Les Monastères et la Question religieuse en Italie

Les Monastères et la Question religieuse en Italie
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 68 (p. 1011-1036).
LES MONASTERES
ET
LA QUESTION RELIGIEUSE
EN ITALIE

I. Les Monastères bénédictins d’Italie, souvenirs d’un voyage littéraire au-delà des Alpes, par M. Alphonse Dantier ; 2 vol. Didier, 1867. — II. Chiesa e Finanza, lettera di Marco Minghetti ; 1 vol. Florence. — III. Documens divers, etc.

Notre temps a cela de caractéristique et de solennel, qu’il voit naître bien des choses encore indistinctes dont on ne sait point assurément le dernier mot, et qu’il voit aussi mourir bien des choses qui ont eu leur grandeur. D’un côté, le monde nouveau s’ébauche, se débrouille, sort de l’ombre dans un effort de vivace et irrésistible puissance ; de l’autre, c’est tout un passé qui s’effondre et se décompose. Par instans, de grands blocs se détachent ; ce qui reste se transforme ou n’est plus qu’une ruine immobile d’où la vie se retire. Avez-vous ressenti l’impression étrange que laisse le spectacle de ces grandes abbayes, de ces vieilles demeures claustrales autrefois si animées et si peuplées, maintenant désertes, envahies par le mystère et le silence ? Les vieilles cours sont jonchées de débris, de fûts de colonnes, de fragmens détachés des frontons ; l’herbe pousse à travers les pierres disjointes ; les inscriptions s’effacent sur les murs noircis et sur les dalles usées ; les cloîtres sonores semblent répéter un écho d’un temps ancien. Au dehors, tout a changé, tout s’est transformé : la ville a pris un aspect nouveau, la campagne est livrée à l’industrie des hommes. On dirait qu’un lien s’est brisé entre le monde extérieur et ces vieux édifices. Ce ne sont plus que des monumens restés debout, mais dénués de toute signification actuelle, isolés, séparés de leur vrai cadre, quelque chose comme une tour Saint-Jacques transplantée par le hasard des démolitions entre les plates-bandes d’un jardin, s’élançant fière, muette et sombre au milieu du mouvement de la ville moderne. C’est la destinée des institutions mêmes dont ces monumens sont l’image, de cet ensemble temporel de l’église dont l’édifice s’écroule un peu partout, jusque dans cette contrée italienne, la dernière où il ait gardé les dehors d’une puissance établie, la dernière où la vie monastique, selon le mot d’un de ses plus récens historiens, soit restée entière « avec ses règles, ses traditions, ses costumes, » avec ses couvens qui remplissent les villes, se dressent à la cime des montagnes ou se cachent dans les vallées des Apennins.

Que sera dans l’avenir l’action religieuse ? Sous quelles formes et dans quelles conditions est-elle appelée à s’exercer ? Comment arrivera-t-elle à se combiner avec la constitution ou les allures de la société moderne ? Au milieu des conflits contemporains, c’est assurément le problème le plus sérieux, le plus complexe, le plus irritant, problème qui touche à tout, à la religion, à la politique, à l’économie sociale, aux finances, qui s’agitait obscurément dans ces récentes élections italiennes où tout s’est confondu et rien ne s’est éclairci. Je ne voudrais ni aggraver ni diminuer ce problème, qui pèse aujourd’hui sur l’Italie et qui ne pèse pas seulement sur elle ; je veux le résumer simplement dans ses termes essentiels. Le premier point certain, c’est que l’organisation visible, extérieure, politique de l’église, telle qu’elle a existé jusqu’ici en Italie, cette organisation cède de toutes parts sous l’irrésistible pression des événemens. Depuis six ans, les privilèges civils de l’église ont disparu successivement dans toutes les provinces où ils faisaient partie de la législation publique. Le droit de propriété ecclésiastique est atteint par la coordination ou la transformation du patrimoine du clergé. Depuis le 7 juillet 1866, les communautés religieuses de tout ordre, de toute nature, ont cessé d’être reconnues dans leur personnalité indépendante ; elles n’existent plus légalement. La loi qui provoquait, il y a un mois, la dissolution de la chambre et qui proposait définitivement la séparation de l’église et de l’état, cette loi n’était elle-même que le couronnement de cette série d’actes par lesquels la révolution italienne a jusqu’ici attesté son esprit et son caractère. Tout se tient, tout s’enchaîne dans ce mouvement, et de conséquence en conséquence l’église se trouve ramenée dans son domaine unique, qui est la conscience.

Ce qui est bien clair encore, c’est que la question religieuse, telle qu’elle apparaît désormais au-delà des Alpes, en est arrivée, au point où elle ne peut plus être indéfiniment ajournée, où entre l’église et l’état il y a un dernier acte nécessaire, une véritable liquidation de droits, d’intérêts, de prérogatives, une sorte de grande liquidation morale, politique autant que matérielle. Ce n’est pas le déclin de toute action religieuse, ce n’est pas la mort de l’église catholique ; c’est plutôt pour elle après tout le point de départ d’une transformation semblable à tant d’autres transformations où elle n’a pas succombé, par lesquelles elle s’adapte de siècle en siècle à la marche des choses. C’est le commencement d’un ordre nouveau qui s’inaugure laborieusement, péniblement, au milieu des contradictions et des luttes, et c’est aussi la fin d’un ordre ancien qui a eu son éclat, ses grandeurs, sa poésie, dont la marque est empreinte dans toute la civilisation italienne, qui même en disparaissant fait sentir encore sa puissance, ne fût-ce que par les embarras qu’il laisse après lui, ne fût-ce que par ce prestige que garde toujours une vieille et forte institution. De là ce qu’il y a de complexe, de dramatique, dans cette question religieuse où le passé et le présent se retrouvent face à face. Le présent, c’est tout ce travail d’idées, d’instincts modernes conduisant à une révolution dans les rapports de l’état et de l’église ; le passé, c’est cette vie ecclésiastique « dont M. Alphonse Dantier retrace un des épisodes dans son livre des Monastères bénédictins d’Italie, œuvre d’histoire et d’art, de science et de description pittoresque, où l’auteur, avec le zèle d’un antiquaire, d’un croyant éclairé et d’un voyageur, semble vouloir ressaisir encore une fois cette mélancolie souveraine qui s’exhale des vieux cloîtres.

Je ne m’étonne pas du sentiment qui a inspiré à l’auteur des Monastères bénédictins d’Italie cette savante et sympathique évocation de tout un passé déjà plus qu’à demi submergé par le flot montant de la vie contemporaine. Ce n’est pas le sentiment tout actuel des politiques, des économistes ou des financiers jetés par les événemens en face d’un problème désormais aussi difficile à éluder qu’à résoudre. C’est le sentiment de ceux qui se placent au point de vue de la religion, de l’histoire ou de l’art, de tous ceux qui en parcourant l’Italie ont foulé de leurs pieds les seuils poudreux et usés de ces grandes abbayes, de ces vieilles demeures claustrales, que les moines du bon vieux temps savaient si bien placer dans les solitudes alpestres ou au sommet des montagnes, et qui, même après avoir cessé d’être des foyers de lumières ou de sainteté, restent encore une magnifique décoration de, pierre et de marbre : — la poétique Vallombreuse perdue dans ses épais et verdoyans massifs de sapins près de Florence, Vallombreuse que Milton et Lamartine ont chantée, que l’Arioste appelait « riche et belle, courtoise aux visiteurs, » et d’où l’on voit se déployer la vallée de l’Arno avec la mer dans le lointain ; — San-Michel in Bosco sur les coteaux qui avoisinent Bologne ; — au midi Sainte-Trinité de Cava suspendue au flanc des montagnes, au-dessus de la vallée du Selano, à quelques lieues de Salerne ; — Monte-Vergine, qui domine l’ancien pays des Samnites, d’où l’on découvre la mer de Naples battant le promontoire de Sorrente, par-dessus tout la première des abbayes, la maison du Mont-Cassin aux grands et hospitaliers souvenirs. Je ne parle pas de tous ces couvens qui environnent Rome, qui sont aujourd’hui les dernières citadelles de la vie monacale, et qui, en se confondant partout avec les ruines d’un autre temps, d’un autre monde, attestent l’incessant renouvellement des choses, comme ce couvent de capucins de Tivoli qui s’élève à la place où fut la villa d’Horace, à deux pas des chutes de l’Anio, tout près d’une manufacture construite elle-même à côté des débris de la splendide villa de Quintilius Varus. Ces maisons sont la partie monumentale du paysage, comme elles font partie de l’histoire de l’Italie.

Que là où le génie monastique s’est créé ces somptueuses demeures le présent à son tour porte son travail et son industrie avec toutes ses influences, que parmi tous ces ordres dont les maisons couvrent la face de l’Italie bien peu aient gardé la sève religieuse qui les a faits ce qu’ils ont été, c’est l’inévitable loi. Ce serait cependant une étrange faiblesse d’esprit de juger une vieille institution par ce qu’elle est devenue dans son déclin ou avec les idées de notre temps. Ces couvens où errent à peine aujourd’hui quelques moines perdus dans les cloîtres silencieux, ces couvens sont nés un jour d’un des plus prodigieux mouvemens qui aient agité le monde. Ils ont leur origine mystérieuse et légendaire au désert, dans cette vie cénobitique que représente une fresque de Lorenzetti au Campo-Santo de Pise, et dont les héros sont ces obscurs solitaires tenant un livre à la main, tressant la natte sur laquelle ils doivent mourir, ou méditant au bord de la mer qui expire à leurs pieds. Ils ont grandi à côté de l’église et avec l’église, dont ils ont été la force disciplinée et militante au temps où l’église elle-même était la force morale du monde. Ce qui a fait leur puissance, c’est que, mêlés à tout, répondant à des besoins ou à des instincts divers, ils ont été tout à la fois des asiles pour le travail et la science, des refuges pour tous les blessés et les vaincus de la vie, de grands instrumens de civilisation pour l’Occident. Ils ont eu un moment le rôle multiple de défricheurs du sol, de protecteurs des pauvres, de gardiens de la culture intellectuelle, et de toutes ces communautés religieuses qui ont péri par l’épuisement de la sève première, par l’immobilité au milieu du mouvement universel, aucune n’a eu certainement plus d’éclat que cette communauté bénédictine dont M. Dantier s’est fait l’historien, qui, après avoir eu l’action la plus décisive, est restée la plus savante, la plus éclairée, même la plus libérale d’esprit, dans sa haute solitude du Mont-Cassin.

Lorsqu’on va de Rome à Naples ou de Naples à Rome, non par l’ancienne route de Terracine, mais par Ceprano, où passe aujourd’hui le chemin de fer, le Mont-Cassin est une sorte de halte traditionnelle entre le Latium et la Grande-Grèce, auprès de la petite ville de San-Germano. Il a pris son nom de la montagne au sommet ; de laquelle il a été fondé, il y a treize cents ans, par le premier législateur de l’institution monastique, et où il reste encore comme la maison type avec son auréole de souvenirs et de légendes. Un jour du VIe siècle, un jeune homme d’une famille sénatoriale de l’Ombrie, qui avait reçu le nom de Benoît, s’était retiré, comme bien d’autres en ce temps-là, aux environs de Rome, à Subiaco, non loin des restes de la villa de Néron. Il était allé ensevelir une jeunesse pure et ses ardentes austérités de néophyte dans ces lieux mêmes qui avaient été témoins des orgies impériales. Il y passa trente ans seul, vivant dans une grotte qu’on visite encore, recevant à peine quelque nourriture qu’on lui portait, subjuguant par sa sainteté les moines qui commençaient à se grouper sans loi et sans règle dans les solitudes de Subiaco. Ces moines, qui voulurent le prendre pour supérieur, n’avaient, à ce qu’il paraît, rien d’édifiant ni d’ascétique : ils essayèrent de l’empoisonner. Ces étranges chrétiens, fort difficiles à manier, imaginèrent un jour de tenter la vertu des disciples préférés de Benoît en faisant paraître devant eux sept jeunes filles nues aux attitudes lascives. Le fils d’Euprobus l’Ombrien, l’athlète éprouvé de l’ascétisme, Benoît, partit alors avec deux de ses compagnons, Maur et Placide, qui étaient comme lui nés de riches familles patriciennes. Il s’engagea à travers les gorges de l’Apennin, sans savoir où il allait, descendant du Latium vers le midi, conduit, au dire naïf de la légende, par deux anges ou par deux oiseaux dont le vol lui indiquait la route à suivre. Il arriva enfin à une petite ville municipale, tout adonnée encore au paganisme et campée au pied d’une montagne, sorte de contre-fort de l’Apennin s’avançant dans la plaine arrosée par le Liris, qui est aujourd’hui le Garigliano. Sur le plateau le plus élevé de la montagne, il y avait un temple d’Apollon, et tout auprès un bois dédié à Vénus. Le site était merveilleux. De là on apercevait la fertile Campanie s’étendant entre les montagnes et la mer, — Arpinum, la patrie de Cicéron, — les ombrages de la villa de Terentius Varron ; du côté du nord, sur une pente de l’Apennin, la ville d’Aquinum, où était né Juvénal et où devait naître saint Thomas ; du côté, opposé, à l’extrémité de l’horizon, les flots bleus et étincelans du golfe méditerranéen où s’est élevé Gaëte. Le site n’était pas indifférent pour ces grands contemplateurs, pour ces fondateurs primitifs d’ordres religieux ; mais il y avait une considération plus pratique qui disparaît aisément sous les fleurs de la légende : c’est que le père de Placide, le patricien Tertullus, possédait sur ces hauteurs un domaine qu’il donna aux fugitifs de Subiaco.

C’est là que Benoît résolut de planter sa tente, d’établir cette communauté à laquelle il a laissé avec son nom la règle qui a été le premier, le plus parfait modèle de la législation monastique ; c’est là, sur ces sommets, à la place du temple d’Apollon, qu’il posa la première pierre de cette abbaye bien des fois battue en brèche, toujours relevée, et qui depuis treize siècles est restée la maison-mère, comme le mont sacré de l’ordre bénédictin. Le monde a bien souvent changé de face : depuis treize cents ans, l’abbaye est demeurée debout, opulente ou appauvrie, environnée des mêmes campagnes, en présence du même paysage, immobile, dirai-je, dans la splendeur impassible de son site au milieu des mouvantes péripéties de l’histoire. Depuis treize cents ans en effet, du haut de son roc, elle a vu tourbillonner à ses pieds les événemens et les hommes, se succéder les révolutions et les dominations. Les barbares ont campé dans la plaine, et un de leurs chefs s’est arrêté, désarmé et vaincu, devant le moine descendant de son sanctuaire pour lui reprocher ses iniquités. Les soldats des empereurs d’Allemagne, en se précipitant vers le midi de l’Italie, ont guerroyé dans ces campagnes, jusque sur ces pentes abruptes, autour du monastère qu’ils ont assailli. Souabe et Anjou se sont disputé ce sol. Les armées de la France et les armées de l’Espagne se sont entre-choquées aux bords du Garigliano, et la république française a promené son drapeau jusqu’à San-Germano, en attendant que l’Italie d’aujourd’hui vînt recueillir l’héritage de toutes ces dominations.

Les murs mêmes de l’abbaye sont pleins de souvenirs et gardent encore la trace de tous ceux qui y sont passés de siècle en siècle. Des fils et des frères de rois francs ou lombards sont venus y chercher le repos, l’oubli des grandeurs humaines sous le froc du moine. Charlemagne s’y est arrêté au retour d’une expédition dans l’Italie méridionale, et, revenu en France, il écrivait à l’abbé une lettre singulière en vers. « Va, disait-il en s’adressant à sa lettre, prends ton vol le plus rapide, et, franchissant forêts, collines et vallons, arrive jusqu’à la sainte demeure du bienheureux Benoît. Là un repos assuré attend ceux qui y viennent pleins de fatigue ; là l’étranger trouve en abondance pain, légumes et poissons… » Grégoire VII, obligé de quitter Rome dans le feu de ses luttes contre les empereurs, a cherché un refuge au Mont-Cassin, en s’en allant mourir dans son exil de Salerne, et après lui bien des papes ont gravi la montagne bénédictine. Saint Thomas d’Aquin a été oblat du couvent avant de refuser par modestie d’en être l’abbé. Des artistes, Luca Giordano, Bassano, ont couvert les murailles de leurs peintures. Des poètes ont bercé sur ces hauteurs les agitations de leur esprit. Combien d’hommes, obscurs ou illustres, savans ou grands de la terre, ont reçu la même hospitalité, depuis Charlemagne jusqu’à nos contemporains les moins enthousiastes de la vie monastique ! Avec les noms de tous ceux qui ont passé sous ce toit, on ferait presque l’histoire des révolutions morales de l’Occident, et quelques-uns de ces noms attesteraient certes les vicissitudes des choses, — témoin ce petit épisode, qui n’est peut-être pas le moins curieux des annales bénédictines. Il y a des années déjà, sans sortir toutefois de l’ère contemporaine, un étranger visitait l’abbaye ; il parcourut la maison, s’arrêta dans la salle des archives, et parmi les manuscrits anciens qu’on lui montra il en remarqua un qui semblait plus récent. Il demanda ce que c’était ; l’archiviste lui répondit en rougissant que c’était une histoire de l’abbaye dont il était l’auteur. — Et pourquoi, dit le visiteur, ne pas publier cet ouvrage, qui doit être intéressant à tant de titres ? — Par la raison, dit le religieux, que notre maison est pauvre, accablée de charges, et qu’il est plus urgent de relever nos murailles, qui tombent, que de faire imprimer une œuvre destinée à périr avant même d’avoir vu le jour. — L’étranger parut surpris et ne dit rien. Peu de jours après, l’abbé du Mont-Cassin recevait la somme nécessaire pour faire imprimer le manuscrit. Le livre était l’Histoire du Mont-Cassin du père dom Luigi Tosti, connu depuis pour ses travaux. Le visiteur qui reconnaissait ainsi une gracieuse hospitalité d’un instant n’était autre qu’un des membres d’une famille israélite fort célèbre en Europe. Un Israélite servant de parrain à l’histoire d’une abbaye écrite par un moine ! il y a des jeux bizarres de la fortune.

Cette histoire n’est plus à refaire. Elle a été pieusement retracée par le père Tosti, elle vient d’être écrite de nouveau par M. Dantier. Je voudrais seulement dégager quelques traits caractéristiques. C’est chose frappante comme les institutions promises aux plus grandes et aux plus durables destinées ont le plus souvent une humble origine, comme elles naissent d’une pensée simple et profonde, pure de tout calcul, de toute préoccupation ambitieuse ou vulgaire. Lorsque le fils d’un petit marchand du XIIe siècle, François d’Assise, dans l’élan d’une âme ardente et naïve, attroupait les multitudes de l’Ombrie en leur prêchant le culte de la pauvreté, en relevant de sa religieuse, de sa poétique parole les mendians et tous les déshérités de la vie, il ne se doutait pas qu’il était le père d’un ordre innombrable qui allait perpétuer sous une forme visible et collective cette pensée toute morale de détachement des biens terrestres en la poussant jusqu’à la mendicité organisée. De même, lorsque six siècles avant François d’Assise Benoît fondait sa maison sur la montagne de Cassino, lorsqu’il promulguait cette règle qui a été la mère de toutes les règles monastiques, il n’avait pas l’idée d’une vaste et ambitieuse organisation. Il n’étendait pas son regard au-delà de la petite communauté groupée autour de lui. Les biens qu’il recevait n’avaient à ses yeux d’autre objet que de lui fournir le moyen d’élever un abri pour ses disciples, de suffire à leur existence, de leur assurer un coin de terre où ils pussent prier, travailler en commun, pratiquer l’hospitalité pour les pauvres comme pour les riches.

C’était un personnage parfaitement naïf, quoique moins populaire d’instinct que ne le fut plus tard François d’Assise. Et de cette maison que des moines construisaient de leurs propres mains, au prix de mille peines, avec une simplicité toute primitive, de cette maison cependant est sorti cet ordre qui a étendu ses ramifications sur le monde, qui dans sa période militante a marché à la tête des communautés religieuses, qui a joué un rôle politique dans les luttes de la papauté et de l’empire, de la maison de Souabe et de la maison d’Anjou, avant de finir par s’affaisser sous le poids même de ses prospérités. Pour se rendre compte de ce qu’a été la puissance de cette communauté qui a eu son berceau au mont Cassin, il faut se rappeler qu’à l’époque du concile de Constance elle avait déjà donné à l’église vingt-quatre papes, deux cents cardinaux, seize cents archevêques, huit mille évêques ; je ne parle pas des saints canonisés par milliers. Pour avoir une idée de ce qu’a été la prospérité temporelle de l’ordre bénédictin, il faut se dire qu’au temps de sa splendeur le Mont-Cassin comptait au nombre de ses domaines deux principautés, vingt comtés, quatre cent quarante villes, bourgs ou villages, deux cent cinquante châteaux, trois cent trente-six manoirs, vingt-trois ports de mer, seize cent soixante-deux églises. La papauté n’en a pas toujours eu autant.

C’était une sorte de souveraineté formée de concessions faites par Charlemagne, par les empereurs de la maison de Saxe et de la maison de Souabe, par toutes les dynasties qui se sont succédé dans ces contrées napolitaines. Il y a bien des siècles déjà, le descendant d’une famille grecque d’Amalfi avait fait don au monastère pour son église de magnifiques portes de bronze, exécutées par des artistes de Constantinople et sur lesquelles étaient gravés en lettres d’argent tous les noms des châteaux, villes et fiefs qui appartenaient à l’abbaye. Les portes existent encore et sont la seule chose qui reste de la basilique primitive ; les domaines ont disparu. Ce n’est pas par la main des révolutionnaires seuls qu’ils ont été dispersés, et ici apparaît ce travail lent, confus, irrésistible de dépossession qui a commencé par des monastères pour s’achever aujourd’hui à Rome.

Qu’on y songe bien en effet, la question est la même à Rome et au Mont-Cassin. C’est toujours la question de l’existence temporelle de l’église avec sa mainmorte, ses juridictions, ses immunités, ses privilèges. Rome n’est, à vrai dire, que la tête de ce grand corps qui s’appelle le patrimoine ecclésiastique, le majorat par excellence du catholicisme. Le pape, avec sa souveraineté politique, ne serait rien, s’il n’était le premier des propriétaires de l’église, le premier des grands bénéficiers, et cela est si vrai qu’à un certain point de vue on a de la peine à comprendre la papauté temporelle sans la propriété, qui est la base de tout, qui se confond avec la souveraineté même. C’est ce qui explique dans une certaine mesure comment le gouvernement pontifical ressemble si bien au vieux gouvernement d’un vieux patrimoine. Tout se tient donc, tout procéda de la même idée dans cette vaste organisation. Le pape possède au même titre que le plus humble bénéficier, et par une intime, une naturelle analogie, ce serment dont on a tant parlé, que chaque pontife prête à son avènement de ne point aliéner les biens de l’église dont il est le détenteur temporaire, ce serment, dis-je, l’abbé du Mont-Cassin le prêtait à chaque élection tout comme le pape. Il s’ensuit que tout ce qui a ébranlé la propriété ecclésiastique dans ces derniers siècles a été une menace pour la papauté temporelle, et que cette question romaine, qu’on croit nouvelle, l’est moins qu’on ne le dit. Elle mûrit depuis longtemps, elle se résout d’elle-même tous les jours par la marche invincible des choses, par l’effort croissant de la société civile pour rentrer en possession de son propre domaine, par les amoindrissemens successifs des principautés ecclésiastiques, des juridictions du clergé, de tous ses privilèges terrestres, qui ont fait peu à peu le vide, laissant le siège de la papauté à découvert comme une sorte d’ouvrage isolé et sans défense au milieu d’une place aux trois quarts démantelée. Et c’est ainsi que dans le déclin de la fortune matérielle du monastère bénédictin on voit déjà ce qui doit atteindre jusque dans Rome le dernier fragment de l’établissement temporel de l’église.

Un autre trait caractéristique se dégage dans cette histoire de la grandeur et de la décadence du premier des monastères italiens. Il y a eu en Europe un moment vers le XVIe siècle où l’esprit d’absolutisme est entré en victorieux dans les institutions et a transformé les vieilles royautés du moyen âge en monarchies purement absolues et autocratiques. L’église elle-même n’a pas été la dernière à se laisser imprégner profondément de cet esprit ; elle a suivi ce mouvement des pouvoirs humains tendant à se concentrer, à tout subordonner au principe d’une autorité sans limite et sans contrôle. Par un étrange et redoutable contraste, la révolution de la fin, du dernier siècle, en émancipant le monde politique, n’a fait qu’étendre et enraciner dans le monde religieux les habitudes absolutistes qui sont devenues aux yeux d’une partie de l’église la vraie tradition. La discipline a paru être de plus en plus l’unique considération, le grand idéal, si bien qu’une de ces dernières années, sans soupçonner la gravité d’un tel aveu, un prélat français a pu dire dans une assemblée publique que ses prêtres marchaient à sa parole comme les soldats à la voix de leur colonel ; mot profond, qui révèle toute une situation où un clergé sans garantie serait en face d’une omnipotence revêtue de la double sanction religieuse et administrative ; mot dangereux, qui accuse peut-être plus qu’on ne le croirait le régime actuel des rapports de l’église et de l’état.

Il n’en était pas ainsi autrefois. La liberté jouait un plus grand rôle dans l’organisation ecclésiastique, dans le mécanisme intérieur de l’église, comme dans les rapports entre l’église et les fidèles. Le clergé, sans tomber dans la révolte, avait plus de garanties d’indépendance. Les ordres monastiques, sans cesser d’être soumis dans les affaires de la foi à la puissance pontificale, jouissaient d’une sorte d’autonomie inviolable. Le droit d’élection s’exerçait partout, notamment dans les corporations, et faisait de la communauté catholique une république chrétienne au lieu d’une monarchie absolue. L’abbé d’un couvent était certes un puissant personnage avec sa double autorité spirituelle et temporelle ; mais ce n’était pas un préfet, une sorte de fonctionnaire imposé : c’était le mandataire de la communauté, qui l’élisait elle-même. Quand l’abbé du Mont-Cassin mourait, le prieur prenait la direction des affaires de l’abbaye, et pendant la vacance le bâton pastoral, le livre de la règle, restaient déposés sur l’autel de Saint-Benoît jusqu’à l’élection nouvelle ; puis les moines se rassemblaient ; ils se divisaient par ordres particuliers de prêtres, de diacres, de laïques, et ils nommaient au scrutin trois religieux qui restaient chargés de choisir le nouvel abbé. C’était l’élection à deux degrés. Quand les trois délégués avaient fait leur choix, ils le proclamaient devant les moines réunis, à qui le prieur demandait s’ils ne connaissaient aucun obstacle à l’élection. Lorsqu’aucune opposition ne se manifestait, le prieur continuait : « Vous le voulez donc, ce choix vous agrée ? » L’assemblée répondait : « Oui, nous le voulons, cet abbé nous convient. — Eh bien ! acceptez-le donc, » reprenait le prieur. Alors on conduisait l’élu au siège abbatial, on lui remettait les clés de l’église, de la bibliothèque et des autres bâtimens du monastère, avec une ceinture renfermant de l’argent qui devait être distribué aux pauvres. Le pape ne faisait que confirmer l’élection. De plus, quelque étendus que fussent les pouvoirs ainsi conférés, l’abbé n’avait pas cependant une autorité sans bornes : il devait en certains cas prendre. l’avis d’un conseil des anciens du monastère, et dans les circonstances importantes consulter l’assemblée générale des moines. C’était une petite république.

La décadence est venue de bien des causes : d’abord de ces luttes mêmes de la papauté et de l’empire dans lesquelles le Mont-Cassin avait joué un rôle trop actif pour n’en pas ressentir les contrecoups ; elle a commencé en réalité, elle est devenue visible par l’affaiblissement de cette indépendance dont le droit d’élection approprié à une maison religieuse était comme le signe vivant. Et d’où est parti le premier coup ? De Rome même. Les guerres qui ensanglantaient ces contrées avaient pu ravager, diminuer le patrimoine de l’abbaye ; le régime commendataire introduit, imposé par la papauté, portait une irrémédiable atteinte à sa vitalité intérieure. Jusque-là, tant que l’élection florissait, le pape, en dehors de la confirmation du choix de la communauté, n’avait d’autre droit que celui de déléguer un administrateur temporaire pendant les vacances du siège abbatial. C’était ce pouvoir exceptionnel et transitoire qui s’appelait la commende. Bientôt l’exception devient la règle permanente. L’élection cesse, l’abbé régulier s’efface devant l’abbé commendataire, et l’opulent bénéfice va grossir les revenus des prélats de cour ou des fils de grande famille qui gouvernent de loin, qui restent étrangers à l’esprit de la communauté et en dénaturent la constitution. Alors se succèdent tous ces abbés remuans, ambitieux, fastueux, un cardinal Scarampa, qui partage avec le pouvoir abbatial le titre de légat apostolique en Orient et qui va faire la guerre aux infidèles, — un prince de la maison royale de Naples, Jean d’Aragon, un Jean de Médicis, qui sera Léon X. Ce n’est pas sans peine, il est vrai, que ce régime s’établit : il a plus d’une fois à vaincre la résistance des moines, puis il finit par triompher, et sous le poids de ce qu’on peut appeler une victoire de l’absolutisme l’abbaye s’affaisse dans sa vie intérieure diminuée, dans son opulence détruite.

Cette révolution, subie plutôt qu’acceptée, explique peut-être un fait assez curieux. En réalité, les moines ont à leur manière plus d’habitudes d’indépendance que le reste du clergé. Ils ont gardé quelque chose comme le sentiment de cette liberté relative d’autrefois, sentiment entretenu par la vie solitaire au-dessus des agitations et des intérêts de tous les jours, fortifié par les luttes qu’ils ont eu à soutenir quelquefois contre les juridictions épiscopales. Je n’entre pas, bien entendu, dans ces différends ; je ne veux remarquer qu’un phénomène moral, c’est que, parmi les ecclésiastiques italiens de notre temps, ceux qui ont été, ceux qui sont encore les plus libéraux, ont porté ou portent le froc, et c’est un des plus éminens religieux du Mont-Cassin qui m’écrivait il y a peu d’années : « Le moine est un homme neutre. Si un jour la raison et la foi arrivent à se donner le baiser de paix, je crois que ce sera dans la conscience d’un moine. » Celui qui parlait ainsi d’une conciliation toujours recherchée, toujours fuyante, était digne de la réaliser en lui-même.

Ce qui, en dehors des causes historiques dont je parlais, a perdu la communauté bénédictine comme institution douée dévie et d’action est ce qui a perdu tous les ordres. Ils ont laissé s’épuiser l’esprit qui les avait fait naître, et qui, au lieu de continuer à vivifier le corps entier, n’a plus animé que quelques membres. Autrefois l’homme s’absorbait dans la communauté vivante et agissante ; on dirait aujourd’hui que la communauté s’absorbe dans un homme qui par intervalle lui rend un lustre passager. Les ordres religieux, dans leur ensemble, ont eu un malheur : ils n’ont pas marché avec leur temps. Tout ce que la société civile a gagné, ils l’ont perdu. Pendant que la civilisation grandissait et s’étendait, ils sont restés immobiles. Au lieu de se rajeunir, ils se sont matérialisés en quelque sorte dans la routine d’une règle réduite aux pratiques vulgaires. Au lieu de se concentrer pour garder leur force, ils se sont morcelés, pulvérisés en toute sorte d’ordres, sous-ordres et demi-ordres. On peut voir l’énumération de tout ce qu’il y avait dans le royaume de Naples quand la révolution y est arrivée[1] : augustiniens chaussés, augustiniens déchaussés, bénédictins du Mont-Cassin, bénédictins blancs, barnabites, cisterciens, camaldules, franciscains du tiers-ordre, minimes de Saint-François-de-Paule, philippins, sacramentins, observans, passionistes, alcantarins, capucins, etc. De là le déclin inévitable du principe monastique, qui a produit encore des moines, mais a perdu cette fécondité morale qui a fait sa puissance dans la confusion primitive de la civilisation occidentale.

Il y a seulement entre tous ces ordres une différence essentielle. En quittant pour ainsi dire la scène du monde, en cessant de jouer dans les affaires du siècle le rôle militant qui est passé depuis aux jésuites, les bénédictins se sont fait comme une originalité nouvelle par l’étude, par la science, par tous les goûts et les dehors d’un ordre discret, savant et utile. Le Mont-Cassin n’a plus été, il est vrai, cette abbaye puissante dont le chef servait quelquefois d’intermédiaire entre le pape et l’empereur ou les princes napolitains ; il est resté sur ses hauteurs un asile où les documens de l’histoire se sont accumulés depuis des siècles, où des générations d’hommes pieux et simples ont vécu dans le recueillement et le travail, où se sont maintenues enfin les traditions d’une aimable hospitalité. Il est devenu cette retraite austère et douce d’où sont sortis depuis deux cents ans de précieux recueils de vieilles chartes, de belles éditions des pères de l’église, des œuvres d’érudition et de littérature. Rien ne peint mieux cette vie que la correspondance entre un Mabillon ou un Montfaucon et un Érasme Gattola, préfet des archives du Mont-Cassin, car les solitaires du couvent italien correspondaient avec les savans de leur temps et se tenaient au courant de tout ce qui se passait dans le monde des lettres. Rien aussi ne caractérise mieux la figure morale des bénédictins que les démêlés de ce vieil ordre avec les remuans jésuites, et cet antagonisme d’esprit, de nature, qui inspirait à dom Michel Germain, pendant son voyage dans l’Italie méridionale, cette piquante boutade au sujet des savans de Naples qui étaient tous sectateurs de Descartes : « Ces savans ne sont pas jésuites. Tout Italiens qu’ils sont, ils ne les épargnent pas, même en leur présence. Je m’en suis étonné : c’est pourtant ce que j’ai remarqué ici et ailleurs ; c’est que peut-être fin contre fin ne vaut rien à faire doublure. » Il y avait dans cet antagonisme plus qu’un jeu de finesse ; il y avait le contraste ; la lutte de deux esprits, et ce contraste n’a fait que devenir plus vif avec le temps et les révolutions.

Assailli un instant par l’invasion républicaine française à la fin du dernier siècle, supprimé comme couvent sous le règne éphémère de Joseph Bonaparte, mais en même temps maintenu comme un grand dépôt d’archives laissé sous la garde des moines survivans qui semblaient alors devoir être les derniers bénédictins, — rétabli après la restauration dans son intégrité monastique, mais avec un patrimoine presque complètement ruiné, le Mont-Cassin a traversé de nos jours une épreuve toujours grave pour une maison religieuse, l’épreuve des contradictions et des révolutions. Il en est sorti avec cette physionomie originale, à demi voilée, d’une communauté monastique qui du sein de sa solitude est en alliance secrète avec le siècle. Il a été de plus en plus, je ne veux pas dire un ordre religieux libéral pour ne rien dénaturer, du moins un ordre conduit par la pensée, par la méditation indépendante, à l’intelligence des révolutions contemporaines. Les habitans du Mont-Cassin d’aujourd’hui ont été, comme leurs prédécesseurs, de vrais bénédictins par le travail. Gardiens d’immenses et précieux documens, ils ont mis au jour des cartulaires, le Codex Italo-Byzantinus, œuvre du père Kalefati, qui éclaire d’une lumière toute nouvelle l’histoire de la domination grecque en Italie au moyen âge, et récemment encore ils publiaient avec de savans commentaires un manuscrit de la Divine Comédie contemporain de Dante et laissé au Mont-Cassin,

Ce qu’a été du reste l’abbaye depuis le commencement du siècle, ce qu’elle a été par l’esprit, par les œuvres, par les épreuves, c’est un religieux même qui le résumait en traits rapides. « La suppression de l’année 1806 confisqua les biens du monastère en laissant vivre les moines. Quand nous vînmes, ceux-ci étaient peu nombreux, mais les traditions restaient intactes ; les traditions ne se confisquent pas. Nous arrivâmes à temps pour les recueillir de la bouche de nos anciens. Nous ne sommes nous-mêmes qu’un petit nombre, mais toujours bénédictins. Le moyen âge ne finit jamais, chaque siècle a le sien, et c’est pourquoi nous ne croyons jamais notre mission superflue. Tout le monde sait quel moyen âge ont traversé ces provinces méridionales depuis 1815. Il n’y avait pas seulement à conserver des manuscrits, il y avait à conserver les idées. Et cela, nous l’avons fait toujours en élevant dans ces murs une jeunesse nombreuse pour Dieu et pour la patrie. Nous eûmes dans nos cloîtres une imprimerie pour la publication de nos travaux sur les chartes de ses archives. Avec tout savant qui venait ici comme un hôte, nous partageâmes le pain et les idées. Nous appelâmes tous les Italiens d’intelligence et de cœur à la fondation d’un journal ou revue l’Ateneo. Nous opposâmes la sainte-alliance de la pensée à celle de la force. Et tout cela, nous le fîmes à découvert, sous les yeux du gouvernement. Gioberti nous loua, et ses louanges furent un titre de proscription contre nous. La réaction de 1849 nous frappa, l’imprimerie nous fut enlevée comme une armé d’iniquité. Nous subîmes l’exil, la prison, mais sans jamais ressentir le remords de les avoir mérités… »

Celui qui résumait de ce trait ferme l’histoire contemporaine de son abbaye, c’était justement ce religieux dont je parlais, le père dom Luigi Tosti, une des dernières et des plus séduisantes personnifications de l’ordre bénédictin. Vrai fils du Mont-Cassin d’ailleurs, il vit dans ces cloîtres depuis l’âge de huit ans ; il s’y est formé, il y a grandi, et c’est là, dans cette belle et chère solitude, dans cette vie contemplative et studieuse du moine, qu’il est devenu un des plus éminens écrivains de l’Italie nouvelle, l’historien des luttes religieuses et politiques d’autrefois, l’annaliste des guerres de l’indépendance italienne, le rapsode poétique et passionné des insurrections nationales. Son premier écrit, je le disais, est cette Histoire de l’abbaye du Mont-Cassin, qui a dû de voir le jour à M. de Rothschild ; une de ses dernières œuvres est le livre des Prolégomènes de l’Histoire universelle de l’Église, et nul n’a défini l’inspiration, l’unité de ses divers ouvrages mieux qu’il ne l’a fait lui-même un jour où il écrivait : « Vous ne trouverez pas dans ces livres le savant, mais le moine laborieux qui, le regard fixé vers le ciel, n’a jamais oublié sa patrie, — guelfe toujours pu papal parce qu’il ne trouvait pas d’autre force pour faire la révolution contre les iniquités humaines… Je suis allé trouver la papauté et l’Italie dans la fièvre de leur sainte colère, — voilà l’Histoire de Boniface VIII et celle de la Ligue lombarde. Je suis allé trouver la raison humaine dans la plus douloureuse de ses épreuves, — voilà Abailard. J’ai élevé haut la papauté pour qu’elle fulminât mieux contre tous les genres de despotes, — de là les histoires du Concile de Constance, du Schisme grec et de la Comtesse Mathilde. Et finalement, quand j’ai vu l’Italie sur pied, étranger à l’action parce que je suis moine, non plus guelfe ni gibelin, mais Italien catholique, je me suis réfugié dans le désert de la contemplation, et j’ai fait les Prolégomènes de l’Histoire de l’Église… »

Italien et catholique, dit le père Tosti : c’est là en effet tout l’esprit de cette génération nouvelle de bénédictins, qui ne séparent pas de la fidélité à leur ordre, de la foi religieuse, la croyance au progrès humain et le sentiment de la patrie. C’est ce qui explique aussi leur attitude sympathique devant la révolution italienne quand elle est arrivée au pied de leur montagne. Cette prodigieuse transformation devait répondre surtout à l’instinct de celui qui, aux premiers bruits de 1848, écrivait dans son livre sur la Ligue lombarde : « Je traçais pour des Italiens le récit des gloires italiennes, quand l’Italie tout entière s’est levée pour s’élancer où l’appellent les cieux apaisés. Libre des entraves que lui ont imposées depuis un demi-siècle ceux qui vivaient dans le passé, elle s’est ébranlée, et le fracas de sa marche s’est fait entendre jusque dans les profondeurs de ma retraite. Je quittai aussitôt la plume pour offrir à ma patrie, sortant du donjon des vieilles barrières féodales, ce simple volume, non comme une œuvre d’érudition, mais comme un témoignage des droits qui lui assignent une place dans le concile des peuples et de l’amour immense que je lui porte… » Après cela, cette révolution a bien un peu troublé sans doute les solitaires ; elle a dérangé leur vieil idéal d’une alliance de l’Italie et de la papauté, d’une résurrection nationale avec l’aide du pontificat ; elle les a troublés encore plus par cette menace de suppression des ordres monastiques qu’elle portait avec elle. Il faut tout dire cependant : ils ont été peut-être plus attristés qu’étonnés ou irrités de cette menace ; ils n’ont pas ouvert leur âme à un sentiment mesquin d’hostilité. Lorsque le père Tosti, mieux placé que tout autre pour défendre la cause de son ordre, écrivait la brochure de Saint Benoit au Parlement national, il disait encore avec une religieuse émotion : «… S’il vous arrivait de nous rejeter, de nous bannir, vous seriez impuissans à rompre l’alliance de saint Benoît et de l’Italie. Personnifié dans ses fils, saint Benoît est assis à vos côtés et vous demande le pain de sa fatigue. les rigueurs de vos lois pourront le contrister, éprouver sa vertu, mais étouffer son amour, jamais !… » Et même au milieu de ces perplexités, pendant quel l’existence des communautés religieuses était partout mise en doute, les bénédictins formaient encore des projets, comme s’ils avaient eu l’avenir devant eux. Ils méditaient deux choses dans lesquelles ils voyaient un retour à l’esprit de saint Benoît : ils voulaient établir autour du monastère une colonie agricole pour les enfans pauvres et abandonnés, et faire du Mont-Cassin une sorte de grand abri au-dessus des tempêtes humaines, un refuge où pourraient venir « les hommes doués d’une aptitude quelconque dans les sciences, dans les lettres ou dans les arts, sans aucune distinction de patrie et d’origine, sans perpétuité de vœux monastiques, sans obligation de cléricature, — tous associés dans le travail par le lien de la charité… » C’était au moins un beau rêve fait par des esprits généreux en face de la réalité inexorable qui venait frapper à la porte du Mont-Cassin.

Cette réalité, c’était la suppression pour la grande abbaye bénédictine comme pour tous les ordres religieux de l’Italie. La loi du 7 juillet 1866, qui dissout les communautés religieuses, en cessant de leur reconnaître la personnalité civile, par conséquent le droit de propriété, et qui fait de leurs biens une masse de richesse vague dont la destination reste encore indécise, cette loi, il est vrai, fait d’une certaine manière une exception en faveur du Mont-Cassin, de Sainte-Trinité de Cava, de Saint-Martin de Monreale, de la chartreuse de Pavie, je veux dire qu’elle sauve matériellement ces maisons de la destruction ; elle leur épargne l’humiliation de devenir des casernes ou des usines ; elle leur fait la position spéciale de grands établissemens publics destinés à être conservés avec leurs archives, leurs bibliothèques et leurs œuvres d’art. J’ajoute que rien n’empêche dans la pratique, — et c’est ce qui arrivera infailliblement, — que les moines restent, comme sous le régime du décret de 1806, les gardiens naturels, les archivistes, si l’on veut, de ces maisons sauvées du grand naufrage monastique ; mais enfin légalement le Mont-Cassin n’existe plus pour l’instant comme abbaye ; il a disparu avec son autonomie de treize siècles, avec son caractère d’institution indépendante. S’il eût été seul, il eût été épargné sans doute, car c’est la maison la plus populaire en Italie, et j’ai vu bien des hommes, les plus élevés d’esprit, les plus libéraux, disposés à laisser les bénédictins sur leur montagne, à respecter la noblesse de cette communauté pieuse, savante et nationale. Le malheur du Mont-Cassin est de n’avoir pas été seul, d’avoir payé pour d’autres, en un mot de s’être trouvé enveloppé dans cette autre question plus vaste, plus générale, plus complexe, qui s’appelle la question religieuse, devant laquelle plus d’un ministre à déjà chancelé en Italie, qui provoquait récemment la dissolution de la chambre, et qui n’est point certainement étrangère à la crise d’où sort à peine aujourd’hui un nouveau cabinet.

A considérer de haut, sans parti-pris, l’ensemble et la marche des événemens en Italie, cette question devait se produire inévitablement : elle est née de la force des choses encore plus que de la volonté des hommes ; elle est la conséquence nécessaire de toute une situation qui se résume dans un double fait, — une victoire de nationalité qui trouvait en face d’elle comme dernier obstacle une puissance semi-religieuse, semi-politique, et un affranchissement de la société civile par la réalisation des principes modernes. Le mouvement naturel de la civilisation engendre fatalement de ces incompatibilités d’idées et d’institutions. Ce qui a eu sa raison d’être dans le passé ne l’a plus dans le présent, et peut même devenir une anomalie. Lorsqu’il y a plus de six ans s’élevait pour la première fois dans le parlement piémontais ce problème de la suppression des communautés religieuses, le comte de Cavour répondait victorieusement à ceux qui lui reprochaient d’être un révolutionnaire : « La nécessité nous presse… Il faut accoutumer les populations au travail et par conséquent supprimer la mendicité, et pour la supprimer il ne suffit pas de l’enregistrer comme un délit dans le code pénal, il faut que le peuple s’habitue à la regarder comme honteuse. Comment la conscience populaire s’éclairerait-elle sur ce point, lorsque tant d’établissemens regardés comme respectables et qu’il faut respecter tant qu’ils existent ont la mendicité pour raison d’être ?… Comment pourrez-vous arrêter et condamner le pauvre qui se livre à la mendicité pendant que tout à côté vous favorisez, vous comblez de privilèges les établissemens qui tiennent cette déplorable pratique en grand honneur ? » C’est la raison générale de ces luttes qui éclatent successivement partout où pénètre l’esprit moderne et à la fatalité desquelles l’Italie ne pouvait se soustraire un jour ou l’autre. Le gouvernement italien était de plus conduit en face de tous ces problèmes de l’ordre religieux par une double nécessité, par un double courant, et ici commence ce que j’appellerai le côté pratique de la question.

Politiquement, tout était confusion. Il y avait en Piémont une législation de 1855 qui avait aboli un certain nombre de corporations religieuses sans les supprimer toutes, et qui avait fait passer les biens des communautés abolies, non à l’état, comme on l’a cru souvent, mais à une caisse ecclésiastique chargée d’en affecter les revenus au service du culte. Après 1859, la loi piémontaise était étendue avec quelques modifications aux provinces napolitaines, aux Marches et à l’Ombrie ; en Toscane, au contraire, survivait une ancienne loi. La Lombardie avait aussi sa législation propre, et la Sicile restait sous un régime tout spécial. Autant de provinces, autant de législations diverses. C’était évidemment une nécessité impérieuse de sortir de la confusion, de fondre toutes ces lois, de soumettre enfin l’Italie entière à un régime unique. D’un autre côté, avec ses principes de progrès civil et économique, l’Italie se trouvait en présence de tout un système de propriété immobilisée aussi contraire au droit nouveau qu’au développement du travail national et de la richesse publique. Avec des finances insuffisantes et précaires qui en étaient encore à un pénible enfantement, elle se trouvait en face de cette grande tentation des peuples en révolution, la mainmorte ecclésiastique, les biens du clergé, et la tentation était d’autant plus forte que, sans parler des besoins pressans de l’état, elle pouvait se colorer du prétexte de mettre un peu d’ordre dans cette masse de richesses ecclésiastiques fort inégalement répartie. Malgré les revenus considérables de l’église, il y avait plus de seize mille paroisses dont les prêtres n’avaient point de quoi se suffire. En Sicile, par exemple, le revenu des corporations religieuses était de plus de 8 millions contre 2 millions affectés aux paroisse. Pendant que certains évêques avaient plus de 100,000 fr. de rente, d’autres avaient 1,200 francs. A côté de diocèses où il y avait une population de plus de cent mille âmes et une dotation de 3,000 francs, il s’en trouvait d’autres où la dotation était de 40,000 francs pour une population de 16,000 âmes. C’était tout au moins l’objet d’une inévitable réforme impliquant tout à la fois le désamortissement des biens d’église et la réorganisation du patrimoine ecclésiastique, avec la chance d’en faire profiter l’état, de telle sorte que l’Italie se trouvait fatalement conduite vers cette question qui se présentait sous un double aspect, l’un politique, l’autre financier, et on pourrait même dire que dans ces derniers temps, à mesure que la détresse du trésor est devenue plus criante, c’est surtout sous la figure financière que le problème est apparu.

C’est tout simple ; malgré tous les efforts tentés jusqu’ici, l’Italie nouvelle s’est trouvée d’année en année en face d’un déficit inexorable qui s’explique naturellement par toutes les nécessités de l’enfantement improvisé d’un peuple, qu’on a comblé comme on l’a pu par toute sorte d’expédiens sans en supprimer la cause. Je ne saurais évidemment entrer ici dans le détail des finances italiennes. Un chiffre suffit. Le dernier ministre des finances, dans l’exposé qu’il faisait aux chambres il y a trois mois, en venait à constater un déficit normal, permanent, de 187 millions. A la rigueur, avec quelques réductions, difficiles, mais encore possibles, en supposant les circonstances les plus favorables, en écartant l’imprévu et l’extraordinaire, on peut ramener ce chiffre à 100 millions. Après cet effort, il n’y a plus, rien ; c’est 100 millions par an, 100 millions de déficit résultant d’une inégalité fondamentale entre les recettes et les dépenses. Comment sortir de là ? Tout le monde a cherché et cherche encore : le problème reste à résoudre. Des impôts nouveaux : le mot seul fait pâlir tous les politiques, excepté quelques courageux ministres des finances qui vont périodiquement se faire battre devant les commissions parlementaires. Le désarmement ! les dépenses militaires ont été déjà diminuées pour 1867, et des diminutions nouvelles, devant lesquelles on s’arrête d’ailleurs par raison politique, ne seraient plus probablement qu’un insuffisant palliatif. Des réformes administratives, économiques ! tout le monde convient quelles sont nécessaires, que le trésor plie sous le poids des frais administration, de perception, des revenus publics ; seulement l’homme intrépide et supérieur capable de braver l’impopularité en portant une main impitoyable sur cette machine confuse dont les abus sont les rouages, cet homme-là n’est pas encore trouvé. Il y a bien, sans doute un moyen simple, prévu : c’est le développement de la richesse nationale, l’accroissement naturel des revenus publics combiné avec l’extinction graduelle des dépenses qui pèsent encore sur le trésor ; mais il faut du temps, il faut des années, et dans l’intervalle les déficits s’accumulent formant comme un dépôt d’arriérés nouveaux qui retombent sur le budget, ajournant l’équilibre désiré et ravivant sans cesse la plaie. Le problème consiste donc à se donner du temps et de l’espace pour ainsi dire à pouvoir disposer d’une somme de 5 ou 600 millions sans recourir à des emprunts onéreux qui ne feraient qu’ajouter un déficit en créant un vide nouveau. Voilà la situation.

Quelle est d’un autre côté, l’importance réelle de ces biens du clergé sur lesquels tous les regards sont fixés, au-delà des Alpes, de cette portion de richesse que M. Scialoja, dans son dernier exposé, appelait essentiellement nationale ? C’est une chose curieuse, et pourtant vraie : on ne sait point au juste en Italie ce qu’est le patrimoine de l’église. Les uns portent le revenu ecclésiastique à plus de 100 millions. Un des plus éminens économistes italiens, M. Minghetti, l’évalue à 90 millions. Le gouvernement le ramenait récemment au chiffre de 67 millions. Le plus probable est que — dans son ensemble, sans compter, il est vrai, la Vénétie, dont la part de patrimoine ecclésiastique n’est point connue, — l’église a au moins 75 millions de revenu[2] : communautés religieuses, 16 millions ; — menses épiscopales, 7,737,214 francs ; — prébendes paroissiales, bénéfices ecclésiastiques et chapelleries, 35,912,722 francs ; — fabriques et administrations d’églises, 15,400,148 francs ; en tout, 76 millions, dont 46 millions de revenus immobiliers. En capital, le patrimoine ecclésiastique est approximativement évalué à 1,800 millions. C’est sur cette masse de richesse que le gouvernement italien fonde ses espérances et ses calculs pour combler les vides de son budget, pour gagner le moment où l’équilibre de ses finances reposera sur le développement de la fortune publique. C’est évidemment une ressource considérable, mais il est bien clair aussi que tout dépend de l’esprit qui dominera cette grande mesure, des conditions dans lesquelles elle sera réalisée, de la manière dont elle se combinera avec la solution des difficultés religieuses, et ce qui n’est en apparence qu’une question financière est en réalité la plus grave, la plus délicate des questions politiques ; en d’autres termes, pour que l’opération soit fructueuse, pour qu’elle ne devienne pas un effroyable gaspillage sans profit pour l’état, il faut qu’elle reste une supérieure et équitable combinaison où la révolution italienne trouve une garantie nouvelle.

Rien n’est plus simple, au premier abord, que de déclarer vacant l’héritage de l’église par l’abolition de la personnalité civile des corps moraux, de décréter l’aliénation des biens ecclésiastiques. C’est entendu, c’est fait ; les corporations religieuses sont supprimées, le patrimoine du clergé est sous le coup de l’inévitable liquidation. On peut procéder directement ou par l’intermédiaire de quelque grande compagnie financière de l’Europe, qui ne demandera pas mieux que de remuer toute cette richesse. Mieux encore, on peut charger les communes de la vente en les intéressant à une opération dont elles sont peut-être les instrumens les plus naturels et les plus efficaces. Ce sera toujours un bienfait sans doute de livrer à l’industrie privée, à la féconde initiative du travail individuel d’immenses propriétés immobilisées par la mainmorte. — Après cela, le problème n’aura peut-être pas fait beaucoup de chemin au point de vue de ce que l’état peut attendre de cette vaste transformation territoriale.

D’un côté, l’état est obligé tout d’abord de payer des pensions aux membres des corporations supprimées, aux moines mendians comme aux autres, et ces pensions qui varient entre 600 et 200 fr. pour vingt-neuf mille titulaires s’élèvent naturellement assez haut. De plus, si l’état aliène lui-même ou fait aliéner à son profit le patrimoine ecclésiastique, il faut bien que sous une forme ou sous l’autre il rende à l’église, pour le service du culte religieux, une partie de ce qu’il lui prend ; il faudra que cette dotation aille grossir la dette publique, ou soit inscrite au budget sous un titre particulier. Voilà des charges qui grandissent singulièrement, qui dépasseront 50 millions ! — D’un autre côté, que produira réellement pour l’état cette épineuse et complexe opération de la vente des biens du clergé par voie d’autorité ? Il ne faut pas s’y méprendre, cette opération ainsi faite rencontre de redoutables difficultés, dans la situation économique et morale de l’Italie ; elle peut devenir la source d’une immense déception. Je veux citer l’opinion d’un homme qui a aujourd’hui quelque poids, puisqu’il vient d’entrer au ministère des finances, M. Ferrara, un des plus habiles économistes de l’Italie, qui analysait tout récemment cette situation. — Comment se promettre de bien éclatans résultats, disait à peu près M. Ferrara, dans un moment où toutes les branches de la production italienne sont comme frappées de paralysie, où les propriétaires en sont à se demander tous les jours s’ils ne feraient pas mieux de laisser incultes les terres qu’ils ont reçues en héritage, lorsque les tendances du fisc aussi bien que de certaines doctrines fort en honneur semblent consister dans la recherche incessante de tout ce qui peut exténuer l’industrie agricole, quand déjà l’aliénation des biens domaniaux marche avec une lenteur trop significative ? Ajoutez que les biens du clergé qu’il s’agit aujourd’hui de jeter dans la circulation sont d’une nature spéciale ; ce sont des biens « enlevés à l’église. » Bon gré, mal gré, la vente suscitera des défiances, des ombrages qui empêcheront les uns d’acheter, dont les autres profiteront pour acheter à bon marché, — de telle sorte, conclut M. Ferrara, que « ce sera un grand succès si le ministre des finances réussit à vendre tout au plus sur la base de 100 livres pour chaque 10 livres de rente, » et en fin de compte il se peut même que l’état arrive à peine à recouvrer de quoi faire face aux charges qu’il aura acceptées. — M. Ferrara assombrissait peut-être un peu les choses. La difficulté n’est pas moins là, dans l’incertitude d’une opération mal engagée, parce qu’elle sépare la question financière de la question politique, et c’est sous l’influence du sentiment intime de cette situation, que bien des esprits en sont, depuis deux ans, à chercher ailleurs la solution, que le gouvernement lui-même en venait, il y a quelques mois, à présenter un projet — qui, pour le moment, n’a conduit à rien, il est vrai, si ce n’est à la mort du ministère de M. Ricasoli.

Le projet, je pourrais bien dire d’où il vient, où il a été formé. L’idée première, on la retrouverait aisément dans un plan sommaire par lequel le comte de Cavour espérait, dès le commencement de 1861, régler les affaires de Rome et de l’église. C’était le code complet de la séparation de l’église et de l’état, et sur le point particulier de la dotation ecclésiastique il se résumait à peu près en ceci : il devait être assigné une quantité de biens meubles et immeubles suffisante pour l’entretien et la dignité de l’épiscopat, des chapitres, des églises, des séminaires, du clergé ayant charge d’âmes. Ces biens, une fois fixés, restaient soumis à toutes les taxes de droit commun ; ils ne pouvaient s’accroître qu’avec le consentement de l’état. Le gouvernement se chargeait de payer des pensions viagères aux membres des corporations religieuses dont il cessait de reconnaître la personnalité civile. — Chemin faisant, le projet s’est modifié, et, chose curieuse, sous sa forme la plus récente, il a été d’abord conçu à Rome par un religieux à l’esprit fermé et hardi ; M. Minghetti, de son côté, l’a développé l’an dernier à Florence avec autant de lucidité que de force dans une série de lettres adressées à M. Boncompagni sous le titre de Chiesa e finanza. Le dernier ministère l’a repris enfin, et lui a donné la forme de l& loi qu’il présentait il y a quelques mois au parlement. La pensée essentielle de ces divers projets, c’est toujours la combinaison de ces trois choses : une somme de 600 millions assurée à l’état, la liberté de l’église dans les limites du droit commun et la conversion des propriétés ecclésiastiques.

Pourquoi donc le dernier plan ministériel a-t-il échoué tristement, même avant d’être discuté ? Pour bien des causes peut-être, les unes palpables, les autres inavouées. A vrai dire, ce projet avait un premier défaut, qui devenait sensible dans les détails ; il paraissait trop faire acheter à l’église sa liberté au prix de 600 millions, et faire acheter à l’état les 600 millions dont il a besoin par la concession de la liberté religieuse. Il avait d’autres côtés défectueux par lesquels il différait des combinaisons de M. Minghetti autant que du plan primitif du comte de Cavour. Ainsi, là où M. Minghetti ne voulait reconnaître, comme en Amérique, que les différens établissemens religieux, paroisses, fabriques, diocèses, chacun personnellement et distinctement, le ministère reconnaissait l’église dans son ensemble, comme corporation juridique. Là où M. Minghetti prélevait les 600 millions par la voie d’une taxe extraordinaire que le clergé aurait acquittée dans un délai déterminé, le ministère proposait à l’église un contrat, une alternative. Si elle adhérait à la vente de ses biens, rien de plus simple ; si elle refusait son concours, elle était désintéressée par une rente annuelle de 50 millions, — et c’est surtout dans ce cas que l’état risquait fort d’aller au-devant d’une déception. Ce qui a tué enfin le projet ministériel, c’est que dans ses dispositions, d’ailleurs savantes et très étudiées, il laissait subsister je ne sais quelle confusion d’attributions juridiques entre la société civile et la société religieuse au moment même où il semblait les séparer pour jamais, c’est que, dans l’embarras bien naturel de savoir avec qui traiter, il paraissait reconnaître une sorte de féodalité épiscopale, il donnait aux évêques une puissance exorbitante en les faisant seuls arbitres de la vente des biens du clergé et de la répartition des ressources de l’église. Je ne parle pas de la combinaison qui faisait d’une compagnie étrangère l’exécutrice, au point de vue financier, de cette grande mesure, et qui ne laissait pas d’être onéreuse pour l’état, seul exposé à tous les risques de l’opération avec d’insuffisantes garanties.

C’étaient là en effet les points vulnérables ; mais enfin, dans une affaire aussi compliquée que délicate, ce n’étaient que des détails secondaires, des imperfections qui pouvaient être aisément rectifiées, qui l’auraient été infailliblement dans la discussion, s’il n’y avait eu une cause supérieure, insaisissable, venant arrêter l’idée elle-même au moment où elle allait passer dans la réalité. La vérité est malheureusement qu’il y a au-delà des Alpes deux courans en quelque sorte, deux traditions qui se croisent sans cesse et s’entrechoquent, — l’une toute libérale, triomphalement inaugurée par Cavour, maintenue avec une invariable fidélité par les hommes les plus éminens qui ont contribué à l’émancipation italienne, M. Ricasoli, M. Minghetti, M. Boncompagni, etc., — l’autre puissante encore, confuse, incohérente, où par un concours étrange se rencontrent ceux qui obéissent à des préjugés purement révolutionnaires et ceux qui gardent toujours dans une situation si nouvelle les idées des légistes d’autrefois, les habitudes méthodiques de vieux conservateurs des privilèges de l’état. Toute la politique de l’Italie dans les matières religieuses depuis quelques années se ressent de cette lutte intime et obscure. Toutes les lois qui ont été présentées sur les couvens, sur les affaires ecclésiastiques, et elles sont nombreuses, elles portent les noms des gardes des sceaux qui se sont succédé, M. Pisanelli, M. Vacca, M. Cortese, ces lois, dis-je, portent la marque des contradictions qui sont dans les esprits, et par une gradation singulière, à mesure qu’elles se succèdent, elles semblent s’éloigner de plus en plus de la pensée primitive, qui était d’asseoir la société civile dans son indépendance en la dégageant des immixtions compromettantes dans toutes ces questions d’église. La liberté religieuse, « l’église libre dans l’état libre, » ne cesse pas sans doute d’être le mot de ralliement des opinions ; mais on recule devant la réalisation de l’idée, pour ne pas se désarmer par. un, vague, sentiment d’inquiétude et de défiance ; on ajourne — jusqu’à la paix, — sans remarquer que la meilleure paix est là justement, que la vraie sauvegarde pour l’Italie nouvelle, que sa défense la plus espace, est moins dans l’arsenal des réglementations et des lois restrictives que dans l’affirmation incessante, dans l’application résolue de tous les principes de droit commun, d’indépendance civile, de liberté, de nationalité, par lesquels elle s’est fondée. Rien ne résume mieux ces tendances qu’un mot de la commission parlementaire chargée l’an dernier du rapport sur la suppression des couvens. « La commission, disait-elle, vous répète, pour la justification de son œuvre, qu’à son avis, dans l’état actuel de l’église et de nos rapports avec la cour de Rome, il n’est ni convenable de proclamer le principe de la liberté religieuse, ni possible de définir les attributions de l’un et l’autre pouvoir… » Ceux qui parlaient ainsi ne voyaient pas que, s’ils veulent attendre que l’église consente à tout, que le pouvoir temporel signé son abdication par acte authentique, ils peuvent attendre longtemps, et jusque-là on fait une politique où il entre un peu de liberté, un peu d’intervention de l’état, — en définitive une politique qui s’arrête au seuil de toutes les grandes solutions.

La question est simple cependant, aussi simple que sérieuse. Il faut choisir. Il n’y a pas mille manières de régler les rapports de l’état et de l’église. Ou c’est un mélange de guerre et de paix quand ce n’est pas une alliance contre un adversaire commun, une série de luttes qui se terminent périodiquement par des concordats, — ou c’est l’indépendance mutuelle, la séparation complète des deux puissances. L’Italie est placée aujourd’hui entre les deux systèmes ; elle a le choix entre celui qui fait du pouvoir civil le grand et universel réformateur des choses ecclésiastiques, et celui qui tranche toutes les difficultés par la séparation, qui fait de l’état le gardien de la société civile, du droit commun, en contenant l’église dans sa sphère purement spirituelle. Je ne veux pas faire l’histoire du premier de ces systèmes dans d’autres pays. Pour l’Italie, placée sur un terrain nouveau par la révolution, pout l’Italie, dis-je, c’est évidemment une guerre indéfinie et de tous les jours, pour tout et à propos de tout, pour les biens du clergé comme pour les ordres religieux, pour la réorganisation des diocèses comme pour l’interprétation du plus simple règlement de police ecclésiastique, — une guerre énervante où l’église, cela est bien certain, achèvera de perdre les privilèges temporels qu’elle ne peut garder, et où l’état ne gagnera ni moralement ni matériellement. Et tout cela pour aboutir un jour ou l’autre à un concordat !

La liberté au contraire met fin à toutes ces luttes de prérogatives, d’attributions et de privilèges. L’état n’a plus à se perdre dans ces questions irritantes, qui malgré tout entretiennent l’incertitude ; il n’a ni à protéger l’église, ni à la faire vivre, ni à lui prêter l’appui de son autorité, ni à intervenir dans ce qu’elle fait, dans son organisation, dans son administration. L’église à son tour cesse d’être une puissance collective et reconnue exerçant une action directe, Légale dans la société civile. Elle rentre dans son domaine spirituel, où en échange d’une situation perdue elle retrouve la liberté de son ministère moral. Le pape est libre de choisir les évêques, de communiquer avec eux, comme les évêques sont libres de choisir leurs prêtres, comme les fidèles sont libres dans le concours volontaire par lequel l’église se soutient. Une des plus singulières erreurs, est de croire que « l’unité italienne et le régime constitutionnel » vont être mis tout à coup en péril par cette liberté religieuse, par l’abandon de certains droits de l’état devenus en vérité fort illusoires. L’état n’est point à coup sûr très solidement garant par l’appel comme d’abus dont s’honorent quelquefois ceux qui en sont atteints, et on peut se demander à quoi sert le droit d’empêcher la circulation d’une bulle du pape, de viser, de donner un placet à un acte ecclésiastique quelconque, dans un temps où la presse s’empare de tout, répand tout principalement ce qui est défendu, lorsqu’elle le peut. Et quant aux excès politiques que le clergé peut commettre, quant à ses conspirations et à ses révoltes contre l’état et les institutions, ce sont tout simplement des délits ordinaires qui relèvent de la loi commune, que la justice réprime venant du clergé comme du dernier citoyen. La liberté du prêtre n’est pas une liberté illimitée et privilégiée ; c’est la liberté de tout le monde.

En définitive, dans ces conditions, qu’est-ce que l’église ? C’est un grand pouvoir moral ayant de tous côtés pour limites la loi, l’indépendance de la société civile, le droit commun. Que sont les communautés religieuses elles-mêmes ? Ce sont des associations volontaires comme toutes les autres associations, n’ayant pas un privilège de plus et n’ayant pas un droit de moins. Le parlement italien les a supprimées l’an dernier comme corporations jouissant de la personnalité civile et gardant une parcelle de la puissance publique. Elles peuvent incontestablement revivre, quelques-unes du moins pourront revivre comme associations libres le jour où la séparation aura été prononcée. Et qu’on le remarque bien, ce ne sera là qu’un effet naturel, pratique, salutaire même de la liberté agissant en quelque sorte comme un réactif sur l’église, dégageant ce qui est vraiment doué de vie pour laisser tomber le reste, je ne parle plus du Mont-Cassin et de ses savans solitaires ; je veux prendre un exemple plus humble. La loi du 7 juillet 1866 supprime indistinctement tous les ordres, même les ordres de charité et de bienfaisance, même ces braves sœurs dont Cavour disait en 1855 : « La suppression des sœurs de charité serait la plus grande des erreurs ; je regarde cette institution comme une de celles, qui honorent le plus la religion, la civilisation elle-même… » Est-ce qu’il y a un danger à ce que ces ordres revivent ou se maintiennent par la liberté et dans la liberté ? Autre exemple : les corporations enseignantes comptent quelque chose comme 12,000 membres, 1,200 instituts, et enseignent 100,000 enfans. Où l’état trouvera-t-il de quoi remplacer immédiatement tous ces maîtres ? il y a mieux, les communes elles-mêmes, par économie, recherchent de préférence ces instituteurs, qui coûtent moins cher que les instituteurs laïques, et, comme elles sont souveraines, elles continueront à les rechercher. Quelques ordres survivront donc, mais il vivront sous l’empire du droit commun ; ce seront les plus utiles, ceux qui répondent à un vrai besoin, — et c’est ainsi que ce qu’il y a de vivace dans l’église peut toujours se produire sans que la société civile puisse en prendre ombrage ou en recevoir une atteinte. Et puis, quand même il y aurait quelques inconvéniens dans cette large pratique de la liberté religieuse, je répéterais avec M. Minghetti que ce sont des inconvéniens avec lesquels les. peuples virils doivent savoir vivre.

Il faut bien s’en souvenir, la liberté religieuse, « l’église libre dans l’état libre, » a été le mot d’ordre inscrit dès le premier moment sur le drapeau de la révolution italienne. C’est sous les auspices de la liberté que ce drapeau a fait son chemin et a gagné des victoires. Ce n’est pas une fantaisie d’esprits exaltés et chimériques, c’est une tradition de sept années ; ce n’est pas seulement une tradition, c’est un intérêt, puisque c’est la seule force morale devant laquelle le pouvoir, temporel doive tomber de lui-même, qui puisse résoudre la question de Rome. L’Italie a besoin aujourd’hui de se remettre en présence de ces traditions. Elle en est venue à une de ces heures de crise qui suivent souvent les grands succès, où les choses se rapetissent, où les passions et les intérêts subalternes, un instant comprimés, montent à la surface de la vie publique, — où l’un des hommes les plus éminens, dans un accès de tristesse, pouvait m’écrire récemment : « Me suis-je trompé quand j’ai cru que l’Italie ferait voir par son exemple ce que les institutions libérales peuvent pour la génération d’un peuple ? » Il ne s’est pas trompé et l’Italie a bien montré plus d’une fois qu’aux momens décisifs elle sait reprendre l’empire sur elle-même, retrouver son drapeau ; ce qui est certain, c’est que ce n’est point par des luttes vulgaires, par de petites révolutions ministérielles, que l’Italie achèvera ce qui lui reste à faire, c’est en s’inspirant de ses traditions, en se souvenant que ce qui a été fait par la liberté ne se conserve que par la liberté.


CHARLES DE MAZADE.

  1. Voir un intéressant rapport de M. Nigra, alors ministre de la lieutenance royale à Naples, sur la situation morale et matérielle des provinces méridionales.
  2. On comptant dans ces dernières années en Italie, d’après des statistiques approximatives, 84 ordres religieux, dont 80 possédant et 4 mendians. Les ordres religieux possédant avaient 1,724 couvens, les ordres mendians avaient 658 maisons, soit en totalité 2,382 maisons, dont 1,506 appartenaient à des congrégations d’hommes, et 876 à des congrégations de femmes. Le nombre total des religieux, dépassait 50,000, et sur ce chiffre 17,000 selon les uns, 23,000 selon les autres, appartenaient aux ordre mendians, ce qui est près de moitié.