Les Momies animales de l’ancienne Égypte

LES MOMIES ANIMALES
DE
L’ANCIENNE EGYPTE

Entre toutes les contrées formant le bassin oriental de la Méditerranée et qui constituent le centre privilégié où sont nées les civilisations antiques les plus importantes, l’Egypte se présente comme un monde unique, avec ses coutumes et ses usages qui ne se retrouvent nulle part ailleurs : pays captivant, attachant, forçant le voyageur à revenir, confirmant, de nos jours encore, cet ancien dicton : « Lorsqu’il a bu l’eau du Nil, l’étranger ne saurait en oublier la séduisante douceur. » A peine est-il revenu dans les contrées brumeuses du Nord, il ne peut s’empêcher de rêver constamment à cette merveilleuse contrée. Il revoit, par la pensée, le spectacle magique qui se renouvelle tous les soirs, lorsque le soleil, le grand dieu Râ des Egyptiens, disparaît à l’occident, dans les déserts de la Libye, dans une gloire, que nulle plume ne saurait décrire, et dont les traînées lumineuses, semblables à de l’or en fusion, éclairent le ciel jusqu’au milieu de la nuit.

Dans cette région bénie entre toutes, le soleil est étincelant, le firmament toujours d’un bleu pâle, diaphane même pendant l’obscurité, toujours éclairé en dessous par les reflets des déserts immenses. Grâce à sa transparence, il se constelle de myriades d’étoiles qui brillent d’un éclat extraordinaire ; au milieu de ces mondes de diamans, Canope, l’étoile aimée des anciens Egyptiens, laissant tomber sur le Nil des traînées d’argent, semble guider vers le Sud, pendant les semaines d’une navigation charmante, le voyageur qui remonte le fleuve sacré pour se rendre au milieu des rochers de la Nubie. Le spectacle admirable de ce ciel merveilleux est représenté sur tous les plafonds des temples de la Haute-Egypte.

Le sol, d’une fertilité prodigieuse, est irrigué sans relâche par la plus laborieuse des races humaines qui semble même, bien souvent, ignorer le repos de la nuit. Chaque année, ces plaines toujours verdoyantes sont recouvertes d’un limon, véritable engrais, apporté des plaines équatoriales du continent, par le plus grand fleuve du monde, long de six à huit mille kilomètres, débordant chaque année, avec une précision mathématique. Cette terre fortunée est entourée d’une large ceinture de déserts formés quelquefois de sables d’un jaune d’or, souvent par des rochers calcaires ou des grès recouverts d’une couche épaisse de rognons de silex, teints en violet foncé par des oxydes de manganèse. La vallée, partout très bien arrosée, est verte comme la Hollande, et les récoltes abondantes : cannes à sucre, coton, doura, maïs, blé, orges, trèfles, etc., s’y succèdent sans interruption.

C’est dans cette région, certainement unique au monde, que naquit, à une époque très reculée, la race égyptienne, agricole avant tout, d’une intelligence hors ligne et douée d’un génie créateur en toutes choses. Elle sut bientôt trouver, par son talent d’observation et son esprit patient, la solution des problèmes scientifiques de premier ordre qui préoccupaient alors le monde antique. Elle a édifié avec un art incomparable ces monumens majestueux, temples et tombeaux qui, après tant de siècles écoulés, s’élèvent encore fièrement à la surface du sol, ou ceux plus grandioses encore qui ont été creusés dans les rochers, décorés avec une patience sans nom et qu’on ne peut admirer qu’en pénétrant profondément dans le flanc des montagnes.

Ce sont ces hommes, déjà doués d’une conscience vraiment moderne qui, les premiers sur la terre, au milieu d’un monde encore barbare, ont trouvé et enseigné les admirables préceptes d’une morale qui régit encore de nos jours la vie des peuples civilisés. Ils ont été des astronomes et des artistes de premier ordre, des agriculteurs et des ingénieurs singulièrement habiles dans l’art des irrigations, de savans architectes, des philosophes et des penseurs profonds.

Il n’est donc pas indifférent de rechercher pourquoi, après avoir inventé la momification des corps de leurs concitoyens en vue d’une conservation indéfinie qui leur permît d’attendre la résurrection ou la transformation future, ils momifiaient avec autant de soin et par des procédés presque aussi parfaits, tous les animaux morts qui avaient vécu autour d’eux, et non pas seulement certaines espèces considérées comme sacrées au dire d’Hérodote. Ces sages, auprès desquels les Grecs et les Romains instruits venaient terminer leur éducation, ne devaient point se livrer à une pratique aussi extraordinaire sans en avoir de sérieuses raisons religieuses ou philosophiques. Et c’est pourquoi l’étude des momies animales entassées par milliards dans les puits funéraires et les hypogées, ou bien cachées dans les sables des nécropoles, peut contribuer à la solution d’un mystérieux problème d’ordre psychique auquel, jusqu’à ce jour, on n’a su trouver aucune réponse entièrement satisfaisante.

On voit assez, d’un autre côté, l’intérêt que peuvent présenter ces recherches, au point de vue du transformisme. L’illustre Jomard, pendant l’expédition de Bonaparte, probablement sous l’influence de Geoffroy Saint-Hilaire, avait déjà entrevu ce côté de la question. Dans la description de Thèbes, il dit en effet, avec une clairvoyance bien digne d’être rappelée : « Ces diverses momies et ces débris d’animaux serviront aux naturalistes à reconnaître les espèces qui habitaient l’Egypte à une époque reculée. Il n’existe aucun autre moyen pour constater sûrement la différence ou l’identité des individus actuels avec les anciens, et pour prononcer sur une grave question, savoir : l’invariabilité que conservent les formes spécifiques et essentielles des animaux à travers la durée des siècles. » En effet, nous admettons aujourd’hui, depuis les admirables travaux de Darwin, que les êtres vivans doivent tous se transformer dans leur morphologie et leur structure intime, lorsque les conditions climatériques au milieu desquelles ils vivent se modifient dans le cours des temps ; ou bien si la lutte pour l’existence leur impose certaines dispositions anatomiques ou physiologiques favorables pour l’attaque ou la défense. Les éléphans de la Sibérie se sont couverts d’une laine protectrice contre le froid, longue de près de cinquante centimètres, tandis que leurs congénères qui vivent dans les régions tropicales ont gardé une peau à peu près nue, parsemée seulement de poils très espacés, ne pouvant être d’aucune utilité pour résister à l’abaissement de la température. Les insectes, les arachnides, les crustacés habitant les grottes privées de lumière, ainsi que les anciennes catacombes de Paris, ont perdu, en assez peu de temps probablement, les organes de la vision devenus absolument inutiles dans un milieu tout à fait privé de lumière. Les animaux qui vivent dans les régions désertiques de l’Égypte prennent tous une coloration jaunâtre, protectrice, qui leur permet d’échapper aux regards de leurs ennemis, et aussi de surprendre plus facilement, et sans être aperçus, les espèces dont ils font leur nourriture. L’adaptation des êtres vivans aux milieux qui les entourent est une règle générale qui ne souffre point d’exception. L’animal ainsi que la plante, dans certaines conditions, doit se transformer ou mourir.

Mais il n’en est pas moins intéressant de constater que la morphologie des êtres vivans, et notamment celle des vertébrés, est restée la même, depuis des milliers d’années, dans une région terrestre dont la climatologie paraît n’avoir subi aucun changement depuis l’époque reculée que les géologues appellent quaternaire. Les momies animales de l’ancienne Égypte, à ce point de vue, nous fournissent les documens les plus positifs, puisque beaucoup d’entre eux peuvent être datés avec une très grande approximation, grâce aux inscriptions si nombreuses sur tous les monumens.

Depuis plus de vingt ans, à la suite de nombreux voyages et de longs séjours en Égypte, j’avais fait d’innombrables démarches, officieuses ou officielles, auprès de tous les ministres compétens d’Égypte, de France et d’Angleterre afin d’obtenir en grand nombre ces intéressantes momies dont je soupçonnais la valeur. Mais, pendant des années, ces demandes ont été vaines ; je n’obtenais que de bonnes paroles, et rien de plus. On aimait mieux laisser détruire ces momies, les laisser transformer en engrais par certains industriels, que de prendre la peine de les faire rechercher afin d’en permettre une étude sérieuse. Cette question n’intéressait point les égyptologues. Ce n’est que grâce à M. Maspero depuis sa nomination à la direction générale du service des antiquités en Égypte, que j’ai pu enfin obtenir ce que je désirais depuis si longtemps. Dans différentes localités, les galeries et les puits, entièrement obstrués et la plupart du temps profonds de plus de trente mètres, ont pu être rouverts aux frais de la ville de Lyon ; le sable fin et coulant en a été retiré non sans difficultés, et un nombre considérable de momies d’animaux nous ont été expédiées. Beaucoup des squelettes qui en ont été retirés ont pu être aussi bien montés que s’ils provenaient d’une espèce fraîchement tuée. Ces belles pièces, uniques jusqu’à ce jour, ont été renvoyées presque toutes au Caire où M. Maspero leur a donné un asile convenable dans une des salles du nouveau musée Egyptien. Là, elles sont mises sous les yeux du public et peuvent facilement être étudiées par les naturalistes et les égyptologues que ces questions intéressent. C’est donc à notre éminent et savant compatriote que le monde civilisé sera redevable de la conservation de ces documens aussi précieux au point de vue des croyances religieuses et philosophiques qu’à celui des sciences naturelles.

Les mammifères embaumés sont en petit nombre, la contrée n’en ayant jamais nourri beaucoup ni dans l’antiquité, ni pendant l’époque actuelle. Les chiens momifiés, comme ceux qui occupent par bandes à moitié sauvages les ruelles de tous les villages égyptiens, nous présentent, ainsi que ceux de la plupart des régions européennes, des types absolument différens les uns des autres, depuis le chien fauve des bazars d’Orient, si répandu dans tous les pays de langue arabe, jusqu’au singulier lévrier dont la queue contournée en trompette décrit une circonférence et demie sur elle-même. Cet animal est souvent peint ou sculpté sur les monumens. Je l’ai encore rencontré plusieurs fois vivant dans les carrefours écartés de Louxor, mais sans avoir jamais pu parvenir à m’en emparer à cause de sa sauvagerie.

Les squelettes de bœufs qui ont été exhumés en très grand nombre des nécropoles spéciales de Sakkara et d’Abousir, et dont j’ai pu aussi retrouver quelques restes dans certains hypogées de Gourna près de Thèbes, appartiennent tous à une même espèce, que nous assimilons au Bos africanas et qui se trouve encore aujourd’hui en troupeaux immenses dans le Soudan et l’Afrique centrale. C’est évidemment cette race qui fournissait aux prêtres les animaux vénérés dans les temples sous le nom d’Apis ou de Mnœvis. Plusieurs momies complètes de ces bovidés nous ont été envoyées de Sakkara ou d’Aboukir, ainsi que beaucoup de crânes séparés. Ces animaux sont tous des mâles et ont pu être entièrement remontés. Ils ont dû être préalablement, comme le raconte Hérodote, enterrés dans le sable ; puis les ossemens ont été exhumés lorsque les chairs étaient tombées en putréfaction ; et c’est alors seulement, comme l’indiquent tous les ossemens que nous avons entre les mains, que les différentes pièces du corps et des membres, ont été badigeonnées avec du bitume étendu par de larges coups de pinceau et irrégulièrement distribuées. « Les égyptiens font aux bœufs morts des funérailles de la manière suivante : ils jettent les femelles dans le fleuve, et ils inhument les mâles dans leurs faubourgs, laissant passer hors de terre une corne ou deux comme monument indicateur. Quand la putréfaction est complète, et que le temps prescrit est écoulé, un bateau arrive pour prendre les squelettes que l’on enterre tous au même endroit. » A Sakkara et à Abousir, lieux de sépulture pour les bœufs, ces squelettes, entourés de nombreuses bandelettes, présentent la forme d’un bœuf vivant, la tête haute, les jambes de devant repliées sous le ventre ainsi que celles de derrière. C’est la position des énormes taureaux de marbre qui couronnent les hautes colonnes de Suze. Un seul animal n’est pas renfermé dans une de ces momies factices, qui contient ordinairement les ossemens plus ou moins complets de cinq à huit individus. Ainsi se trouvent absolument confirmées les affirmations d’Hérodote.

Le bœuf Apis, à sa mort, est toujours momifié séparément et sa momie est facilement reconnaissable au triangle isocèle en toile brune, cousu sur les bandelettes recouvrant la région frontale. Les lieux de sépulture où l’on ensevelissait les restes des bœufs mâles étaient nombreux, car on rencontre un peu partout des cimetières à l’usage de ces animaux renfermant une immense quantité de momies entassées dans de longues galeries creusées à l’extrémité de puits profonds. Les principales de ces nécropoles sont très certainement celles de Sakkara et d’Abousir où les premiers voyageurs qui ont exploré cette région ont vu d’innombrables momies qui, malheureusement, ont été souvent recueillies pour le service des raffineries de sucre. A côté de ces tombes des bœufs vulgaires se trouvaient les Serapeum où étaient ensevelis avec de grands honneurs les restes des Apis sacrés, honorés surtout à Memphis. Les bœufs Apis, comme on le sait par Hérodote, étaient de couleur noire avec des taches blanches disposées régulièrement. Ils avaient sur le front un triangle blanc, et du côté droit, une autre tâche en forme de croissant. Les taureaux sacrés, de couleur claire, appelés Mnœvis étaient voués à l’Atoum ou soleil couchant, dieu d’Héliopolis près du Caire. Les nécropoles bovines de cette ancienne ville n’ont pas encore pu être découvertes ; on ignore donc à quelle race pouvait appartenir le bœuf Mnœvis adoré dans cette localité comme étant l’incarnation du dieu Râ. Cependant, d’après quelques ossemens dorés, trouvés dans un tombeau par M. Maspero, on peut croire que le bœuf Mnœvis était de tout autre race que celle de l’Apis.

Les bœufs dessinés sur les monumens de l’ancienne Égypte, temples ou tombeaux, montrent des animaux de deux formes différentes ; la première, la plus commune, est représentée par de grands animaux, toujours très hauts sur jambes, à cornes bien développées, dirigées suivant le plan du front en demi-circonférence, ou disposées en forme de lyre, comme le disent les égyptologues. La seconde race est figurée par des animaux également élancés, mais pourvus de cornes très courtes, dirigées en dehors et en haut. Presque tous ces animaux sont porteurs d’une bosse plus ou moins développée sur le garrot. Dans certains bas-reliefs, les Egyptiens ont figuré une espèce sans cornes, portant une extrémité supérieure de la tête ou chignon très élevé, et qui donne à ces animaux une apparence des plus singulières. Cette année même, nous avons eu la bonne fortune de recevoir des crânes d’animaux analogues renfermés dans la tombe d’une prêtresse de la déesse Hathor. Les Egyptiens avaient donc su, à une époque très reculée, créer, par une sélection habile et judicieuse, une race de bœufs sans cornes, semblable à celle d’Angus si recherchée actuellement par certains éleveurs anglais et normands.

Il est intéressant à noter que, de nos jours, depuis le Caire jusqu’à Wady Halfa, c’est le bœuf à petites cornes (Bos brachyceros), de couleur ordinairement rouge foncé, rarement noir et blanc, qui domine dans toutes les campagnes. En Haute-Égypte, nous n’avons pu voir un seul animal à grandes cornes, tel qu’il est si souvent représenté sur les monumens, et semblable à ceux d’Abousir ou de Sakkara. Partout on ne rencontre, aujourd’hui, que le bœuf à petites cornes, de même forme que celui qui se trouve communément dans les vallées du Liban, à la Bekaâ ou en Mésopotamie. Seulement, en Égypte, le pelage est généralement noir avec des taches blanches. À cause du manque absolu de bons pâturages, il est toujours d’une taille très inférieure à celui d’Égypte. D’après tous les squelettes momifiés reçus par nous, on peut affirmer que cette race à petites cornes n’était élevée que très rarement par les habitans de l’ancien Empire. Ces éleveurs distingués ne l’ont point trouvée digne d’être consacrée à la divinité et d’être momifiée avec soin. Ainsi que nous l’avons dit, le bœuf à courtes cornes, représenté sur certaines sculptures, appartient à une autre espèce que celle du Bos brachyceros vrai, puisqu’il est représenté portant toujours une bosse très marquée dans la région du garrot. De cette dernière race il n’a jamais été trouvé aucun débris dans les galeries à momies ; on peut cependant affirmer que ce n’est pas un zébu importé de l’Inde.

Dans le delta égyptien, depuis le Caire jusqu’à Alexandrie, j’ai rencontré quelquefois des animaux qui m’ont rappelé de loin les bœufs à cornes en lyre des anciennes sculptures. Mais il est certain que ces animaux ont été importés récemment du Soudan où cette espèce se rencontre partout. On a quelquefois affirmé que le bétail égyptien à longues cornes avait été importé à une époque très reculée par une race humaine primitive qui, venant du nord de l’Inde, aurait traversé la Mer-Rouge pour se répandre sur toute l’Afrique orientale. Plus tard, une partie de cette population, faisant une migration nouvelle vers le Nord, serait venue se précipiter sur la population primitive de l’Egypte qui ne possédait pas encore de bœufs à longues cornes. J’avoue que, jusqu’à nouvel ordre, nous ne pouvons pas être partisan de cette hypothèse, qui ne paraît reposer sur aucune donnée positive. Sans preuves bien sérieuses aussi, on a prétendu que les races humaines, les différentes formes animales domestiques, les plantes alimentaires étaient venues de l’Inde pour se répandre dans le monde entier, notamment en Afrique. C’est une affirmation qui ne se fonde que sur des traditions d’une pauvre valeur scientifique, et qui est en contradiction formelle avec la doctrine de révolution, montrant que, sans l’aide de migrations, la nature a fait naître, dans des régions très éloignées les unes des autres, par des forces mystérieuses et inconnues, les mêmes types animaux : éléphans, chevaux, bœufs, etc. Ce ne sont pas des migrations qui peuvent expliquer la présence de l’éléphant d’Asie aux Indes, et de l’éléphant à larges oreilles dans le continent africain. Il en est de même pour la race humaine. Jusqu’à ce jour, rien ne prouve que les Proto-Egyptiens préhistoriques soient venus d’Asie. Tous les crânes attribués aux Egyptiens préhistoriques, trouvés dans les anciennes nécropoles de Negadah, de Beith-Allam, de Kawamil, de Silsileh qui m’ont presque tous passé entre les mains, sont tout simplement, quoi qu’on en ait dit, des crânes de vrais égyptiens. Il ne peut y avoir de doute à cet égard. Les cadavres de ces anciennes races, dont la haute antiquité n’est pas contestable, sont enterrés sans être embaumés, et dans une attitude spéciale : il ne découle cependant point forcément de ce fait que ces restes humains appartiennent à une race différente de celle des vrais Egyptiens. Cette invasion d’une population asiatique, que nie aussi la linguistique, amenant avec elle des bœufs à longues cornes, est donc une supposition qui nous semble absolument gratuite, que rien jusqu’ici ne semble sérieusement justifier. La vallée du Nil, ainsi que le centre de l’Afrique, jusqu’au lac Tanganika, a joui très probablement, depuis l’époque crétacée, des mêmes conditions climatériques qu’elle présente aujourd’hui, et qu’on ne rencontre nulle part ailleurs à la surface du globe. Dans un tel milieu, d’une stabilité si constante, races humaines et races animales ont dû acquérir des caractères tout à fait spéciaux, en harmonie avec des influences climatériques si remarquables.

On peut donc croire que les prédécesseurs des Egyptiens de Rhamsès se sont formés de toutes pièces, dans la vallée du Nil, de même que leurs bœufs et leurs moutons. Aux époques reculées où se sont déposées les couches les plus superficielles de la période tertiaire, des forces à nous inconnues ont fait naître des Egyptiens dans la vallée du Nil, des nègres dans une partie de l’Afrique centrale, des Berbers dans l’Afrique antérieure, des bœufs à longues cornes qui ont pu à cette époque, naître sur place aussi facilement que dans les montagnes de l’Inde, les plaines de la Perse ou celles de la Mésopotamie. Toute la paléontologie des chevaux et des bœufs, ainsi que les découvertes récentes faites en Égypte sur les formes ancestrales des éléphans africains, semblent prouver cette dernière hypothèse, qui est d’autant plus admissible que les lèvres grosses et fortement retournées, donnent aux Egyptiens anciens ou actuels un caractère africain hors de doute.

Le seul fait indiscutable et important que nous devions retenir ici, après ce long exposé des origines bovines, est que les Egyptiens élevaient presque exclusivement des bœufs à longues cornes de provenance africaine, et que, seulement aujourd’hui, cette race a été remplacée presque partout par celle du bœuf à courtes cornes arrivant d’Asie. Ces bœufs à longues cornes des anciens Egyptiens sont tout simplement ceux qui habitent par millions depuis Khartoum jusque dans la région des grands lacs et peut-être plus loin encore dans l’Afrique centrale. C’est certainement la race qui est très bien représentée par Schweinfurth dans son célèbre ouvrage sur l’Afrique du centre, de grands bœufs, hauts sur jambes, portant une bosse plus ou moins prononcée, à cornes longues disposées en lyre ou en croissant.

Originaire des régions centrales de l’Afrique, ce bœuf à longues cornes a dû descendre la vallée du Nil, absolument comme le crocodile, l’hippopotame, certains poissons, — ou encore comme les papyrus qui se trouvent dans le bassin du Jourdain, à Tibériade, — quoique ces animaux et ces plantes ne fassent point partie de la faune ou de la flore asiatique. Ils ont dû émigrer dans la région du Nord en suivant tout simplement la vallée du grand fleuve. El nous savons bien qu’un certain nombre d’égyptologues ne croient pas que les Egyptiens ainsi que leurs bœufs eussent le droit de se considérer comme des autochtones de la vallée du Nil, engendrés les uns les autres par le puissant dieu Râ sur le sol même qu’ils habitaient. Mais nous pensons au contraire que les anciens Egyptiens avaient raison de croire qu’ils s’étaient formés par voie d’évolution naturelle, dans cette étroite vallée du Nil, toujours et partout si semblable à elle-même, de même que leurs bœufs, leurs ânes, et toute la faune qui les entourait dans cette partie privilégiée du continent.

Il est à remarquer que les ânes, si nombreux dans la contrée, figurés partout en longues théories, n’ont jamais été momifiés. Leurs ossemens mêmes, contrairement à ce qui se faisait pour toutes les autres espèces, n’ont pas été recueillis pour recevoir quelque part une sépulture honorable. On n’en a jamais retrouvé aucune trace, et parmi les milliers d’ossemens de mammifères qui nous ont passé sous les yeux, aucun ne pouvait se rapporter à l’âne, ou même au cheval, arrivé bien plus tard en Égypte. On ne peut comprendre la raison de cet ostracisme contre un serviteur si dévoué et si utile. Les ânes étaient-ils trop méprisés pour être momifiés ou même ensevelis ? Etaient-ils considérés comme vils ou impurs ? Leurs cadavres, comme ceux des vaches, étaient-ils tout simplement jetés dans le grand fleuve, ou bien trouverons-nous peut-être, un jour, quelque vaste nécropole ayant servi à ensevelir les restes de ces animaux ?

La gazelle, le bubale, le mouflon à manchettes, les chèvres et les moutons ont été fréquemment momifiés et présentent la similitude de formes la plus complète avec les espèces actuellement vivantes dans la région. Des milliers de ces animaux, enduits de bitume après la putréfaction des chairs, ou trempés dans des solutions de natron résineux, ont été entourés de bandelettes antiseptiques pour être entassés dans certaines galeries annexées aux temples ou aux nécropoles humaines. L’examen de la denture de beaucoup de ces espèces prouve, avec la dernière évidence, que la plupart de ces animaux, primitivement sauvages dans le pays, vivaient apprivoisés dans des enclos sacrés. Les Egyptiens paraissent avoir eu une véritable passion pour les chats. Ces animaux étaient élevés partout en nombre immense, et leurs momies, remplissent dans certaines localités de vastes galeries, tandis qu’ailleurs, à Beni-Hassan par exemple, elles sont ensevelies au milieu des sables dans une nécropole qui a probablement plusieurs kilomètres de longueur. Dans les maisons vivaient deux espèces différentes : le chat domestique tout à fait semblable au nôtre, mais surtout la grande espèce appelée Felis maniculata par les zoologistes et qui vit encore à l’état sauvage dans les forêts du Fayoum, sur les rives de la Mer-Rouge, ainsi qu’en Tripolitaine et en Tunisie. Cet animal, véritable petit tigre, de forte taille, très haut sur jambes, présente un front bombé tout à fait caractéristique. On l’entretenait par milliers dans les villes et les campagnes, non seulement pour faire la chasse aux rats, mais surtout en l’honneur de la déesse Bast dont il était la représentation vivante. Les momies, toujours très soignées, entourées de bandelettes élégamment entre-croisées, renferment des individus de tout âge ; des milliers de fœtus sont attachés en paquets, emmaillotés et placés les uns à côté des autres. De petits nouveau-nés remplissent quelquefois la cavité abdominale de grandes chattes admirablement sculptées dans un morceau de bois ou bien reposent dans de minuscules sarcophages, à couvercles cintrés, très grossièrement travaillés et qui semblent avoir été construits par des mains enfantines. Quelquefois les momies portent de grandes oreilles factices qui surmontent de la façon la plus drôle les yeux et la bouche dessinés sur la toile en couleur noire. Ce beau chat maniculé n’est actuellement domestiqué nulle part en Afrique.

Les musaraignes, petits mammifères insectivores qu’on trouve actuellement vivant dans la contrée, ont été fréquemment momifiées, quelquefois isolément, souvent accolées à des hirondelles, des oiseaux de proie, des grenouilles ou même des insectes. Nous les avons rencontrées plusieurs fois dans les gros fuseaux renfermant des oiseaux rapaces englués dans le bitume et provenant de Sakkara. Dans cette même localité on a trouvé des crânes de musaraignes sacrées (Crocidwa religiosa) dans une momie conique, élégamment enveloppée, imitant celle d’un d’ibis, mais ne contenant que des ossemens brisés du petit mammifère mêlés à des plumes blanches de l’oiseau sacré. Enfin à Thèbes, les momies de cette musaraigne sacrée ont été fréquemment abritées dans de minuscules sarcophages, creusés dans un morceau de bois de sycomore. Cette boîte, d’une seule pièce, est fermée sur le côté par une planchette qui glisse dans des rainures. La momie, soigneusement entourée de bandeletlts antiseptiques, fortement dorée, repose dans le fond du sarcophage, qui porte toujours sur sa face supérieure, sculptée en plein bois, une musaraigne de grandeur naturelle, représentant très fidèlement l’animal sacré, et dorée elle-même comme la momie. Souvent, à l’époque gréco-romaine, ces momies sont déposées dans des sarcophages de bronze portant aussi une musaraigne dorée sur une des faces. Il est vraiment bien difficile d’expliquer la raison pour laquelle les Egyptiens ont momifié si soigneusement une grande quantité de ces insectivores absolument insignifians par eux-mêmes. On ne sait si la musaraigne était l’attribut de quelque divinité domestique. Ce petit animal, probablement à cause de sa vie essentiellement nocturne et de son odeur très pénétrante, n’est que très rarement capturé par les chats. Peut-être est-ce la raison qui l’a fait considérer comme animal sacré, tandis que les rats chassés et dévorés par les félins devaient être regardés comme des animaux immondes et par cela même laissés sans sépulture. Il est possible aussi que les musaraignes fussent respectées parce qu’on les croyait hantées par des âmes humaines occupées à accomplir leurs pérégrinations.

Beaucoup d’espèces d’oiseaux, les rapaces surtout, ont été trouvées momifiées en quantités innombrables. Plus de mille individus ont pu être étudiés avec soin au Muséum de Lyon. Les milans, éperviers, aigles et faucons, ordinairement conservés séparément, ont été plongés dans le bitume liquide, puis enveloppés de bandelettes. Les yeux sont figurés à l’extérieur par deux petits disques en étoffe d’une couleur différente. Lorsque l’oiseau est débarrassé de son enveloppe, il apparaît les ailes serrées contre le corps, les pattes allongées. D’autres fois, les torses étant repliés sur les jambes, les doigts se trouvent ramenés au niveau du sternum entre le corps et les ailes. Souvent les oiseaux rapaces, au nombre de vingt à quarante individus, sont momifiés en formant une masse compacte. Ils sont alors serrés les uns contre les autres, solidement collés par une sauce bitumineuse appliquée à chaud, et disposés en énormes fuseaux longs d’un mètre et demi environ. Les plumes, quoique tachées par le bitume, sont toujours très bien conservées. Ordinairement au milieu de ce fuseau se trouve un oiseau d’un autre ordre, une hirondelle accompagnée d’une dent de crocodile. La plupart des squelettes de ces animaux, montés avec le plus grand soin, ont pu être comparés à ceux des espèces congénères de l’époque actuelle. Le résultat de cette confrontation a été absolument négatif au point de vue d’un changement morphologique dans le système osseux. Ces espèces ressemblent entièrement à celles qui vivent encore en Égypte et qui, à certaines époques de l’année, apparaissent en grand nombre dans les plaines cultivées ou sur les rochers des déserts. On peut se demander par quels procédés les Egyptiens réussissaient à se procurer tant d’oiseaux rapaces diurnes ou nocturnes, dont les différentes espèces, toujours extrêmement sauvages, se laissent approcher si difficilement. Quelques-uns ont pu être tués avec de courts bâtons courbes, lancés avec force, sorte de boomerangs, presque semblables à ceux dont se servent les Australiens : des blessures profondes, ainsi que des fractures faciles à constater en font foi. D’autres étaient probablement pris avec des filets ou des pièges très ingénieux qui sont souvent figurés dans les tombes. Récemment nous avons reçu un envoi très intéressant de M. Maspero. Il consiste en un nombre considérable d’ossemens de vautours, provenant de cinquante individus au moins, trouvés dans un tombeau très ancien, découvert à Zaouiet el Aryan, non loin de Sakkara. Ces os étaient placés à côté de vases en albâtre très grossièrement travaillés. Ils ne provenaient pas d’animaux momifiés, mais ils avaient été certainement extraits d’oiseaux ayant été enterrés et dont les chairs tombées en putréfaction ont laissé les squelettes désarticulés, mais parfaitement propres. Ceux-ci n’ont pas été badigeonnés de bitume, ni trempés dans la solution antiseptique de natron résineux. Nous avons pu reconnaître, dans ce mélange d’ossemens de vautours, les restes du Percnoptère, espèce très commune de nos jours ; ceux du vautour jaune qu’on voit partout dépecer les animaux morts déposés sur les délaissés du Nil ; et ceux de l’énorme Otogyps auriculaire dont l’envergure mesure ; près de six pieds. Cet animal paraît actuellement rare en Égypte ; je ne l’ai vu que deux fois sur le Nil Bleu dans les environs de Khartoum. Il a un bec fort comme celui du condor, et son crâne absolument chauve a un diamètre de près de dix centimètres. Il est impossible de deviner pour quelle raison tous ces restes de vautours ont été ensevelis dans la tombe de Zaouiet el Aryan.

Les ibis sacrés, momifiés en nombre immense dans toute l’Égypte, sont entourés de fines bandelettes formant des losanges élégans de teintes différentes. Beaucoup de ces momies isolées sont fausses. Lorsqu’on les déroule, on trouve des plumes de pigeons recouvrant un fragment de brique, tandis que la tête, factice aussi, est modelée en chiffons enroulés présentant les deux yeux dessinés à l’encre noire et portant en avant un long morceau de roseau figurant le bec de l’oiseau appliqué contre la région ventrale. Dans d’autres localités, les corps de plusieurs de ces ibis, simplement trempés dans une solution de mitron résineux, ont été enfermés dans de grandes jarres, d’une forme particulière, en terre rougeâtre, grossièrement tournées et fermées par une couche de plâtre très habilement appliquée. Dans certaines galeries, à Sakkara par exemple, ces pots placés les uns à côté des autres en nombreuses couches superposées, remplissent par milliers de longues galeries. Quelques-uns de ces vases renferment exclusivement des œufs d’ibis encore très bien conservés. L’examen attentif d’un très grand nombre d’ossemens nous a fait voir que l’ibis actuel, qui ne se trouve plus que sur le Nil Bleu du côté de l’Abyssinie et sur le Nil Blanc dans la région de Fachoda, a les tarses bien moins longs que ceux de l’ibis antique. On peut croire que cette modification anatomique importante est due à des conditions d’existence spéciales. Peut-être le grand développement des membres postérieurs chez l’ibis ancien était-il dû au genre de vie de cet oiseau dans l’Égypte Pharaonique où cet animal se multipliait librement et on grand nombre, respecté des habitans. Confiant dans la sécurité complète dont il jouissait, il nichait jusque dans les villes et trouvait une nourriture facile sur les bords des canaux et des lacs. L’ibis parait s’être peu à peu habitué à cette vie et a dû rester très certainement, en Égypte, pendant des siècles, dans un état de demi-domestication. Chez cet oiseau pourvu d’une nourriture abondante, marchant plus qu’il ne volait, il semble naturel de trouver les membres postérieurs plus développés que chez les ibis actuels, traqués par les chasseurs, obligés de se déplacer constamment à la recherche de la nourriture.

Les anciens Egyptiens semblent avoir eu la plus grande vénération pour un superbe poisson de la famille des Percoïdes, le Laies Niloticus, qui habite encore en quantités prodigieuses les eaux du grand fleuve dans la Haute-Égypte. Certaines villes, entre autres Esnèh, vouaient un culte spécial à cette espèce. Non seulement les habitans honoraient le poisson vivant, mais encore, par d’ingénieux procédés de momification, ils s’efforçaient de le préserver de toute destruction lorsqu’il était capturé. Et cependant, par une contradiction singulière, cet animal passait dans certaines localités pour un aliment impur, dont l’usage était interdit aux prêtres, probablement parce que ces animaux étaient accusés d’avoir dévoré certaines parties du corps d’Osiris. Ainsi réduits à l’état de momies, entourés soigneusement de bandelettes de lin trempées dans du natron antiseptique, ils présentent toutes les tailles, depuis quelques centimètres jusqu’à deux mètres de longueur. On trouve aussi, enterrées dans le sable, à côté des poissons adultes, des sphères de la grosseur des deux poings, formées de tiges de papyrus entrelacées avec des bandelettes ; ces boules sont creuses et renferment plusieurs centaines et quelquefois plusieurs milliers d’alevins de laies dont beaucoup, longs de quelques millimètres seulement, viennent à peine de sortir de l’œuf. Ces poissons, qui sont admirablement conservés et dont la chair renferme encore beaucoup de substances nutritives, ne présentent aucune différence avec les lates actuellement pêches dans le Nil, surtout au milieu des rochers de la seconde cataracte, où leur taille devient énorme et où ils servent à l’alimentation des crocodiles encore nombreux dans cette localité.

Le crocodile était consacré au dieu Sebek. Les anciens Egyptiens, quand bien même ils en nourrissaient un très grand nombre dans les lacs sacrés situés près des sanctuaires, paraissent l’avoir beaucoup redouté et le conjuraient à l’aide de formules magiques. Ce saurien, toujours affamé, devait dévorer beaucoup de femmes et d’enfans. Il pullulait dans les eaux du Nil ou dans les canaux jusqu’à l’extrémité nord du Delta où il se rencontrait encore au commencement du siècle passé. Sa férocité n’empêchait point les Egyptiens de le momifier en très grandes quantités, mais on ne sait encore dans quelle intention. Ses dépouilles remplissent d’immenses galeries, quelquefois des grottes naturelles comme à Mâabdé près de Monfalout, où une caverne, qui s’enfonce profondément dans la montagne, en renferme probablement des centaines de mille mêlés à des momies humaines. A côté de ces grands et gros animaux, on trouve d’innombrables paquets en forme de fuseaux, maintenus par des tiges de papyrus, renfermant vingt-cinq petits crocodiles collés ensemble par le bitume ; quelquefois ils sont placés sur de petites corbeilles tissées en écorces contenant des œufs du saurien et dans l’intérieur desquels on trouve encore les embryons bien conservés. Ces animaux, malgré leur haute antiquité, ne montrent aucune différence avec ceux qui vivent actuellement au milieu des rapides de la seconde cataracte ainsi que dans les régions supérieures des deux Nils. Le régime et la température des eaux n’ayant probablement jamais changé depuis des milliers d’années, le type du crocodile est resté absolument le même.

Les momies de singes sont presque toujours des momies de cynocéphale ou d’une petite espèce de cercopithèque. Le premier était consacré au dieu Thot, l’écrivain des paroles divines, et aussi le dieu des écrivains, toujours présent à la scène du jugement dernier au moment où l’on pèse dans les balances divines les bonnes et les mauvaises actions de l’âme du défunt. Thot était représenté le plus souvent sous la forme d’un singe cynocéphale, mais quelquefois aussi sous celle d’un singe cercopithèque à longue queue. Quoique les Égyptiens paraissent avoir élevé fréquemment des singes soit chez des particuliers, soit dans les enceintes sacrées, les momies en sont cependant très rares ; elles étaient souvent conservées dans des cavités creusées dans le dos de gros singes sculptés en pierre ou en granit et toujours assis dans une attitude contemplative comme ceux que l’on peut encore voir au Musée du Caire. Nous avons reçu récemment une momie de singe contenue dans un sarcophage en bois représentant un cynocéphale assis. La radiographie nous a bien montré qu’elle renfermait un singe, mais un singe privé de crâne et de cou. Nous avons alors, sur la partie antérieure de la momie, coupé avec soin les nombreuses bandelettes résineuses, fortement collées, formant une paroi protectrice très épaisse. Quelle n’a pas été notre satisfaction, de mettre à nu un petit singe admirablement momifié, et dont le corps ainsi que les membres étaient recouverts séparément de bandelettes très bien enroulées ! Mais le cou, la tête et la queue manquaient. Un cou et une tête savamment modelés en toile gommée remplaçaient ces organes absens. Le profil de la face, absolument humain, ressemble d’une manière frappante à celui d’un Indien de l’Amérique du Sud, avec un grand nez fortement busqué. Les avant-bras et les mains sont croisés sur la poitrine, les jambes fléchies comme celles d’un fœtus. La radiographie ainsi que la forme des ongles nous ont fait voir que nous n’avions pas sous les yeux une momie d’un jeune enfant, mais bien celle d’un Cercopithecus sabaeus, petite espèce simienne qui habite actuellement le Soudan et le Sennar, d’où on l’apporte fréquemment en Égypte.

Une autre momie de singe cercopithèque est encore plus intéressante. Les membres sont simplement recouverts par la peau desséchée. Les bras sont croisés sur la poitrine, tandis que les jambes rapprochées et étendues sont terminées par de véritables pieds humains admirablement modelés et fixés par des chevilles enfoncées dans les cous-de-pied.

Malgré la rareté des momies de singes dans les musées, nous pensions bien qu’il devait se trouver quelque part une nécropole réservée à leur ensevelissement. On citait Hermopolis, près de Roda, où cependant aucune fouille régulière n’avait été tentée. Dans sa grande carte des montagnes thébaines, Wilkinson indiquait trois tombes de singes au sud de ces collines rocheuses. Mais personne ne savait où pouvait bien se trouver cet emplacement assez vaguement dessiné sur une carte souvent incomplète et inexacte. Cette année même, au mois de février, après plusieurs jours de recherches et de sondages infructueux dans les nombreux vallons situés au sud de la vallée des Reines, nous avons eu l’heureuse chance de découvrir la nécropole des représentais du dieu Thot dans un ravin extrêmement sauvage qui se trouve tout au sud des rochers thébains, immédiatement avant la grande dépression dans laquelle passe la route de Farchout.

Cette vallée, des plus pittoresques, est bornée à droite et à gauche par d’énormes falaises formées de conglomérats quaternaires. C’est à la base de ces rochers que nous avons découvert des centaines de tombes renfermant des restes de singes cynocéphales. Ces fosses, malheureusement peu profondes, ont été à certaines époques envahies par les eaux : aussi, les momies simiennes sont-elles la plupart du temps très altérées. Toutes semblent avoir été préparées avec assez peu de soin. Quelques-unes sont ensevelies simplement dans les débris pierreux qui tombent de la montagne, ou bien sont renfermées dans de grossières caisses en bois, dans des sarcophages en terre cuite ; enfin d’autres, embaumées plus convenablement, après avoir été entourées de bandelettes trempées dans le bitume, ont été placées accroupies dans de grandes jarres, à la manière des momies péruviennes, les bras ramenés sur la poitrine et les genoux repliés à la hauteur du ventre. Dans ces sarcophages, nous avons trouvé souvent des fleurs et presque toujours de nombreuses graines de Balanites egyptiaca, dont les germes ont été soigneusement enlevés avec un instrument perforant, comme si on avait voulu éviter qu’une graine vivante pût germer dans un lieu habité par la mort.

Aucun objet, aucune inscription, dans cette vallée déserte et qui n’est jamais visitée aujourd’hui, ne nous a permis de préciser même approximativement la date de ces tombes. Nous avons trouvé cependant au milieu des rochers, non loin de là, une stèle d’offrandes brisée, sur le rebord de laquelle les égyptologues ont lu les cartouches du roi éthiopien Kaschta et de sa fille Amenritis de la XXVIe dynastie. Cette pièce, actuellement au musée du Caire, a-t-elle quelque rapport avec la nécropole des singes, c’est ce que nous n’avons pu savoir.

Dans le tombeau de Maher-Pra, à Thèbes, datant de l’époque d’Amenophis III, de la XVIIIe dynastie, on a trouvé une quantité d’offrandes funéraires constituées par des corps d’oiseaux ou par des fragmens de chair musculaire de mammifères momifiés par le trempage dans des solutions de natron résineux. Ces offrandes sont disposées dans neuf boîtes ayant la forme de petits sarcophages à couvercles, taillés dans des blocs de bois de figuiers sycomores. L’un d’eux renferme une oie de moyenne taille, privée de tête, mais qu’on peut très exactement rapporter à l’espèce encore commune en Égypte, appelée Anser albifrons. Les avant-bras et les tarses, le cou et la tête ont été enlevés absolument comme le font les cuisinières de nos jours, lorsqu’elles vont mettre une oie à la broche. L’animal a été entièrement vidé, et, dans l’intérieur de la cavité du corps, on a placé le gésier, le foie et le cœur attachés l’un à l’autre par des ficelles tordues qui ont dû servir à les tremper dans la solution antiseptique. La momification de cette oie est vraiment extraordinaire ; elle date de 4 000 ans au moins, et cependant la peau a conservé toute sa souplesse et présente les papilles épidermiques avec toute leur netteté. L’épiderme est coloré en jaune clair par le natron résineux. Les bandelettes entourant cette pièce remarquable sont en toile d’une longueur de trois mètres et demi. Dans des coffres grossiers placés sur le sol sablonneux se trouvaient plus de deux cents pièces de viande conservées par le trempage dans le natron et présentant à peu près la même disposition que celles qui sont actuellement débitées par nos bouchers. Elles se composent exclusivement de quartiers de veau, de bœuf et de quelques fragmens d’os et de chair d’oiseau. Ces derniers ossemens et muscles plus ou moins brisés appartiennent tous à des oies. Parmi ces débris, on trouve des os de toutes les parties du corps, à l’exception de la tête, du cou, des extrémités des ailes et des pattes. Le bœuf et le veau ont fourni toutes les autres offrandes qui se composent de blocs de chair et d’os empruntés à presque toutes les régions du corps. Un certain nombre de muscles ou de fragmens de muscles ont été préparés isolément, c’est-à-dire détachés des os préalablement à leur mise en conserve. Ce sont des quartiers de chair salés et desséchés, portant, le plus souvent, la trace des liens qui ont servi à les suspendre pendant le trempage dans les saumures antiseptiques. La plupart des ossemens appartiennent à un bœuf de petite race, environ de la taille de celle de Syrie.

La tombe de Maher-Pra renfermait un mobilier funéraire des plus riches et des plus intéressans qui remplit actuellement plusieurs grandes vitrines du Musée du Caire. Mais elle contenait encore dix grandes jarres en terre, bouchées avec soin, pleines d’une matière pulvérulente jaunâtre qu’on soupçonnait être employée à la momification. Mon collègue à la faculté de Lyon, M. le professeur Hugounenq, a bien voulu en faire l’analyse exacte. Cette substance est ainsi composée :


Résine odorante 19
Débris organiques 3
Sable et argile 12
Natron, c’est-à-dire Chlorure de potassium 14
« Sulfate de sodium 22
« Sesquicarbonate de sodium 17

Il a été facile de séparer la résine mêlée au natron. En tenant compte des modifications que le milieu et le temps ont dû apporter à son odeur, on peut cependant affirmer que cette substance n’est pas de la résine de cèdre, qui du reste n’a jamais vécu en Égypte. Elle paraît plutôt être un extrait de diverses substances aromatiques. La myrrhe devait dominer dans ce mélange, mais accompagnée d’oliban et de bdellium. Les Balsamodendron et Roswellia, arbres producteurs de ces gommes-résines, vivent en Nubie, Abyssinie et Arabie Heureuse. Ils fournissent cette myrrhe si recherchée, dès la plus haute antiquité, par les populations de l’Orient. La poudre antiseptique en question renferme des débris de tissus parenchymateux ; ces tissus contiennent de nombreux grains d’amidon, appartenant certainement à des rhizomes odorans du cyperus rond qui se rencontre encore aujourd’hui en très grande quantité en Égypte et en Libye. La poudre odorante renfermée dans les amphores de Maher-Pra, lorsqu’on la dissout dans l’eau, colore en brun les morceaux de toile qu’on y plonge. Ces tissus présentent alors la même coloration que les bandelettes des momies, coloration et odeur dues au savon alcalin produit par la résine mélangée au natron.


D’après tout ce qu’il nous a été possible de constater, les Egyptiens momifiaient non seulement certaines espèces animales directement consacrées aux divinités, mais presque tous les animaux qui vivaient autour d’eux. Ce qu’il a été dépensé de toile de lin pour entourer les momies humaines ainsi que celles des animaux, qui pendant tant de milliers d’années ont été cachées dans les sables des déserts ou dans les galeries des nécropoles, est quelque chose de vraiment prodigieux. Pour habiller une seule momie humaine, il faut au moins, d’après mes mesures, 70 mètres d’une toile large de 30 centimètres. Pour les momies des bœufs, on employait près de 200 mètres d’une toile de même largeur. Les tisserands devaient donc être très nombreux dans l’ancienne Égypte, et leurs métiers si simples et si ingénieux ne devaient point chômer souvent.

On doit se demander à quelle fin ce peuple si intelligent s’est livré, seul au monde, à une pratique aussi extraordinaire ; quelles sont les idées philosophiques ou religieuses qui lui ont fait trouver les moyens les plus pratiques, les plus scientifiques pour empêcher la disparition des cadavres des hommes et des animaux par le travail des microbes de la putréfaction. Les inscriptions murales comme les papyrus sont muets sur ce point et ne peuvent en rien faciliter la solution de ce problème obscur. Il nous est malheureusement presque impossible, au XXe siècle, de pénétrer dans les idées ou la foi religieuse des hommes qui vivaient il y a sept ou huit mille ans ; qui se trouvaient dans des conditions biologiques absolument différentes de celles où nous vivons actuellement ; et chez lesquels la vitalité des croyances premières devait se transmettre de générations en générations avec une énergie toute spéciale. Nous ne pouvons admettre, comme le fait remarquer M. Pierret, que ce peuple, dont les anciens sont unanimes à vanter la sagesse, ait adoré les animaux. Aucun texte, aucune inscription ne peut faire croire à une pratique aussi absurde pour des hommes si bien doués. Quelques savans pensent que les Egyptiens n’étant pas capables de différencier par l’expression du visage humain les membres de leur Panthéon, ont placé sur les statues de leurs dieux des têtes d’animaux afin de mieux les distinguer les uns des autres. Ces animaux seraient ainsi devenus sacrés et auraient été l’objet d’un culte superstitieux, exploité plus tard par la classe des prêtres. Il n’est évidemment pas possible d’accepter cette explication. Les Egyptiens, de tout temps, ont été d’habiles sculpteurs, des artistes de premier ordre. La statuette du scribe du Louvre, celle du Cheik el Beled du Caire, ainsi que les admirables bas-reliefs de la tombe de Ti, ou ceux du temple de Nefertari à Abou Simbel, ne permettent pas de croire que ce soit par impuissance à différencier les traits de leurs dieux, que les Egyptiens ont affublé ces derniers de têtes d’animaux. Je crois que c’est bien plutôt le privilège attribué aux dieux de pouvoir revêtir telle ou telle forme animale, qui les a fait représenter avec ces masques bizarres, à peu près toujours les mêmes, mais pouvant cependant changer suivant les localités ou les époques de la vie du peuple. Les dieux, comme les hommes, pouvaient s’incarner dans certains êtres ; cela résulte directement du dogme de la métempsycose, auquel on a paru jusqu’ici attacher trop peu d’importance.

Les Egyptiens, en effet, croyaient à la transmigration de l’âme humaine dans le corps des animaux. Certains chapitres du Livre des Morts sont consacrés à la transformation île l’homme en épervier, vanneau, hirondelle, serpent, crocodile, lotus, etc. Les élus avaient la faculté de prendre toutes les formes qu’ils désiraient et de revenir ainsi sur la terre. Ce que rapporte Hérodote est très explicite à cet égard : « Les Egyptiens, dit-il, sont les premiers qui aient parlé de cette doctrine selon laquelle l’âme humaine est immortelle et, après la destruction du corps, entre toujours en un autre être naissant. Lorsqu’elle a parcouru tous les animaux de la terre, de la mer, et tous les oiseaux, elle rentre dans un corps humain ; le circuit complet dure trois mille ans. » L’affirmation formelle d’Hérodote ne peut laisser aucun doute à l’égard de la croyance générale des Égyptiens à la métempsycose. Cet historien est trop exact pour ne pas avoir rapporté très fidèlement ce que les prêtres lui ont enseigné à Héliopolis, à Memphis et à Thèbes.

Le corps du riche, après avoir été momifié suivant les indications du chacal Anubis, l’inventeur des pratiques de l’embaumement, était donc placé très profondément sous terre, dans une chambre funéraire admirablement cachée, à l’abri des atteintes de l’air et des tentatives sacrilèges des violateurs de sépultures. L’âme du mort n’était pas tourmentée par la crainte de voir le corps tomber en poussière sous l’influence des agens destructeurs. Elle restait dans la tombe, tout près de la momie que ne pouvait plus faire disparaître la putréfaction, et, comme le dit M. Maspero, « l’âme vivait à côté de la momie comme dans une maison éternelle qu’elle possédait sur les confins du monde invisible et du monde réel. »

Mais de leur côté, que devenaient les âmes des pauvres hères dont les momies, grossièrement protégées, étaient entassées les unes sur les autres avec celles des crocodiles ou des bœufs, dans des grottes ou des galeries profondes ? Il est bien probable que ces âmes passaient, comme le dit Hérodote, dans un animal quelconque, et successivement, pendant un cycle de trois mille ans, habitaient les corps de certaines espèces vivant sur la terre, dans les eaux ou dans les airs. Cette croyance explique aussi l’embaumement des sphères creuses remplies de jeunes alevins du poisson Lates. Hérodote, en effet, dit : « L’âme entre dans un être-naissant. » Ces petits poissons, dont beaucoup viennent à peine de sortir de l’œuf, devaient donc être hantés par des âmes humaines. De là cette momification tout à fait extraordinaire de ces êtres à peine nés. Les Egyptiens ne devaient donc pas laisser disparaître par la putréfaction les corps de ces animaux habités par les esprits de leurs parens, de leurs amis, de leurs concitoyens. C’est la raison, croyons-nous, pour laquelle ils momifiaient par différens procédés presque tous les animaux, à l’exception de quelques espèces dont nous n’avons retrouvé aucune trace, tels que les ânes, les porcs, les chameaux, etc.

Les découvertes futures pourront peut-être mieux nous faire comprendre les idées qui poussaient les Egyptiens, seuls dans le monde antique, à se livrer à cette bizarre pratique de l’embaumement des animaux. Le travail que nous venons de faire n’est que le début de recherches qui devront se poursuivre en Haute-Egypte, à Abydos, à Behnesa, l’antique Oxyrrhynchos, à Thèbes surtout où les galeries souterraines doivent renfermer des richesses absolument inconnues, parmi lesquelles se trouveront certainement nombre d’espèces animales momifiées, que nous n’avons pas rencontrées dans les nécropoles de la Basse-Egypte, de Sakkara, d’Abousir et d’Esnèh. Nous espérons pouvoir entreprendre prochainement ces nouvelles fouilles, grâce à l’amicale bienveillance de M. Maspero qui a bien voulu, depuis deux ans, seconder nos efforts, nous aider de sa grande expérience, et aplanir, pour nous, tous les obstacles qui pouvaient entraver nos travaux.


Dr LORTET.