(p. 193-196).


SUR LA JETÉE





La brise est nord-nord-ouest, très forte, et la jetée
Résonne sous les coups de la vague irritée.
Les barques de pêcheurs se hâtent vers le port.
Au bras de son mari se cramponnant très fort,
Son petit nez au vent, à travers la voilette
Humant joyeusement l’écume qui volète,
Une Parisienne, au profil séduisant :

« — Ah ! que j’aime la mer !… Et que c’est amusant ! »


À l’exclamation, aussitôt retournée,
Une femme du port, vieille, la peau tannée,
De son doigt maigre et sec montrant l’horizon noir :

« — C’est par un temps pareil à celui de ce soir
Que, voilà quatorze ans bientôt, mon premier homme,
Zéphyrin, a péri sur la côte de Somme,
Avec Claude, mon frère, et Jeannot, mon neveu ;
C’est par un temps pareil que, voyant mal le feu
Qui signale aux bateaux la pointe de la passe,
Mon autre homme, Jean-Pierre, a donné tête basse
Contre un banc de galets qu’on aperçoit d’ici…
Mon père était à bord, mon second frère aussi :
Ils ont péri tous trois, sous mes yeux, presque à terre.
Le vent soufflait ainsi des côtes d’Angleterre
Quand, l’an dernier, mon fils, matelot de l’État,
Commandé pour larguer la voile du grand mât,
En tombant sur le pont se brisa les deux hanches
Et mourut en trois jours… »
Et mourut en trois jours… »Et vers les vagues blanches

D’un geste menaçant tendant son poing nerveux :

« — Oh ! la gueuse ! la gueuse !… Oh ! comme je t’en veux,
Maudite !… En as-tu pris assez, de tous les âges !
En as-tu mis assez de morts sur nos rivages !
Avec ta rage aveugle et ton flot bondissant,
En as-tu fait assez couler, de pleurs de sang !
Va ! va ! hurle ! rugis et plains-toi, grande lâche !
Quand tu sangloterais sans repos, sans relâche,
Malgré ta grosse voix tu ne pourras jamais
Étouffer nos sanglots… Ah ! comme je te hais ! »

Les cheveux envolés, hagarde, fantastique,
La vieille ressemblait à la furie antique
Mêlant son anathème aux hurlements du vent.
Et je lui dis alors :
Et je lui dis alors :« — Cette mer si souvent
Implacable pour vous, cette mer en colère,
Qui vous prit vos maris, votre enfant, votre père,

Qui vous fit seule enfin, toute seule ici-bas,
Pourquoi, la haïssant, ne la quittez-vous pas ? »

Elle me regarda d’abord, comme étonnée ;
Puis, un moment après, sa tête résignée
Tomba sur sa poitrine et, d’un ton radouci :

« — Quitter la mer, Monsieur ?… Mais j’en mourrais aussi ! »

C’est qu’elle est tout pour eux, cette mer éternelle ;
C’est que, fixés près d’elle, ils trouvent tout en elle ;
C’est que perte ou profit, joie ou deuil, vie ou mort,
Tout retourne vers elle et que tout d’elle sort ;
C’est que c’est une loi fatale à l’âme humaine
De voir fleurir l’amour à côté de la haine
Et qu’il est ici-bas, par d’étranges concours,
De ces choses qu’on hait — en les aimant toujours !