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ACTE PREMIER.


La maison de campagne de Samuel Bourset, à quelques lieues de Paris. — Dans les jardins, une tente décorée pour la fête.


PERSONNAGES

LA MARQUISE.

LE DUC.

JULIE.

SAMUEL BOURSET, devenu comte de Puymonfort.

LOUISE, fille de Samuel et de Julie.

GEORGE FREEMAN, voyageur américain.

LUCETTE, fille du jardinier, sœur de lait de Louise.

LE DUC DE LA F…

LE COMTE DE HORN.

LE DUC DE M…

LE COMTE DE ***.

LE MARQUIS ***.

Plusieurs autres personnages de qualité.


Scène PREMIÈRE.


LA MARQUISE, LE DUC.
LA MARQUISE.

Eh ! voyez, mon cher duc, comme ceci est galant ! quelle riche décoration ! partout le chiffre de Julie entrelacé par des fleurs à celui de mon gendre, des guirlandes, des écussons, des draperies ! Sur ces gradins en amphithéâtre se placera l’orchestre. Ma fille et son mari seront sur cette belle estrade. C’est ici qu’ils couronneront la rosière. Et, avec cela, un temps magnifique. Oh ! toute la cour y sera ! Je parierais gros que le régent lui-même… ou tout au moins une des princesses ses filles, y viendra.

LE DUC.

Eh ! pourquoi pas ? Votre gendre est fort bien en cour à l’heure qu’il est, et pour cause !… Pour qui ce fauteuil de velours à crépines d’or ?

LA MARQUISE.

Et pour quel autre que le bienfaiteur, le sauveur, le prestidigitateur écossais Law ? C’est aujourd’hui l’homme de la France. Et quelle fête un peu belle pourrait se passer de sa présence ?

LE DUC.

Quelle fortune un peu solide pourrait se passer de son appui ?

LA MARQUISE.

Cela, nous l’avons.

LE DUC.

En êtes-vous bien sûre ?

LA MARQUISE.

C’est à charge de revanche : car certainement Law n’a pas moins besoin de nos fonds que nous de son crédit.

LE DUC.

L’un me paraît plus certain que l’autre… Enfin ! ça commence magnifiquement, et je souhaite que ça finisse de même… Eh bien ! marquise, qui nous eût prédit, le 13 octobre 1703, que nous célébrerions aussi gaiement et avec autant d’éclat, en l’an de grâce 1719, l’anniversaire du mariage de Julie ? Ce mariage ne s’annonçait pourtant pas sous d’heureux auspices ; tout était larmes et désespoir, gémissements et syncopes, quand nous conduisions la victime à l’autel. Le soleil même ne brillait pas comme aujourd’hui, ce qui n’empêchait pas que mes jambes ne me fissent moins mal… Ah ! j’étais encore jeune alors.

LA MARQUISE.

Vous le serez toujours.

LE DUC.
C’est pour que je vous en dise autant, railleuse !


Le duc.

LA MARQUISE.

Non-seulement cela, mais je prétends ne jamais mourir.

LE DUC.

Je crois bien ! qui est-ce qui meurt ?

LA MARQUISE.

Ah ! ce pauvre chevalier pourtant !… Savez-vous que, depuis cinq ans, je n’ai pas passé un seul anniversaire de ce singulier mariage sans penser à lui ?

LE DUC.

Femme sensible ! vous avez pensé à lui à tout le moins une fois l’an ?

LA MARQUISE.

El je n’ai jamais passé un anniversaire du jour où j’ai appris sa mort sans faire dire une messe pour le repos de son âme.

LE DUC.

Bonne tante ! cela fait cinq messes ! Et Julie, combien de pensées a-t-elle eues pour lui ? combien de messes a-t-elle fait dire ?

LA MARQUISE.

Julie ! elle a donné le jour à cinq enfants.

LE DUC.

C’est beaucoup trop ! (Prenant du tabac.) Heureusement il y en a quatre de morts.

LA MARQUISE.

Pauvres enfants ! Tenez, duc, Julie est un modèle d’amour conjugal ; mais il semble que cela l’ait empêchée de bien connaître l’amour maternel. Moi, je pleure encore mon neveu.

LE DUC.

Quand vous y pensez ?

LA MARQUISE, babillant toujours sans faire attention aux sarcasmes du duc.

Et elle, il semble qu’elle ait oublié les siens comme s’ils n’avaient jamais existé. Vraiment elle n’aime au monde que M. Bourset.

LE DUC, ironiquement.

Ah ! c’est bien naturel !

LA MARQUISE.

N’en riez pas ; c’est incroyable comme cet homme-là s’est décrassé depuis son mariage.

LE DUC.
Je crois bien, il a usé beaucoup de savon !


George Freeman.

LA MARQUISE.

De savonnette à vilain, vous voulez dire ? car le voilà comte décidément. Samuel Bourset, comte de Puymonfort ! Quel drôle de temps que celui-ci ! Enfin, c’est un homme qui a du savoir-faire que mon gendre, n’en dites pas de mal !

LE DUC.

Je n’en dis pas de mal, chère marquise ; c’est un homme habile et probe en même temps. Sa réputation est bien établie, et votre fille a fait sagement de l’épouser, quoiqu’il ne soit pas aimable.

LA MARQUISE.

Oh ! c’est que Julie est sage, trop sage peut-être !

LE DUC.

Plus sage que vous ne l’étiez à son âge, mon cœur !

LA MARQUISE, ironiquement.

Et plus que vous ne souhaiteriez.

LE DUC.

Vous plaît-il de vous faire comprendre ?

LA MARQUISE.

Ah ! vous comprenez de reste, perfide ! (Riant.) Vieux enfant, je sais de vos folies ! Julie m’a tout conté.

LE DUC.

Eh bien ! ça n’a pas dû lui coûter beaucoup de peine.

LA MARQUISE.

Elle en riait aux larmes, et moi aussi. Ah çà ! vous êtes donc devenu tout à fait fou de vouloir en conter à ma fille ?

LE DUC.

Votre fille est une coquette.

LA MARQUISE.

Et vous un fat. (Elle rit.)

LE DUC.

Ah ! vous voilà jalouse ? Il est temps de vous y prendre.

LA MARQUISE.

Vous savez bien que je ne l’ai jamais été ; j’aurais eu trop à faire avec vous !

LE DUC.

Cela vous eût donné la peine d’aimer.

LA MARQUISE.

Ah ! c’est joli ce que vous dites là ! Mais ce n’est pas vrai. Rappelez-vous que quand je fus ruinée par les sottises de mon mari, jeune encore et faite pour briller, je me retirai du monde sans dépit et sans tristesse, et que j’allai passer les longues années du veuvage dans mon petit hôtel du Marais, bien pauvre, bien oubliée, excepté de vous, mon bon ! et toujours aussi gaie, aussi heureuse qu’au temps de ma splendeur. Pourtant Julie s’ennuyait là bien mortellement, enviait toutes les jeunes filles qui faisaient de grands mariages, et, tout en se croyant éprise de son cousin, s’inquiétait souvent de son peu de fortune. Enfin, la meilleure preuve qu’elle est plus calculatrice que moi, c’est qu’au lieu de se trouver malheureuse avec ce Samuel, dont la seule vue m’eût fait mourir de dégoût il y a quarante ans, elle fait bon ménage avec lui, s’attife du matin au soir, embellit au lieu de vieillir, et n’a point d’amants !

LE DUC.

Le fait est que, pour ma part, je l’ai trouvée d’une rigueur !…

LA MARQUISE.

Ah ! si c’était la seule preuve !

LE DUC.

Eh ! vous n’eussiez pas dit cela il y a quarante ans !

LA MARQUISE.

Oh ! c’est qu’alors vous étiez charmant !

LE DUC, lui baisant la main.

Et vous adorable ! (lui offrant du tabac) il y a quarante ans !

LA MARQUISE, prenant du tabac avec beaucoup de grâce et de propreté.

Tâchez de ne pas séduire ma fille, entendez-vous, vieux libertin ?

LE DUC.

Je tâcherai, au contraire ! Pourtant je crains d’avoir aujourd’hui un rival redoutable dans la personne du philosophe.

LA MARQUISE.

Quel philosophe ?

LE DUC.

Vous savez bien que c’est aujourd’hui que le fameux George Freeman fait son entrée ici ?

LA MARQUISE.

Qu’est-ce donc que ce fameux George Freeman ? Est-ce encore un de ces grands hommes du jour dont personne n’a jamais entendu parler ? Je ne suis pas initiée à sa célébrité.

LE DUC.

Eh bien ! vous ne serez pas fâchée de l’être. Ce n’est pas un charlatan comme tous vos Mississipiens.

LA MARQUISE.

Qu’appelez-vous Mississipiens ? J’entends parler de cela depuis quelques jours sans y rien comprendre

LE DUC.

Ah çà ! vous ne savez donc rien au monde ? Vous savez au moins que votre gendre est un des principaux agents de la grande affaire du Mississipi ?

LA MARQUISE.

Je sais fort bien qu’il est dans la nouvelle société en commandite qui se charge de fouiller dans le Mississipi et d’en retirer de l’or en barres ; mais je n’avais jamais ouï dire auparavant que l’or se trouvât de la sorte, et qu’il n’y eût qu’à se baisser pour en prendre.

LE DUC.

Il paraît cependant que nous allons en avoir à jeter par les fenêtres. Il y a, dit-on, des mines d’or à la Louisiane. On ne les a pas encore trouvées, mais Law assure qu’on les trouvera ; et, en attendant, on en met le produit en actions, et on spécule sur les profits de l’affaire pour payer les dépenses.

LA MARQUISE.

Et si on ne trouve rien ?

LE DUC.

Les actionnaires seront ruinés, et on tâchera d’inventer quelque autre chose pour les consoler.

LA MARQUISE.

Mais Bourset ne donne pas dans ces folies ?

LE DUC.

Il y donne si bien qu’il a pris pour un million d’actions.

LA MARQUISE.

En ce cas, l’affaire n’est pas si mauvaise que vous croyez. Law est-il vraiment là dedans ?

LE DUC.

C’est lui qui a imaginé cela pour faciliter l’émission de son papier-monnaie.

LA MARQUISE.

Mais, mon Dieu ! il nous ruinera avec de pareilles bourdes !

LE DUC.

Voilà les femmes ! il y a un instant vous étiez aussi sûre de lui que de votre existence ; et au premier mot que je vous dis en l’air, moi qui ne connais goutte à ces sortes d’entreprises (qui diable y comprendrait ?), vous voilà épouvantée et prête à accuser Law lui-même de mauvaise foi.

LA MARQUISE.

Mais que dites-vous ?

LE DUC.

Je dis que, s’il n’y a pas de mines, peu importe, car Law trouvera la pierre philosophale. N’est-ce pas un magicien, un prestidigitateur, un dieu ? Je ne raille pas ; c’est un habile homme, qui a fait des miracles et qui en fera encore.

LA MARQUISE.

Et ce George Free… Free… Comment l’appelez-vous ?

LE DUC.

Freeman ; ce qui veut dire homme libre.

LA MARQUISE.

Eh bien ! qu’est-ce que c’est que ça ?

LE DUC.

Un homme libre ? ah ! c’est un animal bien étrange, et tel qu’il ne s’en est jamais vu dans ce pays-ci. L’individu en question est une sorte de quaker habillé de brun à l’américaine, allant à pied, parlant peu et bien, ne disant et ne faisant jamais rien d’inutile, si ce n’est de prêcher la réforme à des fous et la probité à des fripons. Homme distingué d’ailleurs, doué d’un langage élevé, d’un grand sens à beaucoup d’égards, et, je le crois, un galant homme en tout point ; mais fort original, rêvant et publiant sur la liberté les choses du monde les plus extraordinaires. Et puis le bon Daguesseau l’a pris en grande considération, parce qu’il est fortement opposé au système de Law. Mais cela ne choque personne ; d’Argenson le tolère, Law le réfute, le régent s’en amuse. Enfin, il plaît à tout le monde, et vous le verrez aujourd’hui.

LA MARQUISE.

Ah ! j’en suis fort curieuse maintenant. J’aurais été fâchée de mourir sans avoir vu un homme sérieux dans ma vie. Et, dites-moi, est-il jeune, est-il beau ?

LE DUC.

Il ne montre guère plus d’une trentaine d’années, peut-être en a-t-il trente-cinq ; mais il est fort bien, et Julie, qui est diablement curieuse de le voir, a envoyé coucher sa fille, sous prétexte de rhume, quoique la petite ne tousse pas plus que moi.

LA MARQUISE.

Que dites-vous là ? Vous êtes un méchant !

LE DUC.

Que voulez-vous ! On a beau être jeune et belle, on n’aime pas à avoir une fille de quinze ans à ses côtés !…

LA MARQUISE.

Allons ! vous avez du dépit contre Julie, ce n’est pas bien !

(Ils sortent en causant)



Scène II.

GEORGE FREEMAN. Costume philosophique, cheveux noirs séparés sur le front et peignés naturellement, habit brun uni sans broderie, épée à poignée d’acier ; une simplicité dans les manières qui contraste avec le ton du jour ; figure pâle et mélancolique.

C’est donc ici ?… Partout de l’ostentation et de la prodigalité, jusque dans cette décoration d’un jour ! C’est ici que je la reverrai ! Me reconnaîtra-t-elle ?… Et moi, moi ! la reconnaîtrai-je ? Mon cœur est accablé de tristesse, mais il n’est pas agité. Il me semble que l’être que j’ai aimé n’existe plus. De même que l’être que j’ai été s’est effacé comme un rêve dans le passé !

(Il s’assied sur les gradins de l’orchestre.)

Scène III.


LOUISE, LUCETTE. Louise est habillée en villageoise comme Lucette ; elles entrent sans voir George.
LUCETTE.

Comme vous trottez vite dans ces habillements-là ! Convenez, mam’selle, qu’on est bien mieux à l’aise que dans vos belles robes de damas, et qu’on se sent toute dégagée pour courir. Mais comme vous êtes brave là-dessous ! ça vous va comme des plumes à un oiseau ; on dirait que vous n’avez jamais été autrement !

LOUISE.

N’est-ce pas qu’il est impossible de me reconnaître ?

LUCETTE.

Je ne vous reconnais pas moi-même. Qui êtes-vous donc, jeunesse ? je ne vous connais point ; vous n’êtes donc pas d’ici ?

LOUISE, l’imitant.

J’suis d’la Bourgogne, dame ! j’m’appelle… attendez ! j’m’appelle… Jacqueline.

LUCETTE.

Oh ! comme vous dites bien ça ! Vrai, d’honneur ! votre maman vous parlerait qu’elle ne vous reconnaîtrait point !

LOUISE, tressaillant.

Maman ! ah ! ne m’en parle pas ! Quand j’y pense la peur me prend, et toute ma gaieté s’en va.

GEORGE, à part.

C’est singulier ! quelle est donc cette jeune fille ?

(Il l’examine avec attention.)
LUCETTE.

N’ayez point peur, Mam’selle ; elle vous croit bien enfermée dans votre chambre. Est-ce qu’elle pourrait s’imaginer que j’ai été quérir l’échelle avec quoi mon père taille ses espaliers ? Et puis y aura tant de monde ! dame ! nous n’irons pas nous mettre au premier rang. Nous nous cacherons comme ça dans la foule du monde ; ou bien, tenez, nous monterons là-haut, tout en haut des échafauds, derrière la musique. C’est là que j’étais l’an dernier. C’est la meilleure place, et personne ne vous ira chercher par là. Tenez ! Venez voir comme on y est bien perché. (Louise veut suivre Lucette, qui grimpe sur les échafauds, mais elles se trouvent face à face avec George et s’arrêtent.)

Ah ! mon Dieu ! Mam’selle, v’là un homme qui nous regarde drôlement.

LOUISE.

Voyons s’il nous connaît. Bonjour, mon brave homme : que demandez-vous ?

GEORGE.

Vous ne m’offensez pas en me prenant pour un artisan, j’en ai presque l’habit ; mais moi, je vous offenserais sans doute en vous prenant pour une villageoise !

LOUISE.

Oh ! mon Dieu, pas du tout. Je voudrais bien l’être toujours. Mais, puisque vous voyez que je suis déguisée, ne me trahissez pas, je vous en prie.

GEORGE.

Il me serait bien difficile de vous trahir, puisque je ne vous connais pas.

LUCETTE.

Ah ! Monsieur, c’est égal. Vous pourriez quelque jour voir mademoiselle Louise de Puymonfort, la fille de M. le comte Bourset, et dire comme ça devant madame ou devant monsieur : « Tiens ! voilà cette petite paysanne que j’ai vue à la fête !… » Il ne faudra rien dire, entendez-vous, Monsieur ? Ça nous ferait de fâcheuses affaires, da.

GEORGE, regardant Louise fixement.

Ainsi, vous êtes leur fille ?

LOUISE, bas à Lucette.

Comme il me regarde !

LUCETTE.

Dame ! c’est bien le cas de dire : il vous regarde comme queuque-z’un qui ne vous a jamais vue.

GEORGE, à part.

Comment faire connaissance avec elle ? La gronder. C’est un moyen… avec les enfants. (Haut à Lucette.) Si c’est vous qui avez conseillé à mademoiselle de Puymonfort de désobéir à sa mère, et de se mêler à la foule qui va venir ici, sans autre mentor que vous, vous avez commis une grande faute ; et vous mériteriez que je vous fisse renvoyer pour ce fait-là, comme une petite soubrette de mauvaise tête et de mauvais conseil que vous êtes.

LUCETTE, toute fâchée.

Eh ! voyez-vous comme me traite ce monsieur-là ! Vrai, que je ne le connais ni d’Ève ni d’Adam, et qu’il n’est jamais venu au château. On voit ben que vous n’êtes point fréquentier de la maison ; car vous sauriez que je ne suis point fille de chambre, mais que je suis Lucette, la fille au jardinier, la petite-fille au vieux Deschamps, à qui M. le duc fait une pension, et la sœur de lait à mam’selle Louise, qui pis est ; et si vous dites du mal de moi, on ne vous croira point.

LOUISE, souriant.

Mais si tu prends soin de l’informer de tout ce qui nous concerne, il n’aura pas grand’peine à nous trahir. Allons, tais-toi ! (À George.) Monsieur, excusez-la, et quoi qu’il arrive, que vous connaissiez ou non mes parents, ne la faites pas gronder : c’est moi qui mérite tout le blâme, et je vous remercie de la leçon que vous venez de me donner.

GEORGE, lui prenant la main avec vivacité.

Ah ! croyez, Mademoiselle, que j’ai quelque droit à vous avertir et à vous protéger… (Se contenant), car mes intentions sont bonnes, et vous m’inspirez autant d’intérêt que de respect.

LOUISE, tristement.

C’est donc la première fois de ma vie que j’inspire ces sentiments-là !… Je vous en remercie.

GEORGE, ému

Que dites-vous ?… N’avez-vous pas une mère ?

(Louise baisse la tête.)
LUCETTE.

Oh ! si celle-là aime ses enfants, j’irai le dire à Rome. Elle aime son mari, voilà tout ce qu’elle aime ; et elle a raison, car c’est un brave et digne homme qui veut le bien à tout le monde. Mais elle a tort de haïr sa fille… car enfin mam’selle Louise est bonne… y n’y a rien de bon au monde comme mam’selle Louise. Vous voyez bien, Monsieur ? vous lui faites des remontrances, et elle vous remercie. Quand on prend les gens par la douceur, à la bonne heure ! mais quand on les déteste sans qu’ils sachent seulement pourquoi…

LOUISE, qui a essayé en vain plusieurs fois de faire taire Lucette, l’interrompt enfin en lui mettant la main sur la bouche.

Taisez-vous, Lucette. Oh ! fi ! ce que vous dites là est affreux.

GEORGE, à Louise, d’un ton affectueux.

Vous avez raison ; ne laissez jamais parler ainsi devant vous de votre mère, cela doit vous faire bien du mal.

LOUISE.

Vous n’avez rien entendu, Monsieur ; d’ailleurs elle a menti.

GEORGE.

Ne craignez rien de moi ; mais craignez que votre présence à la fête sous ce déguisement n’inspire à tout le monde les mêmes idées qu’à cette jeune folle ; car espérer qu’on ne vous reconnaîtra pas est un rêve d’enfant : il suffira d’une seule personne…

LOUISE.

Eh bien ! vous avez raison : je n’avais songé, en écoutant le conseil de Lucette, qu’au danger d’être grondée, punie, et celui-là je le bravais ; mais celui de faire penser mal de maman, vous m’y faites songer, et je m’en vais… Adieu, Monsieur !

LUCETTE, avec un gros soupir

Adieu, Monsieur !

GEORGE.

Vous teniez donc bien toutes les deux à voir cette fête ? ne devez-vous pas être rassasiées de ces sortes de spectacles, au milieu du luxe qui règne autour de vous ?

LUCETTE.

Oh bien, oui ! nous n’en jouissons guère ! Dès qu’on s’amuse, on nous renvoie ; dès que nous avons envie de nous amuser, on nous enferme.

LOUISE.

N’écoutez pas ce qu’elle dit, et ne croyez pas que j’aie aucun regret à ces plaisirs. J’en suis dégoûtée sans les avoir connus, car je sais ce qu’ils coûtent de fatigues à ceux qui les préparent ; mais j’avais une idée aujourd’hui, une idée sérieuse, je vous assure, en venant ici.

GEORGE.

Dites-la-moi.

LUCETTE, à part.

Oh ! qu’il est sans façons ! il fait comme ça le vertueux, mais je suis sûre que c’est un Tartufle ; ça m’a tout l’air d’un prêtre déguisé !

LOUISE, après avoir hésité un instant.

Je veux bien vous la dire ; pourquoi pas ? je voulais voir une personne !…

GEORGE, souriant.

Ah ! c’est différent. (À part.) Je commence à comprendre.

LUCETTE.

Bah ! ça n’est pas du tout comme vous vous imaginez ; nous voulions voir… comment s’appelle-t-il donc, mam’selle, celui que nous voulions voir ?

LOUISE, à George.

Peut-être le connaissez-vous : le philosophe, l’Américain,… celui qui a fait du bien à la Louisiane, et qui a publié des écrits contre l’esclavage ?… Moi, j’en ai lu un de ces écrits, et c’est la seule fois que j’aie lu quelque chose de sérieux. Pourtant je l’ai compris ; du moins, il me semble, car j’ai pensé, pour la première fois, qu’il y avait bien des misères dans ce monde, des infortunes dignes de pitié, et des richesses dignes de mépris. Je ne savais pas ces choses-là ; eh bien ! c’est le livre de George Freeman qui me les a apprises.

GEORGE.

George Freeman ?

LOUISE.

Ah ! vous le connaissez ? que vous êtes heureux !

LUCETTE.

Vous lui direz bien des choses de not’ part. Moi aussi, j’en ai lu de son livre, car je sais lire ; c’est mam’selle Louise qui m’a enseigné, et j’ai compris deux ou trois lignes par-ci par-là, qui sont, ma fine, bien tapées.

GEORGE, à Louise.

Eh bien ! puisque vous ressentez quelque sympathie pour ce George Freeman, si vous voulez bien le permettre, je vous le présenterai quelque jour devant vos parents.

LOUISE.

Il n’y faut pas songer ; maman ne veut pas qu’on me voie, encore moins lui qu’un autre.

GEORGE.

Et pourquoi donc ?

LOUISE, ingénument.

Ah ! je ne sais pas !

LUCETTE, passant de l’autre côté de George, et lui parlant bas.

Parce qu’on dit comme ça qu’il est bel homme, et que madame a peur qu’il ne s’amourache de sa fille, au lieu de s’amouracher d’elle.

LOUISE.

Allons ! n’y pensons plus ! vous lui direz seulement qu’il y a une petite fille qui… Non ! ne lui dites rien, que lui importe ?

GEORGE, ému.

Dites toujours, je ne le lui redirai pas.

LOUISE.

Eh bien ! je voulais dire qu’il y a une petite fille qui peut-être ira passer le reste de ses jours dans un couvent, car tous les autres hommes lui paraissent fous ou méchants. Adieu, Monsieur !

GEORGE, ému.

Un mot encore ! un instant ! personne ne vient !

LUCETTE.

Si fait, voilà justement M. le comte dans la grande allée avec du monde ! Eh vite ! mam’selle Louise par ici !…

LOUISE.

Par ici ! il en vient encore.

LUCETTE.

En ce cas, par là ! sous l’estrade ! Tenez, c’est creux, sous ce rideau !

LOUISE, revenant sur ses pas.

Ô mon Dieu ! maman ! Ah ! je suis perdue si elle me voit !

(Elle se cache sous l’estrade avec Lucette.)
GEORGE.

Comme elle la craint ! Oh ! la peur règne donc toujours ici !… Que vois-je ?… (Il hésite un instant, puis fait un effort et se décide à passer auprès de Julie, qui ne fait pas attention à lui. Il disparaît parmi les arbres.)


Scène IV.


JULIE, toujours belle et parée, suivie de plusieurs dames.
UNE DAME.

Voyez, madame la comtesse, il ne tiendrait qu’à vous ! Si vous aviez la bonté de dire seulement quelques mots pour moi à M. de Puymonfort…

JULIE.

Pardon, madame la marquise ; mais en vérité vous auriez en moi un faible avocat. Mon mari ne me permet pas de lui parler d’affaires.

UNE AUTRE DAME.

Madame de Puymonfort plaisante. On sait que son mari est à ses pieds : et le moyen d’en douter, quand on la voit !

UNE AUTRE.

Ah ! duchesse ! nous ne savons que trop qu’il l’adore, car il est invulnérable à toutes nos attaques ; et si, nous autres femmes, nous venons solliciter madame, ce qui n’est pas dans l’ordre, à coup sûr, c’est en désespoir de cause. N’est-ce pas, madame la présidente ?

LA PRÉSIDENTE.

Aussi madame abuse de sa supériorité et nous traite en vaincues.

JULIE.

Oh ! Mesdames, vous m’accablez de vos épigrammes. Mais que puis-je faire ? Mon mari m’avait fait cadeau de quelques-unes de ces actions pour ma toilette, je vous les ai sacrifiées ; à présent, je n’ai plus rien, adressez-vous à lui. Tenez, le voici !

(Samuel Bourset s’approche, suivi du duc et de plusieurs gentilshommes.)

TOUTES LES DAMES, s’élançant vers lui.

Ah ! monsieur de Puymonfort !

(Elles lui parlent toutes à la fois.)

Scène V.


BOURSET, avec le duc, les précédents.

Pardon ! mille pardons. Mesdames ! Je suis désolé, mais je ne puis pas vous entendre toutes à la fois, (Aux autres personnages.) Je ne puis absolument plus rien pour vous, Messieurs. J’ai renoncé à tous mes bénéfices dans cette affaire pour vous être agréable. Si vous voulez vous adresser à M. Law, peut-être sera-t-il plus heureux. Je viens de voir passer sa voiture.

TOUS ENSEMBLE.

Ah ! M. Law !

JULIE.

Je vais le recevoir. (Elle s’éloigne ; tout le monde la suit, excepté le duc et Samuel Bourset.)

LE DUC.

Vous n’allez pas au-devant du contrôleur général ?

BOURSET.

Il n’arrivera que dans deux heures ; c’est moi qui ai imaginé cet expédient pour me délivrer de leurs importunités.

LE DUC.

Ah ! quelle rage les possède ! Savez-vous, mon cher comte…

BOURSET.

Ah ! monsieur le duc, de grâce, appelez-moi Bourset dans l’intimité. Si j’ai acquis un titre, c’est, vous le savez, par amour pour Julie, afin qu’elle n’eût pas à rougir de notre union ; mais au fond, moi, je ne rougis pas de mon nom ; je l’ai porté quarante ans avec honneur.

LE DUC.

Aussi vous a-t-il porté bonheur de son côté, mon cher Bourset !

BOURSET.

Et j’espère qu’il m’en portera encore plus par la suite. Cette affaire de la Louisiane s’annonce sous des auspices magnifiques.

LE DUC.

Êtes-vous bien sûr de celle-là ?

BOURSET.

J’y ai mis tout ce que je possède.

LE DUC.

En vérité ?

BOURSET.

Et j’y aurais mis la France tout entière, si la France m’eût appartenu.

LE DUC.

Peste ! mais on dit que le régent la jette en effet dans ce gouffre.

BOURSET.

Dites plutôt, monsieur le duc, que la France s’y jette d’elle-même et y entraîne le régent.

LE DUC.

Et, en votre âme et conscience, Bourset, vous ne pensez pas que la France et le régent fassent de compagnie la plus grande sottise du monde ?

BOURSET.

Pourquoi essaierais-je de vous démontrer le contraire, mon cher duc ? Vous me paraissez incrédule ; mais c’est le propre des grandes vérités de pouvoir être repoussées sans périr et de triompher malgré tout.

LE DUC.

Je ne suis pas incrédule, mon cher ; je suis curieux, incertain.

BOURSET.

Mais vous n’êtes pas séduit ! Vous êtes sans ambition, vous, monsieur le duc. Vous avez une moquerie spirituelle et philosophique pour cette soif de l’or dont les autres grands seigneurs se laissent voir indécemment dévorés !…

LE DUC.

Si vous parlez vous-même en philosophe, Bourset, dites-moi donc pourquoi vous êtes dans les affaires ?

BOURSET.

J’y suis pour le salut et l’honneur de la France, monsieur le duc. Le régent est un grand prince, qui veut préserver la nation d’une ruine imminente, et l’État de la tache ineffaçable d’une banqueroute. Il y parviendra, n’en doutez pas, car il a confié le sort de la France à la science d’hommes habiles, à Law, à d’Argenson ; et ceux-ci ont appelé à leur aide les ressources et le dévouement des hommes riches, Samuel Bernard, Samuel Bourset et d’autres encore.

LE DUC.

C’est un beau mouvement de votre part ; mais il est peut-être plus généreux que sage… et ceux que vous entraînez dans cette affaire, plus cupides que généreux, seront sans doute fort dégrisés s’ils en retirent de l’honneur au lieu d’argent.

BOURSET.

Ils ont une garantie, monsieur le duc : c’est l’honneur et l’argent de ces mêmes banquiers qui font appel à leur confiance.

LE DUC.

Mais enfin, mon ami, si vous êtes ruinés vous-mêmes ?…

BOURSET.

Si nous y perdons la fortune et l’honneur, monsieur le duc, il ne nous restera que la vie, et le peuple en fureur nous la prendra en revanche de ses déceptions. Quant à moi, je suis prêt, et je vous l’ai dit déjà souvent, un semblable martyre vaut bien tous ceux qu’on a affrontés et subis jusqu’ici pour des querelles de religion.

LE DUC, ému.

C’est beau, c’est très-beau, ce que vous dites là, mon pauvre Bourset, et j’ai parfois envie de me risquer aussi, le diable m’emporte !

BOURSET.

Vous, monsieur le duc ? je ne vous le conseille pas.

LE DUC.

Et pourquoi ?

BOURSET.

À votre âge on a besoin de repos, on a suffisamment rempli sa tâche en ce monde.

LE DUC.

Eh ! vous me faites bien vieux ! je ne me sens pas encore cacochyme.

BOURSET.

Oh ! je le sais ; mais je veux dire que vous avez servi l’État d’une manière assez brillante dans les guerres du feu roi pour avoir droit à une vieillesse tranquille. Vous irez loin si vous vous conservez calme et dispos ; mais craignez les émotions du grand jeu des spéculations ; elles vous vieilliraient plus que les années.

LE DUC.

Vous raillez ; je suis de force à supporter toute sorte d’émotions. Vous croyez l’affaire sûre ?

BOURSET.

Bah ! il vaut mieux de petites affaires sans soucis que de grandes avec des craintes. Tenez-vous tranquille.

LE DUC.

Plus vous voulez me décourager, plus j’ai envie de tenter le sort.

BOURSET, à part.

Hem ! je le sais bien. (Haut.) Mais quel besoin avez-vous de cela ? vous êtes riche ?

LE DUC.

Eh bien ! non, je vous le confie, Bourset, je suis ruiné. J’ai fait quelques folies, j’ai été tantôt dupe de mes mauvaises passions, tantôt de mon bon cœur ; bref, il ne me reste pas plus de deux millions à l’heure qu’il est, et j’ai envie de vous en confier un pour voir si je le doublerai.

BOURSET.

Ah ! vous ne le doublerez pas avant six mois, je vous le déclare.

LE DUC.

Pas avant six mois ! mais si ce n’était même que dans un an, ce serait magnifique.

BOURSET.

Oh ! dans un an, ce serait misérable. Si vous vous donnez la peine d’attendre tout ce temps, il vous faudra tripler tout au moins.

LE DUC.

Comme il y va ! Voyons, Bourset, vous êtes mon ami avant tout, n’est-ce pas ? Que me conseillez-vous ?

BOURSET.

De vivre de peu et avec économie : c’est encore le plus sûr moyen d’être heureux.

LE DUC.

Allons, je vois que vous n’avez pas envie de m’obliger. Vous n’avez plus d’actions pour moi ?

BOURSET.

Il est vrai que j’en ai réservé pour quinze cent mille francs au duc de la F…

LE DUC.

Vous m’en céderez pour un million. Le duc a déjà gagné immensément, et ce n’est pas juste. Allons, traitez-moi en ami.

BOURSET.

Je ne puis. Jusqu’ici je me suis imposé la loi de ne délivrer d’actions à mes amis qu’en leur donnant une caution sur ma propre fortune, et je n’ai plus un coin de propriété au soleil qui soit libre d’hypothèque.

LE DUC.

Et le duc vous confie ses fonds sans hypothèque, lui si âpre au gain, si méfiant au jeu ?

BOURSET.

Il connaît les affaires, lui ; il sait qu’il joue à coup sûr.

LE DUC.

Eh bien ! laissez-moi faire le coup à sa place.

BOURSET.

Non, ne le faites pas. Si les choses n’allaient pas tout d’abord à votre gré, vous me feriez des reproches, et des reproches de votre part me seraient trop sensibles. Il n’est rien de plus sérieux au monde que de faire des affaires avec des gens qui ne les comprennent pas, qui pour un rien prennent l’alarme, croyant tout perdu, et vous font tout manquer au plus beau moment.

LE DUC.

Mais enfin je ne suis pas si borné qu’avec un peu d’étude et d’attention je ne puisse comprendre les affaires aussi, moi ! que diable ! Je ne vois pas que la F… soit un homme si habile. D’où cela lui serait-il venu ? Voyons, Bourset, cédez-moi son action, ou je vous jure que j’y verrai de votre part une mauvaise volonté, mortelle à notre amitié.

BOURSET.

Si vous le prenez ainsi, je cède ; mais je voudrais vous donner une hypothèque, et en vérité… je ne sais plus… (Il rêve.)

LE DUC, à part.

Ah ! je sais bien celle que je demanderais si sa femme était moins bégueule !

BOURSET, comme frappé d’une idée subite.

Tenez, monsieur le duc, il me vient une idée qui vous paraîtra singulière au premier abord, mais qui m’est suggérée par un fait récent dont vous avez certainement connaissance. Je veux parler du traité conclu dernièrement entre le marquis d’Oyse, âgé de trente-trois ans, et la fille d’André le capitaliste, âgée de trois ans, à condition que le mariage aurait lieu lorsqu’elle en aurait douze.

LE DUC.

C’est un des traits les plus caractéristiques du temps bizarre où nous vivons. Mais qu’en voulez-vous conclure ?

BOURSET.

Qu’un père qui s’est engagé à vendre sa fille d’avance à un noble pour des titres, et un noble qui s’est engagé à vendre l’appui de son nom à un traitant pour de l’argent, font tous deux un assez vulgaire échange. Mais qu’un père qui, pour caution, offrirait la main de sa fille à un ami dans un engagement d’honneur, et un ami qui l’accepterait avec la pensée que le bonheur domestique vaut bien un ou deux millions, feraient une affaire assez neuve, assez piquante, que les sots railleraient peut-être, mais que les bons esprits appelleraient chevaleresque. Que vous en semble ?

LE DUC.

Parbleu ! l’idée est étrange, ingénieuse, gracieuse au dernier point. (À part.) Où diable ce Bourset prend-il tout l’esprit qu’il a ? Mais si c’était un piège ? Je prendrai mes sûretés. (Haut.) Bourset vous êtes un homme admirable en expédients, et le vôtre me plaît. Vous aurez mon million, et dans un an j’aurai fait fortune ou j’épouserai votre fille.

BOURSET.

Oui, si je ne puis vous restituer votre million.

LE DUC.

Bien entendu ! Mais je crois que je vais désirer de le perdre. Nous allons stipuler ces conditions et passer un acte en bonne forme.

BOURSET, le regardant fixement.

Le prenez-vous au sérieux ?

LE DUC.

Foi de gentilhomme !

BOURSET.

Et moi aussi, foi d’honnête homme. L’acte sera passé ; quand voulez-vous ? La semaine prochaine ?

LE DUC.

Ce soir !

BOURSET.

Vous êtes bien pressé. Mais, mon ami, vos fonds ne sont pas en valeur monnayée ?

LE DUC.

Si fait, pardieu ! en bons et beaux louis d’or et écus d’argent, chez mon notaire.

BOURSET, avec affectation.

Tant pis ! Cette vieille monnaie est frappée de discrédit.

LE DUC.

Vous serez bien libre de la convertir en papier, puisque vous aimez mieux votre papier-monnaie.

BOURSET.

Mais vous y perdrez, je vous en avertis.

LE DUC.

Comment ! je vous donnerai du métal pour du chiffon, et il faudra encore que je donne du retour ?

BOURSET.

Très-certainement ! Où en serions-nous, si le papier n’avait pas cette énorme valeur à la fois fictive et réelle !

LE DUC.

C’est merveilleux ! Allons, faites !… Voulez-vous que j’opère l’échange, et que je vous paye vos actions en papier ?

BOURSET, avec vivacité.

Non pas, vraiment ! (Se reprenant.) Vous y perdriez trop ; je me charge de négocier cet échange à moindre préjudice pour vous. Monsieur le duc, nous reparlerons de cette affaire.

LE DUC.

Elle est décidée, j’espère ?

BOURSET.

Je n’ai qu’une parole…. Mais nous sommes interrompus.

LE DUC.

J’entends, vous voulez en parler à Julie… Je vous laisse ensemble, et je vais en parler à la marquise. Elle va être, pardieu ! bien étonnée ! (À part, en s’éloignant) C’est un homme à spéculer sur ses propres entrailles ; et sa fille, belle et jeune, doit représenter pour lui une garantie propre à amorcer de plus jeunes que moi. S’il me l’offre, à moi, c’est que l’affaire est bonne.


Scène VI.


BOURSET, JULIE.
JULIE.

Je n’ai rien fait de bon ; malgré toute leur avidité, ces femmes sont de fer quand on en vient à négocier. J’espérais tripler la valeur de nos actions ; j’ai à peine doublé.

BOURSET.

C’est que vous êtes une sotte. Les femmes ne savent rien faire. Moi, je viens de décupler.

JULIE.

Comment cela ?

BOURSET.

Je tiens un actionnaire qui vaut cent pour cent.

JULIE.

Et qui donc ?

BOURSET.

Ça ne vous regarde pas… Écoutez seulement ce que j’ai à vous dire. Mais où est votre fille ?

JULIE.

Elle est malade.

BOURSET.

Ce n’est pas vrai. Est-elle habillée ?

JULIE.

Je vous assure qu’elle est fort enrhumée : le docteur lui a prescrit de garder la chambre.

BOURSET.

Le docteur est un âne. J’entends qu’à l’instant même Louise soit mise en liberté, parée de sa plus belle robe, bien coiffée, bien jolie, bien gaie ; qu’elle voie la fête et qu’elle soit vue de tous ; qu’elle plaise, qu’elle brille, car il faut que ce soir vingt hommes, et des plus huppés, soient amoureux d’elle et me la demandent en mariage.

JULIE, effrayée.

Mais, Monsieur, Louise est trop jeune pour que vous songiez à l’établir.

BOURSET.

Vous vous trompez, elle a quinze ans.

JULIE.

Plus vous la produirez, moins elle plaira. Elle est fort niaise, manque absolument d’usage, et jase avec tout le monde sans discernement.

BOURSET.

Si cela est, c’est votre faute, et je veux qu’à partir d’aujourd’hui elle soit sous la direction de sa grand’mère, qui est une femme d’esprit et saura la former.

JULIE.

Craignez qu’elle n’en sache trop.

BOURSET.

Voilà comme les filles bien nées parlent de leurs mères ; il n’est pas étonnant qu’elles traitent si mal leurs filles.

JULIE.

Vraiment, Monsieur, vous êtes avec moi d’une amertume singulière, et vous reprenez vos anciennes façons bien à propos pour me faire souvenir de l’horreur avec laquelle j’ai contracté un lien indissoluble avec vous, il y a aujourd’hui seize ans.

BOURSET.

Je vous dis, Madame, aujourd’hui comme il y a seize ans, que je veux être obéi, et que je ne vous conseille pas de résister à mes volontés ; voici mon compliment. Maintenant allez chercher votre fille.

JULIE, à part.

Oh ! je me vengerai quelque jour !

(Elle veut s’éloigner. Une troupe de jeunes filles, vêtues de blanc et portant des bouquets, arrivent deux par deux et lui barrent le passage. La plus jeune s’approche et commence à lui débiter son compliment.)

« Monsieur le comte et madame la comtesse, permettez-nous de vous exprimer en cet heureux jour la joie que nous éprouvons de vous voir donner plus que jamais l’exemple de l’union et des vertus conjugales qui…

JULIE, prenant le bouquet.

C’est bien, c’est bien, mon enfant, on ne vous en demande pas davantage ; c’est très-bien, je vous remercie.

LA PETITE FILLE, continuant.

« C’est toujours avec un nouveau plaisir, madame la comtesse et monsieur le comte, que nous fêtons l’anniversaire du jour trois fois heureux qui a uni pour la vie vos tendres cœurs ; car… »

BOURSET, avec emportement.

C’est assez ! quand on vous dit que c’est assez ! Gardez cela pour quand il y aura du monde ; vous venez trop tôt.

(Il s’éloigne d’un côté, Julie de l’autre ; les petites filles, déconcertées, se retirent en désordre.)

Scène VII.


LOUISE, LUCETTE.
LOUISE, pâle et tremblante.

Lucette, va un peu voir s’il ne vient personne par la petite allée, afin que je me sauve par là.

LUCETTE.

J’y vas, Mam’selle. Ah ! Dieu de Dieu ! comme vous allez t’être heureuse d’épouser M. le duc.

(Elle s’éloigne.)
LOUISE.
(George sort des bosquets et la contemple.)

Ô mon père ! ô ma mère ! je me plaisais encore à douter de mon isolement en ce monde ; à présent, je ne le puis plus… Haïe, méprisée, livrée comme une vile marchandise dont on trafique… Oh ! mieux vaudrait être morte !

(Elle s’assied sur les gradins, et cache son visage entre ses mains pour pleurer.)
GEORGE, à part, la regardant.

Ô corruption ! ô âme dépravée ! femme sans entrailles et sans cœur ! et toi, Samuel, Schylock moderne, il ne te reste plus qu’à tuer tes victimes pour vendre plus aisément leur chair et leur sang ! (Regardant Louise.) Malheureuse, innocente créature, que puis-je faire pour toi ? Ma protection ne pourra que te nuire. (À Louise, qui se lève avec impétuosité. Il l’arrête.) Où courez-vous ainsi ? Calmez-vous, votre désespoir va vous trahir.

LOUISE.

Oh ! vous êtes là ? Laissez-moi, ne vous occupez plus de moi. Je n’ai plus rien à ménager, car bientôt je n’aurai plus rien à craindre : je vais me tuer.

GEORGE.

Vous tuer ! Vous êtes donc sans foi et sans Dieu, vous aussi ?

LOUISE.

Dieu m’abandonne, je vois que personne ne m’aime, que je n’ai personne à qui me fier ! (À George, qui la retient.) Laissez-moi, vous dis-je ; demain matin ils me retrouveront dans la pièce d’eau sous leurs fenêtres ; je ne souffrirai plus… et alors ils me regretteront peut-être ; ce sera la première fois qu’ils m’auront aimée !

GEORGE.

Ô jeune fille ! ne te laisse pas briser par la perversité d’autrui et par ta propre douleur. Il est temps encore de te soustraire à l’horrible contagion qui bientôt peut-être te flétrirait aussi. Il le faut, et je crois qu’ici la main de Dieu me pousse et me trace mon devoir. J’aurai le courage de le remplir, quelque soupçon, quelque blâme qu’il en puisse retomber sur moi par la suite… Écoutez, Louise, voulez-vous avoir confiance en moi ? voulez-vous suivre mon conseil ?

LOUISE.

Et que feriez-vous à ma place ?

GEORGE.

Je fuirais cette maison à l’instant même, et j’irais me cacher dans un couvent.

LOUISE.

Me faire religieuse ? oh ! j’y ai souvent songé, j’y songe tous les jours.

GEORGE.

Non pas vous engager par des vœux téméraires, insensés ; mais vous placer, pour quelques années du moins, sous l’égide de personnes sages, et vous dérober à d’odieuses persécutions, à l’abri d’un asile inviolable.

LOUISE, vivement.

Je le veux ! Mais m’accueillera-t-on ? Voudra-t-on me protéger ? À quel titre implorerai-je l’appui des amitiés étrangères ?

GEORGE.

Fiez-vous à moi. Consentez à passer pour ma sœur ou pour ma fille, et ne vous inquiétez pas du reste. Je vous verrai souvent ; je veillerai sur vous.

LOUISE.

Vous !… Mais je ne vous connais pas !

GEORGE.

Vous me connaissez, et vous devez croire en moi ; je suis George Freeman.

LOUISE.

George Freeman ! ô mon sauveur ! protégez-moi !

(Elle va pour s’élancer dans ses bras, puis s’arrête tout à coup.)
GEORGE.

Hâtons-nous, mon enfant ; si vous voulez fuir, il n’y a pas un instant à perdre.

LOUISE, passant son bras sous le bras de George.
Partons. Ô ma mère ! pourquoi ne m’aimez-vous pas ?


Dieu m’abandone, je vois que personne ne m’aime. (Page 13.)

GEORGE, à part.

Ô Julie ! Julie !

(Ils fuient)
LUCETTE, rentrant tout essoufflée.

Mam’selle ! mam’selle !… vous pouvez venir, il n’y a personne, ils sont tous à la messe… Tiens… où est-elle donc passée ?…. Et ce monsieur ? Ah ! voilà une jolie affaire ! ils sont allés à la messe sans moi. Oh ! je les rattraperai bien.

(Elle se met à courir dans la direction contraire à celle qu’ont prise George et Louise.)
Un cortège rustique, la musique en tête, traverse le jardin et se dirige vers le château. Des jeunes filles vêtues de blanc et voilées, postulantes rosières, marchent en tête avec leurs mères. Des paysans portant des bouquets ferment la marche en criant :

Vive monsieur le comte ! vive madame la comtesse !