Les Moeurs et la littérature nègres

LES MOEURS


ET


LA LITTERATURE NEGRES.




Ceci est la Genèse nègre : — Au commencement des choses, Bondieu fit trois hommes noirs et trois femmes noires, trois hommes blancs et trois femmes blanches, et, pour leur ôter d’avance tout prétexte de récriminations, il leur laissa le choix du bien et du mal, en permettant néanmoins aux trois couples noirs, pour qui il se sentait un faible, de choisir les premiers. Sur la terre furent posés un papier collé et une grande calebasse. Les noirs, jugeant que les plus gros morceaux sont les meilleurs, choisirent la calebasse, et, l’ayant ouverte, ils n’y trouvèrent qu’un morceau d’or, un morceau de fer et d’autres métaux dont ils ne connaissaient pas l’usage. De leur côté, les blancs ouvrirent le papier collé, et c’était un papier parlé (papier écrit) qui leur promettait tous les biens. Les noirs allèrent cacher leur dépit dans les bois, et Bondieu conduisit les blancs au bord de la mer, où il venait toutes les nuits converser avec eux. Il leur apprit à construire un vaisseau, puis les mena dans un autre pays, d’où ils revinrent, beaucoup d’années après, pour commercer avec les noirs. — Voilà pourquoi les noirs, délaissant Bondieu qui les délaissait, ont tourné leurs adorations vers les esprits inférieurs, et voilà pourquoi blanc toujou gagné papier nan poche pour moqué nègue[1].

J’ignore où en sont les Ashantis, de qui vient cette tradition[2] ; mais les Haïtiens font à coup sûr de leur mieux pour intervertir les lots des deux races. Abandonnant dédaigneusement aux blancs le fer, qui, dans leur île, jadis si tourmentée par la pioche et la houe, n’existera bientôt plus qu’à l’état de lame de sabre, et l’or, qui, aujourd’hui plus que jamais, suit volontiers le fer, les Haïtiens semblent tourner en revanche toutes leurs prédilections vers le papier parlé. Depuis Faustin Ier, à qui l’on ne saurait mieux faire sa cour qu’en lui fournissant l’occasion d’ouvrir en public une dépêche parfaitement indéchiffrable d’ailleurs pour sa majesté noire[3], jusqu’au philosophe, au beau parleur des campagnes, traîtreusement embusqué sur votre passage pour se faire surprendre un livre à la main, c’est à qui paiera son tribut au culte de la lettre manuscrite ou moulée. Chez quelques-uns, c’est désire réel d’instruction ; chez la plupart, une ambitieuse et naïve imitation des mulâtres ou des blancs chez tous, un calcul assuré d’influence. Pour bon nombre de noirs, notamment pour ces familles que la révolution coloniale alla prendre en quelque sorte dans les mains des négriers, et qui passèrent ainsi sans transition du sans-culottisme physique au sans-culottisme politique, cette muette transmission de la pensée à travers le temps et l’espace a gardé, en effet, jusqu’à nos jours un vague caractère de sorcellerie. Plus d’une négresse malade suspend pieusement à son cou le carré de papier sur lequel le médecin a tracé son ordonnance, quand toutefois, par une interprétation plus abusive encore du codex, elle ne l’avale pas. Le principal et souvent l’unique point de contact que les anciens esclaves aient gardé avec la civilisation blanche, c’est d’ailleurs un grossier catholicisme, et le rôle que joue la formule écrite dans les rites les plus solennels de l’église n’a pu qu’entretenir cette vénération craintive du papier parlé. L’étrange clergé du pays n’a garde de la dissiper, car il en profite pour son commerce d’oraisons contre la coqueluche et les loups-garous. Un missionnaire méthodiste va-t-il, de case en case, nier l’efficacité de la lettre, il gâtera aussitôt à son insu l’effet du prêche en priant l’auditoire d’accepter une Bible. Pour soutenir cette double concurrence, les sorciers nationaux eux-mêmes ont prudemment ajouté à leur attirail de magie les caractères d’écriture dont ils font des wangas (talismans écrits), et qui cumulent ainsi le double prestige du surnaturel chrétien et du surnaturel vaudoux[4].

Dans tout ceci, me dira-t-on, où est la littérature nègre ? — Justement, nous y voilà. Naïve ou calculée, pour ceux qui la subissaient comme pour ceux qui l’exploitaient, cette religion du papier parlé est venue suppléer fort à propos au défaut d’impulsion intellectuelle qui résultait de l’éloignement de la race blanche et de la pauvreté du budget de l’instruction publique. Tel qui ne cherchait dans un livre que de magiques combinaisons de lignes en est peu à peu venu à l’épeler et à le comprendre, et tel autre bornait peut-être son ambition à rédiger des wangas qui a fini par écrire des articles de journaux. De là ce double élément de toute littérature : des auteurs et des lecteurs. Ceux-ci ne sont pas encore des juges bien difficiles, et la plupart de ceux-là prodiguent beaucoup plus les métaphores que l’orthographe ; mais, ne serait-ce que par leur spontanéité, ces résultats dénotent une véritable aptitude intellectuelle, qui n’en est même pas à faire ses preuves. Là où le reflet de notre civilisation est venu accidentellement la féconder, il s’est produit de très sérieux talens d’écrivains auxquels on peut reprocher une tendance trop servile vers l’imitation française, mais qui, en se repliant tôt ou tard vers le génie national, y trouveront de nombreuses conditions d’originalité ; — car il y a ici un génie national, toute une littérature rêvée, chantée, dansée, contée, qui n’attend peut-être que sa formule écrite pour devenir un des plus curieux chapitres de l’histoire des idées et des races. C’est par elle que nous commencerons, et la division logique est en ceci doublement d’accord avec la division généalogique. Cette littérature à l’état rudimentaire ou latent est essentiellement nègre, tandis que l’autre, celle qui s’imprime, a pour principal foyer la classe de couleur. La première emprunte ses expressions au patois créole et à la mimique africaine, l’autre les demande presque exclusivement au français.


I; – LE MERVEILLEUX HAÏTIEN.

Si l’amour du merveilleux donnait, comme on l’a dit, la mesure des instincts poétiques d’un peuple, les noirs seraient sur ce point-là nos maîtres. Dans leur monde idéal, que n’a jamais délimité aucune civilisation précise, le fétichisme autochthone coudoie les fantaisies et les symboles de toutes les superstitions, de toutes les cosmogonies. Les esclaves insurgés de 1791 mouraient, comme le brahme orthodoxe, une queue de vache à la main[5], à cette différence près qu’ils allaient mourir à la gueule de nos canons. Les pierres qu’on croyait muettes depuis les Vandales prédisent encore l’avenir aux sujets de Faustin Ier, et si l’oracle est obscur, le devin qui l’interprète consultera, selon la générosité de ses cliens, soit les entrailles d’un porc, soit un jeu de cartes, soit la fumée d’écorces aromatiques brûlant sur une pierre plate, à côté d’un grand baquet plein d’eau de rivière où il a préalablement exprimé le suc de certaines plantes en prononçant d’inintelligibles mots. Voilà, dans ses deux accessoires traditionnels, la fumigation et l’eau, le rite des initiations et des évocations indo-égyptiennes, qui reparaît plus clairement encore dans le cercle magique, dans l’extase convulsionnaire, le trépied inspirateur[6], les libations de sang, le serment et la ténébreuse orgie des mystères vaudoux.

Le sabbat du moyen-âge européen prête aussi parfois à ces cérémonies son lugubre attirail de chats, de poules noires et d’ossemens humains. Comme au sabbat, certaines danses du rituel vaudoux sont exécutées, la nuit, par des femmes nues[7], mais autour du symbole guèbre du feu, et l’aigre cri de la chouette égarée, qui s’est laissé choir en passant dans la flamme, va réveiller chez les assistans transis d’effroi un vague écho des augures gréco-romains. Il n’est pas jusqu’à l’Océanie qui n’apporte son tribut à l’éclectisme vaudoux. Chaque initié a sa loi, espèce de tabou qui consacre un point déterminé de son corps, point qu’on ne peut toucher ou laisser toucher sans s’exposer aux plus redoutables malheurs[8]. Contre ces sortes de présages et cent autres qui assaillent jour et nuit les croyans, il y a d’ailleurs mille préservatifs. Le plus sûr est de se faire droguer, mystérieuse opération qui rend invulnérable, — ou de suspendre dans un endroit apparent de sa maison un vieux fer à cheval, talisman qui protège la plupart des boutiques de Port-au-Prince, et qui, comme les wangas et les maman-bila[9], doit être d’origine arabe, Sinon juive, — ou enfin d’aller faire des neuvaines à l’une des innombrables vierges dont la piété des premiers colons a peuplé les solitudes de Saint-Domingue. La madone de pierre qui reçoit ces hommages risque un peu néanmoins de les partager avec la pensive couleuvre qui s’enroule à ses pieds ; car le grand esprit vaudoux est justement une couleuvre, réalisation vivante du signe hiéroglyphique de l’idée de Dieu. La couleuvre, à son tour, aurait fort affaire de se montrer exclusive : si elle empiète quelquefois sur le domaine chrétien, elle a par contre d’étranges rivalités à souffrir sur l’Olympe nègre. Parmi les citoyens directement importés de la Côte-d’Ivoire, parmi les représentans-nés de l’orthodoxie originaire, plus d’un va, chaque année, sacrifier des brebis devant les sources jaillissantes, — apparemment à quelque vagabonde naïade qui, du vallon de Tempé à la vallée du Nil, des sources du Nil au Niger, du Niger à l’Océan, sera venue finalement s’égarer, sous pavillon négrier, vers les prosaïques bords du Boucan-Brûlé ou de l’Anse-à-Cochon. L’une des superstitions favorites du pays pourrait encore au besoin rappeler le culte des dryades. Les gerçures et les nuances des écorces d’arbre dessinent parfois une figure drapée, laquelle devient peu à peu, sous les regards croyans qui l’étudient, une image de la Vierge. On se le dit, et les populations voisines accourent adorer l’arbre, bien convaincues que la Vierge l’habite en corps et en ame[10].

Les funérailles, qui sont l’épisode le plus pompeux de la vie haïtienne, mettent simultanément à contribution, du moins dans les campagnes, toutes les pratiques et toutes les croyances de cette complexe mystagogie. Quand la mort a visité une counouque (chaumière du pays), les parens font appeler un vieillard du voisinage, autant que possible compère ou parrain du défont, et, de préférence à tout autre, celui qui cumule les dignités de chantre d’église et de sorcier africain. Dans ce dernier cas, le vieillard arrive accompagné des principaux initiés de sa secte, et, après avoir eu soin de déposer en dehors de la chambre mortuaire la gourde où loge son fétiche, il immole un poulet, peut-être proche parent du coq d’Esculape, dont le sang est répandu autour du lit. Selon le rite égyptien et pythagorique, la ligne circulaire est de rigueur dans cette aspersion comme dans la danse finale qu’exécutent les initiés en chantant un chœur africain qui fait la part des dieux cafres. Suivent un silence et une immobilité de mort. Puis la chambre est ouverte aux profanes, qui en avaient été momentanément bannis, et le curé, si l’on a réclamé son assistance, prend la direction de la veillée. À son défaut, le sorcier, redevenu chantre, psalmodie avec les invités tous les chants d’église que leur fournit leur mémoire, — tous, sans excepter l’Alleluia, qui a même, à leurs yeux, une signification de circonstance : la prononciation et l’idiome créoles aidant, ils y voient quelque chose comme : allez-vous-en, un congé donné à l’ame, et seraient, au demeurant, fort empêchés de dire si c’est pour le paradis des chrétiens ou le paradis des Ibos. Le doute est d’autant plus permis que le mort est enseveli avec ses effets les plus précieux, ce qui se rattache à une croyance des Ibos[11], et que les rondes sacrées de l’Afrique vont leur train entre le De Profundis et l’Alleluia. L’ame se fait quelquefois prier pour partir, et elle tourne autour de la lampe sous la forme d’un papillon blanc, effleurant dans son vol les lèvres de la personne qu’elle regrette le plus. Malheur, si le papillon éteint la lampe ! l’ame est alors venue chercher un compagnon de voyage dans la famille. Il serait également de très mauvais augure que les cierges allumés que porte chaque invité au moment des obsèques ne fussent pas déposés au même endroit ; mais, s’il pleut pendant la marche du cortége, toutes les terreurs s’effacent dans un profond sentiment d’orgueil, car le ciel lui-même a voulu verser des larmes sur le mort. Sauf empêchement grave, l’enterrement se fait après la chute ou avant la naissance du jour, peut-être par une nouvelle réminiscence de la mythologie grecque, qui assignait spécialement aux dieux infernaux l’empire des ténèbres. Faut-il encore n’attribuer qu’au hasard la bizarre coïncidence qui, par deux exceptions uniques, je crois, a fait de la couleur blanche l’emblème de deuil des nègres et des Chinois ? Quoi qu’il en soit, le choix de l’heure et du costume, cette double ligne de vêtemens blancs et de vacillantes lumières dessinant sur le fond noir de la nuit la tache noire des visages, le chœur en sourdine, les battemens de mains, les danses cabalistiques qui, au cimetière, viennent alterner avec les cérémonies de l’église, le piétinement, rhythmé que le cortége exécute sur la fosse, l’extinction subite de tous les cierges et la sauvage explosion de cris de joie qui salue le retour de l’obscurité : voilà qui dénoterait, à défaut de l’esprit d’invention, un incontestable talent de mise en scène. Comme chez les anciens Romains ou chez les modernes montagnards des Pyrénées et de l’Écosse, — et à la gaieté près, qui est ici une nuance essentiellement africaine, — un pantagruélique festin, dont la famille a fait les apprêts du vivant et sous les yeux du défunt, réunit de nouveau le cortége à la maison mortuaire. Un autre repas, dont les reliefs sont portés sur la tombe, et qui prend pour ce motif le nom de dîner des ombres (manger zombi), a lieu, avec l’accompagnement obligé des danses, au bout de l’an[12]. Les familles aisées complètent cet exubérant cérémonial par une messe chantée et le sacrifice nocturne d’une brebis. Le défunt n’en est même pas toujours quitte à si bon compte. S’il a été franc-maçon, les mulâtres lettrés de sa loge laissent rarement échapper l’occasion de venir recommander à l’Être suprême les vertus sociales du frère dont l’inflexible Parque a tranché les jours ; car la franc-maçonnerie, l’Être suprême et les oraisons funèbres sont la maladie régnante du pays.

Quelque mal que se donnent les Haïtiens pour rendre à leurs morts le séjour de l’autre monde très tolérable, les zombis ou revenans se promènent au clair de lune jusque dans les rues de Port-au-Prince. On n’évite leurs importunités nocturnes qu’en enterrant au seuil de sa maison les entrailles d’un cabri[13]ou une bouteille d’eau bénite, qu’on peut au besoin remplacer par l’eau de mer. Les loups-garous partagent avec les zombis le privilège de troubler le repos de l’empire et même de l’empereur. Ils forment plusieurs sectes. La plus redoutée est celle des cochons sans poil, grotesque et lugubre fantaisie dont une bande de cochons marrons s’échappant hurlante et à demi grillée de quelque savane en feu aura peuplé les rêves des passans attardés. Un éclair muet, jaillissant d’une atmosphère limpide, trahit la présence d’une autre variété de loups-garous appelés esprits du feu, et force les plus audacieux à retourner précipitamment sur leurs pas. Parfois encore, dans ces orageux crépuscules des tropiques où les sens enfiévrés acquièrent leur plus haute puissance d’hallucination, et où l’air, saturé d’électricité, d’humidité et de fauve lumière, grossit démesurément les sons et les formes, un cri lamentable se prolonge dans la vallée, et, sur l’un des pitons voisins, paraît et disparaît un spectre aux larges ailes, aux orbites effarés et sanglans. On pourrait soupçonner que ce spectre est une chouette ; mais ce n’est qu’un troisième spécimen de la famille des loups-garous, et celui-ci cumule les malfaisans pouvoirs du mauvais œil italien et de la stryge latine, ce prototype également ailé de nos vampires. L’épouvante est dans la maison qu’a rencontrée son regard, car il s’y glissera la nuit, armé d’un calumet invisible, pour sucer les petits négrillons jusqu’au blanc. Tout enfant qui montre du doigt l’éclair, l’arc-en-ciel, un mort ou un loup-garou, étant exposé à perdre ce doigt, le plus pressé pour la mère, c’est de cacher sa progéniture, pendant que l’aïeule va droit à l’apparition en agitant deux tisons en croix et en criant : Abonosho ! abornotio (corruption probable de la formule d’exorcisme abrenuntio) ! ce qui la met momentanément en fuite. Cela fait, le chef de la famille, préalablement purifié par une ablution d’eau bénite, trace deux cercles concentriques, y dispose deux carrés de charbons ardens, sème de l’encens sur l’un des carrés, place en croix sur l’autre des parcelles de tige de palmiste bénie le jour des Rameaux, et veille toute la nuit, un chapelet à la main, à entretenir le brasier odorant. Cette double fumigation suffit parfois à écarter les symptômes épidémiques qu’apporte la visite du loup-garou ; mais le plus souvent les enfans pâlissent et faiblissent à vue d’œil, et au bout de neuf jours, période qu’avouerait la médecine profane elle-même, le vampire revient pour prendre l’ame des petits malades. Il n’y a plus alors qu’une ressource : c’est de guetter le spectre au passage et de lui tirer un coup de fusil dont la charge a été complétée par l’addition de deux grains de sel et de deux grains d’encens. Malheureusement le spectre n’est vulnérable que sous l’aisselle, et la difficulté du tir explique l’effroyable mortalité d’enfans qui règne à Saint-Domingue. Aussi les familles prévoyantes préfèrent-elles confier à temps le malade à une magicienne. De son herbier, où figurent, à côté de plantes qui donnent une folie momentanée, la graine de pois-puant, qui guérit l’oppression ; la verveine, dont le suc ferme les blessures ; la liane-savon, qui purge ou tue à la volonté des fétiches, la magicienne tire certains ingrédiens qu’elle jette dans un baquet d’eau exposé durant six heures aux rayons du soleil. Elle y ajoute quatre moitiés de citron dont les moitiés correspondantes ont été préalablement lancées vers les quatre points cardinaux, et plonge le malade dans ce bain, au sortir duquel elle lui administre par petites doses un breuvage composé de sirop, de casse, de citron et d’eau bénite. Ce vermifuge, secondé tant par les propriétés toniques du bain que par la vertu magique d’un collier de grains d’ambre et d’encens et d’un bracelet de drap bleu ou rouge où l’on a cousu une pincée d’indigo, opère d’assez nombreuses guérisons. On les célèbre par un nocturne repas appelé manger-marassa, et où les convives font grand bruit pour effrayer les impalpables légions d’esprits qui pourraient être tentées de venir venger la défaite du loup-garou.

Ainsi, et j’en passe, le visible et l’invisible échangent jour et nuit, autour de ces crédulités aux écoutes, un muet dialogue où de lointaines réminiscences des religions primordiales alternent confusément avec les superstitions soit gracieuses, soit terribles, soit impures de tous les âges et de tous les dogmes postérieurs. — La belle thèse que laissent échapper là ces négrophiles originaux qui ont imaginé d’assigner à la race noire la maternité physique et morale de l’espèce humaine, au risque de ne voir dans la race blanche qu’un rameau étiolé de cette souche, un ramassis de nègres ingrats et déteints ! Je ne suis pas de cette force. Le plagiat me semble même ici très évidemment du côté des nègres ; la prétendue source d’où l’on voudrait faire découler toutes les traditions humaines n’est qu’un réservoir où ces traditions sont venues peu à peu s’infiltrer, amoindries dans leur long parcours, altérées par leur mélange entre elles et avec celles du cru. Indépendamment du fait bien constaté d’une civilisation éthiopique, fille, ou mère, ou sœur de la civilisation égyptienne, et qui dut plus ou moins rayonner sur l’intérieur de l’Afrique, les fréquentes incursions des pirates éthiopiens dans l’Arabie, ce confluent commercial et religieux de l’Égypte, de la Chaldée, de la Judée, de la Perse, de l’Inde, expliqueraient comment le fétichisme nègre a pu recevoir l’empreinte de dogmes immédiatement postérieurs à la dispersion des peuples. On trouverait la clé d’autres analogies dans le double courant hébréo-arabe qui, pénétrant plus tard par la Haute-Égypte et par la côte orientale d’Afrique jusqu’au sein des races nègres, dut successivement y laisser des vestiges de mosaïsme, de paganisme, de christianisme, de mahométisme ; — dans l’établissement antérieur ou contemporain des Syriens, des Romains, des Vandales, des Maures d’Espagne sur la lisière septentrionale du Sahara, que des caravanes mettaient et mettent encore en communication avec le Soudan ; — enfin dans la propagande un peu superficielle des missionnaires grecs, cophtes, abyssins, portugais, espagnols. Il n’y aurait même rien de chimérique à admettre d’anciens rapports entre les nègres et la Chine, qui connaissait bien avant nous la boussole, qui a eu des comptoirs jusque sur le golfe arabique, et dont les silencieux aventuriers font encore aujourd’hui des routes bien longues. Ne pourrait-on pas, à plus forte raison, soupçonner que les Malais, marins et pirates par excellence, que les Malais, principal noyau de la population de Ceylan, aient quelquefois franchi les six ou sept cents lieues qui séparent cette île du littoral africain et y aient introduit, ne fût-ce que pour s’en faire une sauvegarde, la croyance océanienne du tabou[14] ? L’esclavage moderne, qui demandait des bras aux points les plus opposés de l’Afrique, groupa un beau jour à Saint-Domingue les élémens épars de ce cabalistique bric-à-brac. Le catholicisme un peu idolâtre des conquistadores dut plutôt l’enrichir que l’épurer. Les rares débris de la race autochthone, ralliés autour du cacique Henri, y apportèrent, par l’intermédiaire des nègres marrons, leur contingent de surnaturel caraïbe. Nos boucaniers et nos engagés vinrent enfin saupoudrer le tout de féerie celto-romaine et imprimer le sceau d’une véritable universalité à cette complexe initiation qui, étudiée avec patience et curiosité, nous montrerait aux deux bouts de la même chaîne un aventurier de Gascogne et un ancêtre de la reine de Saba.

Mais, quelque pauvre que soit ici le fond, quelque évidens que soient les emprunts, cette avidité de merveilleux qui guette depuis quatre mille ans au passage les mystères et les fantômes de toutes les croyances humaines ne dénote pas moins une assez grande activité d’imagination. Joignez-y, avec ce sentiment de la mise en scène que je signalais plus haut, l’instinct du rhythme, poussé si loin chez les nègres qu’ils scandent, chantent ou versifient leurs plus insignifians soliloques ; joignez-y surtout cette excitabilité nerveuse qui est la condition physique de l’enthousiasme, et qui, dans l’épidémique entraînement des cérémonies vaudoux, peut arriver jusqu’à la démence, — voilà la poésie ; que dis-je ? voilà le lyrisme, et l’on sera tenté de trouver vraisemblable que dans la nuit où furent concertées les vêpres noires de 1791, à la lueur de grands brasiers que dentelait la silhouette des rondes magiques, au son lugubre des tambourins et des lambis alternant avec le grondement lointain de la foudre, les mugissemens des taureaux immolés, les cris rauques et expirans de l’orgie africaine, le chef nègre Boukmann ait jeté d’inspiration à sa bande d’incendiaires ces sauvages alexandrins :

Bon Dié qui fait soleil, qui clairé nous en haut,
Qui soulévé la mer, qui fait grondé l’orage,
Bon Dié la, zot tendé ? Caché dans youn nuage,
Est là li gadé nous, li vouai tout ça blancs faits !
Bon Dié blancs mandé crime, et part nous vlé bienfèts ;

Mais Dié la qui si bon ordonnin nous vengeance ;
Li va conduit bras nous, li ba nous assistance.
Jetté portrait dié blancs qui soif dlo dans gié nous,
Coulé la liberté li parlé cœur nous tous.

« Le bon Dieu qui a fait le soleil qui éclaire d’en haut, — qui soulève la mer et fait gronder l’orage, — le bon Dieu, entendez-vous, vous autres, caché dans un nuage, — est là qui nous regarde, et voit tout ce que font les blancs. — Le bon Dieu des blancs commande le crime, et le nôtre les bienfaits ! — mais ce Dieu si bon nous ordonne aujourd’hui la vengeance. — Jetez le portrait du Dieu des blancs qui nous fait venir de l’eau dans les yeux. -Écoutez la liberté qui parie au cœur de nous tous… »

Eh bien ! j’en suis désolé pour les deux ou trois abolitionistes français qui, sur la foi d’un historien du pays, ont fièrement étalé dans leurs livres cet échantillon du génie nègre : le discours en vers de Boukmann n’est qu’une mystification, et M. Hérard-Dumesle, le Macpherson mulâtre de cet Ossian d’ébène, a gravement péché en ceci contre la couleur locale. Qu’est-ce, après tout, que la poésie ? C’est la contrepartie et comme la réaction du banal, du commun, du vulgaire. Or, ce qui constituerait ailleurs la poésie au premier chef est justement ici le vulgaire. L’ordre d’idées et d’impressions auquel correspond la prétendue inspiration de Boukmann, la fantaisie, l’enthousiasme, l’évocation de l’invisible, sont tellement mêlés à tous les détails de la vie nègre, qu’ils en sont en quelque sorte la prose, le Nicole, apportez-moi mes pantoufles, et que nul ne daignerait en demander l’expression aux formes insolites et solennelles du langage rhythmé. C’est à l’antipode des préoccupations habituelles de chaque peuple qu’on pourrait chercher presque à coup sûr sa poésie propre. Demandez à l’improvisation arabe un reflet de l’aride immensité des sables : elle répondra jardins et ruisseaux, et, sans aller si loin, les muses les plus rêveuses de l’époque moderne n’ont-elles pas élu domicile au sein du pédantisme allemand et du positivisme anglais ? Nos anciens esclaves n’ont pas plus échappé que d’autres à cette loi des contrastes : de ce lyrisme en action qui perpétuellement les obsède et qui, en venant se réfléchir plus tard, à distance, sur la poésie de générations plus positives, plus sceptiques, plus avancées, lui laissera sans nul doute une vigoureuse teinte de fantastique, — de ce pandémonium de rêves où s’entrechoquent les énigmes et les terreurs de toutes les superstitions connues, il n’a guère jailli jusqu’à présent qu’un éclat de rire.


II. – LA SATIRE NEGRE. – ZAMBAS ET CARABINIERS.

Un jour (c’était au Cap et vers les derniers temps de l’esclavage), l’une des deux cloches employées à la sonnerie des enterremens se fêla. Les esclaves, par une de ces manies imitatives particulières au nègre et à l’enfant, se mirent à contrefaire le bizarre dialogue de sons alternativement vibrans et rauques qui résultait de cet accident ; puis un loustic de la bande adapta à l’air, en guise de traduction, ce distique qui fit fortune et qui, à chaque nouveau décès, faisait d’un bout à l’autre de la ville un accompagnement railleur au carillon funèbre :

Bon blanc mouri,
Mauvais rêté…

« Le bon blanc est mort, — les mauvais restent. »

Voilà la forme, l’esprit et le procédé de l’improvisation nègre. À l’atelier comme sous l’ajoupa, en plein labeur comme en plein far-niente, quelque phrase musicale, parfois tombée on ne sait d’où, parfois copie et variation d’un motif surpris dans les vagues harmonies des champs et des bois, erre des heures entières sur les lèvres distraites de l’Africain jusqu’à ce que la parole, arrêtant cette indécise mélopée, la fixe sur le premier sujet venu : mouche qui vole, caillou qui roule, allumette qui flambe ou ridicule qui passe, — le ridicule surtout. C’est, par exemple, à la vue de l’indigence en manchettes, ou mieux encore sous les croisées de quelque colon parvenu, retrouvant d’hypothétiques parchemins au fond de son ballot de pacotilleur, qu’a dû s’élever, un jour, ce cri de l’esclave :

Tout ça qui poté zéperons,
Pas maquignons…

« Tous ceux qui portent éperons n’ont pas cheval. »

Et l’imprévoyante ostentation de tel planteur, qui se ruinait pour aller de pair avec de plus riches que lui, a pu surprendre cette autre leçon dans la finaude niaiserie d’un soliloque nègre :

Croquez macoute
Oué ti main ous ca rivé.

« Accrochez votre panier où votre main puisse atteindre ; »

ou cette autre encore :

Zefs pas doite entrer
Nen calenda roches…

« Les veufs ne doivent pas entrer dans la danse des pierres. »

C’est l’apologue du pot de terre et du pot de fer traduit en patois créole par la raillerie mandingue qui, à propos des goûts ferrailleurs des mulâtres, dont les duels, comme presque tous les duels, finissaient moins souvent par un enterrement que par un déjeuner, a encore deviné un de nos bons mots de vaudevilles :

Mulates qua battent
Cabrites qua morts…


« Les mulâtres se battent : les cabris sont morts. »

Le planteur noir traitait ses esclaves avec une dureté exceptionnelle, comme pour agrandir la faible distance qui le séparait d’eux et se rapprocher à sa façon des blancs ; est-ce sous le fouet d’un de ces inexorables parvenus qu’a jailli ce conseil de modestie :

Toute bois
C’est bois ;
Mais mapou
Pas cajou.

« Tout bois est bois ; mais le mapou (arbre sans valeur) n’est pas l’acajou. »

L’esclave n’échappait pas plus que les maîtres aux épigrammes de l’esclave. Celui qui n’avait pas su s’ingénier pour paraître avec luxe dans les fêtes périodiques de l’atelier risquait, par exemple, d’être accueilli par ce refrain railleur :

Cabrite qui pas malin
Mangé nen pié morne.


« Le cabri qui n’est pas malin broute au pied du morne[15]. »

C’est un de ces pauvres diables qui dut dire pour son excuse :

Capaud pas gagné chimise :
Ous vlé li poté calçon ?

« Le crapaud n’a pas de chemise (le nécessaire), et vous voulez qu’il porte caleçon (le superflu) ! »

S’il était beau garçon, il ne tenait d’ailleurs qu’à lui de se faire nipper par quelque fringante négresse aux dépens d’un amant blanc et au risque, pour celle-ci ; de s’entendre décocher cette raillerie sur la parasite tendresse de son protégé :

Lèpe dit aime ous
Pendant li ronge daite ous.

« La lèpre dit qu’elle vous est attachée, mais pour vous ronger les doigts. »

La chanson ajoutait au besoin et en guise de moralité :

Gambette ous trouvé nen gan chimie,
Nen gan chimin ous va pède li.

« Le couteau que vous avez trouvé sur le grand chemin, — sur le grand chemin vous allez le perdre. (En d’autres termes : Ce qui vient par la flûte s’en va par le tambour.) »

Le couple chansonné pouvait prendre à son tour l’offensive et dire aux médisans :

Ou vlé batte pai
Pour prend robe li.

« Vous voulez battre le curé pour lui prendre sa robe (c’est la jalousie qui vous fait parler) ; » ou bien les rappeler net à l’ordre par l’une ou l’autre de ces versions créoles du dicton chacun ses affaires :

Zaffai cabrite
Pas zaffai mouton.

« Les affaires du cabri ne regardent pas le mouton. »

Ci là qui vlé couvé
Couvé su zef yo.

« Que celui qui veut couver couve ses propres neufs. »

Moune connait ça qua bouilli
Nen canari li.

« Chacun sait ce qui bout dans sa marmite. »

C’est soulié tonnait
Si bas tini trou.

« C’est le soulier qui sait si le bas a des trous. »

Quand la querelle arrivait à ce ton d’aigreur, ce que la chanson avait de mieux à faire, c’était d’y mettre le holà par ce conseil de discrétion :

Toute mangé bon pou mangé,
Toute paroi pas bon pou di.

« Tout manger est bon à manger, mais toute parole n’est pas bonne à dire ; »

ou par ce conseil de prudence :

Badinez bien avez macaque, Mais na pas mangnié queue à li !

« Badinez bien avec le macaque, mais ne lui tirez pas la queue (ne touchez pas à l’endroit sensible, ne poussez jamais hommes et choses à outrance) ; »

ou enfin par ce conseil de prévoyance :

Avant traversé riviai,
Pas juré maman caïman.

« Quand vous devez traverser la rivière, ne jurez pas la mère[16] du caïman (ne vous brouilles pas avec les gens à la merci desquels vous pouvez tomber). »

On peut saisir dans ces citations la véritable physionomie de la poésie nègre. Deux, trois ou au plus quatre petits vers, sans prosodie bien arrêtée, car ils ne diffèrent souvent du langage ordinaire que par la rime ou le nombre, — encadrent l’idée exprimée. S’il en sort une métaphore bien frappée et surtout une épigramme heureuse, le distique ou le couplet devient proverbe et sert, tant que la mode en dure, de thème ou de refrain aux satires du zamba. — Qu’est-ce que le zamba ? C’est d’abord un devin, c’est ensuite un ménétrier-compositeur, c’est, en troisième lieu, un poète de profession : triple spécialité qui en fait l’homme indispensable des fêtes nègres ; car il n’y a pas ici de fêtes sans sorcellerie, pas de sorcellerie sans danse, pas de danse sans chanson. Le vrai zamba, celui dont un proverbe dit : C’est douvant tambour na connait zamba[17], le vrai zamba improvise séance tenante, et pendant un temps indéterminé, paroles, air et accompagnement en adaptant l’air au rhythme particulier de chaque figure, et les paroles à la position publique ou privée d’une ou de plusieurs des personnes présentes. La verve de l’improvisateur se relâche bien de temps en temps ; mais, une fois mis en éveil, le génie épigrammatique des danseurs et surtout des danseuses lui vient en aide. Au besoin, ce qui ne vaut pas la peine d’être dit, on le danse, et une figure à signification arrêtée, comme celles de nos ballets, une attitude, un geste reproduisant l’action et l’allure des personnages chansonnés, servent de transition ou de complément à ces intraduisibles petits drames qui n’ont peut-être d’analogue que dans la plaisanterie napolitaine.

La sanglante révolution qui supprima à Saint-Domingue une caste sur trois et nivela les deux autres vint naturellement restreindre le domaine de la raillerie nègre, mais sans la refroidir. Loin de là (et ceci est une curieuse révélation physiologique ou morale, comme on voudra), la grosse gaieté ne s’épanouit jamais plus largement qu’au sein de cette boucherie humaine qui entassa en quinze ans, dans un coin de l’île, plus d’horreurs que n’en contiendraient quinze siècles de l’histoire d’Europe. La cruauté du nègre est essentiellement rieuse comme celle de l’enfant ; l’infernale bouffonnerie de la terreur : Il n’y a pas de fête quand le cœur n’en est pas, serait ici un trait banal de mœurs[18]. Jeannot avait le mot pour rire en buvant à petites gorgées le sang des jeunes filles blanches qu’il venait de violer et de décapiter, et les colons à qui Biassou faisait arracher les yeux avec des tire-balles avaient beau crier, ils ne dominaient pas les refrains joyeux qu’inspirait aux assistans ce nouveau procédé de torture. Dessalines était de première force sur la chansonnette, et, non content de cultiver ce talent pour son compte, il l’exigeait chez ses victimes. Lors de la boucherie des malheureux Français qui, sur la parole et même sur les instances de ce loup humain, étaient revenus s’établir à Saint-Domingue, quelques-uns s’imaginèrent échapper à la mort en se disant créoles. Dessalines, pour vérifier leur assertion, les obligeait à chanter ces vers d’une chanson à la mode :

Nanett allé n’en fontainn
Chaché dïau, crich a li cassé…

« Nanette allant à la fontaine - chercher de l’eau, sa cruche se cassa… »

Ceux qui n’en savaient pas saisir la prononciation ou la cadence étaient aussitôt baïonnettés comme menteurs. Quant à ceux qui avaient été assez heureux pour s’attirer les complimens du puriste Dessalines, ils étaient également baïonnettés, mais comme blancs.

C’est à ce formidable dilettante que remontent, sinon l’idée première, du moins le type et le nom actuels des improvisations mimo-lyriques dont je parlais plus haut. Forcé de lever le siège de Santo-Domingo devant une poignée de Français et de Dominicains, Dessalines, qui craignait la débandade de ses trente mille hommes, mais qui savait déjà, par de nombreuses expériences, quelle puissante action exerçait le rhythme sur les soldats noirs, Dessalines se tourna vers les carabiniers, son régiment favori, et improvisa, paroles et musique, un air de marche qui débutait ainsi :

Carabinier n’allé, n’a vini encore !…

« Le carabinier s’en va, mais pour revenir. »

Fifres et tambours s’emparèrent aussitôt de cet air, lequel, circulant avec les paroles de rang en rang, y produisit un effet tel que l’armée noire fit, en chantant et en se balançant, plus de cent lieues de pays en quatre jours[19], et encore avait-elle perdu beaucoup de temps à incendier sur son passage villes, bourgs, sucreries, plantations, et à mutiler faut les bestiaux que les prisonniers, hommes, femmes et enfans, qui ne purent pas tenir à cette marche forcenée. L’air du Carabinier et ses variations eurent un succès de fureur dans les salons haïtiens. Pour en faire jouir les jambes aussi bien que l’oreille, on y adapta quelques essais chorégraphiques sans caractère bien arrêté, où chaque danseur apportait sa fantaisie du moment, mais qui finirent par détrôner nos contredanses, en faveur depuis Toussaint, et une certaine Euphémie Daguille (plus connue sous le nom de mamzelle Phémie), maîtresse favorite du monarque[20], broda sur le tout des couplets dont les ridicules de ses nombreuses rivales faisaient les frais. Sa principale victime était une certaine Coucou Jonc, dont le prénom servit de prétexte à cette chanson encore célèbre dans le pays :

L’empérêr,
Vini ouair
Coucou dansé, etc.

« Empereur, venez voir danser Coucou, »

ou, l’amphibologie créole aidant, « le coucou. » Les danseurs du quadrille où figurait la malheureuse Mlle Coucou traduisaient ce calembour par un sautillement grotesque imité de l’oiseau en question, écartant les basques de leur habit ou agitant leurs bras en guise d’ailes. Dessalines, qui goûtait fort cette plaisanterie, y mit un enjolivement de sa façon. Sa majesté sautillait sur un seul pied, pendant que, du talon de l’autre pied, elle battait bruyamment la mesure sur cette portion de la personne impériale qui touche de plus près au trône. Voulait-il honorer à sa manière les danseuses qui lui avaient plu ? Jacques Ier se laissait retomber presque à plat ventre à leurs pieds, en poussant des cris d’éléphant en rut qui faisaient frissonner les maris ou les amans de ces dames et rallumaient la verve de mamzelle Phémie. — Voilà, dans leurs trois élémens fondamentaux, le prototype des danses haïtiennes. Elles en ont gardé le nom générique de carabiniers[21], bien que, de variations en variations, le rhythme, les figures et le sentiment tant musical que satirique des chansons d’où elles naissent se soient beaucoup éloignés du thème primitif.

La gaieté nègre, qui avait si résolûment bravé les horreurs de la première et de la seconde révolution, faillit cependant être vaincue par l’administration du folâtre empereur, témoin ce plaintif refrain d’un carabinier improvisé par les femmes que Dessalines faisait travailler jusqu’à quinze et vingt heures par jour aux fortifications, sans autre salaire que des coups de gaule ou de plat de sabre :

L’empérêr, ménagé mamans pitites !

« Empereur, ménagez les jeunes mères ! »

C’est très probablement encore sous le bâton des inspecteurs des travaux publics qu’a dû naître cette protestation :

Chien gagné quate pattes,
Mais li pas capable
Prend quate chimins.

« Le chien a quatre pattes, mais il n’est pas capable de prendre quatre chemins à la fois (on ne saurait tout faire à la fois) ; »

ou cette autre

Sac qui vide
Pas connaît rété debout.

« Le sac vide ne sait pas se tenir debout (pour travailler, il faut manger). »

Tant il y a qu’un beau jour, les troupes du sud se portèrent sur la capitale, en faisant à la marche du carabinier cette variation que son auguste auteur n’avait pas prévue, et qui entraînait des populations entières sur les pas des insurgés :

Diable là cassé chaîne,
Quimbé Dessalines !
Tolocoto tignan[22]

« Le diable a cassé ses chaînes, qu’on prenne Dessalines ! »

Dessalines essaya de reconquérir les sympathies de l’armée en lui faisant distribuer des pantalons et même un mois de solde, deux choses dont elle avait perdu l’habitude depuis l’érection de l’empire ; mais les pantalons venaient trop tard : une décharge de mousqueterie abattit l’empereur à son entrée dans le département du sud, et c’est en dépeçant son cadavre ; dont quelques morceaux furent vendus, séance tenante, à des collectionneurs américains, que le peuple improvisa, sur un air qui respire je ne sais quelle douce bonhomie de cantique ou de complainte, ce nouveau thème satirique et chorégraphique :

Mamzelle Phémie,
Tolocoto tignan !
L’argent l’état va caba…

« Mamzelle Phémie, l’argent du trésor est fini pour vous. »

Ce contraste persistant entre l’impression intérieure et l’expression extérieure est, je le répète, la règle ; mais il ne faudrait pas se hâter d’en conclure qu’il existe une lacune dans le clavier moral du nègre. Les sentimens violens et sombres y ont fait parfois vibrer la corde poétique qui leur correspond. Quelques jours après l’égorgement des blancs, égorgement dont la populace elle-même répugna à se charger et pour lequel il fallut requérir la force régulière, qui mit plus de six semaines à terminer sa besogne, Dessalines fit massacrer leurs veuves et leurs filles, d’abord épargnées. Cette dernière abomination inspira aux négresses une sorte de carabinier-ballade où elles supposaient qu’un général français, revenant avec une nouvelle armée, demandait compte à tous les Haïtiens sans exception du crime de Dessalines, et chaque couplet se terminait par ce bref dialogue, dont la coupe, le sentiment, l’ellipse sont pleins de dramatique et d’imprévu :

- Général ; moé pas té là dans…
- Tuez !

« Général, je n’étais pas dans l’affaire. — Tuez[23] ! »

Vu la difficulté de le classer ailleurs et parce qu’il appartient à l’époque de Dessalines, je dois mentionner ici un poète hybride nommé Coquille, noir des Cayes, dont les chansons militaires et politiques eurent une grande influence. Coquille était plus qu’un zamba : c’était un candio, autrement dit un philosophe, et, à ce dernier titre, il se piquait de ne faire entrer dans ses vers, dont la facture et l’orthographe étaient d’ailleurs essentiellement créoles, que des mots français. Il poussait la littérature jusqu’à l’emploi de la cheville. Exemple :

Brave Dessalines,
Dieu conduit tes pas.
Geffrard en droite ligne
Ne te quittera pas.

Férou, Coco-Herne,
Cangé, Jean-Louis François,
Près les Cayes vous cernent :
Évacuez, Français, etc.

Ce n’est pas brillant ; mais n’est-il pas curieux de retrouver presque en plein Congo ce procédé d’énumération nominative qui, d’Homère jusqu’à l’improvisateur des clans d’Écosse, semble être chez nous le premier jet de l’inspiration guerrière ? Chacun de ces noms avait déjà une signification historique pour les masses, et correspondait à une nuance distincte de l’anarchie insurrectionnelle : les grouper au dernier moment dans un chant populaire était presque un trait de génie ; — c’était confondre dans un élan général, irrésistible, toutes les forces, tous les souvenirs, tous les enthousiasmes, toutes les fureurs de quatorze ans d’insurrection. Après le massacre des derniers colons français, Dessalines chargea son contrôleur des domaines, Inginac, de recenser leurs propriétés pour les confisquer au profit de l’état ; mais ces propriétés avaient déjà trouvé de nombreux propriétaires, de sorte que la mesure suscita, principalement dans le sud, une opposition fort vive contre Jacques Ier. Coquille se fit l’écho de cette opposition dans une kyrielle de vers où l’audace des rimes (qui n’y existent qu’à la faveur de la prononciation créole) est rachetée par la preste gaieté du mouvement :

Le premier Jacques
Envoie son Inginac
Qui, malgré sa cataracte (il était myope),
Lit l’arrêt du monarque, etc., etc.

La tâche d’Inginac était fort épineuse, car beaucoup de faux propriétaires s’étaient fabriqué des titres qu’ils passaient à la fumée pour leur donner une apparence de vétusté. Dessalines, qui trouvait que son agent faisait trop de circulaires et pas assez de besogne, finit par s’écrier impatienté : « Palé français fait pas l’esprit. » Il se fit apporter les titres suspects et les épura à lui tout seul en une matinée. Pour cela, il les flairait un à un et les jetait aussitôt au feu en disant : « Ça pas bon, ça senti fumée. » Avec les titres faux furent anéantis beaucoup de titres véritables, et ce procédé expéditif, joint aux pamphlets rimés de Coquille, ne contribua pas peu à la mort de l’excentrique empereur.

Revenons aux carabiniers. Après la mort de Dessalines, le pays se partagea, comme on sait, entre le roi Christophe et le président Pétion. Christophe, qui avait un sentiment très réel du décorum et de l’élégance, sentiment partagé par sa femme et la princesse Améthyste, sa fille, révolutionna la danse. La grotesque priapée des bals de Dessalines fit place à un balancement rhythmé qui, agitant en cadence les diadèmes de plumes que portaient les dames de la cour et la compagnie des amazones (garde particulière de la reine), produisait, dit-on, un effet très gracieux ; mais la chanson créole, cet élément essentiel du carabinier, se tut complètement devant l’épouvantable despotisme de Christophe. Voulant un jour essayer la portée d’un canon, celui-ci le fit pointer, sans dire gare, sur un groupe de ses sujets, dont plusieurs restèrent sur le carreau : Comme sa majesté avait souvent des canons à essayer, il en résultait une gêne bien naturelle dans l’exercice du droit constitutionnel de réunion, et, sans réunions, plus de zambas, plus d’improvisations. Un espionnage farouche, incessant, universel, et dont Christophe en personne était l’agent le plus redouté[24], mettait en danger de mort jusqu’aux passans qui s’accostaient dans la rue pour s’entretenir de leurs affaires. Quant aux mamans pitites, bien qu’elles fussent plus accablées encore de travaux que sous Dessalines, bien que dans certains villages on n’eût pas trouvé une femme valide dont les cheveux ne fussent littéralement usés à la couronne par les moellons que devaient transporter ces malheureuses pour satisfaire aux fantaisies architecturales du « bon Henri[25], » elles n’avaient même pas la ressource de rimer leurs plaintes, car la moindre plainte était punie à coups de sabre, et cette fois par le tranchant. Est-ce de cet enfer que s’éleva ce sanglot si contenu, mais si profond :

Si pas té gagné soupir nen moune,
Moune ta touffé…

« Si le monde (les gens) n’avait pas le soupir, le monde étoufferait. »

Je n’émets ici qu’un simple soupçon, vu que, sous Christophe, la pensée même avait fini par devenir muette comme la parole. Tout en sévissant avec la dernière rigueur contre les superstitions africaines, le « bon Henri » savait très bien les exploiter. Un jour par semaine il s’enfermait plusieurs heures dans un cabinet avec un grand nombre de chats qu’il y avait logés, et, au sortir de ces conférences magiques, il publiait, comme les tenant des redoutables matous, les secrets qu’il avait appris de ses espions. Les masses pouvaient d’autant plus aisément croire que Christophe lisait, par l’entremise de ses chats, dans les pensées, que, faisant et défaisant à son gré les mariages, il introduisait au besoin sa police jusqu’au sein de l’intimité conjugale.

Quel contraste avec la république de Pétion ! Libres comme des sauvages, riches comme des planteurs, grace au partage des terres domaniales, dont la plupart étaient encore en plein rapport, les nouveaux citoyens passaient leurs jours à dormir et leurs nuits à cultiver les belles-lettres nègres, c’est-à-dire l’entrechat et la chanson. Le carabinier leur était devenu une nécessité tellement impérieuse, que, lors du siège du Môle par Christophe, le général républicain dut, pour retenir ses troupes, où l’ennui provoquait de nombreuses désertions, faire venir le zamba favori de l’époque. Pierre Saint-Ours (il se nommait ainsi) n’était rien moins qu’un héros, mais ses chansons faisaient des héros, car, a dit un autre zamba :

Cabrite pas connaît goumé,
Mais cui li batte la charge.

« Si le cabri ne sait pas se battre, son cuir sert à battre la chargé.

Saint-Ours finit cependant par songer que :

Coulève qui vlé vive

Li pas promené nen gan chimin.
Si ous pas vlé gagné pice
Pas badiné avec chien.

« La couleuvre qui a peur d’être écrasée ne doit pas se promener sur le grand chemin. Qui craint de gagner des puces ne doit pas jouer avec les chiens. »

Et un jour qu’il avait failli gagner des balles, il chanta sur son violon au passage du général :

Président mandé vaillans garçons,
Mais li pas mandé garçons
Comme Pierre Saint-Ours, etc.

« Le président a entendu envoyer ici de vaillans garçons, mais pas des garçons comme Pierre Saint-Ours. »

Le général eut pitié du barde et lui octroya son congé avec quelques coups de cravache. Si Saint-Ours n’était pas sorti du Môle, Christophe n’y serait peut-être jamais entré.

C’est sous Boyer, après la réunion du nord et de l’est à la république, que le carabinier, pantomime et chant, prit sa forme définitive. L’allure compassée des quadrilles de Christophe et la spirituelle langueur des danses espagnoles vinrent tour à tour discipliner et épurer l’impromptu violent et les réminiscences sauvages des danses de la révolution. Les bals du beau monde haïtien devinrent, ce qu’ils sont encore, la traduction mimée du roman essentiellement national de l’inconstance en partie double, et la chanson, qui servait comme précédemment de libretto à ce ballet, jeta sur les différentes situations que ramenait la danse, tantôt une plaisanterie délurée :

Bon coq chanté nen toute poulailler,

« Bon coq chante dans tout poulailler, »

tantôt une image gracieuse :

To cé chandelle, mon cé papillon ;

« Tu es la chandelle, je suis le papillon, »

tantôt une observation fine :

To parti sans sentiment,
To vini encore.

« Tu pars sans regret, donc tu reviendras. »

Le plus souvent la chanson est personnelle, et la chronique scandaleuse de la ville en fait au jour le jour les frais. La longue prépondérance de la classe de couleur a, en effet, créé au milieu du dérèglement moral légué par l’esclavage une sorte de pruderie relative qui n’a rien de bien farouche, mais déjà assez impressionnable pour qu’elle vibre au contact de la malignité. Une police bien autrement lucide que celle des matous de Christophe, car elle a pour agens la médisance ou la jalousie féminine, relève les frasques les plus secrètes, que quelques bonnes amies enfermées ensemble mettent aussitôt en couplets. Un ménétrier apprend en secret l’air, et y ajoute quelques embellissemens, quelques fignolemens pour employer le vocabulaire du dilettantisme haïtien, pendant qu’un enfant va colporter de mémoire les couplets entre les connaissances. Au bal suivant, on guette le moment où les deux victimes figurent ensemble, et, au premier coup d’archet du ménétrier, le couple trop confiant est très désagréablement surpris en entendant cinquante voix chanter sa propre histoire, qui, saisie au vol par les passans, le poursuivra des mois entiers dans la rue. Les dames, tant noires que jaunes, de Port-au-Prince, et même les femmes du peuple, excellent dans ces à-propos satiriques, qui font une redoutable concurrence à l’industrie des zambas, et finiront par la reléguer dans la campagne. Quelques-uns des airs sont charmans, et les paroles mériteraient parfois l’impression, — je n’ose dire la traduction ; — car la muse haïtienne, comme les dames, du pays, a subi la loi du climat : elle lâche volontiers sa ceinture, et, comme en outre la plupart des romans commencent ici par le dernier chapitre, elle est forcée, sous peine de se taire, d’aborder résolûment les sous-entendus. Rien n’est plus conventionnel et variable, après tout, que la pudeur du langage. Si le vocabulaire de Rabelais était resté usuel, il ne nous paraîtrait pas moins chaste que le vocabulaire de feu M. Bouilly. — Les chansons dont il s’agit ont, au besoin, une portée plus générale ; la dernière œuvre poétique et musicale du high life féminin de Port-au-Prince a pris, par exemple, pour texte toute une classe, celle des griffonnes[26], qui, à tort ou à raison, sont renommées pour l’énergie de leur tempérament. La chanson nous introduit successivement dans le logis de la blanche, de la mulâtresse, de la noire, où tout est en ordre ; puis nous passons chez la griffonne, et la première chose qui frappe les yeux, c’est un lit défait.

Quant à l’ardeur guerrière que respirait parfois le carabinier primitif, elle a complètement disparu des carabiniers modernes. Bien que poussant aussi loin que son aînée le culte de l’épaulette, la nouvelle génération a le service militaire en horreur. Les seules chansons politiques qu’ait produites l’époque actuelle, répondent même à cette préoccupation. La meilleure, à ma connaissance, fut faite en 1844 contre le président Rivière-Hérard et son second, M. Hérard-Dumesle, par un partisan de Boyer, M. Mullery, avocat à Port-au-Prince. L’écroulement politique et territorial qui s’accomplit autour des deux Hérard, leurs luttes contre la constituante, l’insurrection dominicaine et le fédéralisme noir, la levée en masse, les mesures draconiennes par lesquelles ils voulurent arrêter le mouvement, qui n’en fut que précipité, y sont racontés, au besoin défigurés, en une enfilade de couplets d’assez vive allure, et ce journal rimé, circulant, par le courant électrique de l’entrechat, d’un bout à l’autre du pays, acheva la débandade. En voici quelques fragmens que nous traduisons, en regrettant de ne pouvoir transporter dans la prose française toute la naïveté concise du texte original[27]

« La constituante se met tout de bon en colère - en voyant le pays souffrir tant de misère. — Elle somme Rivière de rendre ses comptes ; — Rivière se fâche pour cacher son embarras.

« Les Espagnols (Dominicains) sont soulevés, les Cayes sont soulevées, — de ci, de là, tout le pays est chaviré ; — voilà le bien-être - que Rivière promettait au peuple.

« Rivière est parti pour réduire les Espagnols, — les Espagnols lui font danser la carmagnole ; — les Espagnols lui donnent du canon, — et lui bat en retraite demandant pardon.

« Le général Dumesle, quand il a bu du tafia, — veut que tout le monde soit soldat. — Par une proclamation, — il supprime la constitution.

« Il appelle Lazarre, il appelle Laudun, — il appelle Féry, il appelle Gélin. — Il leur dit, comme autrefois Christophe : — C’est en faisant couler le sang, que nous réduirons le pays.

« Lazarre lui dit non, Féry lui dit non, — Gélin lui dit non, Laudun lui dit non. — Lui dit : Je m’en…, — j’ai carte blanche ; ce que je fais est bien fait.

« Et vous, Bellanton, prenez un bâton, — et vous, Paul Bayard, prenez un poignard ; — c’est par ces moyens de discipline - que nous soumettrons ce peuple-là comme au temps de Dessalines.

« Chéry Archer, comme un enragé, — veut que tout le monde se mette en route ; — il expédie Tabacogne, — qui court (aux trousses des conscrits réfractaires) comme un chien qui sent la charogne.

« Le soldat est en route, le bourgeois est en route, — l’armée est jetée, sans manger, dans un grand danger. — Rivière fait fusiller ; — toutes les mères ont de l’eau dans les yeux, etc. »

Quelques années auparavant, sous Boyer, la satire politique avait pris une acception plus générale et une forme plus littéraire dans les chansons-apologues d’un autre écrivain haïtien, M. Lhérisson. De ce recueil, devenu excessivement rare, je n’ai pu retrouver que la pièce suivante, qui a pour thème et pour refrain un des proverbes déjà cités :

Grand’maman moïn dit : Nan Guinée,
Grand mouché rassemblé youn jour
Toute pêpe fi contré nan tournée,
Et pis li parlé sans détour :
« Quand zôt allez foncer nan raque,
Connain coûment grand moufle agi :
Badinez ben avec macaque,
Mais na pas mangnie queue à li. »

« Ma grand’mère m’a dit : En Guinée, — le grand monsieur (le roi) rassembla un jour — tout le peuple qu’il avait rencontré dans sa tournée, — et là, lui parlant sans détour : — « Quand vous vous trouverez engagés dans quelque bagarre, — sachez comment les gens habiles se conduisent : — badinez avec le macaque, — mais ne lui tirez pas la queue. »

Partant de là, le roi de Guinée évoque à l’appui de sa thèse les souvenirs un peu mêlés de Télémaque (pitit Télémaque), de l’empereur Dessalines, de l’empereur Napoléon, voire du roi Charles X, précipités l’un dans la mer, les autres du trône, pour avoir tour à tour poussé à bout le macaque des bons conseils, de la docilité populaire, de la gloire, de l’esprit libéral. La chanson finit par ce couplet, qui renferme un excellent trait d’observation locale :

Grand’maman moïn dit moïn bon qui chose,
Lô li prend bon coup malavoume.
Li dit moïn con ça : « Monrose,
Nan tout’ grand z’affaires faut dit : houme ! »
Mon peut-on flanqué moïn youn claque,
Ou pilot terminer ainsi :
Badinez ben avec macaque,
Mais na pas mangniez queue à li.

Grand’maman m’a dit encore une bonne chose, — un jour qu’elle avait bu un bon coup. — Elle m’a dit comme ça : « Monrose, — dans toute grosse affaire il faut dire : hum ! » — Mais comme je pourrais moi-même attraper une taloche, — il vaut mieux terminer ainsi : — Badinez bien, etc. »

Ce hum caractérise à merveille l’esprit public nègre, incapable d’initiative dans l’action comme dans la résistance, mais d’avance acquis à toute initiative heureuse, — ne répondant jamais ni oui ni non tant que la franchise est risquée, sauf à interpréter après coup ses réticences dans le sens du fait accompli. Ce hum résume aussi toute la diplomatie nègre, notamment celle qui fit tour à tour des Espagnols, des commissaires du directoire, des planteurs et des Anglais, les compères et les dupes du vieux Toussaint Louverture. Aujourd’hui encore n’est-ce pas en répondant hum ! aux sommations réitérées des consuls que Soulouque a trouvé le secret de maintenir la république dominicaine dans un état de qui vive qui la mène peu à peu à la ruine et à l’anéantissement, sans provoquer, de la part de la France ou de l’Angleterre, une intervention contre laquelle lui-même se briserait ?


III. – CONTES NEGRES. – UN POLICHINELLE MANDINGUE.

Comme on voit, la poésie nègre ne diffère guère du langage familier que par certaine régularité rhythmique, juste ce qu’il lui en faut pour s’adapter à la danse et au chant. Si la poésie se fait souvent prose, la prose, en revanche, se fait souvent poésie. C’est en effet dans le terre à terre des contes et des dictons populaires que la fantaisie, l’image, la métaphore apparaissent ici le plus volontiers.

Le conte nègre relève de deux genres distincts. Tantôt il symbolise, sous la forme de l’apologue, un fait ou une apparence physique, tantôt il met en scène deux personnages typiques, à l’odyssée desquels chaque conteur apporte son contingent d’épisodes. Les contes de la première catégorie sont presque toujours improvisés, et l’auditoire en donne, séance tenante, le thème par quelque question comme celle-ci : « Pourquoi les guêpes ont-elles la taille fine ? Pourquoi le maringouin (espèce de moustique) suit-il toujours la main ? Pourquoi les crabes n’ont-ils pas de tête ? Pourquoi l’eau et le feu sont-ils ennemis ? etc. » Le candio, ainsi interpellé, se recueille durant quelques secondes et donne le parce que de chaque pourquoi, abrégeant ou allongeant sa narration, selon que la veillée est plus ou moins avancée. Les meilleures restent au répertoire et circulent de case en case, s’enrichissant à chaque station de quelque nouveau trait. Voici, par exemple, pourquoi le crabe ou la crabe, pour parler créole, n’a pas de tête.

Lors de la création (et si l’auditoire est questionneur, le candio doit, bon gré mal gré, avant de passer outre, placer ici quelque description inédite de la création), Bondieu chargea les anges de fabriquer les corps des bêtes, sauf la tête qu’il se réserva. Au jour fixé pour la distribution des têtes, il y avait, on le pense bien, foule au bureau, en vertu du proverbe : Boef qui douvant boit bon quiau (le bœuf qui arrive le premier à l’abreuvoir boit la meilleure eau), et l’espoir d’obtenir une tête de premier choix ne motivait pas seul cet empressement. Soit distraction, soit maladresse, les anges avaient oublié les pieds des serpens, et les bêtes tremblaient que Bondieu eût commis à son tour un oubli à conséquences plus désagréables encore. La crabe se trouvait d’aventure au premier rang ; mais, par bonté d’ame, elle céda successivement sa place à tous les autres animaux, et quand elle se présenta enfin, Bondieu fouilla vainement dans son panier, il ne restait plus de têtes ! Bondieu, qui s’attendait à une scène de pleurs et de récriminations, ne savait trop quelle contenance tenir. « Ma foué, dit-il avec embarras, ous qu’a vini tard trope ; moin te donné toute tête-là à gens-là ; moin ben fâché, chai pitite (ma foi, vous venez trop tard ; j’ai donné toutes mes têtes à ces gens-là ; j’en suis bien fâché, chère petite) ! » Et la douce petite bestiole de répondre sans amertume « T’en prie, chai Bondieu, fais pas to chagrin pour ça, ça pas valé la peine (je t’en prie, cher Bondieu, ne te chagrine pas pour si peu, ça n’en vaut pas la peine). » De là provient la démarche oblique et tâtonnante de la crabe ; mais qui aurait le courage de l’en railler ? « Cé bon kior crabe qui la cause li pas gagné tête (c’est le bon cœur de la crabe qui est la cause qu’elle n’a pas de tête[28]. » Voici maintenant, et sauf l’originalité du langage et de la saillie créoles, que je ne me fais pas fort de reproduire, l’histoire de l’antique querelle de l’eau et du feu[29] :

Les Haïtiens ne sont pas les premiers qui aient eu leur « fête à l’indépendance[30]. » Au temps favori de l’apologue oriental, au temps où les bêtes parlaient, les animaux aquatiques se réunissaient périodiquement à l’embouchure d’un grand fleuve pour célébrer le jubilé de leur création. Chaque espèce tour à tour faisait les frais de la fête, et un jour que vint le tour des grenouilles, ces dames, qui ont un peu la tête à l’envers, imaginèrent, pour donner du relief à la cérémonie, d’y inviter leur dieu, ou celui que la gent aquatique considérait comme tel, le feu. De ce qu’il remplit de lumière l’immense étendue du ciel, de ce que la terre serait invisible et morte sans lui, de ce que le vent le plus violent ne saurait courber ses rayons, qui bravent jusqu’à la furie des vagues pour pénétrer au plus profond des mers, — poissons et amphibies avaient, en effet, conclu que le feu était le véritable roi de la création. Du plus humble marécage jusqu’aux extrémités de l’océan, une immense clameur de joie accueillit la proposition des grenouilles, et un trône d’algues, pour l’embellissement duquel la mer prêta ses coraux, l’huître ses perles, le caret son écaille, le nénuphar ses fleurs, le manglier ses pittoresques arceaux de racines et son dôme de feuillage, fut élevé sur la grève. Supposez que la mer, dérogeant pour la circonstance à sa loi physique, se partage vis-à-vis du trône en deux murs de cristal où pendent en guirlandes de mille couleurs la cloche opaline des méduses, le globe diaphane des cydippes, le feston varié des callyanires, le vivant bouquet des stéphanomies aux boutons de fleurs entremêlés de grains de corail ; supposez qu’au bout de cette féerique avenue se dresse un hémicycle de trombes reliées l’une à l’autre par l’ogive des arcs-en-ciel ; supposez enfin qu’un millier de folâtres baleines prennent leurs ébats dans l’espace libre, lançant par leurs doubles narines une forêt de symétriques jets d’eau où se jouent des essaims de poissons volans, et vous aurez une idée des impossibles paysages que découvre parfois l’imagination du conteur nègre. La reine des grenouilles, revêtue de sa plus belle robe tigrée et suivie de ses rainettes habillées de vert, surveillait en personne les préparatifs de la fête, coassant des félicitations ou des encouragemens à ses hôtes bigarrés ; car, depuis l’anguille, dont la queue servait de truelle, jusqu’aux requins et aux caïmans, qui faisaient l’office de gardes municipaux, tous avaient prêté de la meilleure grace leur concours. J’en excepte le crapaud, qui, tout gonflé d’orgueil et de venin, se reposait dans un coin, jetant sur toutes les merveilles qui éclosaient autour de lui un dédaigneux hou-hou, ce qui lui valut cette verte, mais intraduisible épigramme devenue proverbe, et que s’attire encore de nos jours, en Haïti, la vanité parasite : Capaud vanté, bonda li toute nu[31].

Quelques grenouilles s’étaient détachées de la bande pour aller inviter le Feu. Après quinze jours et quinze nuits, la sautillante ambassade arriva enfin au palais du dieu (autre thème à descriptions), et exposa sa requête. Le Feu remontra paternellement aux grenouilles l’imprudence de leur dessein ; mais il ne put les dissuader. « Songez, leur dit-il en désespoir de cause, songez, chai pitites, que je me fais bien vieux, que je marche avec peine, qu’il me faudra au moins quinze jours et quinze nuits pour arriver. — Prenez-en à votre aise, chai mouché, nous avons le temps : pressé pas fait jour l’ouvri[32]. — Le moindre filet d’eau m’arrête… - Qu’importe encore ? reprirent les grenouilles, qui avaient réponse à tout : Riviai peut empêché ous passé, li pas empêché ous tonné (la rivière peut nous empêcher de passer, mais elle ne nous empêche pas de la tourner). » Bref, le Feu consentit à se mettre en route, mais après avoir expédié une étincelle à son compère le Vent, pour lui demander l’aide de ses ailes. L’étincelle se transforma pour sa commodité en feu follet et se rendit au palais du Vent.

Bien en avait pris au Feu de réclamer l’aide du Vent, car il faisait à peine quelques centaines de pas par jour, obligé de tourner chaque caillou qui barrait sa route, remontant péniblement le moindre ruisseau pour chercher quelque pont de lianes qui l’aidât à passer ; mais comme il se rattrapa dès que son brutal compère l’eut rejoint ! Plaines, montagnes, fleuves même, furent franchis avec une rapidité furieuse, et les vedettes du peuple aquatique avaient à peine signalé l’approche des deux illustres visiteurs, que le Feu, qui suppliait inutilement le Vent de modérer son galop, enveloppait et dévorait de la base au comble le palais qui lui était destiné. Je laisse à penser la confusion et l’effroi des assistans. Le compliment galant que les grenouilles avaient tourné pour la circonstance se perdit en un coassement désespéré. Les anguilles se tordaient comme des lianes, les cabillauds frétillaient comme dans un poêlon, les tortues craquaient dans leurs carapaces, pressées qu’elles étaient d’en sortir pour fuir plus vite, et les homards rougissaient de fureur et de terreur. Quant au vil crapaud, il était, ainsi que tant d’autres, sorti sain et sauf de la bagarre en se réfugiant dans la boue.

L’Eau, émue des dangers que courait son peuple, se rua à son tour sur le Feu : elle ne fit qu’accélérer le désastre de la gent aquatique, car le Vent tint bravement tête à l’Eau, la refoulant à chaque assaut jusqu’au fond des vallées sous-marines, et, dans le brusque va-et-vient des vagues, les baleines allaient échouer au sommet des montagnes, tandis que la mer se peuplait de carpillons cuits à point. — Tant y a que Bondieu, — presque le bon Dieu de Béranger, — s’éveilla à ce tapage, et, soulevant le rideau de nuages qui lui cachait la terre, s’enquit des causes de la dispute.

— Le Vent prétend chasser la mer, dit l’Eau.

— L’Eau prétend éteindre le Feu, reprit le Vent.

Parties ouïes, Bondieu vit bien que toutes deux avaient tort, et résolut, de donner à chacune sa leçon. S’adressant d’abord à la mer, et lui montrant du doigt une étoile qui allait se coucher dans son serin, il dit : « Toi qui te fais forte d’éteindre le Feu, en éteindras-tu du moins une parcelle ? Éteindras-tu cette étoile qui se met à ta merci ? » Près de douze heures s’écoulèrent sans réponse, au bout desquelles l’étoile reparut aussi brillante de l’autre côté de la mer, qui s’écria : « Je ne puis l’éteindre. » « Tu y as mis le temps, reprit Bondieu en regardant sa montre. Maintenant, voici dans cette nuée noire qui s’avance vers toi un trait de foudre pas plus large qu’un fil : hésiteras-tu à l’éteindre ? »

La mer, métamorphosée en trombe, s’élança à la rencontre de la nuée ; mais, au premier choc, la foudre jaillit et brisa la colonne d’eau, qui s’affaissa en mugissant cet aveu : « Je puis éteindre le feu de la terre, mais pas le feu du ciel. »

Bondieu, qui riait dans sa barbe, prit la mer au mot. Il envoya ses anges lui quérir une des petites pierres jaunâtres qui jonchaient la terre, plaça dessus un morceau d’amadou, battit le briquet et alluma sa pipe, — histoire de prouver que cette pierre était bien un silex et contenait du feu ; — puis, la jetant dans la mer : « Amoncelle, dit-il, tes vagues, et essaie d’éteindre l’étincelle de ce caillou.

Chai Bondieu, répondit l’Eau, dont le ton devenait de plus en plus humble, j’en ai des millions de milliards dans mon sein, et je n’ai jamais pu en éteindre un seul.

— C’est bien, » dit Bondieu, et se tournant vers le Vent : « O Vent ! essaie de faire disparaître la mer. » Le Vent, dont l’humiliation de l’Eau avait redoublé l’orgueil et la force, se déchaîna des quatre points cardinaux à la fois sur les vagues et les souleva en un tourbillon si rapide, qu’on put croire un moment que l’Eau allait être exilée par son ennemi furieux dans les solitudes du troisième ciel ; mais la montagne liquide atteignait à peine les plafonds du premier ciel, que, cédant à son propre poids, elle s’affaissait sur elle-même et refoulait à son tour le Vent dans toutes les directions. Bondieu eprit : « Tu n’as pu tarir la mer ; mais tu tariras certes ce petit ruisseau qui se cache là-bas dans les herbes. » Le Vent, dont le dépit décuplait cette fois la violence, se rua sur son humble antagoniste avec une rage telle que, du premier coup d’aile, il fit tomber les forêts, hurler les cavernes et trembler les montagnes ; mais, glissant sans y trouver prise sur la surface polie du ruisselet, il parvint à peine à le rider.

Après avoir joui de la confusion mutuelle des élémens, Bondieu dit d’un ton semi-paternel, serrai-courroucé : « Toi, Eau, qui prétendais éteindre le Feu, et qui n’as pas même eu raison de l’humble étincelle qui dort dans le caillou ; toi, Vent, qui voulais chasser la mer de son lit, et qui n’as pas même su nous montrer le lit de ce ruisseau., comprendrez-vous, Eau et Vent, qu’il n’appartient pas à des coquins d’esclaves de troubler l’ordre de ma maison ? » Bondieu, qui est très causeur, surtout quand il prend pour interprète un candio, Bondieu prêcha long temps là-dessus et se résuma en ce proverbe : « Chouval rété rien zécurie, milete nen savanne ; que le cheval reste à l’écurie et le mulet dans la savane (chacun son lot). »

Le philosophe qui me lirait, si un philosophe savait lire, trouverait apparemment ma version bien sobre et bien décolorée ; mais c’en est assez pour laisser entrevoir l’excentrique tohu-bohu de grandiose et de bouffon, d’extravagant et de trivial, de bonhomie et de raillerie, qu’embrasse cette première variété du conte nègre. La seconde met, je l’ai dit, en scène deux personnages à caractère arrêté, ce qui, tout en laissant une carrière illimitée à l’invention des épisodes, enferme cependant l’idée dans un milieu assez étroit. L’un de ces personnages s’appelle Bouki, nom dont je n’ai pu retrouver l’étymologie, évidemment africaine ; l’autre s’appelle Petit-Malice. Bouki résume à lui seul la colossale goinfrerie de l’ogre français, la vigueur bonasse du Caragheuz turc, et l’épaisse bêtise du niais des atellanes antiques, le tout fondu dans un bain de tafia. Petit-Malice, au contraire, cumule dans un corps de nain le génie inventif du Petit-Poucet avec la malfaisante taquinerie de notre Polichinelle de foire. On devine que les deux personnages sont souvent en guerre, et, dans cet incessant duel de la force stupide et de la malignité lilliputienne, c’est Bouki naturellement qui paie les pots cassés. En supposant que cette odyssée orale, où chaque veillée, chaque conteur apportent de nouveaux incidens, aussitôt oubliés qu’inventés, pût être ressaisie par la traduction, la traduction aurait souvent à reculer devant certains détails qui intéressent d’ailleurs beaucoup plus la propreté que la morale. En voici pourtant un épisode au hasard, le premier qui s’offre à ma mémoire. J’en supprime autant que possible les crudités anatomiques et pathologiques ; mais, après tout, on est bien averti qu’il ne s’agit point ici d’une bergerie de Watteau.

Il y avait une fois, dans l’écurie du roi, un éléphant blanc si grand, si grand, qu’on l’appelait indistinctement dans le pays le roi des éléphans ou l’éléphant du roi. La rareté du morceau allécha l’appétit du nain, qui s’introduisit furtivement dans l’éléphant par l’arrière-cour de cet édifice de chair. Une fois là, Petit-Malice tailla tant et tant dans le vif, que l’éléphant mourut. Le roi, désolé, convoqua tous les sorciers du royaume pour se faire expliquer la cause de ce décès subit de son favori, et, après avoir délibéré quinze jours et quinze nuits sur la question, ceux-ci répondirent : « O grand roi ! l’éléphant blanc est mort parce qu’il a cessé de vivre. » Le roi bâtonna les sorciers, et, cédant à un pressentiment soudain, il ordonna d’ouvrir l’éléphant.

Qui fut bien attrapé ? Ce fut Petit-Malice, qui n’avait pas encore trouvé l’occasion de quitter sa retraite. Petit-Malice fut condamné, séance tenante, à être empalé auprès du corps de l’éléphant. Pendant qu’il attendait, enchaîné au pal, l’heure du supplice, arriva Bouki, qui venait jouir de la mésaventure du nain. À la vue de son souffre-douleur, Petit-Malice se dit qu’il était sauvé. — Cher Bouki, s’écria-t-il d’un ton piteux, tu devrais bien te charger de la corvée qu’on m’impose. — A d’autres ! dit en riant Bouki.

Moin pas qua prend di thé
Pour la fiève toué.

« Je ne veux pas prendre du thé pour ta fièvre. »

— Il ne s’agit pas de thé, reprit perfidement le nain ; il s’agit de cet éléphant qu’on veut me contraindre, moi si petit, à manger en entier, sous peine d’être empalé. — J’accepterais bien la gageure, moi, s’écria l’imprudent Bouki, dont la gloutonnerie n’était jamais mise inutilement en éveil. — Bref, il détacha Petit-Malice, se fit attacher à sa place, et demanda à grands cris qu’on lui servît une tranche de l’éléphant. Voyant qu’il avait affaire à un mangeur d’éléphant et le trouvant d’ailleurs enchaîné au poteau, le bourreau, qui arrivait sur ces entrefaites, prit Bouki pour le vrai coupable et l’empala.

Bouki fut probablement mal empalé et encore plus mal gardé, car, peu d’heures après, nous le voyons se traîner clopin clopant, et les deux mains sur sa blessure, vers un bois d’abricotiers qu’il fait retentir de ses malédictions contre le nain. Au même instant, une grêle d’abricots verts l’atteint juste à l’endroit douloureux et lui révèle la présence de son persécuteur. Après beaucoup de recherches, Bouki parvient enfin à découvrir l’arbre où était perché Petit-Malice, et va faire à celui-ci un mauvais parti ; mais Petit-Malice, feignant de voir venir une troupe dans le lointain, crie à tue-tête : « Vous cherchez Bouki ? Le voici, le voici ! » Bouki, qui tient à ne pas renouveler connaissance avec le pal, s’enfuit aussitôt, et le nain reste cette fois encore impuni.

Naïfs, fantasques ou grivois, ce qui échappe surtout à la traduction dans les contes nègres, c’est le flux de sentences et de dictons qui en déborde, la pantomime du débit, l’incessante onomatopée[33] de l’intonation ou du mot. Le patois créole exigerait à lui seul de la traduction le concours simultané de trois formes de langage, car la sobre précision de la syntaxe française s’y marie de la façon la plus imprévue avec l’ellipse orientale, et cet abus de voyelles, ces mignardes transpositions de consonnes, qu’on ne retrouve guère que sur les lèvres des enfans. Mais, hélas ! c’est presque au passé que tout ceci doit s’entendre, pour Haïti du moins. Grace au stupide isolement où la jeune nationalité noire s’est retranchée, la liberté, c’est triste à dire, aura été moins favorable à son développement intellectuel que l’esclavage. Avec la race française ont successivement disparu un large foyer d’idées et les innombrables nuances de vocabulaire qui répondaient à ces idées. Tous les connaisseurs et les vieux Haïtiens eux-mêmes s’accordent déjà à le reconnaître, le créole moderne de Saint-Domingue est considérablement appauvri. Le fractionnement de la propriété rurale n’aura pas été moins funeste à la verve nègre en supprimant ces grandes agrégations de l’atelier qui étaient son milieu de prédilection, et, dans les meilleures intentions du monde, la bourgeoisie éclairée du pays lui a porté le dernier coup. Pour attirer à eux, par l’appât essentiellement national de l’initiation et du mystère, l’élément africain, les noirs et mulâtres lettrés ont ouvert de nombreuses loges maçonniques, où l’on dîne, où l’on fait des discours français et des cours de morale rationaliste, mais où n’a jamais retenti le son inspirateur du tambourin. S’il en sort, à ce qu’assurent les intéressés, de bons pères, de bons époux, des citoyens sans préjugés, il n’en est pas sorti le moindre zamba. La dernière réaction noire, qui a peuplé de bourgeois les prisons et les cimetières, semblait devoir, par une sorte de compensation, restaurer l’influence sociale et littéraire des candio ; c’est le contraire qui est arrivé. Les meilleurs candio nègres, semblables en cela à maint candio blanc, ont tourné vers la politique l’ascendant populaire que leur avaient acquis leurs talens. Les troubles de 1848 en avaient fait des bandits, et l’empereur Soulouque en a fait des ducs ; — des ducs qui croiraient se compromettre en allant, comme autrefois, de cabaret en cabaret échanger quelque bon conte ou quelque joyeux carabinier contre un verre de tafia. Le grand siècle de la littérature nègre touche, en un mot, à sa fin, et le siècle de la critique est venu. C’est au papier parlé de saisir et de fixer, tant que l’écho n’en est pas éteint, les sons de plus en plus rares de la bamboula ; c’est à la littérature jaune (et je prouverai qu’elle en est parfaitement capable) de redemander aux sources encore ouvertes de la tradition orale les fugitives saillies de l’imagination et de l’improvisation gallo-mandingues. Sérieusement parlant, il y va pour elle plus que d’un devoir à remplir, d’un argument décisif à trouver contre le préjugé de couleur : il y va de son intérêt immédiat et vital. Les cinq ou six écrivains d’un réel mérite que possède Haïti n’ont d’avenir que dans un milieu intellectuel plus vaste, dans le milieu français, hors duquel ils ne sauraient recruter un nombre suffisant d’appréciateurs et de lecteurs, et ce n’est point par des imitations imparfaites ou forcément retardataires, c’est par l’originalité seule qu’ils en forceront l’entrée.


GUSTAVE D’ALAUX.

  1. « Le blanc a toujours un papier en poche pour tromper le nègre. » (Proverbe haïtien.)
  2. On la retrouve, à quelques variantes près, dans le royaume de Benin.
  3. Soulouque commence du reste à déchiffrer les caractères imprimés, et sa signature acquiert de jour en jour un degré de netteté et de hardiesse qui donne aux Haïtiens les plus belles espérances sur les talens calligraphiques de leur empereur.
  4. Si l’invraisemblable papier-monnaie de Soulouque circule encore à raison du douzième ou du treizième de la valeur nominale, n’en faut-il pas faire quelque peu honneur à la superstition du papier parlé ?
  5. Disons cependant qu’à Saint-Domingue comme au Congo, d’où il parait originaire, ce talisman était indifféremment une queue de cheval ou une queue de vache. Peut-être n’y faut-il voir qu’une réminiscence du goupillon de crin dont se servaient les missionnaires catholiques.
  6. La boite où est enfermé le dieu vaudoux fait à Haïti l’office de trépied. Voir, pour tout ce qui se rattache à ces rites africains, la série publiée dans la Revue, — L’empereur Soulouque et son Empire, — notamment la livraison du 15 décembre 1850.
  7. C’est par ces sortes de danses qu’on préludait, dans les camps de Biassou et Jeannot, à l’incendie et au massacre. Lucien rapporte que les anciens Éthiopiens exécutaient, aussi une danse particulière avant d’en venir aux mains.
  8. C’est à cause de cette pratique que le prêtre et la prêtresse vaudoux sont appelés papa-loi et maman-loi, tandis que ceux des autres sectes s’appellent papa et maman tout court. Il n’est pas du reste impossible que la loi soit une lointaine réminiscence de l’astrologie judiciaire, qui soumettait chaque partie du corps humain à l’influence d’une planète déterminée, et qui donnait par suite une importance exceptionnelle à la partie qui relevait de la planète de nativité.
  9. Talismans formés de petites pierres calcaires.
  10. Dernièrement un de ces arbres fut signalé à Port-au-Prince. Le vicaire de la paroisse vint le consacrer à la première réquisition, et une magicienne de l’endroit, qui avait découvert l’image, s’installa à côté pour recevoir les offrandes de la population. L’abondance de la recette suscita malheureusement la jalousie d’une autre magicienne, laquelle prétendit qu’ayant eu l’honneur de causer avec la Vierge, elle avait beaucoup plus de droits sur ces offrandes que l’intrigante qui l’avait simplement vue. Ces dames se prirent aux cheveux devant l’arbre en litige, et la population perplexe a suspendu ses offrandes et ses visites. Un peu avant ou un peu après, on envoya du canton de Mirabelais à Soulouque une écorce de palmiste où apparaissait une image analogue. L’empereur ne l’eut pas plus tôt considérée, qu’il demanda une belle nappe blanche à l’impératrice, la déploya sur le parquet, y plaça l’écorce et se prosterna devant. Sa majesté très chrétienne, comme l’a appelée un curé du pays, est bien persuadée que la présence de cette image neutralisera l’invisible et malfaisant fétiche enfoui, comme on sait, dans les jardins du palais.
  11. Les Ibos et quelques autres Africains croient qu’après leur mort ils vont revivre au pays natal, et ils n’épargnent rien pour s’y présenter avec avantage. Le noir le plus pauvre, le plus imprévoyant, travaille long-temps à l’avance aux apprêts de sa dernière toilette. S’il est pris au dépourvu et si sa famille est pauvre, ses amis se cotisent pour l’équiper et pour payer le repas funèbre, ou bien la famille ajourne les funérailles à des temps meilleurs. La mère de Soulouque, morte depuis longues années, n’a reçu ces honneurs qu’après l’avènement de son fils, et n’a rien perdu pour attendre. À la Côte-d’Or, les familles avares ou nécessiteuses enterrent secrètement leurs morts, pour éluder cet onéreux devoir.
  12. Les fêtes funéraires des noirs sont désignées dans les Antilles par le nom générique de calenda. Faudrait-il chercher l’étymologie de ce nom dans les expiations annuelles que les Romains célébraient pour le repos des mânes aux calendes de mars ?
  13. Le premier jour de l’an, qui est signalé par une grande consommation de cabris, il y a presse aux abattoirs pour se disputer ce talisman. Quelques noirs profitent de l’occasion pour se baigner dans le sang des animaux abattus, ce qui est un préservatif contre certains maux, et probablement une réminiscence des expiations païennes, où figurent parfois les ablutions de sang.
  14. La coexistence en Afrique et en Océanie de deux familles noires pratiquant toutes deux le fétichisme, et dont chacune reproduit les gradations physiologiques et morales de l’autre, depuis le beau type nubien jusqu’à la limite extrême de l’aplatissement facial, depuis la demi-civilisation jusqu’à l’anthropophagie, ne laisserait-elle pas au besoin supposer une origine commune ? L’opinion qui fait sortir les nègres de l’Indoustan a pour elle les géographes et les historiens grecs, qui appliquaient aux Éthiopiens la dénomination générique d’Indiens ; les traditions de l’ancienne Éthiopie, qui avouait les Hindous comme ses premiers instituteurs ; enfin la tradition hindoue elle-même. Les livres sacrés du brahmanisme racontent en effet que Rama, après avoir vaincu en bataille rangée le peuple singe, l’expulsa du continent et lui abandonna par un solennel traité une partie de l’île de Ceylan. Comme on n’échange pas de protocoles avec des quadrumanes, il ne serait pas impossible que les préjugés de caste eussent déjà édité, au temps du Dieu Bleu, la mauvaise plaisanterie que nous avons vue se produire au temps de M. Isambert, et que ces singes guerriers et diplomates soient tout simplement des nègres. Ceci posé, ne peut-on pas admettre que, de Ceylan, sa dernière station asiatique, l’émigration noire ait plus tard reflué par deux courans inverses vers le détroit de Bab-el-Mandeb et le détroit de Malacca ?
  15. Au pied des mornes, la pâture est plus maigre et plus épuisée qu’au sommet.
  16. Jurer la mère et surtout la marraine d’un nègre est, à ses yeux, la plus violente formule de l’outrage.
  17. « C’est devant le tambourin qu’on connaît le zamba, » (A l’œuvre, on connaît l’ouvrier.)
  18. Cette sauvage avidité de contrastes, qui, chez quelques peuplades africaines, a fait confondre les fonctions de bourreau et de l’ou du roi, et à laquelle il faut peut-être rattacher les éclats de bruyante gaieté qui terminent les funérailles haïtiennes, se manifestait encore tout récemment.. Après le massacre du 16 avril 1848, les soldats de la garde de Soulouque raillaient et chansonnaient sur place les cadavres de leurs victimes.
  19. Histoire d’Haïti, par Thomas Madiou fils ; Port-au-Prince, 1848.
  20. C’était une maîtresse femme que cette mamzelle Phémie, crevant un cheval par jour, menant à peu près son empereur comme ses chevaux, ne reculant pas au besoin devant le feu et encore moins devant les hommes, quelle que fût la nature de l’attaque. Lors du soulèvement contre Dessalines, on l’avertit qu’une bande furieuse marchait sur sa maison. Au lieu de fuir, elle fit dresser une magnifique collation, pria les révoltés de s’asseoir, leur chanta les meilleurs couplets de son répertoire satirique et les renvoya ivres-morts d’admiration et de vin. Mamzelle Phémie s’était, de sa propre autorité, ouvert sur le trésor public un crédit s’élevant en moyenne à 1,000 gourdes (5,000 fr.) par jour, et que Dessalines épouvanté finit par réduire à 4,000 francs par mois, ce qui était déjà bien honnête, vu le pays et vu le nombre des autres ayans droit féminins. Elle ne sortait qu’escortée d’une calvacade de généraux et avait fait imprimer sur ses têtes de lettres
    LIBERTÉ OU LA MORT.
    EMPIRE D’HAYTI.
    Aux Cayes, le
    ELPHÉMIE DAGUILLE, ante de sa majesté JACQUES, empereur d’Hayti.
  21. Quelques gens ont trouvé une seconde étymologie qui remonterait également à Dessalines. Dans le paroxysme nerveux où le mettait la danse, Jacques Ier répétait machinalement ces mots, qui résumaient la justice militaire, civile, commerciale et administrative de l’empire : A carabiner, à carabiner.
  22. Tolocoto tignan est un refrain purement euphonique, analogue à notre tra la la, et qui fut adopté par tous les zarbas de l’époque.
  23. A propos de cette réponse que la chanson nègre prête au général, il faut remarquer que Dessalines avait d’avance enlevé à ses sujets l’excuse de l’'alibi. Pour que le crime, selon son expression, fût national, pour qu’aucun Haïtien ne pût se vanter d’avoir les mains pures de sang, il obligeait ceux qu’on lui signalait comme ayant refusé leur concours d’apporter de leurs propres mains au palais les têtes des victimes.
  24. « Il avait fait ajouter aux décorations extérieures de son palais du Cap une espèce d’arche suspendue sur des arcades, d’où, sans être aperçu, sa vue parcourait une place et les extrémités de plusieurs rues. » (Voyage dans le nord d’Haïti, par Hérard-Dumesle.)
  25. Christophe avait pris le nom d’Henri Ier et tenait énormément à être comparé à Henri IV.
  26. Les griffonnes appartiennent à cette nuance de sang-mêlé qui se rapproche le plus du noir.
  27. Nous donnons comme exemple de cette concision quelques citations du texte créole :

    Constituants la yo, yo trop en colère
    Quand yo voir pays souffrir trop misère ;
    Yo dit Rivière rendre compte (ter),
    Rivière prend colère pour cacher la honte.
    Général Dumesle, quand li boire tafia,
    Li vlé toute monde entré dans soldat :
    Li faire proclamation
    Pour renversé la constitution.
    Li hélé Lazarre, li hélé Laudun,
    Li hélé Féry, li hélé Gélin,
    Li dit comme roi Henri :
    Il faut sang couler pour ranger pays.
    Lazarre dit li non, Féry dit li non,
    Gélin dit li non, Laudun dit li non.
    Li dit : Moin fou bien,
    Moin gagné carte blanche, tout ça moins fait bien, etc., etc.

  28. C’est à peu près notre proverbe - « Mauvaise tête, bon cœur. » Cette charmante tradition a été citée par M. V. Schoelcher dans le recueil de proverbes nègres qui termine un de ses pamphlets abolitionnistes. Il est à regretter que M. Schoelcher ait si rarement trouvé en faveur de sa thèse des argumens aussi concluans et surtout aussi inoffensifs.
  29. J’en ai retrouvé le thème dans un ancien journal de Port-au-Prince, l’Union, qui, en le revêtant d’une forme trop consciencieusement littéraire et classique, en a malheureusement émoussé le piquant et la naïveté.
  30. Cette fête se célèbre le 1er janvier, jour où fut proclamée la nationalité haïtienne.
  31. Le crapaud fait le fier, et il a le… tout nu.
  32. « Se presser ne fait luire le jour plus tôt. » C’est l’équivalent du proverbe espagnol : Mañana serà otro dia. Demain il fera encore jour.
  33. S’il veut décrire, par exemple, l’effet d’un corps lourd dégringolant d’une hauteur, le nègre se contentera d’ajouter au substantif qui désigne ce corps l’interjection bouloucotoumm. L’expression créole rend au besoin, avec le son, le mouvement et l’image. Ainsi une étoile qui scintille est une étoile « qui fait guidi, guidi. » L’harmonie lancinante de ces deux syllabes ne reproduit-elle pas à merveille le jet et le retrait alternatifs et saccadés du rayon lumineux ?