Les Monuments de la renaissance française dans la chapelle du chateau de Chantilly

Les Monuments de la renaissance française dans la chapelle du chateau de Chantilly
Revue des Deux Mondes3e période, tome 64 (p. 106-137).
LES MONUMENS
DE LA
RENAISSANCE FRANCAISE
DANS LA CHAPELLE DU CHATEAU DE CHANTILLY

Les Plus Excellens Bastimens de France, d’Androuet Du Cerceau, parurent en deux parties : la première en 1576, la seconde en 1579. Cet ouvrage, commencé dès 1550, était le produit d’une situation unique. Dans aucun temps on n’avait vu le sentiment de l’architecture s’emparer à tel point d’un pays et arriver en aussi peu d’années à un plus complet développement. Où donc trouver, dans l’espace de cinquante ans, de 1515 à 1570, vingt-quatre maisons royales ou particulières de l’importance d’Anet et de Chambord, sans compter les innombrables habitations d’un ordre moins élevé dont les restes font encore notre admiration sur une partie du sol de l’ancienne France ? Que de modèles achevés de goût, d’élégance et de grandeur ! Que de magnificences, qui auraient défié les ravages du temps, si la barbarie des hommes ne s’était acharnée contre elles ! Verneuil, Madrid, Creil, Montargis, les Tuileries n’existent plus. Vincennes, le Louvre, Gaillon, Blois, Amboise, Fontainebleau, Villers-Cotterets, Écouen, Chantilly, ne nous apparaissent que mutilés et défigurés. Parmi tant de châteaux célèbres, dont les noms résonnent comme des fanfares, c’est Chantilly seul qui va nous retenir, et, dans Chantilly même, c’est sur un point unique que nous nous arrêterons, parce que tout un groupe de monumens appartenant à la renaissance française est venu, sous une influence propice, s’y réfugier de nos jours… Avant de pénétrer dans ce sanctuaire et d’entrer au vif de notre sujet, jetons un regard d’ensemble sur une résidence qui fait partie de notre histoire.

I

Chantilly, dans les temps anciens de la France, fut une dépendance du comté de Senlis. Sous Hugues Capet, Bathold de Sentis est seigneur de Chantilly et d’Ermenonville. Parmi ses descendans, Guillaume II de Senlis, surnommé le Loup, occupe pendant dix-huit ans (de 1129 à 1147) la charge de bouteiller de France, un des cinq grands offices du royaume, qui devient pour ainsi dire héréditaire dans cette maison et lui fournit un nom patronymique. Les Le Bouteiller de Senlis sont seigneurs de Chantilly durant plus de deux siècles. En 1333, Guillaume III Le Bouteiller est encore seigneur de Chantilly ; mais son fils, Guillaume IV, meurt sans postérité, après avoir dissipé tous ses biens et vendu Chantilly à Pierre d’Orgemont, seigneur de Méri-sur-Oise, premier président au parlement de Paris et chancelier de France sous le roi Charles V. Les d’Orgemont gardent Chantilly durant plus d’un siècle. Le 10 mai 1492, Pierre III d’Orgemont meurt sans enfans, et Marguerite d’Orgemont, sa sœur, mariée en secondes noces à Jean II de Montmorency, apporte Chantilly à l’une des plus illustres et des plus nobles familles du royaume de France. Chantilly appartient aux Montmorency pendant tout le XVIe siècle, et le plus grand d’entre eux, le connétable Anne, y imprime la marque et le génie de son temps. Après cinq générations successives, le 30 octobre 1632, Henri II, duc de Montmorency et de Damville, seigneur de Chantilly, comte de Dammartin, pair et maréchal de France, est décapité dans la maison de ville de Toulouse comme coupable du crime de lèse-majesté. Il laisse une femme, Marie-Félice des Ursins, dont il n’avait pas eu d’enfans, et une sœur, Charlotte de Montmorency, mariée à Henry II de Bourbon, duc d’Enghien et prince de Condé, en faveur duquel le duché de Montmorency est reconstitué par le roi Louis XIII au mois de mars 1633. Chantilly appartient aux Bourbons-Condé pendant près de deux cents ans. En 1830 enfin, Louis-Henri-Joseph de Bourbon laisse ce domaine au prince Henri d’Orléans, duc d’Aumale. Chantilly appartient désormais à la plus grande et à la plus ancienne maison de l’Europe.

À quelle époque faut-il faire remonter le château primitif ? Au moyen âge assurément. Mais à quel moment de cette époque ? On ne sait. Ce qui est sûr, c’est que l’empreinte féodale y fut marquée dès l’origine avec tant de puissance, que tous les efforts des siècles suivans ne parvinrent pas à l’effacer. L’ancien château, malgré les transformations successives qu’il eut à subir, conserva jusqu’à la fin l’aspect d’une bastille, et le nouveau château lui-même, rien que pour avoir été construit sur les substructions de l’ancien, garde encore extérieurement quelque chose de cette physionomie. Le lieu était admirablement choisi pour s’y retrancher dans une forteresse. L’idée d’élever un château fort dans une vaste forêt, sur un rocher qui surgit au milieu d’un étang, dut venir tout d’abord aux seigneurs de ce pays, dans un temps où l’on était mis en demeure à chaque instant de soutenir un siège dans son propre palais. De ce château primitif, d’ailleurs, on ne sait rien. Il remontait, dit-on, au Xe siècle et aurait été entièrement reconstruit au cours du XIVe. De nouveaux changemens survinrent à la fin du XVe, sous Guillaume de Montmorency, en attendant les transformations plus profondes opérées au siècle suivant. Le connétable Anne ouvrit alors libéralement ses portes à la renaissance, qui s’efforça de rajeunir les anciennes constructions, et Chantilly devint une des plus somptueuses demeures du royaume. Alors aussi fut édifié, en contre-bas du grand château, le petit château (châtelet), qui est resté, sans altérations notables, comme témoin de la belle architecture française au temps des Valois.

Si l’on ignore tout du château qui appartint au moyen âge, on n’est que très incomplètement renseigné sur celui que revendiquait la renaissance. Les informations fournies par Du Cerceau sont tout à fait insuffisantes, et, en dehors d’elles, il n’y a rien. On est donc loin de marcher d’un pas sûr dans la demeure seigneuriale des Montmorency. Du Cerceau nous montre deux châteaux distincts, entourés d’eau l’un et l’autre et formant deux îles reliées entre elles par un pont[1]. Ce qui se dégage surtout de sa description et ce que démontrent les planches gravées qui l’accompagnent, c’est une prédilection spéciale pour le petit château. Il est certain qu’à ses yeux cette annexe seigneuriale prend une importance pittoresque qui, de par les droits de l’art, lui donne le pas sur la seigneurie elle-même. Celle-ci, quoi qu’on y ait fait, n’est toujours qu’une antique bastille. L’architecture nouvelle a eu beau l’habiller de neuf et la parer de tous ses agrémens, ce n’est pas son œuvre ; à travers la renaissance, le moyen âge y reparaît quand même. « Pour le regard de l’ordonnance du bastiment seigneurial, dit Du Cerceau, il ne tient parfaictement de l’art antique ne moderne, mais des deux meslez ensemble. » Vainement l’art moderne est intervenu, l’art antique est là, permanent et indestructible, avec ses aspérités et ses duretés apparentes. Les architectes et les sculpteurs du connétable ont prodigué aux façades de l’ancienne cour les trésors de leurs élégances pittoresques ; on n’en retrouve pas moins à l’extérieur l’antique forteresse, avec ses bastions et ses tours menaçantes. « Les faces sont belles et riches, » le château-fort ne peut s’humaniser complètement ; il reste sévère et dur d’aspect, redoutable quand même. Tout différent est le petit château, « les faces du bastiment estant, tant dans la court que dehors, suivant l’art moderne, bien conduits et accoutrez. » Ici tout appartient à l’art moderne, Du Cerceau prend soin de le dire. Jean Bullant, qui venait de construire le château d’Écouen, s’était surpassé à Chantilly, et l’auteur des Plus Excellens Bastimens de France regarde son œuvre avec une complaisance particulière. Il n’accorde que deux planches à la demeure seigneuriale des Montmorency, et il en consacre cinq à ces « quelques bastimens ordonnez pour les offices. » Cet amour pour la renaissance française était tout naturel, et nous l’éprouvons aussi. C’est lui qui nous conduira tout à l’heure en présence de quelques-uns des monumens de cette époque, précieusement recueillis dans la chapelle du nouveau château.

Il était, nous l’avons dit, dans les destinées du vieux château de Chantilly d’être transformé d’âge en âge et de garder toujours l’empreinte de son origine. Chaque siècle s’efforçait de le refaire à son image, la physionomie de la construction primitive n’en demeurait pas moins. Les modifications ne pouvaient être que de surface, le fond avait quelque chose d’immuable, contre quoi les fluctuations du goût ne pouvaient rien. Le XVIIe siècle répand sur cette résidence un éclat extraordinaire. À partir de 1660, le grand Condé l’illumine des rayons de sa gloire, et toutes les illustrations de la France s’y donnent rendez-vous. Chantilly est décrit par les historiens, chanté par les poètes, célébré par Mme de Sévigné, immortalisé par Bossuet. Louis XIV et sa cour y restent durant trois jours, et les fêtes qu’on y donne à cette occasion font partie de l’histoire du grand siècle. Le château est de nouveau remanié de fond en comble. On devrait croire à une transformation complète. Il n’en est rien. Les gravures du temps nous donnent plus encore peut-être l’aspect d’une forteresse que ne faisaient les planches dessinées par Du Cerceau. L’architecture officielle des Bourbons, bien moins fantaisiste et primesautière que celle des Valois, efface en partie ce que celle-ci avait ajouté de grâce et de légèreté au vieux monument, qui reparaît avec sa lourdeur et sa massiveté primitives. Quant au petit château, tout en se conservant intact à l’extérieur, il gagne à l’intérieur des destinations plus hautes. Les salles de service se transforment en somptueux appartemens ; la galerie dans laquelle on peint les Actions de Monsieur le Prince se pare comme pour une apothéose… Arrive le XVIIIe siècle, qui construit les grandes écuries et le pavillon d’Enghien. Il tente aussi de remanier le vieux château, mais sans pouvoir en adoucir, j’allais dire en amollir à son image les sévères aspects… Quand sonna l’heure de la révolution, on put donc avoir l’illusion d’une bastille, se dressant sur son rocher comme une protestation contre les idées nouvelles. On ne songeait guère pourtant à s’y défendre. Mais, dès 1789, les derniers représentans de la maison de Bourbon-Condé[2] ayant donné le signal de l’émigration, l’exaspération populaire ne connut plus de bornes. Ne pouvant s’en prendre aux princes, elle s’acharna sur ce qui leur appartenait. Le château fut d’abord converti en prison. De 1792 à 1794, la terreur y enferma ses victimes, et les y arrêta un instant pour les acheminer de là vers la mort. Après avoir assouvi sa férocité contre les hommes, elle épuisa sa stupidité contre les choses. La vente et la destruction de Chantilly furent décrétées par la convention. La vieille forteresse fut rasée jusqu’à la hauteur de ses fondations. Le petit château, les grandes écuries et le château d’Enghien furent vendus et condamnés aussi ; mais les conditions de vente n’ayant pu être exécutées et la rage de destruction s’étant apaisée, ils entrèrent sains et saufs dans le domaine de l’état et furent restitués en 1316 à la maison de Bourbon.

Aujourd’hui, tout a changé d’aspect[3]. Un nouveau palais s’élève sur les substructions de l’ancien, et l’on a, comme par le passé, sur le rocher semblable à une acropole, le grand château, dominant de toute sa hauteur le petit château, assis dans sa grâce native au bord des eaux tranquilles. C’est en 1875 qu’a été commencée cette vaste entreprise. M. le duc d’Aumale savait parfaitement ce qu’il voulait faire ; ses volontés avaient été longuement réfléchies, et il les dictait avec précision à l’architecte choisi par lui. Il fallait : sur les assises d’une forteresse, construire un château qui répondît aux exigences de la vie moderne ; relier au petit château ce nouveau château et faire en sorte que les deux palais n’en formassent plus qu’un seul ; se tenir emprisonné dans l’enceinte des anciens bastions, sans paraître gêné par la conformation bizarre de cette enceinte ; prendre modèle sur l’architecture de la renaissance, tout en rappelant certains points de l’architecture féodale ; donner aux constructions nouvelles, malgré cette double apparence d’imitation, une physionomie qui fût bien à elles. M. Daumet a rempli avec un rare bonheur les conditions de ce difficile programme. Ni l’invention, ni le goût, ni la mesure ne lui ont fait défaut. Enserré dans cette enceinte irrégulière où les saillies massives et les angles rentrons sont là comme pour dérouter une attaque, gauchement assis sur des soutènemens de bastions défensifs et de tours offensives, ayant à faire une œuvre qui ne devait avoir rien que de pacifique sur des appareils exclusivement conçus en vue de la guerre, il a dû rompre avec les conventions, sortir des voies battues, et, ne pouvant rien demander à la symétrie, chercher dans l’harmonie tous les élémens de succès. Bien des objections se sont dressées devant lui quand on a vu tout d’abord, à l’extérieur, ces toits qui s’entre-croisaient, s’enchevêtraient, s’entre-choquaient, montaient comme au hasard les uns sur les autres. Il a patiemment attendu que le calme se fît dans les esprits et que les yeux s’accoutumassent à ce désordre savamment ordonné. Le calme est venu, et les yeux se sont trouvés finalement satisfaits. La critique, d’ailleurs, fut désarmée quand elle vit avec quel art toutes les convenances intérieures se trouvaient ménagées. Les difficultés qui avaient paru devoir faire obstacle au succès semblaient n’avoir existé que pour y ajouter quelque chose d’imprévu. On sortait de la routine sans tomber dans la bizarrerie. Regardez l’escalier d’honneur, qui se dégage avec tant de lumière d’une situation douteuse, pour devenir comme une voie triomphale par laquelle on accède de l’ancien châtelet au nouveau château. Voyez, au sommet de cet escalier, le grand vestibule, formant comme un trait d’union monumental entre les deux palais. Considérez la salle de banquet, si bien appropriée pour les tapisseries qui la décorent. Parcourez la galerie de tableaux, que domine la rotonde consacrée à Prudhon ; la galerie des vitraux de Psyché et le cabinet des gemmes qui lui fait suite ; la tribune, où les plus belles peintures modernes vivent dans une harmonieuse unité avec les plus rares chefs-d’œuvre des siècles passés ; les grands appartemens, d’où l’on a sur le parc et sur les eaux des vues qui ressemblent à des visions ; la bibliothèque, si heureusement ordonnée pour contenir les plus précieux trésors[4]. N’êtes-vous pas gagné par l’heureuse pondération qui règne entre toutes ces choses ? L’accord n’est-il pas parfait entre l’ancien châtelet, où les deux derniers siècles ont prodigué toutes leurs élégances décoratives, et le nouveau château, où les richesses d’art de tous les temps se succèdent et se complètent mutuellement ? En présence de ce vaste ensemble, si bien conçu pour la satisfaction de l’esprit et pour le plaisir des yeux, félicitons l’artiste qui a su triompher de tant d’obstacles accumulés devant lui, et rendons hommage à la volonté supérieure qui a si bien voulu tout ce qu’elle voulait.

Nous n’avons pas jusqu’ici parlé de la chapelle, qui va être pour nous, cependant, le centre d’attraction principal. Elle ne rappelle la chapelle de l’ancien château ni par la place qu’elle occupe, ni par la forme qu’elle affecte, ni par les monumens qu’elle contient. La chapelle primitive que montre Du Cerceau n’avait rien de remarquable dans sa physionomie[5]. Elle fut détruite et reconstruite par Louis-Henri de Bourbon vers 1720. Le XVIIIe siècle l’avait faite sans doute à son image. Après l’avoir édifiée, il l’anéantit. Située au ras de la cour et tout entière enveloppée par les hautes murailles du palais, elle faisait corps pour ainsi dire avec le château, à l’intérieur duquel elle se cachait[6]. La nouvelle chapelle, au contraire, est la partie la plus en vue du château, dont elle se détache complètement[7]. Elle est toute d’extérieur, d’élan, de vive expansion au dehors. On la voit comme en vedette à l’endroit le plus saillant du rempart, surplombant à de grandes hauteurs les eaux dormantes des fossés, dessinant ses formes élégantes sur un fond de plein air, et de sa flèche élancée montrant de loin le ciel. Son plan comprend deux parties distinctes : une pour les vivans, l’autre pour les morts. L’autel, pourvu d’un retable formant écran, sépare entre elles ces deux parties. La partie antérieure, prise sur le terre-plein de l’ancien bastion, comprend une nef rectangulaire qui sert au culte de chaque jour ; la partie postérieure, occupant la place de la tour qui défendait du côté de l’Orient les approches de la forteresse, dessine une circonférence de cercle et renferme le monument funèbre contenant les cœurs des Condés[8]. Piganiol de La Force dit bien que l’ancienne chapelle « étoit fort belle ; » mais il n’apprend pas pourquoi, et ne renseigne en rien sur la manière dont elle était ornée. Sur elle, comme sur les plus rares témoins de notre art national, la révolution passa comme un incendie. Écouen fut plus heureux que Chantilly. Le château ne fut pas détruit et les trésors qu’Anne de Montmorency avait renfermés dans sa chapelle furent également sauvés. Ces précieuses épaves, recueillies dans le musée des Petits-Augustins et restituées à la maison de Bourbon en 1816, étaient demeurées depuis lors comme ensevelies[9]. Les voilà maintenant rendues à leur destination. M. le duc d’Aumale les a mises en si belle lumière dans la chapelle de son nouveau château, qu’elles semblent placées là tout exprès pour servir d’argumens et de preuves à ceux que préoccupe l’histoire si compliquée de notre renaissance.

Les monumens qui, venant de la chapelle du château d’Écouen, font partie maintenant de la chapelle du château de Chantilly, sont : les vitraux, l’autel, les boiseries. L’étude de ces monumens va nous permettre d’envisager, sous ses formes multiples, l’art contemporain des Valois.


II

Les deux verrières encastrées dans les fenêtres latérales de la chapelle de Chantilly représentent : Anne de Montmorency et ses quatre fils, en compagnie de saint Jean l’Évangéliste ; Madeleine de Montmorency et ses quatre filles, assistées de sainte Agathe. Anne de Montmorency ayant eu de sa femme Madeleine de Savoie douze enfans, cinq fils et sept filles, ce sont les aînés des fils et des filles dont nous avons ici les portraits. Tous sont agenouillés et tournés vers l’autel, recueillis, les mains jointes, dans l’attitude de l’oraison, pareils à ces innombrables donateurs qui n’osaient paraître devant Dieu que sous la sauvegarde de leurs saints patrons. Par des baies largement ouvertes sur la campagne au fond de ces tableaux, l’œil suit les lignes fuyantes d’un paysage dont les ondulations se perdent au milieu d’horizons imaginaires dans le goût de l’époque. Deux anges, agenouillés au bas de chacune de ces verrières, tiennent des cartels de forme ovale, sur lesquels on lit la date de 1544. Anne de Montmorency paraît le premier sur le vitrail de gauche. Il a tenu une trop grande place à Chantilly pour que nous ne nous arrêtions pas devant lui. Né à Chantilly même, en 1493, il avait cinquante et un ans en 1544[10]. Il était, par droit de naissance, premier baron du royaume, seigneur de Montmorency, d’Écouen et de Chantilly, comte de Beaumont sur-Oise et de Dammartin ; il est devenu, par droit de conquête, maréchal, grand-maître et connétable de France, chevalier des ordres de Saint-Michel et de la Jarretière, gouverneur du Languedoc et premier gentilhomme de la chambre du roi. Depuis trente-deux ans déjà il a paru avec honneur et sans se ménager sur tous les champs de bataille où le sang de la France a coulé. À dix-neuf ans, il a vu Gaston de Foix triompher et mourir à Ravenne (1512), et, à vingt-deux ans, il a combattu à Marignan comme lieutenant de la compagnie d’ordonnance du seigneur de Boissy, son cousin (1515). Bayard a trouvé en lui un digne auxiliaire dans la défense de Mézières en 1521. Il a conduit lui-même les Suisses à l’attaque de la Bicoque, où il est tombé couvert de blessures au milieu des mourans (1522). À peine remis sur pieds, il a forcé le connétable de Bourbon, devenu rebelle, à lever le siège de Corbie (1523). En 1525, il a voulu avoir sa part de danger dans une guerre entreprise malgré son conseil, et il a été fait prisonnier à Pavie en compagnie de son roi, dont il a ensuite négocié la rançon. Il s’est posé comme une digue devant les envahissemens de Charles-Quint. Il a ruiné l’armée de l’empereur en Provence (1536), préservé la Picardie des Impériaux, gagné la bataille de Suze et menacé le Milanais en 1537. Le 10 février 1538, le titre de connétable lui a été donné. C’était la cinquième fois que l’épée de France était confiée à un Montmorency. Anne avait alors quarante-cinq ans. Il était à l’apogée de sa puissance et au point culminant de sa vie. On voyait en lui l’arbitre des destinées de la France. Tous les grands de la terre étaient à ses pieds ; tous lui envoyaient des présens, et, pour recevoir, il avait la main large. Une si haute fortune appelait la tempête. Les foudres d’une disgrâce royale tombèrent sur lui en 1541, et le tinrent éloigné de la cour jusqu’à la mort de François 1er  en 1547. Il redevint tout-puissant avec Henri II. Le roi de Fiance l’appelait son compère et suivait en tout ses conseils. En 1551, la baronnie de Montmorency fut érigée eu duché-pairie, laveur insigne réservée jusque-là aux seuls princes du sang. Chantilly prend alors une importance extraordinaire. Anne de Montmorency y entretient une vraie cour, avec d’innombrables officiers attachés aux différens services de sa maison ; ce qui ne l’empêche pas de guerroyer sans cesse et d’être jusqu’à la fin le plus rude soldat de la France. Il réduit la sédition de la Guyenne en 1568, s’empare du Boulonais en 1550 et des Trois-Évêchés (Toul, Metz et Verdun) en 4552. Puis viennent les mauvais jours. Malgré des prodiges de valeur, il est battu, blessé et fait prisonnier à la bataille de Saint-Quentin (1557). Égaré par sa haine contre les Guises, il attache son nom à la paix de Cateau-Cambrésis (1559), et voit périr le roi dans les fêtes données à l’occasion de cette paix malheureuse. Le coup de lance de Montgomery porta un coup funeste au connétable ; Écarté des affaires durant les sept mois du règne de François II, il reparaît en 1560 à la cour de Charles IX et n’est plus regardé que comme un fâcheux. Catherine de Médicis le poursuit de sa haine. Il est trop grand pour qu’elle ne doive pas compter avec lui, mais si elle le fait entrer dans le triumvirat, c’est pour le tenir paralysé entre Henri de Guise et le maréchal de Sainte André. En 1562, il gagne la bataille de Dreux contre le prince de Condé, et, l’année suivante, il chasse les Anglais du Havre. Le 10 novembre 1567, enfin, il défait les calvinistes dans la plaine de Saint-Denis, et il est blessé mortellement à la fin de la bataille. Comment ne pas rappeler cette mort, qui fait bien véritablement d’Anne de Montmorency un héros ? Au plus fort du combat, le corps qu’il commandait lui-même avait été mis en déroute. Se voyant abandonné des siens, il ne s’abandonna pas, rassembla toute sa vertu et résolut de terminer sa vie par une action d’éclat. Il avait reçu déjà six blessures et venait de rompre son épée dans le corps d’un gentilhomme calviniste, quand un Écossais, nommé Stuard, lui tira par derrière un coup de pistolet dans les reins[11]. Quoique mortellement atteint, il se tourna vers son agresseur et du pommeau de son épée lui fracassa la mâchoire. Presque aussitôt on lui apprit que l’armée du roi était maîtresse du champ de bataille. Se tournant alors vers M. de Sauzay : « Mon cousin, lui dit-il, je suis mort ; mais ma mort est fort heureuse de mourir ainsi : je n’eusse su mourir ni m’enterrer en un plus beau cimetière que celui-ci. Dites à mon roi et à la reine que j’ai trouvé l’heureuse et belle mort dans mes plaies, que tant de fois j’avais, pour ses pères et aïeul, recherchée… Portez-leur l’assurance de la fidélité que j’ai toujours portée à leur service. » Et, prenant le pommeau de son épée, qui figurait une croix, il le baisa à plusieurs reprises en recommandant son âme à Dieu. Il eût souhaité mourir sur le champ de bataille. Il vécut deux jours encore. On l’avait transporté à Paris, dans son hôtel de la rue Sainte-Avoie. Un cordelier survint, qui crut devoir l’exhorter à la mort. Il lui répondit brusquement : « Croyez-vous qu’un homme qui a su vivre près de quatre-vingts ans avec honneur ne sache pas mourir un quart d’heure ? » Il mourut le 12 novembre 1567, et on lui fit des funérailles triomphales[12].

C’est durant son exil, de 1541 à 1547, que se montre Anne de Montmorency sur le vitrail de Chantilly. Malheureusement, sa figure a été décapitée. Est-ce le temps, dans le hasard de ses ruines, qui est coupable en cette affaire ? Ne sont-ce pas plutôt les hommes, dont la barbarie a été sans bornes ? Toujours est-il que, sur les douze figures qui remplissent les deux verrières, onze sont intactes ; une seule, mais la plus importante de toutes, a été mutilée. La tête actuelle est donc d’un travail tout à fait moderne[13]. Pour cette restitution, les informations ne faisaient pas défaut. Anne de Montmorency aimait à voir son portrait sous toutes les formes. De vrais portraits de peintres, il y en a eu, cela n’est pas douteux ; mais nous n’en connaissons pas dont l’authenticité et la conservation soient suffisantes pour nous renseigner[14]. Un monument contemporain considérable était la statue équestre en bronze qui se trouvait devant l’entrée principale de l’ancien château ; mais il n’en reste rien[15]. La numismatique, qui échappe plus facilement à la ruine, fournit, par compensation, une belle médaille. Elle montre le connétable de profil à gauche, dans la force de l’âge, peu de temps peut-être avant sa disgrâce. On retrouve, dans cette tête fortement accentuée, l’intrépidité, la rudesse de tempérament du soldat endurci, la hauteur de caractère, l’austérité de physionomie de cet homme de guerre, qui était aussi un homme de cœur et que l’on comparait à Caton : « Homme intrépide à la cour comme dans les armées, — a très bien dit Voltaire, — plein de grandes vertus et de défauts, esprit austère, difficile, opiniâtre, mais honnête homme et pensant avec grandeur. » Une pareille médaille était précieuse pour l’artiste chargé de la réparation du vitrail[16]. Le musée du Louvre lui gardait d’autres documens plus voisins de la peinture, capable par conséquent de l’intéresser davantage encore. Tel est le médaillon en cire coloriée de la collection Sauvageot, petite image bien vivante et sur l’authenticité de laquelle on ne peut se méprendre. Tel est surtout le grand portrait peint en émail par Léonard Limousin, une des pièces les plus importantes de la grande émaillerie française au XVIe siècle. Ce portrait fut exécuté en 1556. Anne de Montmorency est donc là de douze ans plus âgé que sur le vitrail. Il se montre de trois quarts à gauche, presque de face. Ses yeux sont bleus ; ils veulent marquer de la bienveillance et le regard reste froid. La bouche essaie de sourire et conserve en dépit d’elle-même sa fermeté d’accentuation. Les cheveux et la barbe sont presque blancs. La tête est coiffée d’une toque noire, ornée d’une médaille et agrémentée de points brodés en or. Le pourpoint et le manteau sont également noirs ; l’un est fermé par des boutons dorés et garni sur la poitrine d’arabesques en broderie d’or, l’autre est bordé d’hermine et pourvu d’un large collet également en hermine[17]. Il semble que le connétable fasse effort sur son caractère pour se radoucir en présence de son émailleur de prédilection ; mais son visage garde malgré tout quelque chose de dur. Il y avait pourtant dans ce personnage deux aspects différens : à côté de l’homme de guerre, implacable et fougueux, on trouvait l’homme passionné pour les arts, et c’est ce dernier que Léonard Limousin s’est efforcé de nous rendre. C’est celui-là aussi qu’il faut chercher dans le vitrail de Chantilly. Durant les sept années de son exil, le connétable, en effet, se donna tout entier aux beaux-arts, ils furent son refuge et sa consolation. Le sentiment du beau, inné en lui, s’était développé au contact des innombrables chefs-d’œuvre auxquels il avait chauffé sa jeunesse en Italie, et ce sentiment, loin de s’affaiblir avec l’âge, devint de jour en jour plus ferme et plus éclairé. Aussi, le temps de sa disgrâce est-il le plus fécond de sa vie, en ce sens qu’il est rempli par les seuls travaux qui lui aient survécu. Les monumens qui nous retiennent dans la chapelle de Chantilly sont de cette époque. Ecouen achevé, Chantilly transformé, la capitainerie (le petit château ou châtelet) bâtie, appartiennent au même temps. C’est alors qu’il réunit à Chantilly ses plus précieux trésors : marbres antiques, émaux, faïences, livres rares, tapis venus de l’Orient, armes de toutes provenances (l’armure complète de Jeanne d’Arc, entre autres). Quelle perte pour notre patriotisme que la destruction d’une telle relique ! .. Le vitrail nous montre Anne de Montmorency, de trois quarts à droite, agenouillé sur un coussin de velours cramoisi. Le connétable a revêtu son armure, par-dessus laquelle il a passé le manteau d’armes en brocart d’or brodé des alertons bleus des Montmorency. Sa tête et ses mains sont nues ; il a déposé à terre son casque et ses gantelets. Malheureusement, le verrier n’a rendu que d’une manière incomplète les intentions du peintre chargé de restituer la tête si nettement caractérisée dans l’émail de Léonard Limousin. Cette mâle figure nous apparaît ici avec quelque chose de mou et d’effacé qui nous déconcerte. Le connétable devait commander à ses fils dans la prière comme il leur commandait sur le champ de bataille. On sait que ses élévations à Dieu n’attendrissaient guère son cœur. Brantôme nous apprend qu’il ne manquait jamais de dire ses prières, même à la tête de ses troupes, et qu’on ne le craignait jamais plus que lorsqu’on le voyait en oraison. Si le prévôt venait en ce moment lui rendre compte de quelque délit, il ne s’interrompait que pour prescrire des peines sévères, reprenant ensuite son Pater et son Credo avec le plus grand calme ; ce qui faisait dire à ses soldats : « Dieu nous garde des patenôtres de monsieur le connétable ! » Il fait bon d’être ici en présence de cet homme de guerre, qui fut aussi un homme de goût.

Les quatre fils du connétable sont dans la même posture que leur père ; mais, au lieu de têtes d’emprunt, ils ont la ferme accentuation des bons portraits de l’époque. Le premier est François de Montmorency, qui fut pair, grand-maître, maréchal de France, chevalier de Saint-Michel et de la Jarretière, gouverneur et lieutenant-général de Paris et de l’Ile-de-France, comte de Dammartin, baron de Châteaubriant, châtelain de l’Isle-Adam. Il était né en 1531, et n’a, par conséquent, que treize ans sur le vitrail. Sa tête, de trois quarts à droite, est finement dessinée. Son costume se compose d’un pourpoint marron, par-dessus lequel est un manteau de velours bleu, rehaussé de broderies d’or. C’est presque encore un enfant. L’histoire ne parle de lui pour la première fois que sept ans plus tard, en 1551, lors du siège de Lanz. Deux ans après, il prend une part brillante à la défense de Metz et de Térouanne (1553). On le retrouve, aux côtés de son père, à la bataille de Dreux en 1562, ainsi qu’à la bataille de Saint-Denis en 1567. Devenu duc de Montmorency par la mort du connétable, il paraît comme ambassadeur à la cour de la reine Elisabeth en 1572, est en butte à la haine de Catherine de Médicis et emprisonné à la Bastille en 1574. Il meurt au château d’Écouen le 6 mai 1576, âgé de quarante-huit ans, neuf mois et dix-sept jours, sans postérité de Diane, légitimée de France, fille naturelle du roi Henri II et veuve d’Horace Farnèse. — Henri de Montmorency, le second des fils du connétable, est à la droite de son frère aîné. Il se montre presque de face, agenouillé dans un coussin de velours bleu, vêtu d’une robe violette, ouverte en carré sur la poitrine et garnie de manches en brocart d’or, tailladées et pourvues de crevés blancs. Né le 15 juin 1534, il a dix ans sur ce portrait, et il vivra jusqu’à quatre-vingts ans. Il aura dix-neuf ans au siège de Metz en 1553, et c’est en 1557 seulement, l’année même où il sera fait prisonnier avec son père à la malheureuse bataille de Saint-Quentin, que le roi l’honorera du collier de son ordre. Il prendra une part brillante à la bataille de Dreux en 1562, recevra le bâton de maréchal en 1566, et sera, comme son frère François, près de son père à la bataille de Saint-Denis en 1567. Devenu duc de Montmorency en 1576, il sera, comme tous les siens, poursuivi par la haine de Catherine de Médicis. En butte à de perpétuelles disgrâces sous les règnes de Charles IX et de Henri III, il ne retrouvera le calme que sous Henri IV, qui le fera connétable de France et chevalier du Saint-Esprit en 1595. C’est de lui et de Louise de Budos, sa seconde femme, que naîtra, le 30 avril 1595, Henri II de Montmorency qui sera le dernier de sa race[18]. — Derrière Henri de Montmorency est Charles, qui fut amiral de France et qui brisa l’écu de Montmorency d’un lambel d’argent de trois pièces. Le roi Louis XIII le fit duc de Damville et pair du royaume en 1610. Il mourut en 1612, sans postérité de Renée de Cossé. C’est ici un très jeune enfant de sept à huit ans environ. On ne voit que sa tête et le haut de son corps vêtu d’une robe violette. — Gabriel de Montmorency, agenouillé à la droite de son frère Charles, est né depuis trois ans seulement en 15M. Il est donc encore ici dans son premier âge. La petite tête, d’un rendu très naïf, est embéguinée d’un bonnet de linge blanc, surmonté d’un autre bonnet violet. Le devantier de la robe est blanc ; les manches, à crevés blancs, sont violettes. Tout devait être hâtif en cet enfant. À quinze ans, il fut fait prisonnier avec son père à la bataille de Saint-Quentin, et il fut tué à vingt ans à la bataille de Dreux. Le roi Henri II, comme en prévision de cette mort prématurée, lui avait donné le collier de son ordre en 1560, avant qu’il eût atteint sa dix-huitième année[19].

La figure de saint Jean l’Évangéliste, peinte en grisaille, surgit comme une apparition derrière le groupe des Montmorency. En plaçant le saint à l’arrière-plan et en le montrant comme un géant par rapport aux personnages agenouillés devant lui, le peintre a voulu marquer de combien celui qui a conquis l’immortalité est au-dessus des hommes soumis encore à la douleur et à la mort. Saint Jean n’a rien ici du voyant de Patmos. C’est l’apôtre bien-aimé. Vu presque de face, il incline sa jeune tête vers ses protégés et déverse sur eux la grâce qu’il porte en lui. De la main droite étendue, il semble vouloir les attirer à lui, tandis qu’il tient de la main gauche un calice surmonté d’un dragon. Le personnage est donc très nettement désigné par une de ses caractéristiques[20].

Sainte Agathe est peinte également en grisaille sur le vitrail opposé, le visage de profil à gauche et le corps presque de face, dans le même esprit d’apparition que saint Jean. Elle a la même grandeur surnaturelle et le même rôle de protection vis-à-vis de la femme et des filles d’Anne de Montmorency. De la main gauche abaissée, elle les présente à Dieu, tandis qu’elle tient de la main droite les tenailles et le sein mutilé qui rappellent son supplice et qui sont ses caractéristiques dans la représentation figurée des martyrs.

Au-dessous de la sainte est agenouillée en première ligne Madeleine de Montmorency, fille de René, légitimé de Savoie, comte de Villars[21], et d’Anne de Lascaris, comtesse de Tende. Louise de Savoie, comtesse d’Angoulême, et François Ier son fils l’avaient mariée à Anne de Montmorency par contrat du 10 janvier 1526, et lui avaient donné, comme cadeau de noces, la baronnie de Montbaron, qui faisait partie du comté d’Angoulême, et les baronnies de Fère-en-Tardenois, de Gandelus, et de Saint-Hillier. Elle était née en 1510, et n’avait que seize ans quand elle entra dans la maison de Montmorency. Le portrait que nous avons d’elle en 1544 la montre, dix-huit ans après son mariage, à l’âge de trente-quatre ans. Elle a déjà huit enfans, dont l’aînée ne peut avoir plus de dix-sept ans, et dont le plus jeune est encore au berceau. Elle est agenouillée de trois quarts à gauche. Ses traits, sans être beaux, ont de la délicatesse et de la distinction. Sa robe de dessous en damas blanc, qui ne paraît qu’aux poignets et à la traîne, est entièrement couverte par une robe de dessus violette, à larges manches, doublée de brocart d’or. Une torsade bleue nouée à la taille descend sur le devant de la jupe. Les cheveux, arrangés en bandeaux, sont enserrés sur le sommet de la tête par une coiffe blanche brodée d’or. Cette figure a, dans tout son ensemble, une grande tournure[22]. — Derrière Madeleine de Montmorency se trouve Éléonore, la première de ses filles et l’aînée de tous ses enfans. Mariée, le 15 février 1545, à François de La Tour, vicomte de Turenne, elle doit avoir dix-sept ans déjà sur ce portrait. Elle est vue presque de face, et son costume ne diffère pas sensiblement de celui de sa mère. — À côté d’Éléonore de Montmorency est Jeanne, qui fut dame d’honneur de la reine Elisabeth, et qui épousa en 1549 Louis de la Trémoille, duc de Thouars. Elle mourut le 3 octobre 1596, et doit avoir ici de quinze à seize ans. Son visage, vu de profil, est d’une remarquable finesse. Au-dessus de la coiffe blanche qui couvre en partie les cheveux, est une cornette rouge qui descend par derrière jusque sur les épaules. Une robe de brocart d’or recouvre la robe de dessous, qui est rouge, et dont les manches sont agrémentées de crevés blancs. Éléonore et Jeanne sont les aînées de François, qui est l’aîné des fils. — Vient ensuite Catherine, qui fut mariée en 1553 à Gilbert de Lévy, duc de Ventadour. Elle a douze ans sur ce vitrail. Elle est de profil, comme sa sœur Jeanne. Sa coiffure et son vêtement sont aussi les mêmes. — Marie, enfin, qui, par son mariage avec Henri de Foix, devint comtesse de Candale avant 1567, est la dernière des filles du connétable qui fussent nées avant 1544. Elle a neuf ans dans ce portrait. Par sa pose comme par son costume, elle est en tout semblable à sa sœur Catherine et à sa sœur Jeanne[23].

Toutes ces figures, réunies dans un même sentiment de respect, sont comme des pages parlantes de notre histoire. Elles ont, au point de vue de l’art, un intérêt beaucoup plus considérable encore.

Certains peuples, à un moment donné de leur développement, ont eu pour vocation de présenter des idées générales sous des formes tellement voisines de la perfection, que la beauté de ces formes a suffi pour éclairer d’une même lumière toute une partie du monde civilisé. Les œuvres qu’ils ont produites alors ont été en telle abondance, qu’elles ont débordé du sol qui les avait vues naître pour se répandre partout et à profusion. Devant elles, les frontières se sont abaissées, les nationalités ont disparu, toutes les langues particulières se sont confondues dans une langue universelle qui a été pour un temps la langue de l’humanité. Tels ont été, il y a plus de deux mille ans, les arts de la Grèce, dont le monde classique, sans distinction de races, a vécu durant près de dix siècles, et qui ont envahi même le monde barbare, où ils ont laissé des traces ineffaçables. Aucun peuple chrétien, il est vrai, n’a eu pareille fortune, en ce sens qu’aucun n’a pu s’imposer aux autres dans toutes les directions de l’art et du goût. Les dominations qui devaient se rencontrer désormais n’allaient plus être que des dominations partielles. C’est ainsi que, pendant trois siècles (du XIIe au XVe), la France, incarnée dans son architecture gothique, commande à l’Occident par l’abondance et l’éclat de ses œuvres, et que, durant trois siècles aussi (du commencement du XIVe à la fin du XVIe), l’Italie, personnifiée dans ses légions de peintres, prend possession de quelques-uns des peuples qui l’avaient d’abord conquise. Or, il est arrivé que ces grands courans, si féconds à leur source, au lieu d’apporter la richesse à quelques-unes des terres sur lesquelles ils ont passé, ont tari en elles, ou tout au moins suspendu la sève des floraisons locales. Les verrières de Chantilly fournissent la démonstration de cette vérité. Cette démonstration se fera d’elle-même quand nous aurons rappelé les conditions où se trouvaient nos peintres au cours du XVIe siècle.

Y avait-il eu, antérieurement au XVIe siècle, une école française de peinture, c’est-à-dire une suite de peintres ayant une physionomie qu’on ne puisse confondre avec aucune autre ? De bons esprits prétendent que oui, nous inclinons à croire que non. Nous voyons bien, au XIVe et au XVe siècles, des miniaturistes de premier ordre, des verriers admirables, des tapissiers, des brodeurs, des émailleurs également dignes d’éloges ; mais nous cherchons en vain des peintres éminens, des peintres au sens propre du mot, pour commander à ces vaillantes phalanges. On parle du musée de Bicêtre, où le duc de Berri, frère du roi Charles V, aurait réuni les plus rares chefs-d’œuvre de la peinture française au commencement du XVe siècle. L’incendie allumé par les Bourguignons en 1411 laisse, sur ce terrain, le champ libre à toutes les hypothèses. Ce musée, cependant, ne devait pas être unique. S’il contenait des tableaux remarquables, d’autres tableaux non moins admirables étaient ailleurs aussi. Comment n’en serait-il pas resté quelque chose, alors que tant de témoignages subsistent en faveur de tous les arts collatéraux ? On prend prétexte trop facilement de la fragilité de la peinture. Le vélin, le verre, l’émail, les tissus délicats, sont-ils donc plus résistans que les panneaux des peintres ? N’ont-ils pas été soumis aux mêmes vicissitudes ? Cependant, ils sont parvenus jusqu’à nous. Pourquoi, d’ailleurs, les bonnes peintures auraient-elles été plus susceptibles que les médiocres, et comment se fait-il que ce soient ces dernières seules qui aient survécu ? N’est-il pas plus naturel de penser que si l’on ne trouve pas en France, durant les XIVe et XVe siècle, une série de vrais peintres ayant produit des œuvres magistrales et d’un caractère vraiment personnel, c’est que de tels peintres n’ont pas existé ?

De ce que la peinture française n’avait pas pris son essor à la fin du XVe siècle, s’ensuit-il qu’elle n’était pas alors en train de se chercher, peut-être même sur le point de se trouver ? Nullement. Nous pensons, au contraire, que chez nous aussi, vers cette époque, le rameau d’or aurait fleuri, si des circonstances fatales ne l’avaient desséché jusque dans ses racines. Notre génie pittoresque nous poussait en ce moment vers les Flandres. C’est sur cette peinture empreinte de sincérité que nous allions greffer la nôtre. En cédant à cette inclination naturelle, nos maîtres imaginiers et nos consciencieux portraitistes pouvaient devenir de vrais peintres, parlant une langue à eux, vraiment française. Ce fut alors que l’Italie, envahie par nous, se vengea en faisant main basse sur notre peinture nationale, et que la France consentit, pour ses propres peintres, à un asservissement qui devait durer tout un siècle. Léonard de Vinci, qui s’était attaché à la fortune de François Ier, était trop âgé pour fonder chez nous une école. Il ne vint guère en France que pour mourir. Dix ans plus tard, notre jeune roi, remis des désastres de Pavie, chercha dans les arts un adoucissement aux rigueurs de la guerre et tourna de nouveau les yeux vers la Péninsule. Florence lui envoya le Rosso. Ce fut un triste cadeau qu’elle nous fit. Nul, en effet, n’était moins propre à former le goût de nos peintres, ou plutôt nul n’était mieux choisi pour le pervertir. Fanatique de Michel-Ange, dont il cherchait les grandes attitudes et dont il ne trouvait que les défauts, dédaignant la nature et n’ayant souci que des conventions académiques, le Rosso n’eut que du dédain pour notre peinture nationale en train de naître et travailla, durant neuf années, à tarir en elle les sources de la vie. Quand il mourut, comblé des faveurs royales, sa tâche était accomplie ; l’inspiration qui se cachait sous les tâtonnemens de nos peintres était étouffée. Le roi pouvait chanter victoire : il avait des peintres français qui singeaient à s’y méprendre les tristes modèles qu’il leur avait donnés. Le Primatice, qui vint ensuite s’installer, il faudrait dire régner à Fontainebleau, était un esprit plus modéré que le Rosso. Avec plus d’élégance et moins de pédanterie, il personnifiait cependant les mêmes banalités d’école. Contrefacteur de Jules Romain, avec lequel il avait travaillé à Mantoue, il faisait, de bien loin il est vrai, songer encore à Raphaël, mais il avait l’affectation plutôt que le sentiment de sa grâce, et, loin de ramener nos peintres à la simplicité, il continua de les en éloigner. Son omnipotence, qui dura près de trente ans (de 1541 à 1570), acheva de les perdre[24]. La France, en voulant mettre d’emblée sa peinture au niveau de la peinture italienne, avait manqué à la fois de jugement et de goût. Dans les premières années du XVIe siècle, nous pouvions encore chercher en Italie des maîtres ; plus tard nous ne le devions plus, car, passé 1520, la peinture italienne n’était plus qu’un art caduc et irrémédiablement condamné. Voilà ce que François Ier ne comprit pas. L’arbre dont il détourna la sève n’eut point de fleurs et ne porta point de fruits. L’Italie, qui avait eu besoin de deux siècles pour le développement complet de sa peinture, voulut imposer à la nôtre une maturité spontanée ; elle ne parvint qu’à l’associer à ses défaillances. Nos peintres passèrent sans transition de l’extrême naïveté à l’extrême raffinement. Frappés presque soudainement d’une sénilité précoce, leurs œuvres n’eurent ni les grâces exquises de l’adolescence, ni les beautés robustes de l’âge mûr. Si le génie national avait disparu de la grande peinture française au cours du XVIe siècle, il ne s’était pas laissé, cependant, conquérir tout entier par les extravagances pittoresques des Italiens accrédités auprès des Valois. L’esprit français, tout en se laissant égarer dans le domaine de l’idéal, s’était retrouvé lui-même dans les saines régions de la nature, et s’était mis, sur ce terrain, à la suite des Flamands, dont les ancêtres avaient pris domicile en France dès la fin du XVe siècle. Ces Flamands, naturalisés Français, se consacraient surtout à l’étude concrète de l’homme, à la stricte observation du modèle vivant. Ils s’étaient réfugiés dans la peinture de portraits comme dans une forteresse, sur laquelle ils avaient planté le drapeau de la France. À leur naïveté, à leur précision et à leur bonhomie natives, ils avaient ajouté une élégance et une délicatesse de goût qui nous appartenaient en propre. Il y avait donc là deux courans, non pas opposés, mais parallèles : l’un, venant du midi, violent et impétueux, menaçant de tout emporter dans son cours ; l’autre, venant du nord, bienfaisant, modéré, se mêlant avec prudence aux eaux vives de notre vieille France, comme pour ajouter quelque chose de pénétrant à leur saveur native. L’engouement public flottait, sans parti-pris, de l’un à l’autre. Les deux manières de voir, loin de se combattre, s’accommodaient entre elles : le même peintre s’y ralliait tour à tour, selon qu’il avait à représenter une figure idéale ou un simple portrait ; si bien que, dans un même tableau, telle partie aurait pu être signée des noms de Primatice ou de Niccolò dell’ Abbate, et telle autre de Corneille de Lyon ou de l’un des Clouet. C’est ainsi que la réalité vraie du portrait d’origine flamande ou allemande faisait volontiers ménage commun avec les figures de convention d’origine italienne. Le roi, la reine, les princes, les seigneurs, sans rien céder de leur goût pour l’école de Fontainebleau, se rapprochaient, à l’occasion, des peintres qui s’étaient inspirés des maîtres de Bruges et de Gand. Tous voulaient avoir leurs portraits, et les artistes qui donnaient sur ce point satisfaction à la passion du jour étaient sûrs d’arriver à la fortune. Brantôme raconte avec détails la visite de Catherine de Médicis à Corneille de Lyon, chez lequel elle trouva les portraits des principaux personnages du royaume. Les Clouet, surtout, jouissaient d’un grand crédit à la cour. Ils ne pouvaient suffire à leur clientèle. François Clouet fut comblé des faveurs royales. Les Dumoustier, de leur côté, obtinrent avec leurs crayons une vogue qui se prolongea bien au-delà du XVIe siècle. Tout cela ne nous constituait pas une véritable originalité, mais nous permettait de nous reprendre dans une certaine mesure et de nous retrouver avec quelque chose au moins de français. Une fois démontré l’effacement de notre peinture nationale et le double servage qu’elle eut à subir sous les Valois, la valeur pittoresque des verrières consacrées aux Montmorency nous apparaît avec clarté. Que voyons-nous dans ces tableaux ? Deux écoles en présence : d’une part, l’affectation du grand style et le parti-pris de se passer de la nature ; d’autre part, la volonté de ne s’en rapporter qu’à elle et de suivre en tout ses indications. Saint Jean l’Évangéliste et Sainte Agathe appartiennent à la première de ces écoles ; Anne et Madeleine de Montmorency, Ainsi que leurs enfans, relèvent de la seconde. Les deux figures de saints gardent, dans leur tournure, une élégance et une grandeur qui évoquent les plus beaux souvenirs : elles sont de race, et cependant elles ont quelque chose de déclamatoire ; elles disent une fois de plus ce qui a été dit des milliers de fois déjà ; elles semblent sortir du magasin des accessoires, dans lequel on les tient en disponibilité depuis un quart de siècle. Rien ne leur appartient en propre. Ce. qu’il y a d’harmonieux en elles n’est que l’écho des harmonies lointaines. L’école de Fontainebleau a sur elles de pleins droits, et elles nous font remonter en imagination jusqu’à l’école romaine ; Primatice ou Niccolò dell’ Abbate a pu les peindre, et l’on ne peut se défendre, en les regardant, de songer encore à Raphaël. Les portraits agenouillés des Montmorency, au contraire, évoquent le souvenir des Van Eyck, de Memling et de Holbein. Les Flamands naturalisés Français qui les ont peints sont les héritiers directs et les continuateurs de ces maîtres. Comme eux, ils poursuivent le vrai, la naïveté, la précision jusque dans les détails, mais avec un style et une clarté qui les font reconnaître comme Français. On pourrait très bien faire honneur de ces honnêtes portraits à l’un des Clouet ou à Corneille de Lyon. Tout prête à l’hypothèse dans ces peintures. Comme on y sent deux systèmes divergens, on est tenté d’y chercher deux mains différentes. On répugne à croire que le même crayon ait pu dessiner les deux figures de saints et les dix portraits qui les accompagnent ; que le même artiste ait pu changer aussi complètement de manière de voir, entrer tour à tour et presque instantanément dans l’esprit d’un maître italien et dans celui d’un maître flamand. Hélas ! nos peintres consentirent alors à un tel abandon d’eux-mêmes, qu’aucune contradiction ne leur dut coûter. Leur abnégation permet de tout admettre.

Rien, d’ailleurs, n’est plus obscur que la vie de nos peintres sous les Valois, plus problématique que leurs œuvres. Que sait-on de Jean Cousin, le plus renommé des peintres français de ce temps ? Pas même les dates de sa naissance et de sa mort. Parmi ses tableaux, un seul est authentique, le Jugement dernier du musée du Louvre ; deux autres sont probables, l’Eva Pandora, de Sens, et la Descente de croix, de Mayence ; et, des nombreuses verrières qu’on lui attribue, une seule est indéniable, la verrière de la cathédrale de Sens. Il en est de même des Clouet. C’est à peine si l’on connaît avec certitude quelques portraits de François Clouet, le plus grand des Clouet. Corneille de Lyon n’a peut-être pas à son actif une seule peinture authentique, et l’on n’est pas parvenu davantage à percer l’obscurité qui entoure les œuvres des premiers Dumoustier. De toute cette époque d’apparence si remplie que nous reste-t-il d’œuvres vraiment françaises ? Si peu de chose que, en y comprenant même les époques antérieures, tout ce qu’on a pu recueillir de la peinture française des XIVe, XVe et XVIe siècles n’est pas à l’étroit dans une des plus petites salles du musée du Louvre. Et encore, sur la plupart des œuvres qui s’y trouvent, est-il impossible de mettre avec certitude aucun nom ? .. Les verrières de Chantilly nous trouvent tout aussi dépourvu d’informations devant elles. Quel en est l’auteur ? On l’ignore. Sont-elles d’une seule et même main ? Cela paraît invraisemblable et cela est certain cependant. On peut à peine indiquer les artistes qu’il conviendrait de nommer de préférence. Cousin, Primatice, ainsi que les peintres verriers de Beauvais, Leprince, les Angrand, les Le Pot, etc., ont été mis en avant, sans que le moindre titre puisse établir le droit de chacun d’eux. Ces peintures n’en ont pas moins un intérêt considérable. Elles permettent d’embrasser d’un coup d’œil des points de vue divergens, et sont comme le résumé des influences étrangères sous lesquelles le génie de la peinture française s’est presque complètement éclipsé durant plus d’un siècle[25].


III

Nous venons de voir que tout ce qu’on a pu réunir de tableaux français du XVIe siècle est insuffisant pour garnir un simple cabinet au Musée du Louvre. Ajoutons bien vite, comme compensation pour notre amour-propre national, que la sculpture française du même temps déborde des vastes salles qui lui sont affectées dans le même musée. Quant à notre architecture, nous avons dit en commençant quel fut son essor sous les Valois, et, sans sortir de la cour du Louvre, les bâtimens construits par Pierre Lescot suffisent pour la juger. Cette faiblesse dans les productions de nos peintres, d’une part, et, d’une autre part, cette perfection et cette abondance dans les œuvres de nos architectes et de nos sculpteurs résultent des conditions d’inégalité dans lesquelles nos artistes se trouvèrent en présence du grand mouvement de renaissance qui entraîna la France au XVIe siècle. Si la peinture française, qui se cherchait encore et n’avait pas trouvé sa voie, ne put opposer de résistance sérieuse aux envahissemens des peintres étrangers, il en fut autrement de l’architecture et de la sculpture. Elles avaient fait leurs preuves depuis longtemps, s’étaient affirmées à l’état d’école par des manifestations éclatantes, et se présentaient suffisamment armées pour accepter de l’Italie les conditions de la renaissance sans rien abdiquer de leur propre génie. La France avait eu, depuis trois cents ans déjà, une architecture dont la force d’expansion avait été irrésistible. Du XIIe au XVe siècle, l’architecture gothique est éminemment française, produit une suite ininterrompue de chefs-d’œuvre, jette des racines profondes sur toute l’étendue de notre territoire, et couvre une partie de l’Occident de ses puissantes productions. Elle est partout envahissante et partout acclamée. Toutes les cathédrales gothiques, en Allemagne, en Flandre, en Angleterre, en Espagne, en Italie même, proclament la suprématie du goût français, et notre sculpture, qui fait corps avec notre architecture, se place à la même hauteur : les portails de Chartres, de Paris et de Reims suffisent à le prouver. Dans ces conditions, nos sculpteurs, comme nos architectes, pouvaient attendre de pied ferme les temps nouveaux qui s’avançaient, revenir à l’antiquité tout en restant eux-mêmes, se rattacher d’une main vraiment française à cette chaîne des temps que l’Italie venait de renouer avec tant de force, et trouver jusque dans l’imitation les élémens d’une originalité nouvelle. Les verrières de la chapelle de Chantilly, malgré leur intérêt pittoresque, ou plutôt à cause même de cet intérêt, viennent de démontrer l’insuffisance de nos peintres au temps des Valois. L’autel d’Écouen, placé au milieu de cette même chapelle, va témoigner maintenant en faveur de nos architectes et de nos sculpteurs.

L’autel, en pierre de liais, a la forme ordinaire d’un parallélipipède rectangle. Six pilastres, cannelés et accouplés deux à deux, forment, sur la face principale, deux grandes divisions contenant deux encadremens surmontés de cartouches. Dans le cartouche de gauche est l’écu des Montmorency (d’or à la croix de gueules acompagnée de seize alérions d’azur), encadré du cordon de l’ordre de Saint-Michel ; enlacées de la cordelière de Saint-François, dans le cartouche de droite sont les armes de Savoie (écartelé au 1 et 4 de Savoye ; au 2 et 3 contr’ écartelé ; au 1 et 4 de gueules, à l’aigle éployé d’or, au 2 et 3 de gueules au chef d’or, de Lascaris). Ces deux armoiries sont couronnées du tortil de baron. Deux autres encadremens semblables, également accompagnés de pilastres et décorés d’attributs, sont réservés sur les parties latérales. Les quatre évangélistes, assis sur des nuées, sont sculptés en bas-reliefs dans ces encadremens : Saint Jean et Saint Luc sur le devant de l’autel, Saint Mathieu sur le côté gauche et Saint Marc sur le côté droit. La Religion portant une croix, la Foi tenant un cœur enflammé, la Justice s’appuyant sur la table des lois, se tiennent debout dans les entre-pilastres de la face principale. Un soubassement, placé en retraite de chaque côté, contient, en outre, quatre figures héraldiques, tenant de la main droite l’épée de France et de la gauche le bâton de grand-maître. Ce soubassement, qui forme comme un prolongement de l’autel, permet au retable de prendre une importance tout à fait monumentale. Le retable, en effet, s’élève sur toute la longueur de l’autel, doublée de la longueur des soubassemens. Il se compose d’une muraille de fond, en avant de laquelle quatre colonnes de marbre noir, à socles et à chapiteaux de pierre blanche, sont disposées deux à deux de chaque côté. Ces colonnes posent sur une base en saillie richement ornée, et soutiennent un entablement au centre duquel Dieu le Père porte le globe du monde. Des têtes de chérubins, alternant avec des rosaces, remplissent les métopes de la frise. L’espace central réservé au-dessous de l’entablement est occupé tout entier par un grand bas-relief de marbre, qu’entoure un encadrement de pierre finement ciselé. Ce bas-relief, qui surmonte l’autel dans toute sa longueur, représente le Sacrifice d’Abraham. Le patriarche, debout au centre du tableau, va immoler son fils unique agenouillé devant lui, quand l’ange, descendant du ciel, arrête le bras prêt a frapper. Deux statues, dérobées ou brisées à l’époque révolutionnaire, se trouvaient dans des niches ménagées entre les colonnes… Il y a un si parfait accord entre l’architecture et la sculpture de cet autel, qu’on n’a voulu voir en tout cela qu’une seule conception et que le travail d’une seule main. Cependant il y a la part de l’architecte et il y a celle du sculpteur, toutes deux distinctes l’une de l’autre, quoique parfaitement liées entre elles. Jean Bullant a construit cet autel, Jean Goujon en a sculpté les bas-reliefs. Jean Bullant ayant bâti le château d’Écouen, il est tout naturel de lui attribuer aussi l’autel qui en fut un des principaux ornemens. L’examen comparatif de cet autel et de ce château change en conviction cette présomption. On a d’ailleurs un moyen d’information plus proche et plus sûr encore peut-être. Maintenant que le hasard des temps a transporté à Chantilly ce précieux édicule, il suffit de sortir un instant de la chapelle et de regarder, tout à côté, le châtelet, également bâti par Bullant. La ressemblance que présente la délicate architecture de ces monumens est convaincante. C’est, de part et d’autre, le même style et le même caractère, la même mesure dans les proportions, le même choix judicieux des détails, les mêmes moulures délicatement rendues, le même calme dans les surfaces, la même fermeté dans les lignes et la même prédilection pour les droites… On ne connaît Bullant que par quelques-uns de ses ouvrages, et l’on ne sait presque rien de sa vie. Des lettres patentes, délivrées par Henri II, à Saint-Germain, le 25 octobre 1561, lui donnent le titre de a contrôleur des bâtimens du roy, » en remplacement de Pierre des Hostels. Nommé, le 7 janvier 1571, « architecte de la dame royne, mère du roy, au bastiment de son palais des Thuileries, » il devient le collaborateur de Philibert Delorme. Il élève, en 1572, sur l’emplacement des Filles pénitentes de la rue du Four, l’Hôtel de la Reine, le plus grand des palais parisiens après le Louvre[26], et meurt à Écouen le 10 octobre 1578… À quelle époque devint-il l’architecte d’Anne de Montmorency ? On dit communément qu’Écouen fut construit durant la disgrâce du connétable, de 1541 à 1547. Ce qu’il faut croire, c’est que les travaux furent alors poussés avec une grande activité ; mais ils avaient été commencés assez longtemps auparavant, car on trouve la date de 1542, et même celle de 1541, sur divers objets d’ornementation, tels que vitraux et carreaux de dallage. Cette vaste entreprise doit donc dater au moins de 1535. Et, comme il est invraisemblable qu’un Montmorency ait confié un pareil travail à un artiste qui n’aurait pas fait ses preuves déjà, il faut admettre que cet artiste avait alors de vingt-cinq à trente ans d’âge au moins, ce qui le ferait naître dans les dix premières années du siècle. On sait aussi que Jean Bullant avait séjourné en Italie avant de se signaler en France. Voilà donc le prototype de ces consciencieux architectes français, qui vinrent puiser aux sources vives de l’antiquité la force de renaître et de vivre. Rompu dès l’enfance à la discipline d’un art qui, ayant accompli son évolution, n’avait presque plus rien à dire, il se fit humble devant les maîtres étrangers pour devenir lui-même, dans des conditions nouvelles, un maître français. C’est surtout parmi les grands architectes de l’Italie septentrionale qu’il semble avoir choisi ses modèles, et, s’il y avait à désigner son maître, c’est Bramante ; de préférence à tous, que je serais tenté de nommer. Quand on veut se donner le ravissement d’une sensation pure en présence du plus beau palais italien contemporain de Sixte IV, il faut voir à Rome le palais de la Cancelleria[27] ; et quand on veut jouir d’une des œuvres les plus séduisantes de l’architecture française au temps des Valois, il faut regarder l’autel qui, de la chapelle d’Écouen, a été transporté dans la chapelle de Chantilly. Ballant est là dans un moment d’exquise inspiration, et, sans cesser d’être lui-même, il fait songer à Bramante. Il en rappelle l’harmonie, la grâce et la calme beauté. Oui, il s’est surpassé dans cet édicule, et rien de plus complet ne peut être cité parmi ses œuvres. Ailleurs, on sent en lui un homme de renaissance qui vient d’abandonner la tradition du moyen âge, mais sans la répudier encore complètement. Ce qu’il y a de classique dans Écouen ne se greffe-t-il pas sur quelque chose de gothique ? L’appareil des bâtimens ne rappelle-t-il pas celui des constructions anciennes ? Les pavillons d’angles flanqués de tourelles ne font-ils pas songer aux tours des vieux châteaux ? N’y a-t-il pas aussi, dans le goût de certains détails d’ornementation, un peu de la maigreur de l’ancien style ? Dans ce petit château de Chantilly même, la disposition des meneaux et la hauteur des combles n’appartiennent-elles pas aux époques antérieures ? L’autel, au contraire, est une œuvre d’exclusive renaissance. Il serait difficile de trouver ailleurs plus de pureté dans les profils, plus de clarté dans les divisions, quelque chose de plus classique et de plus français à la fois. Bullant était revenu d’Italie converti, mais non fanatisé, convaincu de l’excellence des monument antiques, mais résolu à rester indépendant jusque dans l’imitation. Tandis qu’il bâtissait le château d’Écouen, San Gallo construisait à Rome la partie basse du palais Farnèse. Ces deux palais apparaissent comme les témoins fidèles de deux renaissances : l’une déjà sur son déclin et se survivant à elle-même par une de ses plus fortes œuvres, l’autre marquant une aurore par une de ses créations les plus élégantes ; la première ayant fait, sans aucune arrière-pensée, retour à l’antiquité sur le terrain de l’antiquité même, la seconde s’y rattachant aussi, mais sous d’autres deux et non sans faire des réserves en faveur de sa propre tradition.

Si Jean Bullant peut, à juste titre, revendiquer l’architecture de l’autel d’Écouen, Jean Goujon, à bon droit aussi, peut en réclamer les sculptures. Pour ne conserver aucun doute à cet égard, il suffit d’une simple confrontation. C’est surtout des bas-reliefs du jubé de Saint-Germain-l’Auxerrois qu’il convient de rapprocher les bas-reliefs de l’autel d’Écouen[28]. Ces sculptures sont à peu près du même temps. Le jubé, décrit par Sauval, est de 1542 à 1544. L’autel passe pour avoir été fait durant la disgrâce du connétable, de 1541 à 1547 ; comme il porte encore le tortil de baron, il est en tous cas antérieur à 1551, époque à laquelle Henri II érigea en duché-pairie la baronnie de Montmorency[29]. Voilà donc des sculptures de même date. Il suffit de les regarder comparativement pour s’assurer qu’elles sont aussi de même main. Le Sacrifice d’Abraham, sur le retable de l’autel, est un tableau sculpté dont l’esprit et l’exécution se retrouvent dans la Déposition de croix du jubé. On remarque de part et d’autre le même dessin, le même modelé, la même recherche de style, les mêmes reliefs aux vives arêtes et de saillies un peu basses. L’analogie devient plus grande encore entre les Prophètes de l’autel et les Prophètes du jubé. Les deux Saint Marc sont presque la réplique l’un de l’autre. Pour Saint Jean, Saint Luc et Saint Mathieu, ce sont, des deux côtés aussi, les mêmes attitudes empruntées aux fresques de la Sixtine, mais bien franchement naturalisées françaises. Jean Goujon s’inspire de l’Italie sans renoncer à sa propre nationalité ; il se laisse soulever par Michel-Ange sans craindre de retomber écrasé. On trouve, dans ses Prophètes, une certaine âpreté d’expression qui est peut-être d’emprunt, mais qui, mêlée et comme adoucie par un charme personnel à l’artiste, devient, à proprement parler, l’artiste lui-même. Quant aux allégories qui représentent la Religion, la Loi et la Justice sur la face principale de l’autel, elles font songer aux Nymphes que Jean Goujon sculpta quelques années plus tard sur la fontaine de Saint-Innocent[30]. Ces différentes figures, les unes avec plus de jeunesse et les autres avec plus de maturité, ne sont-elles pas de la même famille ? Leur sveltesse et leur élancement un peu exagéré, leur grâce légèrement maniérée, les draperies qui tiennent à l’antique au moins autant qu’à la renaissance italienne et qui sont devenues sous le ciseau de Jean Goujon partie inhérente de la renaissance française, se rencontrent identiques sur les deux monumens. On est frappé aussi, dans les allégories chrétiennes de l’autel d’Écouen, par cette exécution délicate et précieuse, que l’on retrouve avec plus de force et de grandeur encore dans les allégories païennes de la Fontaine des Nymphes, par cette recherche dans la parure, par ces riches orfèvreries que Goujon prodigue à toutes ses figures, sacrées ou profanes, et qui sont une des caractéristiques de ses œuvres. Avait-il été en Italie ? Ne s’était-il chauffé que par réflexion au feu des chefs-d’œuvre de Florence et de Rome ? Lui avait-il suffi d’approcher les Rosso et les Primatice pour comprendre ce que ces artistes reflétaient de grand et ce qu’ils nous apportaient de funeste ? Ce qui est sûr, c’est qu’il est par excellence le sculpteur de notre renaissance, et qu’il reste Français tout en se rattachant à l’Italie… Ainsi, tandis que les vitraux de la chapelle de Chantilly nous laissent dans le vague et l’indétermination, l’autel nous renseigne avec précision. C’est que, malgré les nombreuses lacunes que présente l’histoire de notre sculpture au XVIe siècle, on a, depuis Michel Colomb jusqu’à Barthélémy Prieur, toute une suite d’artistes qui revivent avec leur physionomie propre dans une série d’œuvres admirables. Jean Goujon, surtout, a laissé sur les siennes une empreinte qu’on ne peut méconnaître.


IV

Pour que la renaissance française nous apparût sous tous ses aspects dans la chapelle de Chantilly, il fallait que, en présence des monumens qui appartiennent aux trois grands arts du dessin, les arts décoratifs, qui relèvent à la fois de la peinture, de l’architecture et de la sculpture, sans être précisément l’affaire de chacune d’elles, fussent également représentés. Les boiseries provenant aussi de la chapelle d’Écouen complètent sur ce dernier point nos informations. Elles revêtent d’une parure admirable les murs de la nef ; elles forment, en outre, de chaque côté de l’entrée principale, des claires-voies munies de portes ajourées, qui donnent accès aux deux oratoires latéraux, dont l’un (celui de gauche) ouvre directement sur le rempart, et dont l’autre (celui de droite) communique avec le château par l’intermédiaire d’une galerie couverte. Sur un fond de noyer, le bois de courbaril, fort employé au XVIe siècle et quasi délaissé de nos jours, apporte sa note chaude et vibrante d’un rouge pourpre très foncé. C’est de ce bois que sont faites les réserves sur lesquelles se détachent les méandres, les arabesques, les allégories, les devises, les emblèmes et les inscriptions, incrustés de toutes parts en bois de rapport d’un jaune clair presque blanc.

Les paremens de la nef forment un ensemble décoratif composé d’un soubassement, sur lequel posent des pilastres accouplés d’ordre dorique, réservant entre eux de larges panneaux destinés à recevoir de véritables peintures en marqueterie ; les pilastres portent un entablement, surmonté lui-même de consoles, qui supportent à leur tour un couronnement composé d’un bandeau, d’une frise et d’une corniche. Le soubassement en noyer est orné de simples filets. La décoration devient plus riche entre les pilastres, où des chaînes formées d’anneaux enlacés se dessinent en bois d’érable sur fond de courbaril. De chaque côté des consoles, des sénestrochères alternent avec des dextrochères pour porter les épées d’office. Un léger cordon, soutenant de distance en distance des fleurons renversés, court d’un bout à l’autre du bandeau de la corniche. Au-dessus de ce bandeau se dessine une frise, dont les entrelacs sont coupés de distance en distance par les alerions des Montmorency. Dans les douze grands panneaux compris entre les pilastres, sont les Douze Apôtres. La marqueterie est ancienne pour cinq d’entre eux (Saint Jean, Saint André, Saint Thomas, Saint Jacques le Majeur et Saint Jacques-le-Mineur), elle a été refaite pour les sept autres (Saint Pierre, Saint Paul, Saint Simon, Saint Thadée, Saint Philippe et Saint Barthélémy). Ces figures sont découpées en bois d’érable incrusté sur des planches de noyer ; les têtes et les parties nues, ainsi que les draperies, sont dessinées et modelées à l’aide de traits et de hachures gravées et incrustées de noir. Les fantaisies les plus charmantes sont prodiguées dans les encadrement de ces douze tableaux. Les doubles croissans et les deux D enlacés de Diane sont jetés aux angles des cadres, tandis qu’à leur sommet. se trouvent l’arc et les flèches de la déesse. La devise des Montmorency, Ἀπλανῶς (Aplanôs) (sans écart), ainsi que le chiffre du connétable, l’A et l’M enlacés et coupés par l’épée d’office, se lisent de tous côtés. On trouve aussi, mises en plein honneur, la couronne royale et la devise de Henri II : Impleat orbem donec totum. Puis ce sont des cartouches de formes exquises, des vases d’une légèreté charmante, des méandres d’une inépuisable fantaisie, des figures accessoires qui sont au plus haut point décoratives. Tout cela agrémenté de tons chatoyans et discrets, obtenus par des incrustations de bois naturels et diversement colorés. Les richesses de cette décoration sont grandes, et leur élégance fait oublier leur richesse.

Les boiseries et les portes à claire-voie qui servent de clôture et d’entrée aux deux oratoires latéraux sont d’une conception plus opulente encore, mais d’un goût moins pur peut-être que les lambris de la nef. L’huisserie de gauche a été refaite ; celle de droite est ancienne. Elle présente, dans sa partie supérieure, un ordre complet d’architecture, ajouré dans toutes ses parties. Un fronton le couronne, avec une tête de chérubin, sculptée en haut-relief au milieu du tympan. Quatre colonnes en bois de courbaril portent l’entablement, qui se prolonge de chaque côté. Ces colonnes sont elles-mêmes supportées par des consoles à griffes, fouillées à jour avec un goût remarquable et portant sur un soubassement décoré de panneaux, dans lesquels on retrouve, au milieu de motifs indéfiniment variés, les emblèmes et les devises d’Anne de Montmorency. On remarque enfin, dans la partie basse de ces boiseries ajourées, cinq autres colonnes de courba-t-il, sur lesquelles pose une frise intermédiaire, où sont sculptées des têtes de victimes accompagnées de guirlandes… Ces détails décoratifs, tout débordans de fantaisie, échappent à la description.

Pour qu’on ne puisse se méprendre sur l’époque précise de ce monument, la date de 1548 est inscrite au milieu d’un des panneaux. Henri II était roi de France depuis un an déjà, la fortune du connétable était à son comble, et sa reconnaissance était sans bornes. Non content d’indiquer, par la couronne et la devise royales apposées sur ces lambris, que le roi est chez lui dans la demeure des Montmorency, Anne tient à montrer également, par le chiffre et les allégories de Diane à chaque instant reproduites, que la favorite du roi, elle aussi, a pris de lui pleine possession. Les emblèmes de Henri II et de Diane de Poitiers étaient répandus à profusion dans toutes les parties de la décoration d’Écouen. Il n’y avait pas jusqu’aux verrous ou targettes aux armes de Montmorency qui ne fussent marqués aux chiffres de Henri et de Diane. Nombre de témoignages du même genre pourraient être invoqués. On connaît le beau plat en émail, aux armes du connétable, sur lequel Léonard Limousin, ayant à peindre le Banquet des dieux d’après Raphaël, a substitué Henri II à Jupiter, Catherine de Médicis à Junon, Diane de Poitiers à Vénus, Anne de Montmorency au dieu Mars. Cet Olympe du temps des Valois est caractéristique. Il montre à quel point le personnage le plus important du royaume et le plus fidèle des serviteurs du roi se montrait complaisant pour les faiblesses royales[31]. À ce point de vue aussi, c’est-à-dire au point de vue de l’histoire, les boiseries de la chapelle de Chantilly présentent un piquant enseignement.

Ce qui nous intéresse surtout dans ces boiseries, ce sont les informations esthétiques qui s’en dégagent. L’œuvre, ici, est singulièrement complexe. L’artiste, tout en se tenant dans le domaine des arts décoratifs, a dû emprunter surtout à l’architecture et à la peinture, être comme soulevé par les qualités originales de l’une et participer aux défaillances de l’autre, se montrer lui-même enfin, avec sa physionomie propre et sa véritable valeur, dans tout ce qui relève de la décoration proprement dite. — L’architecture de ces boiseries est, en effet, bien française. La simplicité des lignes, la sobriété des moulures, les arêtes partout avivées, l’harmonie particulière de l’ensemble, les divisions générales répondant à ce besoin de clarté qui nous est propre, ne permettent aucun doute à cet égard. On a là devant soi une œuvre de même famille que l’autel de Jean Bullant. L’œil, en passant de l’autel aux boiseries, semble lire la suite d’une même page. Les boiseries sont le complément de l’autel. Ces deux monumens se tiennent par une intimité qui ne souffre pas la séparation ; chacun d’eux perdrait de sa valeur s’il était privé du voisinage de l’autre. — Si le décorateur a été tributaire de l’architecte pour une partie de son œuvre, il a été aussi sous la dépendance du peintre pour une autre partie. Le moyen pour lui de ne pas s’inspirer de la peinture quand il s’agissait de composer un tableau ? Ainsi a-t-il fait pour ses Douze Apôtres ; et alors, il a dû, comme nos peintres eux-mêmes, subir le joug des dogmes frelatés des Italiens de Fontainebleau. Certaines de ces figures pourraient être signées du Rosso, d’autres pourraient être revendiquées par Primatice. Rien en elles de vraiment français, ni par l’esprit, ni par le style. Nous passions tout à l’heure, sans transition apparente, de l’architecture de l’autel à celle des boiseries ; nous allons maintenant, sans que notre regard se trouve dépaysé, de la Sainte Agathe et du Saint Jean des vitraux aux apôtres incrustés dans ces mêmes boiseries. — En revanche, cette œuvre, sur certaines parties de laquelle la décadence italienne a laissé sa marque, redevient un chef-d’œuvre partout où l’artiste se Rome à être purement et simplement un décorateur. C’est qu’au XVIe siècle, dans toutes les directions des arts décoratifs, la France a été maîtresse, et maîtresse incomparable. Quelle variété, quelle opulence, et en même temps quelle mesure dans tout ce qui constitue alors le luxe, l’ameublement, la parure, le costume ! Quelle perfection technologique, quelle pureté de dessin, quelle fertilité d’imagination chez nos émailleurs et nos céramistes ! Les boiseries d’Écouen apportent un argument considérable en faveur de ces humbles artistes, qui se montrèrent inépuisables dans leurs inventions, sans sortir du mode tempéré qui est celui de la raison. En admirant ces boiseries, on songe aux beaux dessins d’Étienne Delaune et de Geoffroi Tori, aux ouvrages d’ornementation de Du Cerceau, aux œuvres si fines et si délicates de Nicolas Briot et de Pierre Woeiriot, ainsi qu’aux titres et encadremens des grands imprimeurs contemporains de Paris et de Lyon. On se rappelle aussi le système décoratif adopté pour les faïences d’Oïron, dont plusieurs sont au chiffre d’Anne de Montmorency. Les œuvres incomparables des relieurs de Groslier se présentent surtout à l’esprit. Elles se reflètent avec une vivacité singulière dans ces boiseries, qui complètent avec tant d’harmonie l’ensemble des monumens rassemblés à souhait, dans la chapelle de Chantilly, pour instruire et charmer à la fois[32].

Une vue cavalière du château de Chantilly, exposée au Salon triennal de 1883, mettait en plein relief le palais récemment édifié. Dans ce remarquable dessin, les nouvelles constructions, sans rien perdre de leur importance et de leur valeur pittoresques, gardaient une large part à ce que les temps anciens ont laissé là de durable ; si bien qu’à côté de ce qui vient d’être fait, on pouvait refaire par la pensée ce qui était jadis, et reconnaître quelques-unes des principales époques de la France à quelque chose de grand ou de beau. Le moyen âge ne revit-il pas dans les vieux remparts qui sont les fortes assises du nouveau château ? La renaissance ne se retrouve-t-elle pas dans le châtelet, dont la beauté calme a trouvé grâce devant le temps et devant les hommes ? Le siècle de Louis XIV et le souvenir du vainqueur de Rocroi ne semblent-ils pas se perpétuer dans la galerie où sont peintes les Actions de Monsieur le Prince ?


A. GRUYER.

  1. « Ce lieu est situé aux confins de la France (de l’Ile-de-France), à dix lieues de Paris, ville capitale, à une lieue de la ville de Sentis. Le bastiment consiste en deux places : la première est une court, sur laquelle sont quelques bastimens ordonnés pour les offices ; la seconde est une autre court, estant comme triangulaire, et est eslevee plus haute que la première de quelque neuf ou dix pieds, et faut monter de la première pour venir à la seconde. Entour laquelle de tous costez est le bastiment seigneurial, faict de bonne matière, et bien basty. Iceluy bastiment et court sont fondez sur un rocher, dans lequel y a caves et deux estages, sentant plustost pour l’ordonnance un laberinthe qu’une cave, tant y a d’allées les unes aux autres, et toutes voustées… Ces deux courts, avec leurs bastions, sont fermez d’une grande eauë" en manière d’étang, dont entre icelles y a séparation comme d’un fossé, par laquelle séparation ladite eauë passe au travers… » (Du Cerceau.)
  2. Louis-Joseph de Bourbon, Louis-Henri-Joseph son fils, et Louis-Antoine-Henri, son petit-fils.
  3. Ce fut de 1815 à 1820 qu’on supprima le canal qui avait séparé, durant plus de deux siècles, le grand et le petit château.
  4. cette bibliothèque ne fait pas partie du nouveau château, elle a été prise dans une dépendance du petit château.
  5. Piganiol de la Force nous apprend que l’ancienne chapelle fat démolie et reconstruite en 1718 lorsque le duc de Bourbon bouleversa et rebâtit en partie le vieux château. On trouva alors, au milieu de ladite chapelle, un cercueil de plomb, « à quatre pieds de profondeur, dans lequel étoit un corps dans tout son entier. » Ce corps devrait Être celui de Guillaume le Bouteiller de Senlis, troisième du nom, auquel avait été donné, pour la première fois en 1430, le droit d’avoir une chapelle dans son château de Chantilly.
  6. Cette chapelle se trouvait à la place qu’occupe maintenant l’entrée couverte qui succède au grand escalier du nouveau château.
  7. On peut cependant communiquer, par une galerie couverte, de l’intérieur du château à une des parties latérales de la chapelle.
  8. Ce monument se trouvait, avant la révolution, dans l’église Saint-Paul, à Paris. La Foi et la Force sont assises de chaque côté du sanctuaire, au fond duquel sont placés les cœurs des Condé. Plus bas, sont la Justice et l’Espérance. Deux enfans, l’un portant une tablette et l’autre un écusson aux armes des Condé, gardent l’entrée de ce lieu mortuaire. Une suite de bas-reliefs, dont les sujets sont empruntés à la Bible, garnissent le pourtour du monument. Ces statues et ces bas-reliefs, en bronze, sont l’œuvre de Sarrazin.
  9. Le prince de Condé n’attachait aucune importance à ces sortes de choses. Les caisses qui contenaient les vitraux de la chapelle, ainsi que les vitraux de la galerie de Psyché, ne furent même pas ouvertes. On les déposa dans un des magasins du Palais-Bourbon, où elles restèrent jusqu’à la mort du prince, en 1830.
  10. Anne de Montmorency était le quatrième des neuf enfans de Guillaume de Montmorency et d’Anne Pot, fille de Guy Pot, comte de Saint-Pol, seigneur de Roche-pot, de Thoré, de Damvil.e, etc.
  11. Stuard fut tué, après la bataille de Jarnac, de la main de Villars, beau-frère d’Anne de Montmorency. On conserve, au musée d’artillerie, l’armure du connétable. Elle est noire, à filets d’or, et assez simple, avec quelques détails particuliers. Elle n’a pas de passe-gardes ; le grand cuissard remplace la braconnière et les tassettes ; les grèves s’attachent aux jambes par des courroies et ne tiennent pas aux genouillères par les pivots en usage au XVIe siècle. (Catalogue du musée d’artillerie, par O. Penguillv-Lharidon, p. 194.)
  12. Son effigie fut portée à Notre-Dame, honneur réservé aux rois de France. La reine voulait qu’il fût enterré à Saint-Denis, mais il avait désigné par son testament l’église de Montmorency comme lieu de sa sépulture. Son cœur fut porté aux Célestins de Paris, dans la chapelle de la maison d’Orléans, à côté de celui du roi Henri II, son maître et son ami. — Catherine de Médicis, tout en couvrant de fleurs le corps d’Anne de Montmorency, fut heureuse de cette mort : « J’ai deux grandes obligations au ciel en ce jour, dit-elle à l’un de ses familiers : l’une, que le connétable ait vengé le roi de ses ennemis ; et l’autre, que les ennemis du roi l’aient défait du connétable. » — Barthélémy Prieur sculpta le monument des Célestins de Paris et le tombeau de l’église de Montmorency. Ces sculptures sont au musée du Louvre.
  13. M. Luchevallier-Chevignard a été chargé de peindre le carton qui a servi au verrier pour la restitution de cette tête. Il a également composé les arabesques qui entourent, dans chacune des fenêtres, les anciens vitraux d’Écouen.
  14. Celui que l’on voit à Versailles, sous le no 3190, est bien du XVIe siècle, mais il conserve à peine quelque trace de l’ancienne peinture.
  15. M. le duc d’Aumale a chargé M. Dubois de refaire cette statue, qui sera mise à la même place que l’ancienne, sur le terre-plein du château. Ce travail important ne pouvait être confié à de meilleures mains. — La statue tombale de Barthélémy Prieur est un monument apologétique qui ne présente guère l’exactitude d’un véritable portrait. Ni M. Paul Dubois pour sa statue, ni M. Lechevalier-Chevignard pour la restauration du vitrail n’y pouvaient trouver un document sérieux.
  16. La face de cette médaille est entourée de cette légende : ANNAS MOMMORANCIVS MILITILE GALLICÆ PRÆF(ectus). Au revers, le génie de la Prévoyance, sous forme d’une femme ailée, embrasse à la fois Bellone et Amphitrite ; avec cette légende : PROVIDENTIA DVCIS FORTISS(imi). (V. au cabinet des médailles de la Bibliothèque nationale de Paris.)
  17. Cet admirable émail mesure 0m,45 de haut sur 0m,32 de large. Il est monté dans un cadre en bois sculpté et doré, qui forme plusieurs compartimens dans chacun desquels sont d’autres émaux peints en grisaille sur fond noir. Un faune et une faunesse, accompagnés d’enfans et portant des vases, sont de chaque côté du portrait. L’épée de France, entourée de la devise des Montmorency, Ἀπλανῶς (Aplanôs) ; est figurée aux quatre angles du cadre. Parmi les arabesques, on distingue le monogramme bien connu de Léonard Limousin.
  18. Henri Ier de Montmorency mourut dans la ville d’Agde, en Languedoc, le 1er avril 1614. Le musée de Versailles possède de lui deux portraits, tous deux de l’école française, l’un du XVIe siècle, l’autre du XVIIe.
  19. Anne de Montmorency eut un cinquième fils, Guillaume de Montmorency, seigneur de Thoré, qui ne vint au monde qu’en 1546, deux ans après l’exécution des vitraux d’Écouen. Il fut colonel-général de la cavalerie légère du Piémont, chevalier de l’ordre du roi, prit part à la bataille de Saint Denis, où périt son père, et mourut en 1594, laissant, d’Anne Lalain sa seconde femme, Madeleine de Montmorency, dame de Thoré et de Dangu, mariée en 1597 à Henri de Luxembourg, duc de Piney. Il brisait les armes de Montmorency d’une étoile d’argent sur le haut de la croix.
  20. Saint Jean, dit la légende, dut vider une coupe de poison afin de prouver la vérité de sa doctrine. On fit d’abord l’épreuve sur deux esclaves, qui moururent à l’instant. Puis l’apôtre prit la coupe, sur laquelle il fit le signe de la croix, et la vida sans ressentir aucun mal. Cela fait, il ressuscita les deux malheureux qu’on venait de faire périr. Le dragon s’échappant du calice figure le poison qui quitte le breuvage maudit, désormais inoffensif et comme désarmé par l’intervention du saint. (Père Ch. Cahier, Caractéristiques des saints, tome I, p. 172.)
  21. René était fila naturel de Philippe Ier, duc de Savoie, et de Bonne deRomagne.En 1497, il reçut de son père, en apanage, le comté de Villars. Il servit la France avec fidélité, se couvrit de gloire à Marignan, et mourut, en 1525, des blessures qu’il avait reçues à Pavie.
  22. Madeleine de Montmorency mourut en 1586, âgée de soixante-seize ans.
  23. Anne de Montmorency eut de Madeleine de Savoie trois autres filles encore : Anne, abbesse de la Trinité de Caen ; Louise, religieuse à Saint-Pierre de Reims, d’où on la tira pour gouverner l’abbaye de Gersy ; et Madeleine, religieuse d’abord à Fontevrault, puis abbesse à Caen, après sa sœur Anne.
  24. Primatice mort, nos peintres vont-ils au moins reprendre leur indépendance ? Nullement. Toussaint Dubreuil, qui prit la succession du maître italien, était depuis quarante ans sous la dépendance absolue des ultramontains. Rien en lui ne restait de français. La direction officielle imprimée à notre peinture continua donc d’être la même, ou plutôt elle devint plus mauvaise encore. Avec Dubreuil, les dernières lueurs du grand art disparurent. L’exagération resta la même, avec la raideur en plus. Ce fut une aggravation dans la voie du pire. Sous un régent d’une aussi médiocre surface, la grande peinture française au XVIe siècle acheva presque de mourir. Les guerres de religion, d’ailleurs, étaient en train de faire à nos peintres des conditions d’une exceptionnelle dureté. La France étant aux ligueurs, nos pauvres artistes allèrent chercher sous d’autres cieux un air moins vicié que le nôtre. Le courant de l’émigration avait porté, durant un demi siècle, les peintres italiens vers la France ; un courant en sens opposé poussa désormais nos peintres vers l’Italie. Ce qu’il en advint sort du cadre de cette étude.
  25. Deux autres tableaux en grisaille, peints également sur verre et représentant la Nativité et la Circoncision, décoraient aussi la chapelle d’Écouen et ont pris place dans les édicules latéraux de la chapelle de Chantilly. Ils semblent être de la même main que les vitraux de Psyché. D’après Lenoir, ces vitraux auraient été exécutés par Bernard Palissy sur les dessins de Primatice. En tous cas, ils fournissent une preuve de plus de la suprématie des peintres ultramontains dans notre école du XVIe siècle et du goût particulier d’Anne de Montmorency pour la peinture italienne. Outre ces peintures sur verre, le connétable avait, dans la chapelle, une copie de la Cène de Léonard de Vinci, par Marco d’Oggione, une Mise au tombeau, par Rosso, et une Nativité, que Mariette attribue à Jean de Gourmont, peintre-graveur français, qui se peut confondre avec les Flamands de cette époque. Ces trois tableaux sont au Musée du Louvre.
  26. L’Hôtel de la Reyne devint plus tard l’Hôtel de Soissons. Il en subsiste encore, une colonne, adossée à la Halle aux blés.
  27. Ce palais fût commencé pour le cardinal Memrota et achevé pour le cardinal Riario.
  28. Ces bas-reliefs, longtemps oubliés dans une maison de la rue Saint-Hyacinthe-Saint-Honoré, furent acquis pour le Musée du Louvre en 1850.
  29. Jean Goujon paraît avoir été le sculpteur de prédilection du connétable pendant cette période de disgrâce. Jusqu’en 1547, il a même le titre d’architecte du connétable ; à partir de 1547, il prend le titre d’architecte du roi.
  30. Ce Château d’eau, avec le corps d’hôtel qui en dépendait, avait été bâti en 1550 au coin de la rue Saint-Denis et de la rue aux Fers. Il concourait à un ensemble de décoration, dont Jean Goujon avait indiqué la pensée par deux mots inscrits sur le monument : Fontium Nymphis. La démolition de la Fontaine des Nymphes fut la conséquence de la suppression du charnier des Innocens en 1787. M Puyet transporta plus tard cette fontaine au centre de la nouvelle place destinée à devenir un marché. Dès qu’on s’aperçut que ceux des bas-reliefs qui avaient été mis dans le soubassement de la nouvelle fontaine menaçaient ruine, on les mit au Louvre. Ils y sont inscrits sous les no 97, 98 et 99 du catalogue de M. Barbet de Jouy. Les autres bas-reliefs sont encore en place sur le monument. — Les bas-reliefs de l’autel d’Écouen ont dû précéder de quelques années les bas-reliefs de la Fontaine des Nymphes, qui furent exécutés de 1550 à 1555.
  31. Cet émail, qui faisait partie de la collection Fountaine, vient d’être adjugé en vente publique, à Londres, moyennant la somme de 7,000 guinées (182,000 francs 191,000 francs avec les frais).
  32. On a également sauvé de la chapelle d’Écouen au cadre aux armes, chiffres et insignes d’Anne de Montmorency, dans lequel douze émaux rehaussés d’or représentent les scènes de la Passion d’après Albert Dürer. Ces émaux, attribués à Pierre Courteys, sont au Musée du Louvre. — On sait, en outre, par d’anciennes descriptions, que le dallage de la chapelle d’Écouen représentait divers sujets tirés dus Actes des apôtres. (Voyage pittoresque aux environs de Paris, 1755.) Peiresc attribue ces carreaux émaillés à Bernard Palissy. Que ne lui a-t-on pas attribué ! M. de Guilhermy incline vers Jérôme della Robbia, que le roi François Ier avait fait venir d’Italie pour décorer le château de Madrid, prés Paris. (Annales archéologiques, t. XII, p. 276.)