Les Moines (Recueil)/Les cloîtres

Les MoinesSociété du Mercure de France (p. 210-214).

LES CLOÎTRES


Aux siècles féodaux, quand tiares et croix
Soudainement dans les guerres dégringolées,
S’ensanglantaient autant que les glaives des rois
Et se cassaient au heurt des superbes mêlées,
Les évêques jugeaient la plainte et le grief ;
Leur donjon mordait l’air de ses créneaux gothiques ;
Ils n’avaient cure et soin jamais que de leur fief ;
Ils se disaient issus des déesses mythiques ;
Leurs cœurs étaient d’airain, mais leurs cerveaux battus,
Comme une enclume en bronze, étaient tintants de gloire.
Ces temps passaient de fer et de splendeur vêtus
Et le progrès n’avait encor de sa râcloire

Rien enlevé de grand, de féroce et de gourd
Au monde, où se taillaient les blocs des épopées.
Quelque moine en était le dompteur rouge et lourd,
Mais moins à coups de croix qu’à taillades d’épées,
Il inspirait, au peuple agenouillé, frayeur ;
Aux grands, respect ; aux chefs, il parlait de puissance
Qui leur venait d’en haut et plongeait en torpeur
Les serfs dont il fallait étouffer la croissance.

Et naquirent alors des cloîtres fabuleux,
En des enfoncements de bois et de mystères :
D’abord gardiens sacrés de morts miraculeux,
Ils vécurent ayant des rois pour donataires,
Et des princes, vassaux de Dieu, pour protecteurs ;
Ils devinrent château, puis bourgade et village ;
Ils grandirent — cité géante — et leurs tuteurs
Mirent le féodal pouvoir en attelage
Au-devant de leur brusque et triomphal soleil.
Et, dans ce flamboiement de grandeurs monastiques,
Sur le trône de pourpre et sous le dais vermeil,
S’élargissait l’orgueil des grands abbés gothiques :
Hommes sacrés, couverts du manteau suzerain,
Éblouissant leur temps de leurs majestés pâles
Et, pareils à des dieux de granit et d’airain,

Assis, les pieds croisés sur les foudres papales.

C’était au fond de ces monastères hautains
Que le dogme du Christ, ouvrant ses bras au monde,
S’armait pour l’avenir et forgeait ses destins.
Les moines travaillés de passion féconde,
Portant des cœurs de fer dans leurs torses de feu,
Trop lourds pour s’appuyer sur la raison fragile,
Dans les buccins faisaient sonner le nouveau Dieu.
Sur un pavois de guerre ils dressaient l’Évangile,
La garde de leur glaive était sculptée en croix,
Saint Michel écrasait la payenne Bellone,
Et Rome avait un roi qui par-dessus les rois
Haussait un front bâti pour la triple couronne.

Ils trônèrent pareils, les cloîtres lumineux,
Jusqu’au jour où les vents de la Grèce fatale
Jetèrent brusquement leurs souffles vénéneux
À travers la candeur de l’âme occidentale.
Le monde émerveillé s’emplit d’esprit nouveau.
Mais les moines soudain grandirent à sa taille,
La puissance monta des bras à leur cerveau :
Eux qui jadis, géants d’orgueil de la bataille,

Passaient, pennons au vent, dans les rouges assauts,
Se dressèrent, géants d’étude et de pensée.
Ils portèrent ainsi que de puissants faisceaux
Devant leur Christ nié, devant leur foi chassée,
Qui se penchait déjà du côté de la nuit,
Leur cœur brûlant toujours de sa flamme première.
Et l’idéal superbe et noir fut reconstruit,
Et tout en haut la croix monta dans la lumière.
Et les livres chrétiens, les Sommes, les Décrets,
Les grands éclairs jetés au loin par les génies
Sur la philosophie humaine et ses secrets,
Sur les mondes, les cieux, les morts, les agonies,
Les éternels pourquois et le tressaillement
De l’univers en proie aux angoisses mystiques,
Et les dogmes nimbés, mélancoliquement,
Et s’asseyant rêveurs, dans leurs robes gothiques,
Et les torches, avec des crinières de sang
Échevelant au loin leur clarté mortuaire
Sur les peuples chrétiens frappés, le doute au flanc,
Et la blancheur du lange et celle du suaire,
Un monde qui commence, un monde qui finit,
Tout un dardement d’or de lumière mêlée
Refrappa de splendeur l’assise du granit,
Où les moines dressaient leur foi renouvelée.

Tels se maintinrent-ils — et rien de leur orgueil
N’était depuis mille ans descendu de leur tête.

Mais aujourd’hui, dans le mépris et dans le deuil,
Dans l’isolement blême où leur fierté végète,
Dans le dédain, c’est à jamais qu’ils sont défunts,
Qu’ils sont couchés, qu’ils sont endormis dans leurs coules,
Qu’ils sont les morts, les morts sans cierges, sans parfums,
Sans pleurs, les morts géants insultés par les foules,
Au fond des cloîtres froids et des caveaux scellés,
Au loin, dans leur silence et dans leur cimetière.
Pauvres moines ! — ou Dieu vous a-t-il consolés
Et donné votre part de ciel et de lumière ?