Les Monumens d’Athènes et les études archéologiques en Grèce

Les Monumens d’Athènes et les études archéologiques en Grèce
Revue des Deux Mondes, Nouvelle périodetome 11 (p. 637-660).

LES


MONUMENS D’ATHÈNES


ET LES ÉTUDES ARCHÉOLOGIQUES EN GRÈCE.




I. — Recueil des Actes de la Société archéologique d’Athènes, 1 vol. in-8o, Athènes.
II. — Organisation nouvelle et Statuts de la Société archéologique de Grèce, Athènes, imprimerie royale.




C’est sous une impression assez triste qu’il y a cinq ans à peine j’abordai pour la première fois en Grèce. Au moment de notre passage à Malte, l’hiver durait encore, et nous eûmes à essuyer plus d’une tourmente avant d’atteindre le Pirée. C’est en vain qu’après avoir péniblement doublé le terrible cap Malée, nous avions longé d’assez près les terres ; une brume épaisse nous avait caché jusqu’au dernier moment les montagnes et les rivages du Péloponèse, dont le dessin et le caractère nous eussent si bien initiés aux beautés du paysage grec. Le soir était venu quand notre paquebot se glissa à tâtons parmi les vaisseaux du Pirée. Le brouillard et l’heure avancée nous retinrent à bord encore une nuit. Au réveil le débarquement nous réservait de nouveaux mécomptes. Jamais plus beau pays ne fit plus sévère accueil à des voyageurs plus impatiens de l’admirer. Sur le rivage que balayait une bise piquante, quelques palikares erraient transis, la tête enfoncée dans le capuchon de leurs talagânis en poil de chèvre. Le Pirée, qui d’habitude bourdonne de mille bruits comme une ruche de vaillantes abeilles, s’allongeait morne et désert au-dessous des jaunes mamelons de Munichie. Je montai, le cœur serré, dans un fiacre ; je franchis cette plaine, unique au monde, où rien alors ne me frappa, si ce n’est sa ressemblance accidentelle avec un marais, et j’atteignis les faubourgs de la nouvelle Athènes. Du fond de ma triste voiture, je n’entrevis, chemin faisant, aucun des aspects qui m’eussent consolé. La ville s’ouvrit par deux rangées de maisonnettes en bois dont j’eusse oublie volontiers la chétive apparence, si elles n’avaient eu l’impardonnable tort de me masquer à ce moment le temple de Thésée. Puis je suivis deux rues tout-à-fait européennes, sinon françaises, et je descendis un peu découragé. Du cap Malée au pied de l’Anchesme, où j’étais arrivé, qu’avais-je vu ? Rien absolument qui ressemblât à la Grèce, à ces charmans et lumineux horizons qu’on entrevoit en lisant Platon ou Homère.

Afin de secouer sur-le-champ les pénibles impressions d’une telle arrivée, je courus aux temples antiques. Cette fois, plus de mécomptes. En dépit du froid, du temps gris et du soleil éteint, je retrouvai, je reconnus la Grèce. C’était bien elle qui m’apparaissait enfin ; c’était bien là sa majesté sacrée. Heureux d’en retrouver de si magnifiques restes, je voulus m’expliquer ce prodige de durée. Je cherchai dès-lors quelle mystérieuse puissance avait protégé les monumens grecs jusqu’en 1453, et pourquoi ils avaient eu tant à souffrir sous la domination turque. Je cherchai surtout si les Hellènes faisaient pour la conservation de ces merveilles de sérieux efforts, et si l’histoire et l’art avaient gagné quelque chose à la régénération de la Grèce. À la suite des questions historiques venaient les questions d’esthétique, de philosophie même, et j’admirais cette harmonie mystérieuse des lieux et des édifices, de l’art et de la nature, qui pour la première fois se révélait à mes yeux charmés. Mon séjour à Athènes fut en grande partir consacré à débattre ces curieux problèmes qui s’étaient posés à mon esprit dès ma première visite au Parthénon. Si aujourd’hui j’essaie encore de les résoudre, c’est que des documens nouveaux m’y ramènent, et m’offrent dans les monumens d’Athènes l’occasion d’apprécier les travaux et les recherches de la Grèce moderne sur les chefs-d’œuvre de la Grèce antique.


I

L’histoire des monumens grecs comprend trois périodes bien distinctes : d’abord la longue suite de siècles qui précède la domination turque ; — puis la période de quatre cents ans pendant laquelle le joug musulman a pesé sur la Grèce ; — enfin la période de l’indépendance, celle qui doit nous occuper surtout. La première époque peut être regardée, pour les chefs d’œuvre de l’art grec qui se voient encore aujourd’hui, comme une époque heureuse. Devant la calme et simple majesté des marbres d’Athènes et de Corinthe vinrent s’incliner tour à tour les têtes les plus illustres et les plus fières. De la part des hommes de race grecque, ces hommages n’ont pas de quoi surprendre ; leur nature les y portait. L’effet soudain produit par l’art grec sur les ames rudes et neuves des vieux Romains montre mieux combien le charme en était irrésistible. Quand il reprit Tarente, sur Annibal, Fabius se laissa séduire par le Jupiter de Lysippe. « Il l’eût enlevé, dit Pline, si la hauteur colossale de cette statue ne l’en eût empêché. » Un Hercule passa pourtant à Rome par son ordre ; mais là se borna le butin qu’il fit sur les choses sacrées, et sa modération lui inspira cette noble parole : « Laissons aux Tarentins leurs dieux irrités. » La beauté de Syracuse, qu’il lui fallait livrer à ses soldats, toucha Marcellus jusqu’aux larmes. Sa fermeté prévint les dévastations, et s’il porta sur les divinités une main plus hardie que Fabius, son collègue, ce fut n’on par cupidité, mais pour enrichir et instruire sa patrie. Malgré cet entassement de dépouilles qui a rendu son triomphe célèbre, Paul-Émile ne fut rien moins qu’un profane. Dans la tournée qu’il fit en Grèce pour se reposer de la sanglante guerre de Macédoine, sous l’homme politique on voit percer l’amateur plus qu’ordinaire, presque l’artiste. En passant à Olympie : « Phidias a sculpté le Jupiter d’Homère, dit-il. » et il tenait auprès de ses enfans des sculpteurs et des peintres chargés de développer en eux le sentiment du beau.

Mummius rompit cette chaîne d’hommes de guerre exempts de fureurs dévastatrices. C’était un barbare. Néanmoins il ne méritait pas tout ce bruit de doctes colères qui s’est fait autour de son nom. L’histoire équitable a démêlé l’honnête homme dans le soldat ignorant qui mit Corinthe à sac et la brûla, mais dont les mains restèrent pures. Mummius mourut aussi pauvre qu’Aristide. Sylla, devant Athènes, se conduisit comme un forcené. Il avait déjà abattu les ombrages de l’Académie, brûlé le Pirée et l’arsenal de Philon, et, maître de la ville, il égorgeait. Tout à coup la voix des assiégés supplians lui rappelle que ce qu’il ravage, c’est la ville de Périclès et de Phidias. Il s’arrête et s’écrie : « J’accorde aux morts la grace des vivans ; » clémence tardive, mais dont l’art profita : au nombre des vivans épargnés se trouvèrent tous les monumens de l’Acropole.

Les violences de Sylla contrastent avec l’esprit, général de son époque, qui avait vu Appius-Clodius élever un portique à Éleusis et Cicéron annoncer à son fils l’intention de décorer d’un portail nouveau l’Académie d’Athènes. Rome, éprise du beau, édifiait à son tour ; et c’est une des gloires de César d’avoir envoyé à Corinthe une garnison pour en rebâtir les murs. Plus tard, à un moment où la décadence était partout de plus en plus sensible, deux hommes vinrent consoler l’art grec en Grèce même et le vivifier un peu. Sous Nerva, un rhéteur enrichi et la découverte d’un, trésor, Hérode Atticus, fit de sa fortune un emploi qui l’a rendu illustre. À lui seul, il construisit un théâtre et un stade encore visibles à Athènes, et il releva l’Odéon de Périclès. Un autre théâtre à Corinthe, un stade à Delphes, des bains aux Thermophyles, attestèrent encore avec éclat son intelligente magnificence. De tels hommes retiennent les temps sur la pente qui les entraîne. Adrien partagea cet honneur avec Hérode Atticus ; sa passion pour l’art, qui s’égara parfois en constructions d’un goût et d’une utilité contestables sut être judicieuse et vraiment féconde quand elle ajouta une nouvelle Athènes à celle de Thésée, et quand elle termina ce temple superbe de Jupiter olympien, commencé depuis Pisistrate. Dans les siècles les ravages se multiplièrent ; mais le respect de l’antique ne périt jamais, même dans les plus mauvais jours. Il reparaissait de temps en temps, et jetait quelques étincelles, comme un feu mal éteint. On voyait, après Constantin, des artistes aller copier le Jupiter de Phidias à Olympie, où il était encore. IL y avait à Rome un inspecteur préposé à la conservation des belles choses, centurio nitentium rerum. Théodose-le-Grand et Honorius ordonnèrent par des lois expresses que les temples païens fussent respectés. Enfin, en 395, lorsque Alaric ravagea la Grèce avec les Goths, la tradition raconte que Minerve et Achille, apparaissant sur l’Acropole en éloignèrent l’ennemi. Si ce conte d’enfant signifie quelque chose, c’est qu’alors sans doute le prestige de leur renommée protégea et sauva une fois de plus les chefs-d’œuvre de l’architecture grecque.

À cette époque, ces monumens avaient huit cents ans d’existence. Ce n’était pas la moitié du temps qu’ils devaient traverser presque intacts, les uns oubliés dans les solitudes du Péloponèse ou d’Égine, les autres transformés en églises et consacrés au culte chrétien. L’an 1455, ils passèrent avec le sol qui les porte sous la domination turque, et depuis lors, dans l’espace de quatre cents ans à peine, ils ont eu à souffrir tout ce que la barbarie des siècles précéderas leur avait épargné de désastres. Est-ce donc que les musulmans fussent un peuple de dévastateurs ? Non ; ils ont au contraire pour les édifices, quels qu’ils soient, une sorte de vénération superstitieuse. À part quelques profanations isolées, leur conduite à l’égard des vaincus n’a jamais fait voir en eux l’instinct ou l’habitude de la destruction. Quand ils entrèrent à Constantinople, un soldat brisait les autels de Sainte-Sophie : Mahomet à le frappa de son yatagan. Là, comme à Athènes trois ans après, il défendit avec toute l’autorité d’un maître absolu que rien fût renversé. Le dommage qu’a subi l’art grec dans les temps modernes a donc une autre cause. Je la trouve dans une opinion très répandue et très enracinée en dépit des récens progrès de l’empire ottoman, c’est que les Turcs sont campés en Europe, selon le mot d’un écrivain célèbre. Cette pensée a produit successivement les entreprises des Vénitiens, les tentatives apparentes ou cachées de la Russie cet les efforts réitérées des Grecs pour chasser ces conquérans de passage. Quelques autres nations, tirant du même principe des conséquences différentes, ont semble se dire : « Les monumens grecs n’appartiennent pas aux Turcs, qui ne sont pas Grecs ; ils n’appartiennent pas non plus aux Grecs, qui sont esclaves ; ils sont donc au premier occupant. » Et là-dessus elles ont, en sûreté de conscience, mis la main sur les plus beaux restes de l’antique. Si la Grèce ne se fût affranchie, nul doute que la passion toujours croissante des monumens anciens, à l’aide de ces prodigieux engins qui emportent obélisques et châteaux, et de ces inclines qui suppriment les distances, n’eût en quelques années laissé aux Hellènes que la poussière de leur passé.

De quels ouvrages complets et de quels débris les Turcs devinrent-ils par la conquête possesseurs et dépositaires ? Dans quel état les trouvèrent-ils ? qu’en ont-ils fait ? Un certain Cabasilas d’Acarnanie, visitant la ville d’Athènes vers la fin du XVIe siècle, fut ravi d’y trouver le Parthénon tout entier et dédié au Dieu inconnu de saint Paul, la plus grande partie du temple de Jupiter olympien, qu’il appelle « un palais revêtu de grands marbres et soutenu par des colonnes, » et la porte lui donnait accès de la ville de Thésée à celle d’Adrien. Les Turcs occupaient l’Acropole, et les chrétiens étaient répandus, dans la plaine. Les trois édifices vus par Cabasilas n’étaient pas les seuls. Il y faut joindre, sans noter les ruines de médiocre importance, l’Erechteum, les colonnes des Propylées, la Pynacothèque moins son toit, le sacellum de la Victoire aptère, et en descendant, le temple de Thésée, atteint seulement dans ses sculptures, la Stoa d’Adrien, la porte de l’Agora, la Tour des Vents et le monument chorégique de Lysicratès. Voilà pour Athènes. À Égine et à Phigalie, deux grandes et belles ruines dormaient dans le silence, loin des routes frayées, et à leurs pieds, la terre discrète cachait le trésor de leurs bas-reliefs qui ne devait reparaître à la lumière dans notre siècle que pour être pillé. On le voit, jamais la guerre n’avait fait à des vainqueurs un tel lot de curiosités inestimables.

Les Turcs ne sont pas des Vandales sans doute, mais ils sont loin d’être des artistes, et la Grèce ne fut pas long-temps à s’en apercevoir. L’Attique, dont le sol est de marbre, fournissait amplement aux conquérans de la Grèce de quoi bâtir, puisque la ville moderne est sortie, à la lettre, des flancs de l’Hymette, du Lycabette et de l’Anchesme ; mais il eût fallu faire jouer le marteau et la mine. L’indolence des turcs trouva plus aisé quelquefois d’arracher aux édifices antiques des matériaux tout prêts et de les transformer en chaux ou en moellons. Les archéologues hellènes et la tradition les accusent d’avoir fait subir cet outrage au temple de Jupiter olympien, dont les quelques colonnes ne reproduisent plus en effet ce palais revêtu de grands marbres vanté par l’Acarnanien Cabasilas. On sait qu’un vaïvode se construisit sans façon une villa avec le pavé du temple de Thésée. Ce monument avait d’ailleurs couru déjà, en 1660, un sérieux danger. On le mutilait pour le transformer en mosquée. Les Grecs s’émurent, et un ordre venu, à leur prière, de Constantinople sauva le temple pour toujours. Depuis, il n’a plus été frappé que de la foudre, qui a fendu de haut en bas une de ses colonnes. Sans triompher de ces rares violences, il est permis d’affirmer que la seule présence des musulmans a été un malheur pour l’architecture antique. Leur contact l’a gâtée, salie, déshonorée. Obligés de se loger sur l’acropole, d’où ils commandaient la ville, ils y bâtirent des masures en plâtras qui n’étaient ni des maisons ni des tentes. Ces huttes s’appuyaient aux plus nobles colonnes, et s’y cramponnaient à des clous dont la tête saillante brise par endroits les lignes pures et déliées des cannelures. L’œil suit encore sur les tambours la trace oblique et noirâtre de leurs toitures écroulées. Là, une fumée épaisse exhalée de la cuisine des janissaires, s’est répandue sur les marbres et les a souillés à jamais d’une couche de suie. Quelle différence entre la façade orientale du Parthénon long-temps condamnée à ce triste voisinage et les ruines du côté méridional que le soleil a seul effleurées et dorées ! De plus, le culte des mahométans leur a inspiré des additions et des arrangemens qui sont autant d’insultes à Ictinus et à ses œuvres. Les minarets ont assurément une grace originale. Leur taille élancée donne de la saillie aux passages orientaux et corrige ce que les coupoles ont souvent d’écrasé dans leur massive rondeur, et puis ils accompagnent naturellement la mosquée, comme la flèche complète et couronne la cathédrale gothique ; mais qui croira que des êtres raisonnables aient eu la pensée de placer un minaret sur le toit du Parthénon ? Voilà pourtant ce qu’ont osé les Turcs, et l’angle le plus apparent de l’édifice, celui qui regarde le golfe Saronique, fut justement le lieu par eux choisi pour ce contre-sens ridicule. Il ne reste plus aujourd’hui que l’escalier du minaret par où l’on monte jusqu’au fronton occidental, route sûre et facile, ouverte par la plus stupide imprévoyance aux déprédateurs, qui, comme on sait, n’ont pas manqué de la prendre. Dans l’intérieur des cellas, la dévotion turque s’était sans scrupule installée avec le même esprit de convenance et d’à-propos. Ici, c’étaient de pauvres chapelles construites ou plutôt bâclées comme pour un jour avec des planches et des débris au milieu même des parvis antiques ; ailleurs, s’étalant sur les blocs d’Ictinus, des crépissages sans nom ; souvent la voûte informe de la mosquée à la place du comble élégant et léger que recouvraient les tuiles de Paros. Je ne dis rien des murailles qui opprimaient les Propylées et les chapiteaux de la Pinacothèque. Les Vénitiens et les Francs avaient imaginé avant les soldats de Mahomet cette étrange façon d’achever l’œuvre de Thémistocle.

Les Turcs ne s’en sont pas tenus malheureusement à ces dégradations déjà si regrettables. Ces monumens grecs maltraitas par leurs mains ignorantes, ils n’ont pas su les défendre pendant la guerre contre les boulets de l’ennemi, pendant la paix contre des convoitises audacieuses qui visaient, non à les posséder pour eux-mêmes, mais à en faire trafic et marchandise. À une époque ou les siéges étaient devenus de plus en plus meurtriers par l’usage de l’artillerie, un gouvernement qui aurait seulement soupçonné la valeur des monumens grecs se serait gardé d’y entasser des provisions de poudre. Cette sacrilège imprudence avait fait sauter en 1656 le temple charmant de la victoire sans ailes. Il y avait là une leçon pour l’avenir. Voici comment les Turcs en profitèrent. Lorsqu’en 1687 l’armée vénitienne, sous les ordres de Morosini et de Koenigsmark, vint attaquer Athènes, les assiégés firent au Parthénon leur magasin à poudre. Six pièces de canon et quatre mortiers établis sur le Pnyx battaient en brèche la citadelle la citadelle. Une catastrophe était inévitable. Enflammées par une bombe, les poudres firent explosion, et le temple de Minerve, qui, un instant auparavant, brillait de cette fleur de jeunesse dont Plutarque avait été ébloui, ne fut plus qu’une immense ruine. Ce ne fut point là le seul désastre causé par cette guerre fatale. Morosini le Peloponésiaque entra dans Athènes. La peste, qui le suivait de près, l’en chassa bientôt. Toutefois, au moment de partir, les statues du fronton du Parthénon le tentèrent, et il ordonna à ses soldats de les enlever ; mais les dieux de Phidias, échappant aux prises malhabiles de ces rudes marins, allèrent se briser sur le rocher où l’amiral, pressé de gagner l’Eubée, abandonna leurs fragmens épars. Là demeurèrent pendant plus de cent ans, renversés pêle-mêle et irrémédiablement tronqués, tous les personnages de cette scène épique, où le maître avait représenté la célèbre dispute entre la fille et le frère de Jupiter au sujet de l’Attique. Là étaient Minerve elle-même et Neptune, la Victoire, Cécrops ou Érechtée, Latone, et ce jeune homme étendu, fleuve ou demi-dieu, Hyssus ou Thésée, d’une si absolue perfection, que Quatremère de Quincy ne savait rien qui lui fût comparable, non pas même les groupes de Monte-Cavallo ou le torse du Belvédère. Quand la Grèce eut reconquis son indépendance, elle ne les retrouva plus à cette place. Ces fragment du Parthénon, abandonnés, par les soldats de Morosini, étaient partis pour l’Angleterre sur les vaisseaux de lord Elgin.

Toutes les formules de l’indignation ont été épuisées contre la conduite de lord Elgin en Grèce. Chateaubriand lui a infligé un blâme qui passera à la postérité avec l’Itinéraire. Lord Byron l’a mis à la fois au-dessus et au-dessous d’un Goth. Les Hellènes le maudissent, et un boulet intelligent a broyé la pierre où il avait gravé son nom. Aussi faut-il peut-être le tenir pour dûment châtier, et aujourd’hui surtout qu’il est mort et qu’il appartient à l’histoire, se borner à le juger froidement. Reconnaissons d’abord que lord Elgin a fait quelque bien. Il a fouillé le trésor d’Agamemnon à Mycènes, il a déblayé le Pnyx, et il a placé sous les yeux de l’Europe les sculptures du Parthénon dans un temps où bien peu entreprenaient le voyage de Grèce. Cette translation fut-elle un véritable service rendu à l’art ? Des hommes très autorisés ont pu le croire et l’imprimer ; d’autres, non moins compétens, le contestent ou le nient. La question est délicate et le doute permis ; mais sur les actes que voici, l’opinion est unanime. L’Angleterre travaillait à remettre la Turquie en possession de l’Égypte. Lord Elgin usa de sa position officielle d’ambassadeur à Constantinople pour escompter à son profit le service que le cabinet de Londres rendait à la Porte ottomane. Il n’obtint, il est vrai, qu’une modeste permission « de visiter et de copier les édifices de l’Acropole, et même d’emporter quelques pierres qu’il pourrait trouver en fouillant, autour des temples des idoles ; » mais, par une large interprétation de ce firman, l’honnête diplomate a jeté bas, et embarqué deux cent quarante-quatre bas reliefs ou statues, dont cinquante-six provenant du Parthénon. Cet ami éclairé des belles choses, au lieu de veiller à ce que l’on fît glisser avec précaution dans leurs coulisses les métopes qu’il dérobait, laissa les manœuvres turcs casser les corniches et les triglyphes. Enfin, et ce trait eût manqué, tel fut son amour religieux et désintéressé de l’antique, qu’il a vendu pour 25,000 livres sterling tout Phidias à son pays.

Ce déplorable exemple a été deux fois suivi, et chaque fois avec un surcroît d’audace. Lord Elgin avait feint de garder quelques formes : on les jugea superflues désormais. Sur les confins de la Triphylie et à Messénie, non loin de la côte occidentale du Péloponèse et presque au sommet du mont Cotylus, se voit un temple autrefois délié par les Phigaliens à Apollon Epicouros ou Secourable, qui les avait préservés d’une épidémie. Ravagé par les hommes, qui, au moyen-âge, en arrachèrent les scellemens de bronze, ébranlé par les tremblemens de terre, il présente encore, au milieu du désordre de ses débris confondus, un nombre considérable de parties intactes : ses ruines avaient caché, on ignore depuis quel temps, toute la frise de l’entablement composée de quatre-vingt-seize bas-reliefs et représentant le combat des Centaures contre les Lapithes et celui des Grecs contre les Amazones. Selon Pausanias, Ictinus construisit ce temple, et M. de Stackelberg pense que le sculpteur en fut Alcamènes. C’était donc un magnifique reste de la plus belle époque de l’art. En 1812, des Anglais, ayant entrepris des fouilles à cet endroit, découvrirent la frise sous les blocs amoncelés. « Le pacha de Morée, Vély, fils du fameux Ali de Tépélen, refusa toute permission d’emporter les sculptures retrouvées ; mais ce refus ne fit qu’irriter les désirs des Anglais : ils envoyèrent de Zante soixante hommes armés qui, à l’aide de paysans grecs ou abusés, chargèrent sur un vaisseau et ravirent les meilleurs de ces fragmens. Cette criante violation de tous les droits avait-elle du moins pour ruse une enthousiaste et irrésistible passion du beau ? Qu’on en juge. Deux ans après, les bas-reliefs de Phigalie étaient exposés dans l’une des îles Ioniennes, avec l’autorisation du gouvernement anglais, et les possesseurs annonçaient à l’Europe que la vente en serait faite à l’enchère le 1er mai 1814, nulle offre ne devant être admise au-dessous de 60,000 talaris d’Espagne. C’est ainsi qu’Alcamènes est allé rejoindre Phidias au Muséum britannique. Peu s’en est fallu que les membres du Panhellénium d’Égine ne prissent le même chemin. Ils furent, eux aussi, retrouvés, emportés et vendus par des Anglais, et à la même époque ; mais un souffle plus heureux les poussa vers Rome, où Thorwraldsen les restaura. Le prince Louis de Bavière, qui n’était pas encore roi, les a plus tard achetés pour en doter son pays, où un asile honorable leur est assuré dans une ville qu’on nomme à juste titre l’Athènes de l’Allemagne.

Un ami de Byron, lord Sligo, avait le dessein de consacrer quelque argent à chercher des antiquités. Le poète, qui demeurait alors à Athènes, lui offrit de surveiller en son absence les travaux : et l’emploi des fonds ; puis il ajouta : « Fiez-vous à moi ; je ne suis pas dilettante. Tous vos connaisseurs sont des voleurs ; mais j’estime trop peu ces sortes de choses pour en dérober jamais. » Le mot de Byron, répété depuis par le voyageur Christian Muller, est un peu plus que sévère ; mais comment le retenir en présence des faits que nous venons de rappeler ? Du reste, on l’a vu, si de tels actes ont pu aisément s’accomplir, c’est que les Turcs n’avaient pour les empêcher ni puissance réelle ni autorité morale.


II

Il était temps que la guerre de l’indépendance vînt remettre les monumens antiques de la Grèce aux mains de ceux qui avaient à les bien garder l’intérêt le plus immédiat et le plus grand. Depuis vingt ans, une destinée nouvelle et digne des noms qu’ils rappellent a commencé pour ces beaux édifices. Absorbés par le travail rude et ingrat de leur régénération politique, les Hellènes auraient pu se borner à protéger uniquement les œuvres du passé : leur devoir n’allait pas au-delà ; mais un moyen sûr leur était offert de répondre à l’une des espérances de l’Europe et de reconnaître en même temps d’immenses services : c’était de recueillir pieusement et de rendre à l’art et à l’histoire jusqu’au plus mince débris de l’antiquité. Ils l’ont compris ; et dès les premiers jours, loin d’abandonner ou de dilapider leur héritage, on les a vus s’en constituer eux-mêmes les conservateurs habiles et vigilans.

C’est en 1837 qu’une société archéologique se forma dans la capitale de la Grèce avec l’approbation empressée du jeune roi Othon. Cette société s’imposait la difficile tâche de découvrir, déblayer et restaurer les antiquités grecques : toute personne résidant soit en Grèce, soit à l’étranger, pouvait en devenir membre au prix d’une contribution annuelle, dont le minimum était fixé à 15 drachmes. Des noms grecs, des noms étrangers, tous honorables, quelques-uns illustres, répondirent promptement à l’appel des fondateurs, et, à partir de cette même année, la nouvelle hétairie fonctionna régulièrement. Depuis, en juin 1848, elle a été de nouveau et plus fortement organisée. Son but est double désormais : elle ne se contente plus d’ordonner et de diriger des fouilles et des réparations ; elle s’occupe en outre de recherches archéologiques et historiques, et, à l’exemple de notre Académie des inscriptions, elle publie des mémoires[1]. L’utilité d’un tel institut n’est pas contestable : on apprécie le bien qu’il a fait et celui qu’il peut promettre en lisant le résumé de ses Actes. Ce livre intéressant, dû en grande partie à la savante plume de M. A. Rizo-Rancavi, fait assister le lecteur à la résurrection lente, mais sensible, de tous les grands monumens, grecs. Il est aisé de dire, d’après ces comptes-rendus, comment l’entreprise de la société archéologique d’Athènes a été jusqu’ici poursuivie.

Il est un sentiment très vif, connu de quiconque a vécu dans les pays classiques et surtout en Grèce, c’est une préoccupation constante, une sorte de trouble d’esprit qui montre partout au voyageur sous le sol qu’il foule des merveilles enfouis. En proie à ce démon dont Chateaubriand était possédé quand il traversa Mycènes[2], on est sans cesse à interroger les profondeurs de cette terre où se sont engloutis tant de chefs-d’œuvre. Il faut se défier pourtant de cet entraînement, qui ne conduit guère qu’à des mécomptes. Les Hellènes, dont le génie est particulièrement positif et pratique, n’ont cédé qu’une fois à ce besoin d’explorations souterraines aussi coûteuses que stériles : ce l’ut qu’ils achetèrent, avant de l’avoir suffisamment étudié et sondé, l’emplacement où ils comptaient retrouver de notables vestiges du théâtre de Bacchus. À part cette fausse démarche, qui s’explique et se justifie d’ailleurs par l’importance de son objet, le zèle de la société archéologique a toujours été guidé par un sage discernement. C’est au culte des chefs-d’œuvre de l’antique, et non à restaurer de vulgaires débris, qu’elle a de préférence appliqué ses faibles ressources.

La première et la plus large part de ses revenus a été appliquée au temple de Minerve ; c’était justice. Les curieux qui aujourd’hui font à leur aise le tour du Parthénon, qui le considèrent sans obstacles de tous les points de vue et en parcourent librement le pavé sacré, ne savent pas ce qu’il en a coûté pour le livrer dans son ensemble à leurs regards distraits peut-être. Il a fallu d’abord déblayer à grand’peine les degrés du temple presque partout enterrés ou recouverts. C’est alors qu’a été clairement constatée cette règle d’après laquelle l’architecture antique courbait imperceptiblement les lignes principales des temples pour leur imprimer un caractère de suave harmonie. Un second travail mit à nu le soubassement de pierre qui, au sud et au couchant, achève le piédestal naturel du monument, et parmi les décombres apparurent bientôt onze blocs de la frise, cinq des métopes et un du fronton, échappés par miracle à lord Elgin ou à ses agens. L’art avait fait sa moisson ; la science eut aussi la sienne : on recueillit vingt plaques d’inscriptions relatives aux objets consacrés chaque année dans le parvis, l’hécatompédon et le Parthénon proprement dit, et une inscription relative aux fonds qui étaient conservés dans l’opisthodome et qu’on prêtait aux armées pendant la guerre du Péloponèse. Jusque là la société avait tourné en quelque sorte autour du temple ; elle y pénétra en 1842 pour en balayer les matériaux et la poussière de la petite mosquée qui, depuis Morosini, s’était substituée à la cella antique et qui venait de s’écrouler. On déblaya ensuite le péristyle obstrué depuis long-temps, et cette utile opération produisit la précieuse découverte de trois bas-reliefs de la frise d’une parfaite conservation. Deux d’entre eux se suivent et font partie de la procession des chars ; le troisième est un fragment de la cavalcade placée au nord. Dans ces tableaux, les figures d’hommes et de chevaux, probablement improvisées au bout du ciseau dans la pierre, respirent, parlent, se meuvent, et confondent l’esprit par le peu qu’elles semblent avoir coûté aux sculpteurs. L’homme n’atteindra plus à cette facilité de génie qui dessinait en relief, avec du fer, sur du marbre.

Encouragée par ce beau succès, la société archéologique d’Athènes a dirigé ses fouilles du côté méridional encore inexploré, et où le désastre de 1647 avait formé comme un monticule de ruines splendides. Une ferme espérance pouvait seule inspirer le courage persévérant qui a déplacé ces énormes tambours de colonnes empilés les uns sur les autres. Six nouveaux blocs de la frise, dont quatre sains et saufs, ont été le prix de cet effort vigoureux et habile. Pendant que les sculptures reparaissaient une à une, de continuelles restaurations rendaient chaque jour au temple quelqu’un de ses traits effacés. En 1841, deux colonnes avaient été relevées en entier du côté septentrional ; l’année suivante, deux furent portées jusqu’à moitié de leur hauteur, et l’on marqua par leurs tambours inférieurs la place de quelques autres. Enfin le mur septentrional de la cella, reconstruit en grande partie, permet aujourd’hui de concevoir facilement les rapports qui reliaient le péristyle au naos lui-même.

Les Propylées étaient, après le Parthénon, le plus digne objet des soins de l’hétairie. Sa position au front de la citadelle, et du côté le plus accessible, avait prédestiné le majestueux vestibule aux mêmes épreuves que le temple qu’il annonçait magnifiquement. Une explosion a emporté son toit et découronné ses colonnes ; ses poutres de marbre blanc ont soutenu pendant un siècle et demi le fardeau d’une maison turque, et naguère encore sa façade tout entière était encastrée dans l’épaisseur d’une grossière maçonnerie. Il ne reste plus trace de ces constructions étrangères aux Propylées : la voûte turque a disparu ; la porte grandiose du centre dessine sur le ciel son trapèze dorique, et, dégagées jusqu’à la base, les colonnes de la façade et du portique intérieur laissent apercevoir, le désordre triste, mais poétique, de leurs chapiteaux renversés. En fouillant au pied de l’édifice, dans le bastion occidental, les architectes de l’école de Rome ont découvert une marche du grand escalier de marbre qui, large comme les Propylées mêmes montait du fond de la vallée entre deux rangées de terrasses et de temples. L’imposant effet d’une pareille entrée que l’imagination conçoit à peine et que rien n’égalera jamais ne devait-il pas, comme le visage du Jupiter de Phidias, ajouter à la piété grecque, si près de se confondre avec le sentiment de l’art, aliquid adjecisse religini ?

Cette religion, ingénieuse à varier ses divinités et son culte, adorait sur l’acropole d’Athènes plusieurs Minerves à la fois, mais deux par-dessus toutes. La première, personnifiant la puissance et la pensée mêmes du maître des dieux, était fière, terrible, armée pour les combats ; la seconde, symbolisant plutôt la bienfaisante énergie de l’industrie et du travail agricole, inclinait à la paix et avait fait jaillir l’olivier des flancs arides de la pierre. À celle-là le Parthénon, d’un caractère simple et mâle dans ses vastes proportions ; à la seconde, le Pandroseum, petit, mais orné, exquis, composant, avec l’Erechteum et son péristyle, une énigme pour la science, et pour l’art un inépuisable sujet de délicieuses études. Les trois ennemis ordinaires de l’art antique, les Turcs ; les Anglais et la poudre à canon, avaient défiguré ce chef-d’œuvre. Il manquait une colonne angulaire et une cariatide prises par lord Elgin. La voûte turque, bâtie sur l’Erechteum et enfoncée pendant la guerre de l’indépendance par une bombe, pesait avec deux énormes poutres sur le portique septentrional, dont elle eût prochainement entraîné la ruine. Le sol et les décombres avaient envahi peu à peu la cella, et le portique des cariatides supportait à peine un reste d’entablement. C’eût été pour la société une joie et un triomphe, si elle avait pu rendre à l’Erechteum sa frise, parfaite sans doute comme lui. Une inscription et de nombreux fragmens retrouvés dans les fouilles ont démontré que cette frise se composait d’une suite de statuettes en marbre blanc exécutées séparément et fixées, au moyen de crochets métalliques, sur un fond de pierres d’Éleusis, dont la couleur noire donnait à ces figures un prodigieux relief. Les contrastes de la sculpture polychrome n’effrayaient pas les artistes grecs. Le beau trouvait toujours son compte à ces jeux de leur génie hardi autant que mesuré, et la frise de l’Erechteum l’eût attesté une fois de plus. Il reste de cette frise au musée d’Athènes sept statuettes mutilées d’une grace et d’un fini tels qu’on ne les peut attribuer qu’aux élèves ou tout au moins aux successeurs immédiats de Phidias. Quelle que soit la valeur de ces débris, ils n’offraient pas d’élémens suffisans à une restauration, et c’est à réparer les autres torts du passé envers l’Erechteum qu’a dû se tourner l’attention des Hellènes. Déjà les fines colonnes que l’on voit de la plaine dépasser au nord le mur vénitien avaient été ou rajustées ou rétablies ; des abords et de l’intérieur de l’édifice fouillés et nettoyés étaient sorties les figurines dont j’ai parlé, et avec elles, fortune, inespérée, une cinquième cariatide en morceaux que l’on croyait au Vatican et, intacte ; enfin une copie en argile de la sixième cariatide, la seule qui eût quitté le pays, était récemment arrivée d’Angleterre. À la rigueur donc, la société était en état de remplacer les parties soustraites ou détruites du Pandroséum, et elle s’y préparait lorsque l’argent manqua. Un ministre par qui la France était alors dignement représentée en Grèce, M. Piscatory, ne laissa pas avorter ce dessein ; il fournit des fonds et chargea un architecte distingué de l’école de Rome de mener à fin l’œuvre commencée. Sous la direction savante et désintéressée de M. Paccard, les deux cariatides, l’une en marbre et brisée, mais restaurée par le sculpteur Andreoli ; l’autre seulement en terre cuite, mais soutenue à l’intérieur par une colonne de fer, remontèrent bientôt sur leur piédestal, et l’on plaça doucement l’architrave, ce fardeau gracieux des six jeunes filles, sur leurs têtes belles et robustes.

De tous les petits édifices charmans et délicats qui semblaient être nés autour du Parthénon, de l’Erechteum et des Propylées, comme de jeunes rejetons au pied des grands arbres, un seul était parvenu jusqu’au XVIIe siècle. Je veux parler du temple de Nikè ou de la Victoire aptère, qui disparut emporté par une explosion en 1656. Il ne fut point oublié après sa ruine. M. Fauvel en rêvait la restauration, et Chateaubriand lui donna un regret. La commission archéologique nommée par le gouvernement grec, qui, avant la société, avait institué quelques recherches eut le bonheur de découvrir ce temple, abattu, mais presque complet, sous un bastion moderne, à gauche des Propylées. La reconstruction en fut ordonnée aussitôt. Le mur méridional de la cella était rebâti presque en entier quand la commission du gouvernement remit ses pouvoirs aux mains de la société archéologique. Celle-ci a continué et terminé l’opération à son honneur. Les colonnes canelées, les antes, les caissons, les architraves du temple, tout est présentement en place avec la frise même, enlevée par lord Elgin, et que, sur la prière des Hellènes, l’Angleterre s’est empressée de restituer… en terre cuite, comme elle avait fait déjà pour une des cariatides de Minerve Pandrose. Quant au fronton, il est à perdu.

Tels ont été les soins donnés par la société archéologique aux monumens de l’Acropole, considérables et parfaits entre tous. De ceux qui sont dans la ville elle-même et qu’elle n’a pas négligés, trois ont excité au plus haut degré son religieux intérêt, savoir : le temple de Jupiter olympien, le monument de Lysicratès et la Tour des Vents. Nous avons déjà dit un mot du temple de Jupiter olympien. Nul autre n’a eu de fortunes aussi diverses, et ce serait une trop longue histoire que celle de sa construction. Pisistrate, Antiochus Épiphanes, Persée, Auguste et ses alliés y mirent tour à tour la main pour le commencer ou le continuer, Sylla et Caligula pour le dépouiller ou le détruire, Adrien pour l’achever. C’est son antiquité, avec sa grandeur extraordinaire et sa beauté relative, qui lui ont valu la vénération des Hellènes ; mais toute pensée de restauration était interdite à l’égard d’un édifice qui avait épuisé tant d’efforts et coûté 7,088 talens aux Athéniens ; c’est-à-dire 38,275,200 francs de notre monnaie[3]. On n’a pu songer qu’à préserver d’une ruine totale les douze ou quinze colonnes qui survivent tristement à cette merveille anéantie. Le sol qui les porte est retenu du côté de l’Ilyssus par un gros mur de soubassement appuyé lui-même à de puissans contreforts. Le temps avait pratiqué dans cette espèce de rempart et agrandissait peu à peu une brèche menaçante : la société l’a fermée au moyen de vingt blocs qui avaient roulé dans les champs. Cette réparation, insignifiante en apparence, sauvera la colonnade et conservera aux études esthétiques et archéologiques un terme de comparaison d’autant plus précieux que ces vestiges de l’ordre corinthien sont, peu s’en faut, les seuls qui subsistent en Grèce.

Lorsque du temple de Jupiter olympien on se dirige vers la pente orientale de la citadelle, on entre bientôt dans l’antique rue des Trépieds, qui tirait son nom des nombreux monumens où les tribus consacraient des trépieds en bronze en souvenir de leurs victoires dans les combats de musique et de danse. L’an 335 avant Jésus-Christ, sous l’archontat d’Evénète, la tribu Acamantide, couronnée dans une de ces luttes pacifiques, érigea à l’entrée de la rue le ravissant édifice appelé par la tradition la lanterne de Démosthène. Je le décrirais, si tout le monde ne connaissait la rare élégance de ses colonnettes corinthienne, sa frise représentant en bas-relief une aventure de Bacchus, et son toit circulaire que surmontait, d’après Stuart, le trépied conquis par la tribu victorieuse. Chacun peut voir dans le parc de Saint-Cloud une copie de ce monument, que les Parisiens, comme les palikares, appellent la lanterne. Le poétique souvenir qui s’y rattache, sa forme, ses détails, tout est gracieux dans ce bijou de l’art ; mais sa petitesse et sa perfection étaient un double danger. Comment est-il debout ou comment n’est-il pas à Londres ? Situé du côté le plus escarpé de la citadelle, le phanari était moins exposé aux coups de la guerre. Si d’ailleurs il n’a point passé les mers, c’est que, il y a deux cents ans bientôt, la France l’avait acquis. En 1658, des capucins français s’étant établis à Athènes, le père Simon, leur directeur, acheta la lanterne à un Grec pour la somme de 350 écus. C’était pour rien. À peine le marché conclu, l’Athénien en eut regret, non à cause du prix, mais dans la crainte honorable que le chef-d’œuvre ne fût tombé en mains barbares. Un débat s’engagea ; cependant la vente fut confirmée, et le père Simon demeura maître du monument, à la condition toutefois de le respecter et de le montrer aux curieux qui le voudraient voir. Les bons pères ont gardé la foi jurée : à l’ombre de leur paisible monastère, le monument de Lysicratès est arrivé sans dommage jusqu’au règne d’Othon Ier. Bien plus, par une abnégation toute chrétienne, les successeurs du père Simon ont, en 1845, renoncé à leur propriété. La société archéologique s’est alors hâtée de dégager la base de l’édifice et de l’isoler de toutes parts. M. Piscatory avait offert de l’entourer d’un mur et d’une grille ; son départ d’Athènes et les événemens des dernières années ont empêché l’exécution de ce projet, qui eût définitivement attaché le nom de la France au monument chorégique de Lysicratès.

Quoique l’architecture de la Tourdes Vents ne soit nullement méprisable, ce n’est pas comme œuvre d’art qu’il convient surtout de l’étudier. Les vents, sculptés sur les huit faces de la tour, sont de médiocres figures qui tombent et rampent plutôt qu’elles ne volent dans le champ trop étroit où la corniche les resserre ; le toit est sans légèreté, et l’on se demande à quoi servent ses deux portiques d’un style équivoque. Cette tour, remarquablement conservée, ne saurait guère intéresser que les archéologues : c’est un monument de la gnomonique des anciens. Andronicus Cyrrhestes, qui la construisit en 159 avant Jésus-Christ, en fit à la fois un indicateur des vents, une horloge solaire et une horloge hydraulique ou clepsydre. Quoi qu’en ait dit La Fontaine, l’utile est plus communément apprécié, et partant plus sûrement respecté que le beau. Aussi n’est-il jamais pour un monument ancien de protection plus efficace qu’une destination actuelle dont il n’a pas à souffrir. Les Hellènes, qui ne l’ignorent pas, conçurent de bonne heure le dessein de ramener la tour de Cyrrhestes à son primitif usage d’horloge publique ; le sol de la rue d’Eole, où elle était enseveli jusqu’aux trois quarts de sa hauteur, fut creusé à une profondeur suffisante, et l’on entoura d’un mur octogones sa base déblayée. Un officier grec au service de la marine française, M. Palasca, fut invité par m’hétairie à examiner les nombreuses lignes tracées sur les faces de la tour et à s’assurer si elles pourraient encore de nos jours constituer des cadrans solaires. Après de savantes études, M. Palasca a publié un mémoire dont voici l’intéressante conclusion : — Bien que la tour ne soit plus exactement orientée, l’arrangement des lignes horaires prouve qu’à l’époque où elles furent tracées, les Athéniens divisaient le jour solaire en douze heures. Dans ce système, les heures n’avaient pas une durée invariable comme aujourd’hui, mais elles croissaient et décroissaient avec le jour lui-même selon les saisons. Égales entre elles pendant une même journée, dont elles représentaient la douzième partie, elles étaient plus longues en été, plus courtes en hiver. Le lever du soleil (douzième heure de la nuit) était le point de départ des heures du jour ; la sixième heure (notre midi) était marquée par le passage du soleil au méridien, tandis que la douzième heure correspondait au coucher de cet astre. Quelques aiguilles placées d’après les conclusions de M. Palasca indiquent les heures anciennes facilement réductibles en heures modernes.

Si le plus pur et le meilleur de l’architecture grecque est à Athènes, les provinces, de leur côté ; ont gardé de fortes et nombreuses traces du passage des siècles. Çà et là un tombeau, une acropole avec ses tours, des murailles cyclopéennes, des remparts rasés au niveau des chaumes ou des buissons, ici une porte, plus loin une colonne solitaire, rappellent poétiquement les lieux sacrés ou célèbres. Le soc et la bêche s’enhardissent chaque jour davantage autour de ces pierres vénérables. Une attention toujours vigilante peut seule les préserver des atteintes de la vie moderne, en indiquant à l’ignorance quelle est la limite où doit s’arrêter le sillon. La ruine fouillée ou contemplée par le savant, le pâtre s’y abrite encore, mais la respecte désormais. La société n’a rien négligé ni pour révéler aux hommes du désert ou des campagnes le prix des choses anciennes, ni pour en faciliter l’étude aux voyageurs ; elle est allée à Mycènes dégager la Porte-des-Lions et sonder, en vue de recherches ultérieures, la terre homérique où dorment les Atrides ; elle a mis à découvert les gradins si habilement disposés du théâtre d’Épidaure, ouvrage de Polyclète, et qui surpassait tous les autres par le choix des formes et la justesse des proportions. À Delphes, qui ne pouvait être oubliée, un premier examen du vallon a fait retrouver la grotte de la Pythonisse, le gymnase, le soubassement de deux temples et les murs renversés, mais presque complets d’un troisième, celui de Minerve-Pronœa, dont la restauration est projetée. Le patriotisme des Hellènes se propose aussi de replacer sur sa base le lion colossal de Chéronée, élevé à la mémoire du bataillon sacré qui mourut tout entier en combattant contre Philippe, et dont Pausanias dit avec une simplicité qui est de l’éloquence : « On s’est borné à mettre un lion sur leur tombeau en souvenir de leur courage ; mais on n’y a pas gravé d’épitaphe, parce que la fortune les avait trahis. »

La Grèce, on le voit, comprend aujourd’hui tout le prix des chefs-d’œuvre dont ses enfans sont devenus les seuls gardiens. Les efforts de la société archélogique d’Athènes ont porté d’heureux fruits. Statues, bas-reliefs, fragmens, vases de Corinthe ou d’Égine, médailles, inscriptions, sarcophages, tout a été pieusement recueilli et déposé dans le temple de Thésée. L’idée de ces pieux dépôts est toute grecque ; on fera bien de s’y tenir. Les temples païens étaient des sanctuaires à la fois jour les dieux et pour l’art : les transformer en musées, c’est leur rendre à moitié leur destination primitive.


III

Des résultats importans à divers titres ont de bonne heure, nous l’avons dit, manifesté la féconde influence de la société archéologique. Le parthénon, l’Erechteum et les Propylées, dégagés et restaurés, ont inspiré trois belles études exécutées sur l’Acropole à des élèves distingués de l’école de Rome[4]. Avant les récens travaux des Hellènes, M. de Laborde n’aurait assurément pas conçu dans d’aussi vastes proportions le grand ouvrage qu’il publie sur les monumens grecs. L’école française d’Athènes, représentée ici même par un nom cher aux lettres, a donné sur le temple de Minerve une ingénieuse monographie[5]. Les études allemandes sur l’archéologie grecque sont presque toutes antérieures à la naissance de la société d’Athènes. Quelques mémoires ont été cependant suscités par cette société en Allemagne ; nous citerons entre autres celui de MM. Ross, Ed. Schaubert et Chr. Hansen, sur le temple de la Victoire aptère, publié à Berlin en 1839. De nombreuses inscriptions, exhumées par les ouvriers de l’hétairie, ont enrichi la grande collection de M. Bœckh. Si la mort, une mort prématurée et cruelle, n’eût fait de la Grèce elle-même, qu’il étudiait avec passion, le tombeau d’Ottfried Müller, ceux qui connaissent son Manuel d’archéologie peuvent calculer l’immense parti que cet autre Winkelmann eût tiré des recherches et des fouilles modernes. Enfin, depuis que rien n’obstrue plus les modèles éternels de l’architecture antique, le pinceau, le crayon, la photographie, en reproduisent plus aisément et plus fidèlement l’image et secourent ainsi par momens l’art qui s’égare et le goût qui s’affaiblit.

Cependant, de toutes les conséquences heureuses produites par la conservation et l’entretien des temples antiques, il en est une que l’avenir se chargera de tirer tout entière, et que dès à présent je dois faire entrevoir : je veux parler de cet accord entre les monumens grecs et la nature qui les encadre, accord merveilleux qui, grace aux intelligentes restaurations des archéologues d’Athènes, se révèle aujourd’hui dans toute sa grace aussi bien que dans toute sa grandeur. À l’époque où les édifices grecs disparaissaient à moitié sous des monceaux de terre et de décombres, on s’épuisait dans un pénible effort pour les compléter par la pensée, et on n’allait pas plus loin. Aujourd’hui, tout qui reste étant dès l’abord aperçu, la conception de ce qui a péri est prompte et facile, et le plaisir de bien voir et d’admirer une fois goûté, on se tourne involontairement vers le paysage, que l’on admire à son tour. Bientôt on arrive à comparer le paysage et le monument, et l’on finit par saisir entre l’un et l’autre un rapport mystérieux, comme un air de famille ou une indéfinissable ressemblance. Dès, lors, on a pénétré l’un des secrets de la perfection de l’art antique, et l’on se dit que des artistes nés au sein d’une nature aussi parfaite ne pouvaient s’empêcher de mettre dans leurs œuvres cette merveilleuse beauté qu’ils respiraient avec la vie, et dont leur ame, qu’elle en eût conscience ou non, était tout imprégnée.

Quelques voyageurs sont déconcertés en voyant la Grèce actuelle presque nue, ses montagnes déboisées, ses plaines souvent désertes et stériles, et la plupart de ses fleuves taris. Comme elle a perdu son manteau de verdure, ils pensent qu’elle n’a plus sa beauté. Qu’ils y prennent garde cependant : l’épreuve de la nudité, si fatale aux corps mal faits, la Grèce la brave. Les fleurs, les arbres et les prés ne la gâteraient pas sans doute ; mais elle s’en passe et n’en souffre pas, parce que sa perfection, comme toute perfection réelle, lui vient non de la couleur, mais de la constitution et de la forme. Une figure vraiment belle peut impunément pâlir, que dis-je ? elle y gagne parfois. Le Parthénon était peint des plus vives couleurs : la pluie et les vents qui ont décolore sa noble face ont-ils donc emporté sa beauté ?

La montagne, la plaine, lamer, les îles se rapprochent et s’unissent en Grèce dans un continuel embrassement ; écartez-vous des rivages, cherchez les sommets les plus élevés ou les plus secrètes vallées, vous croyez la mer éloignée, regardez : elle est à vos pieds. Parvenus un jour jusqu’au fond des gorges où se cache Phylé, la forteresse de Thrasybule, nous pensions bien être emprisonnés dans une enceinte de monts. Tout à coup un double rayon de soleil passant entre deux nuages nous montra, à l’orient, la plaine d’Athènes s’achevant doucement à l’Hymette, et, plus au midi, dans un pli de l’OEgialée, un coin bleu du golfe d’Éleusis pris entre les roches comme un fragment tombé de la voûte du ciel. Il n’est pas de province où ces riches perspectives ne se présentent plusieurs fois. Dans la seule Attique, trois admirables paysages étalent, dans des situations analogues, la même et toujours nouvelle diversité. La plaine d’Athènes, celle de Marathon et celle d’Éleusis s’étendent également entre un amphithéâtre de montagnes et un golfe régulièrement arrondi que relève et anime à l’horizon une île aux formes tantôt sévères, tantôt molles et riantes. Athènes regarde Égine, Marathon l’Eubée, et vis-à-vis la plaine de Thria que Cérès Éleusine avait fertilisée, Salamine, aride, mais glorieuse, découpe au-dessus de la mer ses pics dépouillés et rougeâtres. Quatre petits fleuves roulaient autrefois leurs eaux dans ces contrées. La guerre et les hommes ont brisé leurs urnes, bien fragiles, hélas ! et depuis lors un trait manque aux paysages que Dieu avait créés sans défaut. Le Céphise éleusinien et l’Ilyssus sont à sec, le Charadros, qui descend d’Aphidné vers l’Eubée, n’a plus d’autre murmure que celui de son nom. Seul, le Céphise athénien, abandonnant à chaque instant son lit raviné, ses tortues aux écailles d’azur et les roseaux de ses rives, pour suivre malgré lui d’étroites rigoles de pierre, va distiller encore quelques gouttes à un sol altéré et semer çà et là sur ses pas quelques fleurs et quelque feuillage.

Ces plaines charmantes sont si bien closes à l’œil, que nulle d’entre elles ne fait soupçonner sa voisine. Cependant les barrières qui les dessinent et les séparent s’abaissent par endroits. Des portes où vous guident les mouvemens même du terrain donnent accès de l’une à l’autre, y font circuler le même peuple, la même vie, et impriment au pays un caractère d’unité qui lui est propre. Ces spacieuses vallées, ces cirques autour desquels tournent des chaînes de collines, sont comme les chambres d’un même appartement bien distribué. Le voyageur s’y reconnaît, s’y oriente sans peine ; c’est, si l’on veut, un labyrinthe, mais un labyrinthe où le fil conducteur est toujours sous la main. La voie sacrée tend d’elle-même du bois d’oliviers au mont Icare, qui forme, avec le Corydale, le défilé mystique de Daphné. Le Parnès et le Pentelique s’écartent à Képhissia pour vous ouvrir la route vers Marathon et Chalcis. Dans le Péloponèse, le dervenâki[6] du Trétos et son ruisseau vous mènent, à travers une forêt de myrtes et de lauriers roses, jusqu’aux champs de Némée. À ce point, le sentier divisé se perd dans de vagues espaces ; mais qu’est-il besoin de sentier ? L’Acrocorinthe, pyramidant au nord comme un phare lointain, vous appelle vers les passages resserrés et pierreux qui se rouvriront bientôt aux vignes de la Corinthie, devant la mer des alcyons.

Tout ici se tient et s’enchaîne ; mais tout est annoncé et préparé dans le même paysage. Qu’elle se creuse ou qu’elle s’élève devant vous, la terre marche à pas réguliers. C’est surtout la nature grecque qui ne procède point par soubresauts, non it natura per saltus. Près de Mistra, je le sais bien, le Taygète dresse ses contreforts à pic comme des murs : le grand rocher de Nauplie, tel qu’un baigneur impatient, bondit et plonge de haut dans le golfe d’Argos ; mais par quelle pente insensible l’Attique, s’éloignant à regret e ses ports, gravit long-temps avec une lenteur calculée les flancs du Pentélique, et va s’asseoir enfin au vert sommet de cette montagne, d’où les regards retrouvent tant de mers à la fois ! Partout autour d’Athènes, excepté aux endroits gâtés par la main de l’homme, le ruisseau devient rive, la rive devient plaine, la plaine monte unie et continue, semblable à et ces lames immenses qu’un souffle égal pousse d’une même et puissante haleine, et quand, arrivé sur la cime, vous demandez où a commencé la montagne, tout vous dit que c’est au ruisseau. De cette gradation qu’observent les plans principaux en se succédant naît, avec la grace, une singulière harmonie, et cette harmonie produit à son tour la proportion. En effet, lorsque les élémens d’un tout se tiennent, s’accordent et se préparent, lorsque nul n’entreprend sur son voisin soit pour l’effacer, soit pour le dominer seulement, on peut s’assurer que la proportion est dans ce tout. Assis à Tatoï, non loin des ruines de Décélie, je cherche dans cette Attique, qui se peut nommer l’archétype des paysages grecs, j’y cherche une colline trop petite, une montagne à abaisser, un golfe à étendre, une baie à mieux arrondir : rien de défectueux, rien d’incorrect ne se présente à ma vue. La masse même de l’Hymette ne saurait dépasser ce tableau ; elle est le fond imposant de cette scène incomparable.

Une rare simplicité met le comble à tous ces mérites. Il est des sites beaux sans contredit par la richesse qui s’y déploie, mais qu’une indiscrète et exclusive admiration a rendus presque vulgaires. Il y a une nature théâtrale qui n’a rien à démêler avec la Grèce. Ici, des effets d’ensemble de l’ordre le plus élevé sont obtenus par des moyens presque invisibles, sans fracas, sans charlatanisme. Une telle nature n’enivre pas, ne monte pas à la tête ; c’est à l’intelligence qu’elle s’adresse, non aux nerfs ni aux sens. Celui qui irait chercher là des impressions ou des secousses se serait trompé. Comme aucune forme n’y prédomine, tout cela est calme, grave et n’excite point. Pour en saisir le seul sens caché, il faut du temps et un habituel commerce avec les mêmes lieux. Et puis, de même qu’on n’a compris qu’avec l’étude, on n’admire qu’à bonnes enseignes, mais profondément et de cette admiration vraie qui s’exprime sans gestes et parle sans cris. Celui qui déclame sur la nature en Grèce se bat les flancs et n’a rien senti, rien compris. La perfection tout idéale de ces tranquilles aspects ne peut atteindre le cœur qu’en passant par la raison. Les voir n’est pas assez, il les faut regarder naïvement et fortement. Cette volonté de regarder comme d’autres réfléchissent, mais en pleine liberté d’esprit et en dehors de tout système, porte toujours ses fruits. Par ses proportions modérées, la nature grecque s’abaisse en quelque sorte à la taille de l’homme, vient doucement au-devant de lui, l’invite à la contempler et, pour qui sait l’écouter, s’explique sur elle-même avec une pénétrante éloquence. Une magique lumière qui, versée à flots à travers un pur éther, rapproche les objets, en éclaire jusqu’au moindre détail et leur communique, aux heures brûlantes, je ne sais quelles étranges palpitations semblables, de loin, à une vie dans la pierre ; des nuits sereines dont les ténèbres transparentes voilent tout et ne cachent rien ; un climat qui, sur terre et sur mer, laisse les voies praticables en toute saison et le pays toujours accessible ; enfin le dessin net et correct des motifs dans la simple ordonnance de l’ensemble : tous ces secours livrent au voyageur attentif le secret de la perfection de l’œuvre. Ce secret, c’est le plan suivi par le Créateur lui-même, plan divin que le génie grec a entrevu, et que dans ses grands jours il a pris pour modèle.

En Grèce, le contour des montagnes, ce profil du paysage sur le ciel, est généralement pur, et décrit avec ampleur des lignes soutenues dont les mouvemens balancés semblent suivre les lois d’une mystérieuse architecture. Les admirateurs sérieux en sont frappés au point de résister rarement à la double tentation, d’abord d’attribuer à ces lignes une influence réelle sur l’art, et d’en chercher ensuite la reproduction fidèle dans la figure des monumens. Le fronton du Parthénon ressemble tant au Pentélique ! le triangle percé au-dessus de la porte du trésor d’Agamemnon à Mycènes répète si exactement les pics d’alentour ! Ces analogies existent, j’en tombe d’accord ; mais, qu’en conclure ?… Laissons là ces jeux d’esprit. L’art grec a trouvé son modèle non dans la face du pays, mais dans sa physionomie ; s’il a regardé le corps, ce n’a été que pour y lire la pensée : cette pensée, il l’a ravie, il l’a faite sienne et l’a mise après dans un corps nouveau, beau comme le premier, quoique d’une beauté moins accomplie et d’un autre visage. Tel est le procédé du génie : il pétrit et anime comme Prométhée ; mais ce qu’il dérobe au ciel, ce n’est pas l’argile, c’est le feu, et quand, s’inspirant de l’œuvre divine sans la copier, il a élevé la plastique même jusqu’au spiritualisme, il arrive que la nature et les monumens apparaissent comme deux copies d’un même et éternel modèle, l’une de la main de Dieu, l’autre de la main de l’homme.

C’est ainsi qu’en Grèce cette variété, qui nous enchante dans le paysage, a passé dans les œuvres de l’art avec ses caractères opposés de fécondité et de mesure. Les temples grecs sont de dimensions différentes ; ils ne varient pas moins dans leurs formes. Sur la seule Acropole, trois temples sont debout sans compter les Propylées : on y trouve les deux ordres principaux, le dorique au Parthénon, l’ionique à la Victoire aptère et à l’Erechtée, et dans celui-ci deux ordres à la fois, si l’on peut rapporter à un ordre les adorables canéphores de Minerve Pandrose. Dans la sculpture des temples, la seule dont il reste en Grèce quelques remarquables débris, la variété, la richesse, le luxe même des ornemens les plus ingénieux et les plus élégans n’a connu d’autres limites que celles du goût même. Quant à la forme humaine, trois fois elle se montre au Parthénon, à la frise, au fronton, aux métopes, et chaque fois avec un relief, des dimensions, des poses et un cortège différens. Et pour sentir tout le prix de cette variété discrète et sobre, il faut se rappeler ici les temples de l’Égypte, leurs pylônes criblés d’hiéroglyphes, leurs colonnes courtes, dont les mille caprices du dessin le plus bizarre ne réussissent pas à corriger la monotone pesanteur, tant il y a loin de la variété à ce qui n’est que multiple !

La même distance sépare l’uniformité égyptienne de l’unité grecque ; la première lasse l’attention, la seconde lui vient en aide en n’offrant à ses prises que des objets où tous les élémens sont liés et se justifient mutuellement : ce sont les membres d’un même être et d’un être harmonieux et proportionné ; les parties opposées s’appellent et répondent par un accord spontané où ne paraît ni gêne ni contrainte. Le monument s’élève-t-il, tout en lui grandit ensemble et de concert, colonnes, architrave, fronton ainsi grandissent les beaux enfans et les beaux arbres ; ainsi grandirent sans doute les belles montagnes au temps où la terre, cherchant ses formes dernières, s’achevait avec la lenteur des siècles et s’apprêtait à recevoir l’homme. Que le monument s’abaisse au contraire, et tout se réduit selon une rigoureuse échelle de proportion dont la science moderne, qui n’a pu encore en découvrir la loi, reconnaît cependant l’existence et proclame l’effet.

En dépit d’un préjugé assez répandu, l’art grec n’entre dans les cadres réguliers de la symétrie qu’à la condition de s’y mouvoir avec aisance et liberté. L’Erechteum est un temple en deux chapelles extérieures l’une à l’autre, d’inégale grandeur et sans aucune ressemblance. Le spectateur qui, appuyé contre le rempart occidental de l’Acropole, regarde devant lui voit le petit temple de la Victoire sans ailes dépasser en hauteur le toit de la Pinacothèque, le faîte des Propylées, et masquer le fronton du Parthénon. Est-ce hasard ? est-ce négligence ? Ni l’un, ni l’autre. La symétrie est une raison purement géométrique, et c’est toujours d’après des raisons de convenance morale ou locale que se décide l’art grec. Sa position fut marquée à l’Erechteum par la tradition religieuse qui plaçait là la trace du coup de trident de Neptune et le point où s’éleva l’olivier de Minerve. Le temple de la Victoire sans aile rappelle la mort d’Égée et consacre le rocher d’où il s’élança.

Quand la tradition est muette, l’architecture grecque consulte la nature. Ce n’était pas assez de lui avoir rendu un premier et grand hommage en s’appropriant ses qualités essentielles ; les Grecs ont prouvé d’une autre manière à quel point ils en comprenaient les procédés et en devinaient les intentions et l’esprit. Dans un pays où quelques années et un peu de poudre ont suffi pour faire sauter le mont Anchesme et l’effacer de la carte, il était aisé de violenter le sol. Alexandre eut cependant le bon sens de n’écouter pas Stasicratès, qui lui offrait de tailler l’Athos en forme humaine. Un tel projet était déjà un symptôme de décadence. Dans les beaux temps, rien de pareil L’activité de l’homme ne songeait point alors à transformer l’œuvre du Créateur : elle ne voulait que l’achever.

La nature avait multiplié en Grèce, comme pour tenter l’art, des soubassemens, des piédestaux, des socles. L’art vint, et ce qui manquait à la terre, il l’ajouta. Le rocher de Sunium était sans faîte, Phidias lui en donna un, et le voilà encore : c’est le temple de Minerve Suniade, qui de loin vous convie à tant de merveilles. Sans le Parthénon, plus de couronne pour l’Acropole d’Athènes. Egine a vingt belles hauteurs ; choisissez la plus noble et la mieux située : là est le Panhellenium. Le terrain descend-il des monts, l’art s’attache à ses pas, marche avec lui, et, s’il s’arrête, le creuse, l’arrondit en gradins et y construit une scène. Ainsi du mur de Thémistocle à l’Ilyssus, séparés par deux jets de flèche, l’Athénien trouvait à ses pieds le théâtre de Bacchus, où l’on jouait Sophocle, et l’Odéon de Périclès.

De degré en degré, l’art est arrivé dans la plaine. Ne pensez pas qu’il la dédaigne ; il sait qu’elle comporte et appelle tout un ordre de créations. Un magnifique espace se déploie entre l’Hymette, l’Acropole, l’Ilyssus et la mer. L’art grec remarque cet espace, le mesure et l’apprécie. Il le couvre d’un temple immense qui relève la plaine, lutte par la légèreté de son style avec le Parthénon, et, prolongeant à l’horizon ses colonnes corinthiennes par-delà le rivage et la vaste mer, ne les arrête enfin que sur l’azur même du ciel.

En méditant sur cette intime et parfaite harmonie entre l’art et le sol, on aboutit sans effort à cette conclusion que, dans la Grèce, l’art reflète et traduit la nature et la continue parfois, et qu’à son tour la nature explique l’art, le commente et le fait valoir, en sorte que chacun des deux en l’absence de l’autre n’a plus ni la même signification, ni le même prix. Et de cette conclusion sortent quelques enseignemens que les artistes feront bien de méditer : le premier, c’est que la plus digne et la plus honnête façon d’aimer les monumens grecs sera de les laisser avec leurs ornemens en Grèce ; le second, c’est que nul ne peut prétendre en avoir pénétré le sens qui n’a pas quitté son pays pour les aller étudier sous leur ciel et sur leurs montagnes ; le dernier, c’est que l’imitation exacte de l’architecture antique, heureusement féconde à Athènes et en Grèce, ne peut ailleurs enfanter que des contre-sens.

Mais il n’est pas nécessaire d’être architecte, sculpteur, peintre ou antiquaire, il suffit d’être homme et d’aspirer à une éducation supérieure de ses facultés pour retirer le plus grand fruit d’un commerce direct, avec la Grèce ancienne. La vue d’un genre de perfection incomparable qui avait sa cause souveraine dans le contre-poids, l’équilibre et l’harmonie des mérites les plus opposés, cette vue bienfaisante peut contribuer efficacement à nous guérir de la fièvre de l’esprit, bien autrement pernicieuse que celle du corps, et nous donner le salutaire dégoût de tout ce qui ressemble à l’emphase, à la déclamation, au laid, au faux. Une telle disposition peut-elle se payer trop cher ? Celui qui l’aura sinon acquise, du moins recouvrée au contact de Phidias et d’Ictinus sera, j’en suis sûr, reconnaissant envers les Hellènes dont la filiale a reconquis et purifié le sanctuaire de l’art.

Plus ira le monde, plus ces grands restes de l’antique lui deviendront précieux. Que les Héllènes, par leur exemple, continuent à en exciter chez les savans, chez les artistes, l’amour religieux et éclairé. Aussi bien, ce n’est pas là seulement une question d’archéologie. Comme au temps de Sylla, les morts, présens dans leurs œuvres, viellent sur les vivans, et dans les mauvais jours sauraient les protéger encore. Ce ne sera pas pour les Grecs modernes un médiocre d’avoir sauvé, rétabli des chefs-d’œuvre que le génie de l’homme n’eût pas enfantés une seconde fois. L’avenir leur saura gré d’avoir reconstruit le temple de la Victoire, relevé l’Erechteum, déblayé les Propylées, consolidé l’Olympium, empli de curieux fragmens le temple de Thésée, isolé la Tour des Vents et la lanterne de Démosthène, cherché dans les provinces jusqu’aux traces les plus effacées des siècles anciens, — enfin d’avoir presque restitué sa forme au Parthénon. Avec de tels gardiens, nul danger ne menace plus la Grèce antique, ce musée de temples et de portiques qui était le bien de tout le monde, et que tout le monde aurait dû respecter. Pour moi, ce sera toujours avec un sentiment de reconnaissance pour les auteurs de ces pieuses restitutions que je me rappellerai ces longues heures passées dans un repos fécond au pied des colonnades, cette première et vivifiante haleine de l’embat[7] m’apportant sur son aile, avec la fraîcheur des golfes voisins, les parfums subtils de la plaine, ces nuits surtout, ces nuits délicieuses où cachée encore par l’Hymette, la lune blanchissait peu à peu des clartés de sa douce aurore le faîte brisé des frontons. Comment oublier ces beaux lieux qui, après avoir ravi l’esprit, s’emparent du cœur et le retiennent par d’intimes attaches ? Parmi ceux qui ont le sentiment de l’antique et de l’art, nul ne les habite sans les aimer comme on aime une patrie retrouvée, nul ne les quitte sans les regretter comme on regrette une patrie perdue.


CHARLES LEVEQUE.

  1. Les étrangers peuvent, comme autrefois, en devenir membres ; seulement la cotisation annuelle a été portée de 15 drachmes à 36, moyennant quoi on peut se donner le mérite de contribuer à conserver les plus beaux édifices sortis de la main des hommes.
  2. « Singulière destinée, dit Chateaubriand dans l’Itinéraire, qui me fait sortir tout exprès de Paris pour découvrir les cendres de Clytemnestre ! » Cette découverte n’était qu’un rêve de poète. « Les tombeaux qui résonnèrent sous les pieds de Chateaubriand étaient ceux de Halil, aga d’Argos, assassiné en 1771 par les brigands, et de son domestique. » Voyez Pouqueville, Voyage en Grèce, t. V, P. 190.
  3. On sait que le talent valait 5,400 fr.
  4. MM. Paccard, Tétaz et Desbuissons.
  5. Voyez, dans la Revue du 1er décembre 1847, le Parthénon, de M. E. Burnouf.
  6. Dervenâki, diminutif grec du mot turc dervend, défilé.
  7. Les Athéniens nomment ainsi le vent qui souffle de la mer.