Les Moines (Recueil)/Moine épique

Les MoinesSociété du Mercure de France (p. 190-194).

MOINE ÉPIQUE


On eût dit qu’il sortait d’un désert de sommeil,
Où, face à face, avec les gloires du soleil,

Sur les pitons brûlés et les rochers austères,
S’endort la majesté des lions solitaires.

Ce moine était géant, sauvage et solennel,
Son corps semblait bâti pour un œuvre éternel ;

Son visage, planté de poils et de cheveux,
Dardait tout l’infini par les trous de ses yeux ;


Quatre-vingts ans chargeaient ses épaules tannées
Et son pas sonnait ferme à travers les années ;

Son dos monumental se carrait dans son froc,
Avec les angles lourds et farouches d’un roc ;

Ses pieds semblaient broyer des choses abattues
Et ses mains agripper des socles de statues,

Comme si le Christ-Dieu l’eût forgé tout en fer
Pour écraser sous lui les rages de l’enfer.



C’était un homme épris des époques d’épée,
Où l’on jetait sa vie aux vers de l’épopée,

Qui dans ce siècle flasque et dans ce temps bâtard,
Apôtre épouvantant de noir, venait trop tard,

Qui n’avait pu, suivant l’abaissement, décroître,
Et même était trop grand pour tenir dans un cloître,


Et se noyer le cœur dans le marais d’ennui
Et la banalité des règles d’aujourd’hui.



Il lui fallait le feu des grands sites sauvages,
Les rocs tortionnés de nocturnes ravages,

Le ciel torride et le désert et l’air des monts,
Et les tentations en rut des vieux démons,

Agaçant de leurs doigts la chair en fleur des gouges
Et lui brûlant la lèvre avec de grands seins rouges,

Et lui bouchant les yeux avec des corps vermeils,
Comme les eaux des lacs, avec l’or des soleils.

On se l’imaginait, au fond des solitudes,
Marmorisé dans la raideur des attitudes,

L’esprit durci, le cœur blême de chasteté,
Et seul, et seul toujours avec l’immensité.


On le voyait marcher au long des mers sonnantes,
Au long des bois rêveurs et des mares stagnantes,

Avec des gestes fous de voyant surhumain,
Et s’en venir ainsi vers le monde romain,

N’ayant rien qu’une croix, taillée au cœur des chênes,
Mais la bouche clamant les ruines prochaines,

Mais fixes les regards, mais énormes les yeux,
Barbare illuminé qui vient tuer les dieux.



Maintenant qu’il repose obscurément, sans bière,
Dans quelque coin boueux et gras de cimetière,

Saccagé par les vers, pourri, dissous, séché,
À voir le tertre énorme où son corps est couché,

On rêve aux tueurs d’ours, abattus dans la chasse,
À ces hommes d’un bloc de granit et de glace,


Que l’on n’enterrait point, mais dont les restes lourds,
Sur un bûcher tendu de soie et de velours,

Dans le décor géant des forêts allumées,
Au fond des soirs, là-bas, s’en allaient en fumées.