(p. 135-143).


LE SOULIER ROSE




À Mademoiselle Suzanne Reichemberg.



Le ciel est gris, le temps morose.
Contons, pour nous désennuyer,
L’aventure d’un soulier rose
Et d’une fille à marier.

Suzon a vingt ans : pour les filles
Vingt ans, c’est le moment fatal
Où, dans le jardin des familles,
Pousse le myrte conjugal.


À chaque instant on lui présente
De jolis messieurs au col droit,
Qui trouvent sa dot fort plaisante
Et l’épouseraient… par surcroît.

Elle touchait à la douzaine,
Tous blackboulés à qui mieux mieux,
Quand hier voici qu’on amène
Un candidat très sérieux.

Sa mère, affairée, inquiète,
Le lui vantait sur tous les tons ;
Trente ans… rangé, paisible, honnête,
Doux… comme un troupeau de moutons !

Son père avait dit, fort sévère :
« Si tu refuses, cette fois !
C’est une magnifique affaire…
Quatre cent mille francs… en bois ! »


Enfin, on l’avait sermonnée,
Chapitrée et chauffée à blanc,
Et, pendant toute la journée,
Elle attend le soir en tremblant.

Elle a mis sa robe en dentelle
Blanche, avec de petits bouquets,
Et puis une paire nouvelle
De souliers roses, très coquets.

Un peu trop grands, ces souliers roses…
C’est que son pied est si petit !
Mais je vous raconte des choses…
Reprenons vile mon récit !

Il entre… C’est un grand jeune homme
Ni blond, ni brun ; ni bien, ni mal ;
Rond et joufflu comme une pomme,
Et l’air un tant soit peu… rural.


Sept heures et demie. On dîne,
Grand dîner cérémonieux.
Suzon se trouve sa voisine
Et baisse chastement les yeux.

Elle attend qu’il parle… silence.
Elle attend toujours… mais en vain.
Après le potage, il se lance :
— « Mademoiselle, un peu de vin ? »

Puis il retombe tout de suite
Dans son mutisme glacial.
Comme Suzon prendrait la fuite,
N’était le cérémonial !

Mais voici son pied, sous la table,
Qui, d’un mouvement régulier,
S’agite ainsi qu’un petit diable
Et sort à demi du soulier.


Oh ! c’est qu’il l’agace, l’agace,
Ce monsieur !… Sans qu’il dise un mot,
Le dîner tout entier se passe…
Décidément, ce n’est qu’un sot !

L’épouser ?… jamais !… Sa richesse,
Ses terres, ses bois auront tort !…
(Le pied saute, saute sans cesse,
Saute de plus fort en plus fort…)

Mais comment s’y prendre ?… Elle n’ose
Lui dire ainsi, sans le fâcher…
Soudain voici le soulier rose
Qui glisse et va se détacher…

Elle veut le tenir encore,
Mais hélas !… un faux mouvement…
Et le voilà qui… s’évapore
Et la délaisse lâchement !


Elle cherche, cherche et tâtonne
Du bout du pied, sans trouver rien…
Toute espérance l’abandonne…
Jugez quel malheur est le sien !

Dans un grand dîner d’étiquette
Conserver un air ingénu,
Quand là, tout près, sous son assiette,
On sent barboter son pied nu !

Horreur !… On se lève de table !
Quelle angoisse !… Quel embarras !…
Voici — c’était inévitable ! —
Le muet qui lui tend le bras.

Que faire ? — Grand Dieu !… quelle idée !…
Oui, c’est le Ciel qui l’envoya,
Et le bon Dieu l’a regardée…
Alleluia ! Alleluia !


À l’habit noir elle s’accroche
Comme à la branche le serpent,
Et se met, faisant la bancroche,
À s’en aller clopin-clopant !

Du coin de l’œil, il la regarde
Et semble se dire tout bas :
« Eh ! eh !… mon ami, prenons garde !…
Car elle… louche à chaque pas ! »

Au salon vite il se dérobe.
Suzon s’assoit, l’air chagriné,
Et cache avec soin sous sa robe
Son pauvre pied incriminé.

Le sourire aux lèvres, le père,
Qui n’a rien soupçonné du tout,
Va droit au jeune homme : « J’espère
Que ma fille est à votre goût ?


— Oui, sans doute… Elle est fort jolie…
Des yeux charmants… un air futé…
Je l’aimerais à la folie…
Mais sa fâcheuse infirmité…

— Hein ?… — Son pied… — Son pied ?… Qu’est-ce à dire ?
Il n’est pas de pied plus coquet !
— Elle boite ! — Vous voulez rire…
Et vous êtes un paltoquet ! »

Le bon jeune homme, à cette insulte,
Disparaît, tout interloqué…
Chacun sourit… Suzette exulte…
Et le mariage est manqué !

Manqué ! — Le petit soulier rose
Tira l’enfant d’un mauvais pas…
C’est souvent à bien peu de chose
Que tient le bonheur ici-bas !


Le bonheur… Car Suzon, sans doute,
Le trouvera sur son chemin,
L’homme qu’on aime et qu’on redoute
Et qu’on suit la main dans la main !…

Et cette simple historiette
Prouve — n’allez pas l’oublier ! —
Qu’il est bon, pour une fillette,
De perdre à propos son soulier !