Les Mobilisés aux avant-postes

LES MOBILISÉS


AUX AVANT-POSTES




Depuis six semaines, un grand nombre des compagnies de guerre de la garde nationale ont pris successivement le service des avant-postes, et peut-être déjà sont-elles engagées contre l’ennemi. Ce qu’avait prescrit le décret du 9 novembre, qui constituait les bataillons de marche, a été fait en quelques jours. Il est facile aujourd’hui de rechercher comment les principales dispositions du décret ont été comprises et appliquées, d’examiner en rappelant des faits précis, en citant des chiffres, les critiques qui au mois de novembre ont eu le plus de prise sur l’opinion, il est facile surtout de dire comment ces soldats si neufs ont fait leurs preuves, la vie qu’ils ont menée aux grand’gardes, et pourquoi on peut être certain qu’ils répondront aux espérances que Paris et le pays ont mises en eux. Le temps n’est pas aux longues recherches ni aux travaux complets et faits à loisir ; mais si nous voulons, au milieu de nos épreuves, nous entretenir des raisons que nous avons de mieux aimer chaque jour la cause que nous défendons et de nous fortifier, sans vaine illusion, contre les découragement qui seraient notre perte, notre nouvelle armée est certes un des sujets qu’il est bon d’étudier à cette heure.

I. modifier

Ce fut le 18 octobre seulement, quand nous étions déjà investis depuis un mois, que le gouvernement de la défense appela une partie de la garde nationale à un service extérieur ; il ne s’adressait encore qu’aux volontaires. Au gré du public de Paris, naturellement nerveux et surexcité par toutes les émotions du siège, on avait attendu trop longtemps. Du 4 septembre jusqu’au milieu du mois suivant, les heures cependant n’avaient pas été perdues. Sans parler de toutes les préoccupations étrangères à l’armement, l’autorité militaire avait organisé la ligne, exercé les mobiles, rendu nos remparts inattaquables, et surtout formé, instruit, équipé en partie 320,000 hommes destinés à la défense de nos murs. Il faut se rappeler en effet qu’au milieu d’août la garde nationale ne comptait que 51 bataillons, dont l’effectif n’allait pas à plus de 32,000 fusils, et qu’au 6 septembre ce chiffre n’avait encore été porté qu’à 74,923. C’était donc d’environ 250,000 hommes qu’il avait fallu s’occuper jusqu’au 18 octobre. Le nombre exact des volontaires qui ont répondu à l’appel du décret n’a pas, que je sache, été publié. Si le gouvernement l’a tenu secret, trouvant que son attente avait été trop complètement déçue, il a cédé à des scrupules exagérés. Ce chiffre est honorable pour le patriotisme parisien. Les états de 180 bataillons (ceux des 80 autres ne sont point parvenus à l’état-major avant le 9 novembre, époque où ils devenaient inutiles en présence d’une loi nouvelle) donnent 26,700 volontaires[1]. Pour apprécier ce chiffre à sa juste valeur, il faut tenir compte des corps francs qui s’étaient formés spontanément dès le 4 septembre et des engagemens nombreux dans l’armée de ligne dès le mois de juillet ; il faut aussi remarquer le vague où le décret laissait l’opinion sur la situation précise faite aux volontaires. Beaucoup de citoyens qui se sentaient prêts à faire tous les sacrifices que le pays leur demanderait, qui même se seraient inscrits plus tard comme volontaires, ne pouvaient prendre sur eux de s’engager, sans attendre, pour servir dans des conditions qu’ils ignoraient. Une partie du public n’a pas manqué de répéter à cette occasion que notre patriotisme était médiocre comparé à celui de nos pères de 92. Les archives du ministère de la guerre, qu’il est toujours facile de consulter, auraient pu rassurer les pessimistes.

Du mois de juin au mois d’août 1791, l’assemblée législative demandait aux gardes nationales de France, dont l’effectif sur le papier était de 2,500,000 hommes, 101,000 volontaires. Au 25 septembre de la même année, on n’avait pu recueillir encore que 30,000 engagemens. Cependant ces volontaires devaient toucher une solde de 15 sous par jour, nommer leurs officiers, et de plus on leur accordait le droit de retourner dans leurs foyers au 1er décembre de chaque année. La loi avait dit que Paris fournirait six bataillons de 574 hommes. Ce sont les seuls volontaires que la révolution ait jamais cherché à lever dans la population parisienne : deux de ces bataillons ne parvinrent jamais à se former ; quatre seulement furent réunis. C’est donc à un total d’un peu plus de 2,000 hommes qu’il faut réduire les chiffres si facilement adoptés par l’imagination populaire. L’assemblée législative du reste reconnut bientôt qu’elle s’était trompée. En un an, elle avait formé à grand’peine 168 bataillons, dont l’effectif réel n’était connu de personne, ainsi que l’avouait le ministre de la guerre lui-même. Nombre d’entre eux n’existaient que sur les états officiels ; beaucoup d’autres étaient tombés par les désertions à 2 et à 300 hommes, et quant aux soldats qui restaient sous les drapeaux, bien peu avaient la discipline, la patience, même simplement la force physique, qui font les armées solides. Il faut lire sur ce sujet les lettres de Montesquiou, de Kellermann et de leurs collègues, les rapports de M. de Narbonne et surtout les discours des membres de l’assemblée. L’appel aux volontaires avait été une erreur. Les députés le reconnurent, et ce mode de recrutement fut abandonné pour toujours. La loi du 11 juillet 1792, promulguée au lendemain de la séance où la patrie avait été déclarée en danger, ne laissait pas aux gardes nationales la liberté de partir ou de rester ; elle imposait à chaque compagnie l’obligation de choisir dans son sein par tel moyen qui lui plairait, au prorata des contingent demandés, un certain nombre d’hommes destinés à marcher à l’ennemi. La levée en masse de 1793 ne fut jamais qu’une application en grand de la loi du 11 juillet. Quelque temps, on donna aux gardes ainsi mobilisés le nom de volontaires ; mais on voit qu’en réalité ils étaient incorporés par réquisition. Ce fut la réquisition qui forma les armées de la république. Il ne faut donc pas prêter à la génération de 89 des mérites qu’elle n’a pas eus. La légende de ce temps glorieux nous expose à des erreurs d’autant plus dangereuses qu’aujourd’hui, comme toujours, les natures simples se plaisent à ces belles chimères, et, pleines de ces contes merveilleux, demandent avec ardeur au présent de se régler à l’image d’un passé qui n’a jamais existé. Les armées ne sauraient se recruter par des volontaires, même dans les jours où le patriotisme est au plus haut point : nous en avons fait deux fois l’expérience dans des circonstances solennelles. Pour quelques-uns qui ont l’énergie de ces sortes de résolutions, la foule attend qu’on lui ordonne d’agir, qu’on lui prescrive ce qu’elle doit faire. Le patriotisme alors, c’est pour les chefs de commander de grands efforts et de compter sur un courage qui ne faiblira pas, pour les gouvernés de répondre à la confiance des chefs.

Le gouvernement de la défense nationale revint le 9 novembre sur sa décision du 18 octobre, comme l’assemblée législative avait rapporté le 12 juillet la loi relative aux volontaires. Les lecteurs connaissent l’économie du décret du 9 novembre[2], qui crée quatre compagnies de guerre dans chaque bataillon de la garde nationale, et fixe cinq catégories où on doit prendre successivement les hommes appelés à un service extérieur. Il est évident que cette mesure, appliquée à la lettre, eût entraîné les plus cruelles injustices. Ainsi, dans le quartier occupé depuis nombre d’années par le 18e bataillon, le décret du 6 septembre en a formé depuis deux autres, le 84e et le 193e. Appelé à fournir quatre compagnies de guerre, le 18e bataillon était obligé d’enrôler les hommes mariés de la quatrième catégorie. Composé d’anciens gardes nationaux, il comptait très peu de jeunes gens ; de plus son effectif n’était que de 1,000 hommes. Beaucoup des bataillons compris entre les numéros 1 et 51 étaient dans le même cas. Au contraire le 84e et le 193e avaient un effectif, le premier de 1,522 hommes, le second de 1,268 ; ils renfermaient en outre une bien plus grande proportion d’hommes non mariés, et ils pouvaient ainsi recruter les compagnies de marche sans dépasser la troisième catégorie. Il arrivait de la sorte que dans la même maison, sur le même palier, la loi prenait pour le service extérieur un père de famille qui n’avait que le tort d’avoir appartenu à la garde nationale avant le 6 septembre, tandis qu’elle laissait un célibataire que le hasard avait incorporé dans un des bataillons nouveaux. Les injustices de ce genre étaient sans nombre. On citait des bataillons où on avait dû prendre pour les compagnies de marche jusqu’à 300 hommes mariés, pendant que dans d’autres on formait les mêmes compagnies sans incorporer tous les célibataires [3]. La vivacité des protestations s’augmentait encore quand on voyait l’état-major réduit à ne pas armer plus de quinze bataillons qui ne prenaient dès lors aucune part à la formation des régimens de marche, quand on songeait que, faute de fusils, les cadres de la garde nationale semblaient être à peu près définitivement clos, et qu’un grand nombre de jeunes gens qui ne s’étaient jamais fait inscrire échappaient désormais à tout service.

Il est hors de doute que, pour faire une loi tout à fait équitable, le mieux eût été de prendre dans tous les bataillons indistinctement les hommes des trois premières catégories jusqu’à concurrence de 100,000, effectif fixé pour le contingent que devait fournir la garde nationale ; mais contre cette manière de procéder on élevait deux objections très sérieuses. C’était détruire, disait-on, l’unité des bataillons, à laquelle les chefs comme les simples gardes, habitans du même quartier, attachaient une grande importance ; les commandans réunis à l’état-major furent presque unanimes sur ce point. Puis cette reconstruction du tout au tout eût-elle pu se faire rapidement ? Pour être tout à fait juste, n’eût-il pas fallu procéder à un recensement général, qui eût pris beaucoup de temps ? La loi était défectueuse, l’état-major et le commandant supérieur, M. Clément Thomas, le savaient mieux que personne ; mais elle devait donner aussitôt des résultats importans. Dès le 11 novembre, on pouvait avoir les cadres et l’effectif d’un grand nombre de compagnies. Dans la pratique du reste, on estimait qu’il serait facile d’atténuer les inégalités signalées de toutes parts. Le bon vouloir des officiers, l’activité des intéressés, corrigeraient peu à peu les injustices de la loi, et cependant on irait le plus vite possible, on disposerait immédiatement d’une partie des forces nouvelles qu’on demandait à la garde nationale. La préoccupation n’était pas de faire une loi irréprochable, mais d’agir sans retard, laissant au temps le soin de rendre l’œuvre moins imparfaite.

Le 11 novembre au soir, un grand nombre de commandans avaient remis au bureau des opérations militaires les états de leurs compagnies de marche. Le 18, on commença par équiper celles qui n’avaient pas été contraintes, pour se constituer, de descendre jusqu’à la catégorie des pères de famille. Quelque activité qu’on y mît, on ne pouvait habiller en un jour plus de seize à vingt-quatre compagnies, ce qui faisait une moyenne de 2,000 hommes par vingt-quatre heures. Cependant les bataillons retardataires se constituaient. Les effectifs remis à l’état-major durant les mois de novembre et de décembre sont instructifs ; ils témoignent de l’activité avec laquelle les compagnies s’efforçaient de corriger la loi. Presque tous ont été modifiés deux et trois fois. Pour prendre les dates extrêmes, au lendemain du décret, les deux tiers des bataillons comptaient chacun plus de 100 hommes mariés ; un mois plus tard, les états des mêmes corps ne présentaient plus qu’une moyenne de 30 hommes mariés, et ce nombre a sensiblement diminué depuis. Au 20 décembre, dans la majorité des bataillons, on trouvait tout au plus 8 et 10 gardes de la quatrième catégorie ; dans plusieurs on n’en voyait plus aucun. D’une façon générale, on peut dire en ce moment que les hommes mariés qui ont voulu quitter les compagnies de marche ont presque toujours pu le faire. Quant aux bataillons, en très petit nombre, qui sont encore aujourd’hui une exception à cette règle, il est certain qu’on tiendra toujours compte des élémens qui les composent dans le rôle qu’ils seront appelés à remplir.

Les mesures pour prévenir les injustices qu’aurait entraînées l’application littérale de la loi ont été nombreuses. L’état-major ne pouvait toujours en prendre l’initiative ; mais il avait le devoir de les encourager. C’est ainsi qu’il permit à certains bataillons de fournir un effectif inférieur au chiffre réglementaire de 400 hommes. Il autorisait en même temps les mutations, qui permettaient à des bataillons formés en grande majorité d’hommes mariés de prendre des célibataires dans des bataillons voisins. Malgré les abus auxquels ont donné lieu les mutations, qui ont parfois dégénéré en remplacement payé, elles ont été, à tout prendre, une mesure juste et d’une sérieuse utilité. La classe des réfractaires non mariés devait aussi, dans bien des cas, être appelée à remplacer les hommes de la quatrième et de la cinquième catégorie. Les sergens-majors, les capitaines, les délégués des mairies et les gardes eux-mêmes se mirent en campagne. Dans des quartiers qui avaient à peine fourni une compagnie, on trouva souvent en quelques heures jusqu’à 30 et 40 jeunes gens qui cherchaient à échapper à la loi, les uns par dégoût d’un service actif et fatigant, d’autres par simple apathie, d’autres enfin par lâcheté. L’état traite aujourd’hui avec plus de dédain que de rigueur ces réfractaires de tout genre. Les cadres sont remplis, tous les fusils employés ; ces hommes inexpérimentés et mal disposés ont peu à craindre qu’on les inquiète. À un point de vue qui n’a rien de militaire, ils offriraient toutefois un curieux sujet d’étude, — depuis l’homme égoïste, indépendant, qui fuit le service par défaut de caractère plutôt que par manque de courage, jusqu’aux pauvres hères, dont on évaluait récemment le nombre à près de 6,000, qui, poursuivis par la crainte d’être appréhendés au collet, vivent dans de perpétuelles inquiétudes, changent tous les soirs de domicile, achètent le silence des garçons d’hôtel, se condamnent par peur à une vie ridicule, dispendieuse, même parfois inavouable. Les réfractaires de cette classe sont certainement des exceptions, et ne méritent aucune pitié. Beaucoup de jeunes gens, au contraire, incorporés par force dans les régimens de marche, y ont montré une rare énergie, un entrain toujours soutenu. Dans plusieurs compagnies, ils ont donné l’exemple du vrai courage ; quelques-uns, à peine pris par la garde nationale, se sont engagés dans des régimens de ligne. La garde nationale leur avait toujours paru un ennui ; ils étaient restés à leurs affaires. On leur donnait des armes, ils voulaient un rôle actif et dangereux. Aujourd’hui à l’état-major, il se présente tous les jours des recrues de bonne volonté qui font les plus pressantes instances pour entrer dans les compagnies de marche, et cela en des termes qui ne laissent aucun doute sur la sincérité de leurs sentimens. Si nous connaissions le chiffre, certainement considérable, des hommes qui ont échappé à la garde nationale mobilisée, il ne faudrait y chercher qu’avec beaucoup de réserve des preuves du manque sinon de courage, du moins de patriotisme, d’une partie de la population parisienne.

Dans un grand nombre de bataillons de formation récente, du mois de novembre au mois de décembre, les hommes mariés sont passés en foule dans la classe des volontaires. Il est assez difficile de bien démêler les raisons complexes qui ont provoqué ce changement. Il me paraît certain cependant que souvent le désir d’être équipé le plus vite possible, — privilège que des volontaires pouvaient réclamer légitimement, — et de prendre part presque aussitôt à une défense que l’opinion populaire ne comprend que très active, a du déterminer beaucoup de ces mutations. On tenait à honneur de ne pas appartenir à un bataillon qui ne partirait pas, ou partirait des derniers. On savait que les compagnies composées en majorité d’hommes mariés ne seraient appelées que très tard ; c’était là un sérieux motif d’aviser. Il est probable aussi, comme on l’a dit, que les vivres de campagne et le plaisir d’une vie occupée ont provoqué les résolutions de quelques-uns ; mais les ressources du peuple à Paris ne sont pas si absolument limitées que ces considérations aient pu être bien puissantes. En tout cas, pour s’y arrêter il fallait faire bon marché de dangers qui peuvent être réels.

Aujourd’hui le nombre des bataillons de marche équipés est de 160 ; 110 ont déjà été aux avant-postes, 50 sont prêts à partir. Il reste à en équiper 76 environ ; mais le drap commence à devenir très rare, et il est peu probable que les 25 derniers bataillons reçoivent l’équipement complet : ils ne pourront donc être appelés qu’à un service tout spécial. L’équipement s’est fait en général par l’intendance de la garde nationale, qui recevait les vêtemens de l’Hôtel de Ville, chargé de présider aux soumissions. L’intendance a dû centraliser les objets et les distribuer. Les lettres des généraux en 92 et en 93 reviennent sans cesse sur ce fait, que c’est un grand inconvénient pour une armée d’attendre ses équipemens d’une municipalité, toujours plus ou moins partagée entre la politique et l’administration. Il est certain qu’en multipliant les intermédiaires, surtout quand ceux-ci sont chargés d’un service nouveau pour eux, on court risque de provoquer les retards. C’est, paraît-il, ce qui est arrivé quelquefois pour l’Hôtel de Ville. On sait la variété de costumes que présente la garde nationale mobilisée. Cette variété s’explique par la rareté même des étoffes ; mais elle tient aussi à ce qu’on n’a pas suivi pour les soumissions une règle commune. Ainsi certains chefs de bataillon, plus influens que les autres, ont amené les maires de leur arrondissement à traiter de gré à gré avec des entrepreneurs qu’ils leur présentaient : mesures regrettables au point de vue du bon ordre, et qui ont entraîné la livraison d’effets inacceptables. Ainsi différens ministères ont concouru avec la ville à l’habillement des nouvelles troupes. Toutefois ces interventions diverses ont eu pour résultat d’activer la mise sur le pied de guerre de compagnies qu’il était urgent d’employer à un service extérieur. Le chiffre des armes remises à la garde nationale est de 310,000, du moins tel est le nombre des fusils dont M. le colonel de Casteja a donné les bons, et que M. le colonel Staub a distribués un à un ; mais 9,000 fusils environ ont été remis par différentes autorités qui n’ont pas suivi la voie ordinaire et réglementaire de distribution ; des ministres, des maires, des officiers même, sous l’empire d’influences diverses, ont armé des bataillons, des compagnies et de simples gardes de la façon la plus irrégulière. On pourrait citer quelques cas exceptionnels où une carte d’électeur et même un papier moins important ont suffi pour faire remettre un fusil à celui qui le demandait. Au milieu des épreuves que nous traversions, ces oublis de la loi étaient inévitables. On se rappelle du reste avec quelle ardeur la foule demandait des armes. Quand on ouvrait les caisses de fusils à l’École militaire, où se faisaient les distributions, c’était un enthousiasme, une suite d’exclamations ardentes et naïves, que se figurent mal ceux qui n’ont pas assisté à de pareilles scènes. Les yeux étincelaient, les mains se levaient, l’émotion la plus exaltée se donnait libre carrière. Ce chiffre de 9,000 est certainement inférieur à celui que l’opinion publique pouvait admettre d’après les récits quotidiens de la presse. Les fusils de la garde nationale de Paris appartiennent à treize modèles différens. Les fusils à tir rapide sont au nombre de 124,000, tous réservés aux compagnies de guerre. Le bureau d’armement en a reçu 103,000 du ministre de la guerre : depuis le mois d’octobre, la transformation en a donné 21,000 ; mais, grâce aux marchés passés, cette transformation peut être activée, et atteindre le chiffre de 1,200 armes par jour. En même temps, on a enfin trouvé l’outillage nécessaire pour fabriquer des chassepots. Les difficultés de transformation comme de fabrication ont été grandes ; nos cinq fabriques d’armes sont toutes en dehors de Paris. Il a fallu s’adresser à des mécaniciens, à des ouvriers horlogers et ajusteurs. Après quelques incertitudes, on a bientôt vu tout ce qu’il y avait de ressource dans l’industrie parisienne, qui aura une si belle page dans l’histoire du siège.

Un décret du 9 décembre 1870 porte que les bataillons de marche seront réunis pour former des régimens sous les ordres de lieutenans-colonels. Ces régimens seront au nombre de 59, et comprendront chacun quatre bataillons. On s’aperçut en effet bien vite que plus de 200 bataillons isolés, chacun de 400 hommes en moyenne, ne pouvaient avoir ni la cohésion ni l’unité d’action nécessaires pour la défense ou pour l’attaque. Le décret ajoute que les lieutenans-colonels seront nommés par le pouvoir exécutif. Dès le 6 septembre, les commandans de bataillon étaient élus par le suffrage à deux degrés, et on leur a toujours reconnu le droit de choisir eux-mêmes un certain nombre d’officiers qui doivent leur inspirer une particulière confiance, par exemple le capitaine adjudant-major et l’officier-payeur. Si en théorie les hommes les plus attachés aux idées républicaines soutiennent la nécessité absolue de l’élection, ils doivent reconnaître que dans la pratique, en ce qui concerne l’armée, il est souvent nécessaire de porter à ce principe de sérieuses atteintes. Après tant de débats passionnés sur l’élection des officiers dans la mobile, le gouvernement a décrété le 18 novembre que dans ce corps nul ne pourrait passer à un grade supérieur, s’il n’était déjà pourvu du grade immédiatement inférieur, et un mois plus tard il fallut en arriver à la nomination directe des officiers par le ministre de la guerre ; l’opinion publique a pleinement ratifié cette double décision. Des 59 lieutenans-colonels nommés en exécution du décret du 9 décembre, 52 sont d’anciens officiers de l’armée.

Il est probable qu’après le décret du 9 décembre l’organisation de la garde nationale mobilisée sera très peu modifiée. L’embrigadement, dont on s’est vivement préoccupé, est à peu près impossible. Quel que soit le projet auquel on s’arrête, on rencontre pour le moment des obstacles insurmontables. Pour réunir les régimens mobilisés en brigades, il est clair qu’il faudrait pouvoir leur donner une artillerie et une cavalerie qui nous manquent[4]. Quant à l’incorporation des mobilisés dans la troupe de ligne, on cite à tort l’exemple de la convention. Cette assemblée, il est vrai, décréta la loi d’amalgame c’est-à-dire la formation de demi-brigades où on réunissait deux bataillons de volontaires et un bataillon de ligne ; mais ces troupes devaient opérer sur nos frontières et en pays étranger, de plus l’ancien régime nous avait laissé 104 régimens dont les cadres étaient excellens, dont les soldats, déjà au service depuis plusieurs années, avaient des habitudes de discipline et une expérience qu’on pouvait proposer pour modèles aux gardes nationaux. Aujourd’hui les mobilisés ne sont qu’une armée provisoire destinée à concourir à la défense avec la ligne et la mobile ; équipés d’hier, forcés d’agir immédiatement, ils ne peuvent espérer devenir des soldats parfaits : ce qu’on doit leur demander, c’est un courage solide, un dévoûment absolu, pour suppléer par l’intelligence et l’énergie à l’expérience. On peut donc, croyons-nous, considérer désormais l’organisation des mobilisés comme définitive. En moins d’un mois, l’armée que le gouvernement avait demandée à la population de Paris a été levée presque tout entière. Ceux qui ont trouvé que cette organisation avait été trop lente n’ont pas vu d’assez près les difficultés qu’elle avait rencontrées ; ils n’ont pas eu sous les yeux des chiffres précis qui auraient dissipé leurs scrupules. On se figure peu au milieu de quelles agitations les dix bureaux de l’état-major de la garde nationale à l’Élysée sont obligés de poursuivre les travaux sérieux qui leur sont confiés. Réduits le plus souvent par les importuns et les inexpérimentés qui les assiègent sous les prétextes les plus futiles à juger des questions de personnes et des débats de second ordre, le soir arrive qu’ils ont à peine commencé leur tâche. Qu’on se souvienne du reste que l’intendance de la garde nationale a été improvisée, que jusqu’au 4 septembre elle n’a guère eu à habiller que des tambours, et qu’elle est devenue tout d’un coup une grande institution de guerre, obligée non-seulement de s’occuper des effets d’équipement, mais de pourvoir à la construction de tous ces abris qui bordent nos remparts, aux lits de camp qu’on y a installés, au chauffage de ces abris, et à un service des voitures qui n’a pas été un des moindres embarras. En même temps, elle devait partager ses attributions avec des institutions différentes, et c’étaient là encore de nouvelles causes de retard. Le bureau de l’armement n’a pu donner des fusils aux compagnies de marche qu’en les reprenant à des gardes sédentaires. Il a fallu procéder à un véritable désarmement, d’autant plus lent qu’on était obligé de compter avec les soupçons, souvent très vifs, de ceux à qui on redemandait leurs fusils, avec les mille irrégularités qui s’étaient produites au début lors de la première distribution. On a vu que le désir d’éviter toute injustice avait contraint le bureau des opérations militaires d’attendre parfois jusqu’au troisième remaniement d’une compagnie avant d’en arrêter l’effectif. Sans entrer dans plus de détails, n’est-il pas évident que, dans des lenteurs qu’on exagère avec une grande légèreté, il faut faire une part aux circonstances mêmes ? Au milieu de nos épreuves, les difficultés naissent à chaque pas : le bon sens les voit telles qu’elles sont, le patriotisme en triomphe à force d’énergie.


II. modifier

Chaque bataillon reste huit ou dix jours, quelquefois le double, aux avant-postes. Au début surtout, cette vie nouvelle parait difficile ou tout au moins assez étrange. Peu de mobilisés oublieront les détails de leur première sortie. Le matin du départ, on se réunit avec armes et bagages après quelques corvées pour les préparatifs de l’expédition. Le sac est lourd, on est peu à l’aise encore dans cette épaisse capote et sous le poids de tous les objets indispensables qu’on a voulu ou qu’on a dû emporter. Après de longs retards, les compagnies de guerre se mettent en marche ; leurs camarades du bataillon sédentaire les accompagnent. Aux fortifications, on s’arrête un instant devant ces palissades et ces pieux qui défendent la porte ; les mains se serrent, on se dit au revoir. Le plus souvent les adieux sont précipités, on a perdu du temps qu’il faut regagner ; involontairement une certaine émotion gagne les plus calmes. Quel inconnu se cache derrière cette triple rangée de pieux ? Pour peu que la musique s’en mêle, — la Marseillaise d’adieu, qu’on joue d’ordinaire en cette occasion, — on se prend à sentir le cœur battre plus vite qu’on ne l’aurait cru.

Les fortifications franchies, on traverse cette banlieue de Paris si triste aujourd’hui, si déserte, où les seules maisons habitées le sont par des soldats. On contourne les forts, et, tout en portant son lourd bagage, on arrive au cantonnement. Le soir est consacré à s’installer : chaque escouade, c’est-à-dire 10 ou 12 hommes, a pour elle une chambre, et l’espace est assez étroit, car les troupes sont nombreuses. La pièce que nous occupions à Port-à-l’Anglais avait six pas de long sur cinq de large, et personne n’était mieux logé autour de nous. Notre premier soin fut de la meubler : il fallait une table ; une porte d’armoire placée sur une caisse d’orangerie nous en tint lieu, quelques clous et quelques planches complétèrent le mobilier. C’est dans ce domicile que nous avons passé nos vingt et un jours. La nuit, on mettait la caisse et la porte sur le balcon pour étendre les onze couvertures qui nous tenaient lieu de lits, et les sacs servaient d’oreillers. Il fallait quelque habileté pour parvenir à se caser tous dans cet espace.

Une compagnie a généralement deux jours de service sur quatre ; sur ces deux jours, l’un est passé à la tranchée et aux grand’gardes, l’autre à un poste à l’intérieur du cantonnement, sans compter les corvées indispensables qui tiennent une si grande place dans la vie militaire, où le soldat doit tout faite par lui-même, La tranchée est un grand fossé défendu par un parapet à 1 kilomètre du cantonnement, à la même distance environ des lignes prussiennes. Le jour, le service y est presque facile malgré la pluie et le froid ; souvent on ne peut s’y abriter d’aucune manière, et la seule ressource est de se promener dans la terre détrempée ou dans la neige, d’essayer de se chauffer malgré les nuages de fumée. Si la nuit est pluvieuse, la fatigue du jour, augmentée par l’insomnie, qui peut être complète sans qu’il soit même possible de s’asseoir, se fait durement sentir. Il est rare que l’esprit garde quelque activité ; jusqu’à deux ou trois heures cependant, on cause encore. On sait que dans les veilles pénibles, par exemple auprès des malades, c’est le moment où il faut le plus d’effort pour ne pas céder au sommeil. L’engourdissement intellectuel est vite achevé, et on se laisse vivre machinalement jusqu’au matin. Bien peu jouissent du spectacle étrange que présente ce grand fossé en plein air rempli d’ombres muettes, les unes groupées autour de feux qui s’éteignent, les autres répandues de tous côtés à des places que le hasard plutôt que leur volonté leur a données, au milieu d’une grande plaine où les moindres accidens prennent des formes bizarres, entre l’armée immense qui nous entoure et cette ville de 2 millions d’habitans qui élève à l’horizon quelques lueurs pâlissantes.

Le froid est moins dur que la pluie, vînt-il à descendre, comme dans ces derniers temps, à 10 et 12 degrés. On peut du moins essayer de dormir, et quelques-uns y parviennent ; mais pour la plupart la seule distraction de la nuit est la grand’garde, qu’on monte pendant deux heures. Les postes sont à 100 mètres en avant de la tranchée. Là, les sentinelles n’ont personne entre elles et l’ennemi ; les unes, dans des trous où elles sont cachées jusqu’à mi-corps, les autres à demi couchées un peu loin ou debout, ont pour mission d’avertir la compagnie au moindre danger d’attaque. Les grand’gardes prussiennes sont en face, à une place qui le plus souvent est connue, et que chacun a étudiée tout à loisir le jour du haut du retranchement. Les mobilisés comme les soldats de la ligne ont eu parfois l’ordre de tirer sur tout ce qui bougerait devant eux. Je ne sais si cette manière de faire est conforme à la règle des grand’gardes. Dans la nuit, avec la certitude que les Prussiens sont à quelques pas, il suffit de regarder pour voir dans les plantes un peu hautes et dans les arbustes un peloton qui remue et s’avance, dans un tronc d’arbre un soldat accroupi qui arme son fusil et vous vise. Si on est attentif plus longtemps, on s’aperçoit bien vite que la vue ne porte pas à 50 mètres ; cet horizon si rapproché se relève en remblai, les formes les plus trompeuses s’agitent devant les yeux. Les sentinelles empressées ne ménagent pas leur poudre, et toute la nuit c’est de notre côté un feu non interrompu. Le danger est d’atteindre ses camarades des avant-gardes voisines ; il est rare qu’un soldat dans l’obscurité se promène en suivant toujours la ligne droite qui lui est fixée, il incline d’un côté ou de l’autre, et vient se mêler aux plantes et aux buissons qui devraient seuls avoir le privilège de recevoir nos projectiles. Les Prussiens ne tirent pas, si ce n’est le matin, où quelques balles passent en sifflant. Il faut de la part des officiers beaucoup de vigilance pour bien organiser les premiers jours les grand’gardes. Plusieurs de nous ont mis en joue leurs amis, et une compagnie voisine nous a envoyé un feu de peloton. On cite un certain nombre d’hommes atteints ainsi par erreur. Après une ou deux nuits, tout s’organise, et ce genre de danger a disparu.

Le seul inconvénient des gardes à l’intérieur du cantonnement, c’est qu’en général on doit se résoudre à n’y pas fermer l’œil. De plus le sommeil dans la chambre de l’escouade est loin d’être réparateur. L’insomnie et le froid sont certainement le côté le plus pénible du service d’avant-poste. Il faut aussi compter, à moins d’un rare bonheur, que la compagnie sera durant plusieurs jours obligée d’aller en plaine pour faire une démonstration armée, ce qui vaut la tranchée pour la fatigue. Le repos du cantonnement n’est pas du reste l’oisiveté : nous ne soupçonnons pas dans la vie civile tous les services que nous rendent les domestiques ; mais qu’on s’imagine ce que devient une journée d’hiver, qui est si courte, quand, outre les appels et les services réglementaires, il faut encore pourvoir par soi-même à la provision de bois, couper des arbres, fendre des bûches, chercher des provisions pour augmenter l’ordinaire du régiment, mettre la main à la cuisine, défaire son lit, c’est-à-dire arranger tous les matins sa couverture sur son sac, ce qui est une œuvre d’art où les débutans sont très peu habiles, préparer tous ses ustensiles le soir comme si on devait partir à l’improviste, faire briller son fusil, qui se rouille régulièrement à chaque sortie, et couper la glace à coups de hache pour prendre un peu d’eau dans la Seine ou ailleurs. Tous ces travaux n’exigent pas beaucoup d’intelligence, mais ils demandent de l’attention. Ce que nous devons à nos domestiques, c’est la liberté de vivre avec nous-mêmes, de nous arrêter aux choses qui nous intéressent. La vie militaire absorbe souvent l’homme tout entier ou par la fatigue ou par le travail manuel : la fatigue est dure pour tous ; le travail manuel pour beaucoup est une habitude à laquelle ils sont faits dès l’enfance. C’est cette fatigue que l’on voit sur la figure de tant de soldats sous les murs de Paris ; ils y sont moins sensibles que nous, mais aussi ce qu’on exige d’eux est beaucoup plus pénible. Nous n’avons guère supporté le froid en plein air que trente-six heures de suite, et, bien que l’eau gelât sur notre table devant le feu, nous avions du moins une chambre où le vent ne soufflait pas. Durant ces semaines dernières, des mobiles sont restés jusqu’à quinze jours sous la tente, mal habillés, sans tous ces préservatifs que nous pouvons trouver dans nos familles, sans ces ressources de vin et de vivres qu’il nous est possible de nous procurer, souvent après des journées de combats à outrance. On cite telle compagnie où le froid a réduit un moment l’effectif de 105 hommes à 49.

Ce qui est plus attachant que ce côté tout extérieur de la vie d’avant-poste, c’est l’esprit qu’on y apporte. Personne ne s’y plaint, tout le monde accepte de son mieux les inconvéniens de cette condition nouvelle. Si ces épreuves sont pénibles, ce qu’on souffre est bien peu de chose auprès des maux du pays tout entier, auprès de l’angoisse morale, — et de combien de manières ne sommes-nous pas tous atteints ! — que chacun ressent en soi depuis des mois déjà si longs. On sait que ce service est un devoir, on veut le faire le mieux possible. Dès qu’on reprend quelque force, on réagit gaîment contre la fatigue. Certaines escouades ont eu l’art de rendre leur logis agréable ; des fleurs d’hiver, des panoplies, des ornemens qu’on peut faire avec des riens, un ordre strictement maintenu dans la façon de disposer les effets militaires, donnent souvent à ces chambrées comme un air de gaîté, sinon de confortable. Les gens qui vivent là ne sont pas des mécontens, et c’est là un grand point. Le temps n’est pas si occupé non plus qu’il n’y ait place pour des distractions : les artistes organisent des concerts ; l’entrain français reprend le dessus. On invite ses voisins, les divertissemens diffèrent selon les escouades ; mais dans un groupe il suffit d’un ou deux hommes qui aient quelque autorité pour imposer par leur seule présence et sans mot dire à la grossièreté, qui aussitôt se sent mal à l’aise. Quant au danger, à la première alerte, tout le monde est sur pied ; alors personne ne s’avoue malade, il est même assez malaisé de trouver un camarade qui reste de cuisine à la chambrée. Les grand’gardes en général ne sont pas périlleuses, mais du moins les timides pouvaient s’imaginer qu’elles l’étaient ; il y a quelque chose d’étrange à se trouver la nuit à portée des Prussiens, seul entre leurs avant-postes et les nôtres : combien peu cependant y ont montré de l’hésitation ! Si un sentiment l’emporte sur les autres, c’est le désir d’être enfin en présence du péril, d’échanger des balles avec les Allemands. Cette pensée, contenue et raisonnée chez les uns, se traduit chez les autres par des expressions d’autant plus vraies qu’elles sont plus simples. La conduite du 106e et du 116e à l’attaque de la Gare-aux-Bœufs, celle du 72e à Bondy, la bonne contenance des trente-trois bataillons qui étaient de réserve derrière l’armée du général Ducrot au 2 décembre, sont du meilleur augure. Les défaillances individuelles du reste n’ont que peu d’influence à la guerre ; ce qui importe, c’est la disposition de la masse. La fuite ridicule de quelques tirailleurs aux avant-postes de Créteil n’est qu’une exception ; on ne doit rien craindre de semblable de la grande majorité des bataillons. Dans presque tous, on trouve des élémens qui sont une garantie de solidité et décourage. Des volontaires, dont quelques-uns illustres, ont pris l’habit du simple soldat, — des hommes réfléchis qui savent pour quelle cause ils combattent, ou simplement des esprits cultivés qui seront braves par bonne éducation, parce que ne l’être pas serait manquer au bon goût. Un élément excellent aussi, c’est l’ouvrier instruit qui a la rage dans le cœur, qui ne peut comprendre nos défaites, et qui se ferait tuer plutôt que d’avouer que la victoire ne doit pas nous revenir ; c’est encore l’ancien cultivateur de la banlieue qui s’est réfugié à Paris, qui a tout perdu, loge avec sa famille dans une gare ou dans une maison d’emprunt, et brûle de se venger. Il est d’ailleurs un signe qui ne trompe pas ; aux avant-postes, les plus pessimistes n’oseraient parler de leurs appréhensions sur le résultat final de la lutte, chercher à les justifier par des raisonnemens. On s’occupe peu de politique, on calcule moins encore les forces prussiennes : on croit que le jour de la lutte ne tardera pas, et en attendant on prend le temps comme il vient.

Il est des compagnies et même des bataillons de mobilisés qui ont la démarche et la conduite de vieilles troupes ; mais tout le monde sait tirer un coup de fusil, et pour la guerre que nous faisons à cette heure cela suffit. À ce point de vue, les mobiles et presque toute l’armée de Paris n’ont sur les mobilisés qu’un mois ou deux d’avance. Les tranchées et les grand’gardes contribuent du reste beaucoup à former les bataillons de marche. Au rapport de tous les chefs, la vie d’avant-poste change les hommes ; l’on prend les qualités militaires par cela seul qu’on mène la vie du soldat. Les premiers jours, tout est incertain, quelquefois même irrégulier et désordonné ; mais après une semaine le changement est complet : en face de l’ennemi, le sérieux est une nécessité, et les moins bien préparés se corrigent eux-mêmes sans y penser.

Les deux plaies dont il faut guérir certains bataillons, ce sont les mauvais officiers et la manie de boire. Les bons capitaines font les bonnes compagnies. On a vu qu’au 9 décembre le gouvernement avait pris le droit de nommer seul les lieutenans-colonels ; devait-il faire plus ? était-il opportun de l’essayer ? Au lendemain du 4 septembre, l’on ne pouvait songer à limiter le droit d’élection dans la garde nationale. Quel état-major au demeurant eût voulu se charger de choisir 28,000 officiers en quelques heures ? Il fallait laisser à la liberté populaire le soin de faire ces choix à ses risques et périls. Les votes ont eu les résultats qu’on devait attendre. Un certain nombre, on l’avouera sans peine, enlevés par acclamation dans les clubs, ont été déplorables, et cela est vrai non-seulement de la garde sédentaire, mais des bataillons de marche, bien que dans ceux-ci les choix aient été meilleurs. On n’a rien dit dans ces derniers mois des inconvéniens du suffrage pour la nomination des chefs dans l’armée qui puisse se comparer à l’énergie et à la franchise des généraux de la république chargés, eux aussi, de conduire au feu des gardes nationaux. « Le mode d’élection qu’on a observé pour la nomination des officiers, écrivait Wimpffen à la fin de 91, a produit les résultats les plus malheureux et même les plus ridicules ; ce sont les intrigans, les grands parleurs et surtout les grands buveurs qui l’ont emporté dans la concurrence sur les gens capables, » et Biron ajoutait au mois d’août 92 : « La composition de leurs officiers rend presque impossible qu’ils soient bons ; l’intérêt des élections est destructif de tout respect pour les supérieurs et de toute fermeté envers les subordonnés. Il est rare que ces officiers jouissent de quelque considération dans leur troupe, et qu’ils soient obéis. » Tous les chefs militaires sont unanimes sur ce point, et en 1793 Dubois-Crancé, rapporteur de la loi d’amalgame devant la convention, est réduit à dire sur le même sujet : « On cite les choix du peuple, les erreurs des corps électoraux, j’en gémis depuis longtemps. » L’assemblée arrêta qu’un tiers des grades serait donné à l’ancienneté, et qu’on ne nommerait plus à l’élection que jusqu’au grade de capitaine. Sans modifier la loi aujourd’hui en vigueur, l’état-major pense sans doute qu’il est suffisamment armé contre les choix qui peuvent compromettre la dignité et la sécurité de l’armée. À côté des conseils de guerre qui notent d’infamie les plus coupables, il peut provoquer la révocation par le gouverneur de Paris, ou prononcer lui-même la cassation pour les simples sous-officiers. Il a aussi le devoir, dont il donne l’exemple aux commandans divisionnaires, d’exiger la démission des chefs dont le passé est peu honorable. Grâce à cette fermeté, il corrige en bien des cas les défauts inhérens à des élections souvent peu éclairées. Si les régimens de marche de Paris sont destinés à un service de courte durée, il est douteux qu’on introduise dans la loi sur la nomination aux grades d’autres articles restrictifs ; mais si cette armée doit tenir campagne longtemps et loin de ses foyers, confondue complètement avec la troupe de ligne et la mobile, on peut prévoir que l’autorité militaire, une fois au fait des hommes qu’elle commande et familière avec ce personnel qui lui est encore si peu connu, prendra, comme dans la garde mobile, le droit de pourvoir seule à la nomination des chefs. Les révocations et les cassations ont été bien moins nombreuses, toute proportion gardée, dans les régimens de marche que dans les bataillons sédentaires. Du moins les chiffres suivans qui s’appliquent à toute la garde nationale montreront comment l’autorité a usé des droits que la loi lui confère. Durant le trimestre qui vient de finir, le gouverneur de Paris a révoqué 6 chefs de bataillon, 84 capitaines, 80 lieutenans et 62 sous-lieutenans. Les cassations de sous officiers se sont élevées au nombre de 254 ; enfin il a fallu prononcer 49 licenciement, les uns complets, qui ont dissous des bataillons ou des compagnies, les autres partiels, qui n’ont atteint que les cadres d’officiers.

L’Allemand a l’ivresse lourde, l’Anglais cruelle, le Français agitée et parleuse. Le Grec et l’Italien ne se grisent pas. On parle encore à Rome de l’étonnement que produisirent dans les rues nos soldats de l’armée d’occupation quand on les vit ivres. Offrez en Grèce à un homme de peine un rafraîchissement au khani (à l’auberge), il demandera une pâte sucrée et un verre d’eau. Si le défaut de trop boire s’explique chez nous par le tempérament qui nous est propre, ce n’est pas là pourtant une raison de tolérer dans l’armée une pareille cause de désordre. Les trois quarts des délits dont le bureau de la discipline de la garde nationale a dû s’occuper ont eu pour première occasion l’ivrognerie. La plupart des fautes qu’on signale aux avant-postes (querelles, paniques, transgression de la consigne) sont commises par des hommes ivres. Ni les chefs ni les conseils de guerre siégeant au secteur ne sauraient poursuivre ce vice avec trop d’énergie. Souvent l’ivresse est admise comme excuse : il faut que la doctrine s’établisse d’y reconnaître une circonstance aggravante ; non-seulement elle compromet la dignité et le bon ordre des compagnies, mais elle est un danger permanent. Les hommes qui n’ont plus leur raison donnent de fausses alertes, tirent des coups de fusil sans motif, ne comprennent rien aux ordres qu’ils sont chargés de faire respecter. On se plaint de la facilité avec laquelle le premier venu peut chaque jour rentrer à Paris et en sortir sans permis, ou avec des papiers qui n’ont nulle valeur. Ces faits si graves n’ont pas seulement pour explication l’ignorance de gardes qui ne peuvent comprendre ce qu’ils lisent, ou même ne savent pas lire, et le grand nombre des permis donnés par les autorités diverses dans des termes vagues à des cantiniers, à des habitans de la banlieue, à des personnes de toute sorte ; les gens sans aveu savent aussi qu’ils peuvent, compter sur l’état des sentinelles et même des chefs de poste, qui se mettent quelquefois, par des visites répétées au cabaret, hors d’état de savoir ce qu’on leur dit. Il ne suffit pas dans bien des cas de révoquer un capitaine ou un commandant qui s’est oublié à trop boire ; cette humiliation est une peine trop faible. Devant l’ennemi, l’ivresse est un crime ; elle prive le commandant de la raison dont il a besoin pour exécuter les ordres qu’il reçoit. L’officier qui se met par sa faute dans l’impossibilité de remplir son devoir est aussi coupable que le soldat qui se mutile pour échapper à ses obligations civiques. Il doit être déféré aux tribunaux militaires. Il est d’ailleurs juste de remarquer qu’aux avant-postes les cas d’ivresse tendent à devenir de jour en jour moins nombreux : la rareté du vin y est pour quelque chose ; l’autorité militaire pourrait sans scrupule hâter la réforme, qui est en bonne voie, en prenant des mesures sérieuses à l’égard des débitans de boisson. Je ne sais non plus si le bien-être des gardes mobilisés perdrait beaucoup à la suppression de ces cantinières élégantes, la plupart d’origine inconnue, qui pourront trouver leur place dans l’histoire anecdotique du siège de Paris, mais qui n’ont rien à faire pour le moment au milieu d’hommes occupés d’un devoir sérieux. Nos défauts tiennent de bien près à nos qualités, notre insouciance et notre légèreté ont du bon : la souplesse de notre esprit si flexible, la facilité avec laquelle nous reprenons courage pour les plus périlleuses entreprises, sont des qualités qui disparaîtraient, si on nous enlevait ce goût de l’entrain, cette gaîté, qui sont le fond de notre nature ; mais sans nous changer du tout au tout, sans nous effrayer de ce reproche d’aller à la guerre comme au bal, nous payons cher nos défauts à cette heure, et le mal ne serait pas grand, si nous les traitions pour quelque temps avec une rigueur d’exception qui n’engagerait rien pour l’avenir.

On a signalé plusieurs actes de pillage dans les campagnes de la part des mobilisés. Quelque retentissement que la presse leur ait donné, ces actes sont peu nombreux. Il est certain que les natures peu cultivées n’ont pas toujours un sentiment, très vif de ce qu’il y a d’odieux dans la destruction pour le plaisir de détruire. Un de ces jours derniers, nous rencontrons aux avant-postes une brave femme qui venait revoir sa maison ; elle y avait laissé un petit ménage d’ouvrier très comfortable, acheté au prix d’un long travail et pièce à pièce. C’était la fortune de la famille. L’escalier était enlevé, ce qui semblait de mauvais augure. Nous parvenons jusqu’aux pièces d’habitation : tout, même les planches du parquet, avait disparu, Devant les larmes de cette femme, un des gardes du cantonnement, homme de bon cœur cependant, ne trouva que ces mots : « Que voulez-vous ? maintenant nous sommes soldats et en pays conquis, il faut bien que le militaire brise. » Ce n’était pas une raison, semblait-il, pour ruiner les gens du peuple, pour détruire, comme cela était arrivé dans la rue voisine, la pauvre cabane de deux vieillards aveugles à qui la commune avait concédé un coin de terrain. Tous les discours du monde n’y purent rien ; ce soldat ne sortait pas de ses phrases vides sur les devoirs de la vie militaire. Quelques compagnies démobilisés se sont, il est vrai, abattues sur des maisons comme une bande de voleurs ; mais ç’a été aussi l’exception, et bientôt la présence de camarades moins indulgent sur ce sujet les a fait revenir au respect de la propriété. En somme, aujourd’hui tout se borne en général à prendre une persienne pour s’en faire un lit, voire les deux battans d’une armoire, quand on est assez heureux pour les trouver, et les plus délicats doivent avouer que pour les vols de ce genre on se fait au cantonnement une conscience plus facile qu’on ne l’aurait pensé. Tout compte fait, la garde mobilisée n’aura pas beaucoup à se reprocher dans la dévastation des environs de Paris.

Ces pauvres maisons de campagne que nous avons laissées si précipitamment au mois de septembre, souvent sans pouvoir en rien enlever au milieu de la confusion des déménagement, à l’approche d’un ennemi qui nous menaçait chaque jour davantage, dans quel état les retrouverons-nous ? Nous les avions ornées de ce qui nous était le plus cher ; celles qui n’étaient pas luxueuses avaient été remplies à loisir de ces mille objets que nous aimions à retrouver dans les heures de repos ; le moindre coin nous y rappelait mille souvenirs, et ces souvenirs n’avaient rien à faire avec tout ce qui est convenu et impersonnel dans notre vie si occupée de chaque jour. Les pillards sont arrivés, et, ce qui est plus cruel, des pillardes français ; nos livres, nos tableaux, nos ameublement, ces riens précieux que nous avions réunis, tous ces objets amis qui nous recevaient au mois de mai, tout a été dispersé.

L’état des environs de Paris est navrant : ces portes ouvertes, ces vitres brisées, ces murs qu’on a percés pour que les troupes puissent se réunir plus vite en cas d’attaque, ces meurtrières et ces créneaux qu’on voit en maint endroit, les arbres de parcs magnifiques coupés, les jardins détruits pour faire des fascines ou du feu, ces solitudes et cette désolation vous laissent une des plus tristes impressions qu’on puisse éprouver. Au petit village de Port-à-l’Anglais, quatre habitations seulement ont été respectées ; les propriétaires ou des gardiens sûrs y étaient restés. Dans le moment de panique qui a précédé l’investissement, on est parti au plus vite ; c’était une grande faute à laquelle les municipalités n’ont pas toujours été étrangères. On prévenait les habitans qu’ils se trouveraient pris entre deux feux, que dans tous les cas on ne saurait comment les nourrir, que le boulanger et le boucher rentraient à Paris. Il fallait s’en aller sans attendre. Certainement nos soldats ne peuvent se disculper de tout reproche : ils ont brisé des meubles et fait du feu avec les pianos. « Autrefois nos jeunes officiers, disait M. de Narbonne dans un rapport à l’assemblée législative, passaient pour aimer à se battre, à inquiéter leurs hôtes, à casser les vitres ; nos jeunes militaires ont à cet égard un peu trop adopté la manière ancienne [5]. » Les chefs avaient le devoir de mettre un terme à ces actes de destruction inutile. Quelques commandans de la mobile y ont tenu la main avec énergie ; mais ce sont surtout les maraudeurs et les voleurs de profession qui ont exploité la campagne de Paris, la preuve en est facile à donner. Dans beaucoup de maisons, on n’a pas seulement brisé, on a surtout emporté tout ce qui était précieux ; les planchers sont levés dans des chambres qui n’ont pas été habitées, les murs portent les traces de sondages faits par des mains habiles et exercées : on a fouillé avec soin les armoires, on les a vidées, abandonnant tout ce qui paraissait être sans valeur ; les marbres des cheminées ont été enlevés pour rechercher s’ils ne couvraient pas quelque cachette. Dans certains cas, les pillards ont pris la peine de détacher les toiles de leur cadre pour emporter plus facilement leur butin. Un fabricant de produits chimiques, en revenant chez lui, a constaté la disparition de tonneaux remplis de substances d’un maniement délicat, et qui ont été prises par de bons connaisseurs ; il en avait enterré une partie dans le jardin, il n’a trouvé que la barre de fer qui avait servi à ces chercheurs émérites. Au rapport des rares habitans qui ont vu ces pillages, la plupart des voleurs se donnaient comme appartenant à des corps francs. Si quelques-uns de ces corps ont droit à la reconnaissance publique, si tous comptent des hommes dévoués, on sait que plusieurs couvrent de la protection militaire de véritables pillards. D’après une enquête officielle, il résulte qu’une de ces compagnies, composée de 800 hommes, ne possède en réalité que quatre cents fusils. On y entre sans engagement écrit, on en sort sans aucune formalité : le capitaine ne peut donner aucun renseignement sur nombre de soldats qui se recommandent de lui auprès de l’état major ; la discipline, de son aveu même, n’existe pas, et il doit reconnaître que beaucoup de ces partisans sont venus chercher asile auprès de lui pour échapper aux services réguliers auxquels ils appartiennent aux termes des recens décrets. À côté de ces faux soldats, il faut mettre les voleurs vulgaires qui s’en vont avec des charrettes dévaliser tranquillement les maisons abandonnées. L’autorité militaire n’est-elle pas quelque peu coupable d’avoir laissé les uns et les autres exercer en paix leur industrie ? Elle s’est exposée à compromettre la réputation des mobiles et des hommes de la ligne, qu’on a souvent accusés à tort ; de plus les destructions à moitié consommées ont encouragé nos soldats, qui parfois les ont achevées sans en tirer profit, — par goût pour le bruit et le mouvement. Cet instinct est trop naturel chez le Français, il est trop certainement une des formes de cette activité peu ordonnée que les Italiens nous reprochent sous le nom de furia, pour qu’il ne soit pas nécessaire de couper court par une répression sévère à toutes les tentatives de ce genre. On nous dit que les Prussiens font garder nos maisons de campagne dans les pays en leur pouvoir ; ce n’est pas que leur humanité doive nous être proposée pour modèle, nous savons qu’ils s’entendent au pillage en grand et méthodique, au pillage savant, qui ne brise pas les machines, mais les transporte démontées avec soin en Poméranie ; ou tient les comptes en règle d’une ville mise à contribution. Du moins les commandans de mobilisés peuvent faire la police dans leur cantonnement, et beaucoup n’y manquent pas, au grand déplaisir des maraudeurs.

On lit chaque matin dans les journaux des bulletins judiciaires de la garde nationale ; il est bon de remarquer que les accusés appartiennent rarement aux bataillons de marche. Il ne faut pas oublier non plus que la plus grande partie de la population parisienne est aujourd’hui enrôlée dans la garde sédentaire ; la police correctionnelle juge moins de causes qu’avant le blocus, les conseils de guerre n’en jugent pas beaucoup ; la moralité publique a fait des progrès sous le coup de nos malheurs. Le siège, qui a supprimé presque complètement le suicide, a diminué singulièrement le nombre des crimes et même des délits. Les assassinats sont devenus plus rares qu’à aucune époque ; les vols n’ont pas augmenté avec la misère. Ce que les conseils de guerre ont surtout à juger, ce sont des voies de fait envers les supérieurs. Du 1er octobre au 23 décembre, 74 accusations de ce genre ont été portées devant eux ; les délits qualifiés d’excitation à la révolte, qui ne sont le plus souvent que des querelles entre des officiers et des gardes, ont été au nombre de 275. Ce qu’on doit le plus déplorer dans cette statistique, ce sont 114 plaintes pour vols et détournement. Sur 540 affaires portées aux rôles, 120 seulement étaient terminées au 23 décembre ; 52 condamnations avaient été prononcées. Beaucoup de ces délits sont souvent moins graves qu’ils ne paraissent[6].

III. modifier

Quiconque a vu d’un peu près les mobilisés peut affirmer qu’ils forment une des parties les plus solides de la défense de Paris. Leurs défauts de la première heure disparaissent tous les jours. Cette armée nouvelle sera pour les troupes de ligne et pour les mobiles un encouragement à bien faire ; ces ouvriers et ces bourgeois voudront ne le céder en rien aux soldats. Leur présence sur le champ de bataille aura un effet moral excellent pour ceux qui depuis trois mois supportent seuls les attaques de l’ennemi, et seraient parfois tentés de croire qu’on les sacrifie. Au point de vue du succès, 100,000 hommes de plus constituent certainement une force avec laquelle nos ennemis devront compter. Et du reste, quel que doive être le résultat de nos efforts autour de ces murs où le sort des armes ne saurait plus décider sans retour de la fortune de la France, car à cette heure la guerre est partout, l’énergie que Paris a montrée ne lui laissera aucun regret. La garde nationale mobilisée aura sur le pays une influence qui ne finira pas avec la lutte présente.

C’est une chose bonne en soi pour toutes les classes de la société de se voir de près, de se connaître, d’apprendre combien sont faux les préjugés qui les séparent. Entre tous les hommes de cette grande ville, il n’y a que des différences de culture intellectuelle ; ce qu’ils sont, ils le doivent à l’éducation qu’ils ont reçue. Tout compte fait, le hasard seul est le plus grand coupable. Les natures les plus simples, on le voit bien vite, ont une docilité qui n’est que le respect du faible pour le fort, respect honorable et bon. Il faut les comprendre, s’expliquer leurs caractères ; elles ne résistent pas à l’action d’une supériorité véritable. Un homme qui les connaissait bien, l’auteur des Secrets du peuple de Paris, M. Corbon, a développé cette thèse avec une rare élévation. La vérité en est absolue. En général, nous ne connaissons pas les hommes dont nous sommes séparés par les habitudes sociales. Toutes nos relations nous les font voir sous un jour faux ; nous ne vivons pas avec eux d’égal à égal, comme à l’armée, où le costume, le danger, la chambre, la table, tout est commun. Ce n’est pas pour avoir secouru en passant des pauvres, fait quelques commandes à des inférieurs, qu’on peut juger des caractères aussi complexes. Les philosophes s’exercent à bien connaître les traits distinctifs de la nature humaine dans les classes différentes de la société ; nous sommes tous philosophes sans y songer aux avant-postes, et l’esprit public ne peut qu’y gagner. L’avenir montrera combien ce mélange d’hommes étrangers si longtemps les uns aux autres est salutaire au progrès du bon sens national et de la véritable fraternité.

L’armée et le régime militaire étaient jusqu’ici restés presque tout à fait inconnus à la plupart d’entre nous. Il semblait que, pour parler des choses de la guerre, il fallût appartenir à l’aristocratie des officiers. Nous avions des soldats qui se battaient pour nous, et notre rôle était seulement de juger les coups et de chanter les Te deum. Pour l’armée comme pour tant d’autres de nos institutions, il faudra une réforme après la paix, et il est assez probable, au train où vont les choses de l’Europe, qu’un système plus ou moins analogue à la landwehr sera introduit en France. La garde mobilisée est une landwehr, mais levée en quelques heures, et qui n’a pas trois ans de service sous les drapeaux. La manière dont cette jeune troupe se conduira ne pourra manquer d’instruire ceux qui ont à charge les intérêts du pays. Nous n’aurons pas à copier servilement l’Allemagne, surtout après l’expérience que nous faisons aujourd’hui, et qui nous apportera des enseignement si pratiques ; notre génie national lui-même indiquera beaucoup de modifications et de tempérament qui laisseront à notre armée des traits originaux. Toutefois dès aujourd’hui on peut marquer un des points dont nos législateurs auront à se préoccuper. Six semaines de campagne qu’ont faites les mobilisés de Paris sont déjà un enseignement. La vraie démocratie ne doit pas confondre toutes les intelligences et toutes les valeurs sociales sous le niveau d’une égalité déployable ; elle doit les subordonner selon leur mérite pour le plus grand progrès de toute la nation. Ce serait donc perdre une partie des forces du pays que d’astreindre au même service les hommes déjà cultivés et ceux qui aspirent à le devenir. La partie manuelle du métier de simple soldat, surtout en temps de paix, est destructive de toute intelligence : il faut craindre d’y soumettre également et pour le même temps, sans distinction aucune, les jeunes hommes de toutes les conditions. Il est juste aussi que dans l’armée les qualités intellectuelles ne soient pas tenues en mépris, soient appelées au commandement, et là peut-être se trouve le moyen de tout accorder. Aujourd’hui dans la garde mobilisée nous avons dû prendre pour chefs les hommes qui avaient quelque expérience de la vie militaire, c’était une nécessité ; il fallait des instructeurs et des guides, nous n’avions pas le temps de mieux faire. Nos chefs en général sont l’exemple de ce que fait la vie militaire de l’homme peu cultivé, eût-il d’ailleurs une nature juste et droite ; ils sont très braves, mais ils croient trop vite qu’à l’armée, pourvu qu’on soit prêt à se faire tuer, on n’a plus aucun mérite à rechercher, et souvent leur intelligence ne s’élève pas au-dessus des formules convenues du commandement.

L’armée prussienne prend tous les hommes valides : le service actif est de trois ans, de vingt à vingt-trois ans, le service dans la landwehr va jusqu’à trente-deux ; mais cette loi ne désorganise en rien la vie scientifique, commerciale et industrielle de l’Allemagne, elle est même conçue de telle sorte que toutes les forces intellectuelles du pays concourent au progrès de l’armée. Quiconque avant dix-neuf ans peut passer un examen qui suppose un degré réel d’instruction a le droit de s’engager dans l’armée active pour un an. Ces engagemens faits dans telle ville qu’on choisit (on sait que les corps sont provinciaux) permettent au jeune homme de passer successivement par l’école du soldat, du caporal et du sergent, tout en continuant ses occupations ordinaires, qui ne sont que ralenties. Après cette année, l’engagé volontaire devient officier dans la landwehr. De cette façon, l’armée prussienne est toujours soumise au contrôle et à la critique d’hommes instruits qui ne sont pas seulement soldats, qui peuvent tout juger, tout signaler, éclairer sans cesse l’opinion militaire ; de cette façon aussi, pendant que les officiers de l’armée active sont des élèves des écoles spéciales qui font des armes leur état, ceux de la landwehr appartiennent à l’élite de la nation. De là sans aucun doute les qualités scientifiques d’une armée qui peut comprendre le peuple entier sans empêcher ce peuple de répandre son ardeur dans tous les ordres de l’activité humaine.

De ceux qui partent à cette heure, combien sont les favorisés de l’intelligence et de la fortune ! Artistes, savans, avocats, hommes politiques, grands industriels, ils ont répondu aussitôt à l’appel de la loi. Ils pouvaient se payer de sophismes ; ils pouvaient se dire que, dans ce temps de ruine générale, nous devions au moins sauver le capital intellectuel de notre pays, et avec un peu d’habileté nombre d’entre eux fussent restés loin de la lutte. Ils ont pensé que, dans ces jours douloureux, le capital moral de la France avait seul une valeur. S’ils tombent, d’autres les remplaceront ; quand les générations sont viriles, l’efflorescence des beaux talens est inépuisable. Le cœur vaut mieux que l’esprit, ou plutôt c’est le cœur qui est la source où l’esprit retrouve des forces toujours vives. Ils savent que c’est par le caractère que nous avons péché, que le défaut de sérieux dans la nation a seul amené les maux qui nous éprouvent, qu’au lendemain de la victoire ce qu’il nous faudra surtout, ce sera une volonté ferme, l’habitude d’affirmer et de défendre ce que nous croyons être le bien. Ces luttes étranges et sanglantes, que le bon sens trouve insensées et qu’une raison supérieure déclare nécessaires, seront une école où ils verront ce qu’ils valent, où ils sentiront renaître, grandir toutes ces qualités qui sont la dignité de l’homme, et qui auraient peut-être péri, si un souffle vivifiant et cruel ne leur eût rendu en un jour toute leur sève, toute leur vigueur. Et à côté du courage qui sacrifie les projets d’intelligence, les rêves de philosophie et d’art, combien de ces nombreux soldats doivent briser en un instant les affections les plus étroites, combien tomberont entraînant avec eux le bonheur des âmes dévouées qui les suivent sur le champ de bataille, destinées à périr sans avoir pris part à la lutte autrement que par leurs larmes ! De tout ce qui vivait en nous autrefois, la guerre n’a plus laissé debout que deux sentimens, celui de l’honneur national et du devoir envers le pays, celui du dévoûment à nos fortes affections. Ainsi nous valons mieux aujourd’hui que nous ne valions hier ; le canon et le sang versé feront le reste.

Quant à cette foule moins cultivée, aussi jeune, aussi mobile, aussi nerveuse en ce temps qu’au moyen âge, elle a senti en elle un de ces grands sentimens qui l’agitent et la soulèvent parfois comme l’orage soulève la mer. Ces tempêtes-là sont les grands spectacles de l’histoire ; elles ne soufflent jamais sans que le cours des événemens humains ne soit arrêté ou changé. La raison n’y a qu’une part secondaire, la vérité y est mêlée d’erreurs, les grandes choses s’y trouvent sans cesse côte à côte avec le laid, quelquefois avec le mal, et cependant ces sentimens sont grands, et ils se rient dans leur ignorance de la science des calculateurs, de l’art des stratégistes, des raisonnemens des philosophes. Ces sentimens, la France les a éprouvés ; en quelques jours, elle n’a pu ni s’en défendre ni les arrêter, aujourd’hui ils la conduisent. Il a fallu quinze ans à l’Allemagne, foulée aux pieds par nos armées, pour se réveiller et nous repousser à la fin de l’empire ; il nous a fallu quelques heures pour nous lever en 1870. Pourtant l’Europe nous croyait perdus, les diplomates riaient de nos projets de défense, les généraux prussiens plaignaient ces fous qui voulaient combattre sans armée contre les règles, et voici que les princes eux-mêmes doivent avouer que nos efforts les effraient, que les vaincus lassent leurs vainqueurs, que la victoire incertaine hésite entre ses favoris d’hier et nos soldats improvisés. Que les philosophes allemands qui cherchent les lois de l’histoire ajoutent une page à leur livre : leurs lois sont vraies, mais contre ces lois et pour les renverser il peut se faire qu’une nation dépouillée de ses armées veuille continuer la lutte. Frappée de désastres inouïs, cette nation n’avoue pas qu’elle soit abattue ; sommée de se rendre parce que toute résistance paraît désormais impossible, elle répond que tout est à recommencer, et de fait elle n’est vraiment dangereuse à ses ennemis, véritablement forte et énergique qu’après ces désastres sans exemple. Ce qui a fait ce prodige, c’est le sentiment de l’honneur : l’honneur est sauf ; ce qu’il nous faut maintenant, c’est la victoire.

Albert Dumont.
  1. Par une coïncidence assez curieuse, le premier appel de l’assemblée législative aux volontaires de la garde nationale pour toute la France, le 21 juin 1701, leur demandait 26,000 hommes.
  2. Voyez, dans la Revue du 1er décembre 1870, la Garde nationale de Paris.
  3. Voici du reste quelques chiffres qui montreront combien étaient différens les effectifs des bataillons au mois de novembre 1870 :
    44e bataillon 690 hommes. 116e bataillon 2,613 hommes.
    40e 695 117e 2,600
    31e 789 88e 2,600
    13e 844 55e 2,469
    97e 847 256e 2,422
    42e 802 111e 2,400
    25e 889 7e 2,252
    19e 917 37e 2,017
    26e 925 206e 2,002
  4. L’artillerie et la cavalerie de la garde nationale, mobilisées comme les régimens de ligne, rendent certainement de grands services ; mais ces corps sont trop peu nombreux pour fournir l’effectif que demanderait l’organisation en brigades.
  5. Rapport du 11 janvier 1792.
  6. Le bureau de la discipline a reçu durant cette période 1,788 plaintes ; le nombre des gardes mis aux prisons des secteurs pour quelques jours ou même pour quelques heures a été de 4,272.