies sanglantes, visqueuses, délabrées, auxquelles on avait laissé les noms, désormais célèbres, qu’elles portaient de leur vivant, ce contraste doublait mon horreur : « Ah, ah, ah ! gloussait Gigade en pleurant de joie, elle est adorable, la dernière de Sidoine. Ce qu’il punit ces farceurs de se disputer sa dépouille ! Imaginez qu’il vient de mettre dans mon jeu Crudanet, oui, mes enfants, Crudanet lui-même. Mme Sidoine a fait une visite à Mme Crudanet, qui a appris la chose à son mari, et le patron m’en a fait part. Hein, si je décrochais la timbale à mon âge ? C’est ça qui serait farce ! » Sa gaieté résonnait à travers la salle et faisait trembler les cages de verre, domaine transparent des victimes de l’amour. Il continua, s’adressant à un de ses auditeurs : « Ah, Nécuin, vous connaissez Mimindol intimement, n’est-ce pas ? Dites-lui donc, cher ami, dites-lui — son hoquet d’allégresse l’étouffait — qu’il doit recevoir absolument le petit Burlumont. C’est un gentil garçon qui lèche bien les pieds, et puis, surtout — nouvel accès de rire suivi d’une cascade de hennissements —, surtout, surtout, il est le fils, cet excellent petit Burlumont, du principal client de Tartègre, notre grand chasse-microbes, dont la voix m’est indispensable. »

Ici Gigade, qui s’était arrêté à l’occasion de son discours, se remit en marche ; mais sa figure, même au repos, ne pouvait devenir sérieuse. Elle gardait un certain rictus, deux plis fortement creusés de chaque côté du nez ; et, pour ce, Gigade ne réussissait guère dans la clientèle, car les riches aiment à être dépouillés dans les formes, et cela les irrite et les vexe qu’on danse autour de leur porte-monnaie. Quand les médecins se disputent un malade, c’est toujours le plus grave qui l’emporte, celui qui sait le mieux regarder le patient en hochant la tête, de l’air de dire : C’est très sérieux ! et, quelques heures après, déclare modestement : Je l’ai sauvé. Là est l’origine de la confiance.

Gigade se dirigea vers une vitrine : « Voici, messieurs, la femme dont je vous ai parlé. — Il montrait une plaie dégoûtante, série d’ulcères jaunes rongeant le sein et descendant jusqu’au ventre. — La bonne physionomie, n’est-ce pas ? Qu’est-ce que c’est que ces saletés-là ?… Personne ne répond ?… Mais des gommes, de simples gommes, les gommes qui rampent, celles que Pridonge et moi avons décrites dans les Archives il y a trois ans et je vous engage par parenthèse à connaître la question pour l’examen. Savez-vous la particularité célèbre de ces gommes ? C’est qu’elles furent artificielles. Oui, messieurs. Bradilin les avait données à la malade. À ce moment-là, les animaux ne suffisaient pas à notre cher collègue. Il voulait à toute force expérimenter sur l’humain. Moi, je lui répétais : Prends garde, ça pourrait te coûter cher. Mais il me répondait avec raison : Laisse donc, je me tirerai d’affaire. J’ai Crudanet dans ma manche. C’est à cette époque qu’il injectait le choléra et la morve à ses malades, et qu’il obtenait ces magnifiques colorations du poumon et de la rate, que vous n’avez certes pas oubliées. Bref, un beau jour, comme il discutait avec Pridonge, je vois encore la scène, il lui soutint qu’on pourrait produire des gommes syphilitiques qui, du cou, se propageraient par les ganglions jusqu’au ventre. Pridonge niait. Mon Bradilin s’obstinait. Finalement, quelques semaines après, il nous amena cette jeune personne qu’il avait infectée lui-même avec de la syphilis intensive. Il avait fait passer le virus par huit cobayes, deux lapins et un singe. L’avons-nous assez admirée, cette lésion ! J’ai proposé à l’Académie de l’appeler lésion Bradilin. Le beau, c’est que ni le mercure, ni l’iodure, en piqûres, lavements, pilules, frictions, n’y ont rien fait. Le sujet est mort en dix jours, et, écoutez-moi bien, avec de la fièvre, une fièvre de cheval !! » Gigade, suivant son geste favori, envoya une bourrade de la main droite dans l’estomac de son plus proche interlocuteur.

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Un deuxième musée faisait suite à celui-ci. On y admirait, non plus en cire, mais conservés et ratatinés par l’alcool et tels que la nature les avait formés dans un moment de délire, des petits monstres, fœtus ou nouveau-nés qui affectaient des formes de rêves. Les uns possédaient une trompe comme un éléphant, d’autres dix pieds et quinze mains ; d’autres n’avaient que le tronc. Certains jouissaient d’un visage ouvert, noir et caverneux où s’apercevaient un début de dentition et quelques poils. Plusieurs, acrobates de naissance, étaient accouplés par le ventre, le dos, les hanches ou la tête. La plupart avaient vécu quelques heures, quelques mois, quelques années. Qu’avaient-ils deviné, vu, compris du monde extérieur où ils tombaient en si étrange posture ? Je considérais ces joues gonflées, ces crânes gros comme des citrouilles, ces nombrils d’où jaillissaient des sortes de cordages ou des touffes semblables à des fleurs, ces ventres fendus, montrant l’intestin, ces doubles pieds, cet œil unique au milieu du front et cette oreille exilée près de la lèvre. Le jour baissant vite, je me trouvais, au crépuscule, environné de ces débris qui prenaient des attitudes grimaçantes. Je croyais les voir tourner dans l’alcool, se faire des signes, railler ces dénominations dont on les affublait…

À côté s’étendait la bibliothèque, large et spacieuse, contenant environ cinquante mille volumes. Là était démontrée l’absolue fragilité de la science. Sur les plus hauts rayons, auxquels on n’atteignait même pas à l’aide des longues échelles roulantes, s’entassaient les piles poussiéreuses d’ouvrages jadis célèbres, maintenant inutiles et dédaignés et dont une courte mention était faite au catalogue moderne. Ces antiquités rongées aux mites eussent fait sourire un étudiant de première année. Mon esprit se reportait vers les jolies chansons et légendes de mon enfance et de celle de mes aïeux, qui étaient toujours demeurées aussi fraîches, aussi émues, fleurs mobiles à travers la race. Elles ne prétendaient pas au progrès. Elles savaient, dans leur rythme sage, que l’homme d’hier vaut l’homme d’aujourd’hui, et elles consentaient à enchanter les cervelles naïves, toujours identiques, bien que séparées par des siècles.