Les Missives/Epistre a ma fille

Les Missives de Mesdames Des Roches de Poitiers Mère et Fille
Paris, Abel L’Angelier (p. 1-2).

EPISTRE
A MA FILLE.


SI la fable d’un excellent poëte a mis Enee entre les celestes, pour avoir tiré son pere & les simulacres de ses Dieux hors de la flame qui bruloit Ilion : combien avec plus de raison, l’histoire veritable d’un siecle non ingrat devra faire honorable mention de toy (ma Fille) qui par vive foy porte au cueur l’image du grand Dieu, & par le vol de ta plume sans mendier l’aide d’autruy prends peine de me tirer hors des nuitz Cimerienes, où l’ignorãce & la viellesse me tenoient ensevelie ? Tu resembles au vert rameau, qui par sa naïve grace eft cheri de la douce aure, des gratieux ruisseaux, & des rayons temperez du Soleil: lequel rendant loyer du bien receu par la fertilité de ses fleurs en tout temps multipliees, n’oublie jamais la vielle souche qui luy a donné un peu de matiere sans forme : mais il est tousjours curieux de cacher son defaut, & le defendre de la violance des vents, du tonnerre, & du temps. Ainsi (ma Fille) je t’espreuve sans fin comblee d’amour & de pieté, m’eslevant l’ame & le ceur à quelque loüable entreprise. Et voicy la troisiesme fois que ta force m’encourage de parler en public, où je ne puis m’empescher d’estre saisie d’un peu de crainte par l’exemple de Mantuan. Il dit que le Tout-puissant apres avoir puni le premier pere de sa desobeissance, & mis hors du Paradis des delices, il le rendit fermier de la terre, avec condition d’en avoir soing, de croistre & multiplier. Dieu va au ciel, l’homme demeure sur la terre, qui estant nouvellement touchee par la main divine, devint si fertile que nos aieux (quasi sans pain) y vivoient en tous plaisirs : & firent en peu de temps naistre un grand nombre de beaux enfans. Le Seigneur qui avoit soing d’eux les voulut visiter plus doucement que la premiere fois : Adam le sçait, qui advise son espouse de la venuë du maistre. La mere prevoiant combien la chasteté donneroit d’ornement à la femme, pense que ceste faute de ne l’avoir pas assez gardee, avoit quelque chose de cõmun avec le larcin du fruict defendu : & pource (voulant dissimuler) elle cache soudain une partie de ses enfans au foin, en la paille, en la créche : l’autre est lavee, paree, acoustree selon son loisir. Mais le Seigneur plus prompt a des-ja resequé sa grandeur pour estre un de leur petitesse, qui reçoit ceste faveur en toute humilité : il regarde ce nouveau peuple d’un œil favorable & benin : il le bien-heure, l’un de la monarchie, l’autre du regne, l’autre de la principauté. La mere (toute pleine d’aise) fait venir ceux qui pour sõ peu de loisir n’estoiẽt du tout si bien parez : celuy dont la puissante main n’est jamais r’acourcie, leurs donna les graces de l’entendement, les propheties, les oracles, la cognoissance des conversions & revolutions des choses, les loix universelles. Les seconds si bien partagez, Eve tire promptemẽt les autres du cachot, esperant qu’il y eust encore assez de richesses pour eux : mais le Seigneur des-ja parti ne voit point la troisiesme bande des freres, bien qu’ils ne fussent pas moins agreables que les premiers. Tu sçais (ma Fille) à quel propos je renouvelle ce discours : toutesfois si tu es resoluë de marcher, je diray comme ce Romain, Je suis sain Brutus : & proteste dés maintenant, que ny mon mal de teste, ny ma douleur d’estomac, ny ma fievre ordinaire, ne m’empescheront d’aller où mon desir me porte : puis que ta volonté est telle, me voicy ma Fille.