Les Missions extérieures de la marine - La station du Levant/08

Les Missions extérieures de la marine - La station du Levant
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 107 (p. 372-391).
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VIII

LE SIÈGE D’ATHÈNES.

I.

Les combats livrés dans la plaine d’Athènes et dans les eaux de Samos pendant les années 1826 et 1827 constituent le suprême effort tenté par la Grèce pour assurer de ses propres mains son indépendance. J’en ai réservé le récit afin de pouvoir présenter ces deux remarquables épisodes dans leur ensemble. Je m’occuperai d’abord des combats maritimes.

Le sultan Mahmoud, en 1826, considérait comme sa tâche la plus importante la poursuite de l’œuvre qu’il avait inaugurée dans la sanglante journée du 15 juin ; il n’entendait pas pour cela laisser la flotte de Khosrew et les vieilles phalanges albanaises inactives. La campagne de 1826 devait lui rendre la possession de Samos et se terminer par la pacification complète de la Grèce continentale. Il fallait, pensait-il, ce double triomphe à ses armes pour qu’aux yeux des croyans le Prophète parût sourire à ses desseins. La reprise de Samos surtout était de première urgence ; pouvait-on laisser plus longtemps flotter l’étendard rebelle à deux pas des côtes de l’Asie, menace incessante pour Chio, provocation à la guerre civile pour Smyrne, signal d’insurrection pour tout l’archipel des Sporades ? Trois fois déjà les capitans-pachas avaient usé leurs griffes contre les rochers de Samos ; mais les temps étaient bien changés. Les brûlots grecs n’avaient pu sauver ni Navarin, ni Missolonghi ; ils ne sauveraient pas davantage l’île que Logothetis retenait à grand’ peine dans les liens de la rébellion. Khosrew venait de détacher en Morée, pour y soutenir l’armée d’Ibrahim, la partie la moins agile de sa flotte. Il lui restait encore vingt-six bâtimens. Avec cette division, il mouilla devant Chio dès les premiers jours de juillet et envoya sur-le-champ aux milices asiatiques l’ordre de se rassembler à Scala-Nova.

La terreur répandue en tous lieux par le vent de persécution qui soufflait favorisa singulièrement cette levée. Le pachalik de Smyrne avait à fournir 3,000 hommes ; plus de 6,000 accoururent au premier appel. On devine l’émotion que ces graves nouvelles causèrent à Samos. Des secours furent sur-le-champ demandés à Hydra, mais cette île se croyait elle-même menacée. D’un instant à l’autre, le sort d’Ipsara pouvait devenir le sien. Déjà Spezzia était évacuée ; les habitans et les navires avaient fui. Hydra, de meilleure défense, comptait sur le concours éventuel des tacticos de Fabvier et des Souliotes, dont elle marchandait depuis un mois les services. Elle avait armé cent navires ; ce n’était pas le moment de les éloigner. Si les vaisseaux égyptiens avaient à cette époque quitté Alexandrie, l’irruption redoutée aurait sans doute eu lieu. Méhémet-Ali, par bonheur, retint sa flotte au port ; il ne se souciait pas de l’envoyer de nouveau batailler contre les vents étésiens. Il voulut attendre, pour la faire sortir, des temps plus favorables, ce qu’on pourrait appeler dans la Méditerranée la mousson d’automne. Dès que ces dispositions eurent transpiré et que les Hydriotes en furent avertis, ils montrèrent moins de répugnance à prêter l’oreille au désir des Samiens. Restait une dernière question à résoudre : qui paierait l’armement ? Ce ne serait pas à coup sûr le gouvernement grec. Ce gouvernement n’avait trouvé dans les coffres, le jour où il s’était installé à Nauplie, que la somme de kO piastres turques. Ce ne seraient pas davantage les Hydriotes. Quand on en est réduit au triste expédient des emprunts forcés, quand on a failli, pour subvenir à d’impérieuses dépenses, dépouiller les églises, spolier les couvens, mettre en gage les reliques, on ne fait pas de telles libéralités à ses voisins. Si les Samiens voulaient être défendus par une flotte, il leur appartenait et il n’appartenait qu’à eux de la solder. La nécessité de ce sacrifice, dans la situation où se trouvait la Grèce, s’imposait de très haut et n’admettait même pas de discussion. Les Samiens le comprirent ; ils envoyèrent 200,000 piastres turques à Hydra (160,000 francs environ). Les Hydriotes de leur côté firent partir pour Samos quarante bâtimens, — trente-deux bricks de guerre et huit brûlots. — Sur un de ces brûlots s’embarqua le marin intrépide qui plus d’une fois avait valu à lui seul toute une flotte, le héros de Chio, de Tchesmé, de Scala-Nova, d’Alexandrie : Canaris.

Le 23 juillet 1826, Sachtouris quittait le mouillage d’Hydra ; le 24, le capitan-pacha appareillait du mouillage de Chio. Un premier engagement fut sans résultat. Le 28, les deux flottes se serrèrent de plus près. Khosrew, suivant son habitude, se tenait sous le vent de ses plus gros navires rangés en bataille sur une seule file. Au risque d’être enveloppé par cette flotte, qui pouvait en se repliant se refermer sur lui. Canaris se jeta dans la ligne et manifesta l’intention de la traverser. La ligne s’ouvrit prudemment devant « son brick noir. » Canaris alla droit au capitan-pacha. Un heureux coup de barre sauva la frégate amirale : l’incendie dévora le brick grec sans atteindre le bâtiment turc. Canaris était déjà dans sa barque. Détachées de la poupe des vaisseaux, qui les traînaient constamment à la remorque, de longues et rapides péniches s’étaient de toutes parts lancées à sa poursuite. Les Grecs faisaient force de rames ; deux chaloupes torques pourtant les atteignirent. Il fallut engager un combat corps à corps, se frayer le passage sabre en main. Canaris dans cette lutte fut grièvement blessé : on le transporta le jour même à Naxie ; il y reçut les marques de sympathie de ses compatriotes et les soins du chirurgien-major de la Dauphinoise. Pendant cinq jours, les deux flottes restèrent en présence. Spectateur impatient de ces rencontres sans issue, l’amiral de Rigny ne comprenait rien à l’inconcevable prudence des Turcs. — Comment, se demandait-il, une pareille escadre, qui comptait deux vaisseaux et six frégates, n’a-t-elle pas exterminé des bricks dont toute la défense résidait dans leur agilité et dans l’habileté de leurs matelots ?

Khosrew, heureusement pour les Grecs, n’était pas homme à brusquer les choses. Il se bornait « à faire quelques vives démonstrations tantôt vers Samos, tantôt vers Skiatos. » En réalité, ce grand temporisateur se flattait de vaincre sans avoir besoin de combattre. Les flottilles grecques tenaient rarement la mer pendant plus d’un mois. Pour avoir raison de Samos, il suffisait d’attendre le jour où les Samiens seraient par la retraite des bâtimens d’Hydra livrés à eux-mêmes ; mais le fruit vers lequel le pacha avait si souvent étendu da main ne devait pas encore se détacher de la branche. Un nouveau paiement de 250,000 piastres retint les Hydriotes sur la côte d’Asie. Khosrew découragé jugea le moment venu d’aller réparer les avaries qu’avait reçues sa frégate dans les combats du mois d’août. Il laissa le commandement de la flotte au capitan-bey, le fameux Tahir-Pacha, notre futur adversaire à Navarin, et fit route pour le mouillage de Folieri, port situé à l’entrée du golfe de Smyrne.

Il n’y avait dans Tahir-Pacha ni l’étoffe d’un tacticien, ni celle d’un diplomate ; seulement, le jour de l’action venu, on pouvait être certain que ce Turc de vieille roche irait au combat de franc jeu. Miaulis venait de rejoindre Sachtouris avec quelques navires de renfort. Il chercha la flotte ottomane, et la rencontra le 10 septembre 1826 dans les eaux de Métélin. Pendant toute la nuit, on entendit de Folieri une forte canonnade. Khosrew était alors en conférence avec le comte Guilleminot, venu par terre de Constantinople à Smyrne et de Smyrne à Folieri sur la frégate la Pomone. Le 11, au point du jour, la Pomone et la Dauphinoise se portèrent du côté où le canon avait grondé. Elles arrivèrent pour assister à la reprise du combat. Les Turcs étaient sous la côte sud-est de Métélin, les Grecs défilaient devant eux, épiant le moment de lancer leurs brûlots. Bien que la brise fût encore assez faible, tout était déjà en mouvement dans les deux lignes. Un brick se dirigeait vers un vaisseau turc ; le vaisseau masqua soudainement toutes ses voiles, et présenta, non sans adresse, au brûlot sa batterie. Le brûlot, au grand étonnement de nos officiers, ne tarda pas à reparaître sain et sauf, après avoir été couvert de projectiles et comme englouti dans un tourbillon de fumée. Le capitaine du vaisseau avait manœuvré à l’européenne, les canonniers venaient de tirer à la turque. Fallait-il donc s’étonner si, après un long combat de nuit, on n’apercevait dans les deux flottes que des avaries insignifiantes ? Une frégate ottomane avait un trou de boulet dans son grand hunier, une autre une écoute de cacatois coupée. Parmi les bricks grecs, celui-ci changeait son grand mât de perroquet, celui-là réparait sa brigantine. Les coques des deux escadres n’offraient l’apparence d’aucune blessure.

La première passe de la matinée avait été suivie d’une sorte de trêve. La flotte ottomane et la flottille grecque, gênées par l’incertitude de la brise, reprenaient haleine d’un commun accord. Les Grecs avaient alors cinquante bâtimens, quatre polacres, quarante-quatre bricks et deux goélettes. La ligne turque continuait à déployer deux vaisseaux, six frégates, quatre corvettes et neuf bricks. Miaulis, toujours habile, toujours manœuvrier, avait su garder l’avantage du vent. Dans l’après-midi, la brise devint plus fraîche ; les Grecs en profitèrent pour se rapprocher de l’ennemi. Le capitaine Brait de la Dauphinoise a rendu, dans le rapport que j’ai sous les yeux, la plus chaleureuse justice à la conduite des capitaines hydriotes. « Ils étaient vraiment admirables, nous dit-il, passant et repassant à demi-portée de canon des Turcs, essuyant sans en paraître ébranlés ce feu violent qui eût dû les anéantir, et qui faisait jaillir l’eau de tous côtés autour d’eux. » La plupart du temps, les bricks grecs se bornaient à riposter sans sortir de la ligne. D’autres fois ils se formaient en groupes pour menacer, harceler, envelopper quelque vaisseau ennemi écarté de son poste. On eût dit alors une meute affamée ou, suivant l’expression du capitaine Brait, « une de ces foules curieuses qui, dans les fêtes publiques, s’agite et se presse pour mieux voir. »

Le moment est enfin venu où les brûlots vont entrer en lice. Toute l’escadre ottomane semble agitée d’un secret frisson. Des vaisseaux laissent brusquement arriver, d’autres, jetant leurs voiles sur le mât, se sont arrêtés court. En un instant, la ligne est rompue. Une seule frégate au milieu de ce désordre n’a pas encore perdu contenance : c’est la frégate que monte le capitan-bey. Elle tient le vent, séparée par un long intervalle des vaisseaux qui devraient l’appuyer. Treize bricks accourent à la fois et l’entourent. La frégate fait feu des deux bords. C’est un sanglier aux abois, mais un sanglier qui tient les limiers à distance. Un brick se détache du groupe le plus rapproché des assaillans. La brise le pousse rapidement vers la poupe de Tahir-Pacha : une de ces péniches remorquées dont la mission spéciale est de détourner les brûlots l’arrête et le saisit au passage ; elle le fait facilement dévier de sa route et l’abandonne au souffle qui l’entraîne. Une gerbe de flammes bientôt suivie d’une longue détonation annonce à l’armée turque le péril auquel son chef vient, grâce à un remarquable sang-froid, d’échapper. Vers quatre heures, le feu cesse. Appelés par les signaux répétés de Tahir-Pacha, les Turcs se rallient peu à peu autour de la frégate-amirale. Nos officiers constatent les dégâts. Deux bâtimens grecs sont démâtés ; des voiles pendent en lambeaux, des vergues fracassées encombrent les gréemens, les coques mêmes portent de nombreuses empreintes. On s’était battu cette fois à distance raisonnable. On y avait mis surtout plus d’acharnement. « Je ne pense pas cependant, écrivait l’amiral de Rigny, qu’il y ait eu plus de 25 hommes hors de combat dans chaque flotte. Le capitan-pacha m’a dit, quand je l’ai revu quelques jours plus tard, que les Turcs avaient eu 22 hommes tués ou blessés, et que, le soir, deux des bricks grecs engagés avaient coulé bas. »

Le lendemain de cette émouvante journée, dès que les premières lueurs éclairèrent l’horizon, nos officiers cherchèrent des yeux les deux escadres. La flotte ottomane occupait la même position ; la flottille grecque avait disparu. En ce moment arrivait de Folieri la frégate de Khosrew-Pacha. Khosrew put constater le triomphe de son lieutenant, resté maître du champ de bataille. Il ne trouva pas néanmoins cette victoire assez décisive pour s’engager dans la grosse aventure d’une descente. Il soupçonnait Miaulis de ne pas s’être éloigné pour longtemps. Le 8 octobre en effet, Miaulis revenait à la charge, toujours aussi impuissant et toujours aussi opiniâtre. C’est ainsi que l’amiral hydriote gagna l’époque où Samos, protégée par l’hiver, n’eut plus rien à craindre des entreprises de la flotte turque. Le 12 novembre 1826, on apprit à Smyrne que le capitan-pacha remontait les Dardanelles.

Khosrew ne devait pas être sans quelque inquiétude sur l’accueil qui l’attendait à Constantinople. Mahmoud reçut son vieux favori à bras ouverts. Malgré son antipathie prononcée pour tout ce qui venait d’Egypte, le capitan-pacha n’avait eu garde de désapprouver la réforme ; il s’était au contraire empressé d’y plier les galiondjis. Il fit manœuvrer ces soldats de marine devant le sultan. Leur instruction était de beaucoup supérieure à celle des troupes du séraskier. « Il n’en fallut pas davantage, nous apprend le comte Guilleminot, pour faire oublier les hauts faits de sa dernière campagne et pour raffermir sa tête sur ses épaules. » Quant aux Samiens, ils subissaient plus que jamais l’ascendant tout-puissant de Logothetis. Le dictateur était devenu, depuis la retraite de Khosrew, une des grandes figures de la Grèce. Le parti qui lui avait été opposé, ne se trouvant plus en sûreté dans l’île, alla prudemment chercher un refuge en Asie. La gloire des Samiens faillit un instant éclipser celle des Souliotes et des habitans de Missolonghi. C’est à eux que s’adressait Cochrane en mettant le pied sur le sol de la Grèce. « Ne songez pas seulement, leur disait-il, à défendre vos propres rivages. Préparez-vous, si l’ennemi persiste dans ses entreprises, à porter avec moi la guerre dans son empire. La délivrance des chrétiens prisonniers, le châtiment des dévastateurs de Cydonia, de Chio et d’Ipsara, le partage des richesses qu’ont accumulées les musulmans de Smyrne, seront la récompense de votre courage. »

Samos, malgré l’honorable attitude qu’avaient su garder ses vaillans montagnards, ne méritait pas cet excès d’enthousiasme. C’était, on l’oubliait trop, la flottille hydriote qui avait arrêté les Turcs. Je ne crois pas exagérer le rôle de la marine grecque durant cette longue guerre en lui attribuant la part la plus considérable dans l’affranchissement de la patrie. L’importance des services rendus, las avantages décisifs qu’elle a remportés, s’expliqueraient mal par la seule inexpérience de l’ennemi.

Il a fallu l’audace et l’habileté de Fernand Cortès pour venir à bout des Indiens de Montezuma. Les vaisseaux du sultan auraient probablement dispersé des flottilles qui auraient eu pour les conduire des chefs moins entreprenans que les navarques hydriotes. La renommée des Miaulis, des Canaris et de tant d’autres capitaines grecs n’est donc pas une renommée surprise. Leur gloire à tous les titres est de la gloire du meilleur aloi. Nous allons chercher des leçons dans les combats livrés sur l’autre rive de l’Atlantique ; nous en trouverions peut-être de plus fécondes dans la méditation de cette tactique improvisée, qui sut si bien opposer l’agilité à la force, la flamme au canon, une étreinte destructive à la masse. La délivrance de Samos fut malheureusement le dernier exploit de la marine grecque. Dès que Cochrane parut, il n’y eut plus en Grèce de marine nationale. Tout s’effaça devant le grand initiateur, tout fléchit sous sa volonté, et l’on vit ce Miaulis, qui eût pu être en d’autres temps le rival de Ruyter ou de Duquesne, descendre avec une abnégation antique du rang d’amiral à celui de simple capitaine.

II.

La campagne de Reschid-Pacha dans l’Attique devait avoir une tout autre issue que la nouvelle tentative dirigée contre les insurgés de Samos par Khosrew. Avant de s’abîmer dans la réforme militaire de Mahmoud, la vieille Turquie allait encore une fois faire tourbillonner ses delhis dans la plaine, lancer ses farouches arnautes à l’assaut. Le siège d’Athènes a les proportions régulières d’une tragédie classique, l’unité de temps et de lieu, mais les souvenirs que ce siège évoque, les personnages qu’il fait apparaître en scène, n’appartiennent pas à l’antiquité : ils s’arrêtent à des temps plus modernes, aux premiers âges de l’époque féodale. Reschid-Pacha, brillant, chevaleresque, véritable Murat ottoman, eût été quelques siècles plus tôt un Malek-Adel. Omer-Vrioni, son coopérateur, nous offre le type achevé du mercenaire albanais. Les chefs grecs. Gouras, Karaïskaki, Kriezotis, Delyannis, n’ont rien de commun avec les Miltiades et les Trasybules ; en revanche, ils rappellent à s’y méprendre les compagnons de Scanderbeg et des Tsernoïevitch. Le drame athénien se partage en deux périodes distinctes, en deux actes. Pendant la première période, tout se passe à la grecque. Pour faire lâcher prise à Reschid, les insurgés ne songent qu’à surprendre ses postes, à intercepter ses convois, à l’inquiéter sur ses derrières. Dans le second acte, la parole et l’action sont aux philhellènes. Deux Anglais, Cochrane et Church, exercent le commandement suprême. L’archi-navarque et l’archi-stratège rassemblent en un seul faisceau les tacticos, les klephtes et les armatoles. Par leurs discours, ils électrisent le corps législatif. Ils font rougir les Grecs de leurs brigandages sans gloire, de leurs hésitations, de leurs atermoiemens ; ils les traînent ainsi pêle-mêle en champ-clos. Le résultat est loin de répondre à leur attente. Les reproches amers succèdent alors aux harangues enthousiastes. On n’a tenu aucun compte ni des qualités natives, ni des vices invétérés de ces hordes à demi sauvages ; on a voulu les conduire comme des troupes réglées au combat. On s’est trompé. Sur ce sol durci par une longue absence de culture, la vaillance et la morgue anglaises ne feront pas pousser de moissons. La Grèce laissée à elle-même eût, — tout porte à le croire, — plus sagement agi. Les conseillers que l’Europe lui envoie ne lui apprennent pas ce qu’elle ignore : ils la troublent et la désorientent.

Ne nous occupons pour le moment que de la première période, de la période exclusivement grecque de la campagne.

Ce fut dans les premiers jours du mois de juin 1826 que Reschid-Pacha, laissant ses dépôts à Missolonghi et combinant ses mouvemens avec ceux du pacha de Négrepont, Omer-Vrioni, se mit en marche pour descendre dans les plaines de l’Attique. Les Grecs occupaient encore l’Acro-Corinthe et les défilés des monts Géraniens, Ils coupaient ainsi toute communication entre l’armée turque et l’armée égyptienne. Ils gardaient même, par les sentiers qui longent le golfe d’Egine et le golfe de Lépante, un débouché ouvert de Mégare sur Salone. Il leur eût fallu la possession des passes du Cithéron et de tous les cols du Parnès pour empêcher Reschid de tirer ses approvisionnemens de la Thessalie, ses renforts des provinces albanaises. Maître des routes qui vont d’Athènes à Thèbes, de Thèbes à Missolonghi et au canal de Négrepont, le séraskier pouvait se passer des secours qui lui viendraient de la mer, et une longue expérience lui avait appris que de la mer il n’en devait pas attendre. Thèbes était donc le nœud vital de son entreprise. S’il perdait ce plateau, sa situation devenait à l’instant très grave. L’Attique pouvait être le tombeau de l’armée ottomane, comme l’extrémité de la péninsule italienne a été tant de fois le tombeau des Français.

Le 19 juillet 1826, le brick le Cuirassier, commandé par le capitaine de frégate Jacques Le Blanc, était au mouillage de Salamine, en face du village d’Ambellaki. Depuis trois jours, les Turcs avaient envahi la plaine d’Athènes ; ceux de Négrepont y étaient arrivés les premiers. Le Pirée et toute cette partie de la côte de l’Attique étaient déserts. Les capitaines athéniens avaient dévasté eux-mêmes et fait évacuer les villages environnans pour ne laisser aucune ressource à l’ennemi. Plus de 5,000 réfugiés, chassés de l’Attique et de la Béotie, vivaient entassés sur l’île de Salamine, Tout leur manquait à la fois sur ce rocher nu, le logement, la nourriture, et jusqu’à l’eau qui était insalubre. Jamais le dénûment ne se montra sous un plus horrible aspect. Les Grecs renfermés dans Athènes avaient déjà eu plusieurs échauffourées avec l’ennemi. Ils continuaient à défendre l’enceinte de la ville et la colline du Musée, soutenue par une des batteries de l’Acropole. Les assiègeans attendaient leur artillerie. Si délabrés que fussent les murs d’Athènes, ils pouvaient encore défier la fusillade. On estimait à un millier d’hommes environ le nombre des défenseurs enfermés dans la place, à 3,000 celui des Turcs arrivés de Salone. Notaras, qui commandait dans l’Acro-Corinthe et devait défendre les dervends des monts Géraniens, était en communication par Mégare avec le camp des Grecs, et promettait incessamment des renforts.

Le séraskier n’avait pas voulu se mettre de sa personne en campagne avant d’avoir fait occuper les passes de l’OEta et du Parnasse, d’avoir renforcé la garnison de Thèbes et organisé des communications régulières entre la Thessalie et l’Eubée. Le 28 juillet 1826, il se montrait enfin dans la plaine d’Athènes et établissait son quartier-général à Patissia. L’armée de Reschid, après les détachemens qu’il avait dû faire pour assurer ses derrières, ne dépassait pas 7,000 hommes. La cavalerie se composait de 800 chevaux, le train d’artillerie de vingt-six canons et mortiers. La colline du Musée fut emportée d’assaut, et on y dressa trois batteries. Dans la nuit du 14 au 15 août, Reschid s’empara de la ville et en refoula les défenseurs dans la citadelle.

La Grèce cependant s’était émue. Pour arracher Athènes au sort qui la menaçait, le gouvernement s’adressa d’abord aux Rouméliotes de Karaïskaki. Le 27 juillet 1826, ce chef intrépide, nommé à l’unanimité des voix général en chef de la Grèce orientale, partit de Nauplie à la tête de 600 hommes. Ibrahim en ce moment se rapprochait de Corinthe. On put craindre qu’il ne devançât le corps de Karaïskaki, et que cette troupe, trop faible pour s’ouvrir un passage, n’eût pas le temps de franchir l’isthme avant que les communications avec Athènes fussent coupées. Ce n’était heureusement qu’une alerte. L’arrivée de Karaïskaki à Eleusis dissipa les inquiétudes que la marche d’Ibrahim avait fait naître. Bientôt cependant la troupe de Kriezotis, celle du Monténégrin Vassos, les Athéniens du capitaine Lecca, les tacticos du colonel Fabvier, vinrent se ranger avec 70 philhellènes sous les ordres du chef des armatoles. Tous ces détachemens réunis atteignaient à peine le chiffre de 3,500 combattans.

L’amiral de Rigny, dont la vigilance et l’activité n’étaient jamais en défaut, venait d’arriver sur la frégate la Sirène, qui portait son pavillon, au mouillage de Salamine. Le 16 août, les opérations commencèrent. Un massif montagneux que traversait autrefois la voie sacrée sépare la plaine d’Athènes de la plaine d’Eleusis. Les Grecs franchirent pendant la nuit ce massif et prirent position sur le revers oriental, près du village de Kaïdari, à 1 mille environ des bords du Céphise, à moins de 3 milles de l’enceinte d’Athènes. Les troupes du pacha étaient encore dispersées. Suivant leur habitude, les palikares s’étaient empressés d’élever des tambours en pierres sèches pour se mettre à l’abri de la fusillade ; les tacticos voulurent combattre à découvert. Reschid fit avancer contre eux son artillerie. On se tirailla ainsi jusqu’au soir, avec une perte à peu près égale des deux côtés. Les palikares furent les premiers à rétrograder. Dès que les tacticos ne se sentirent plus soutenus, ils lâchèrent pied à leur tour. Tous s’en furent ainsi au pas de course jusqu’à Eleusis, demandant à se rembarquer, jetant armes et bagages, abandonnant deux canons et trois drapeaux aux Turcs. C’était une défaite, mais c’était aussi une leçon.

« Le lendemain, nous dit l’amiral de Rigny, je me rendis au camp du vizir. J’obtins la délivrance de quelques prisonniers étrangers à l’Attique. Quant à ceux de cette province, le pacha m’assura qu’il ne leur serait fait aucun mal, et qu’ils allaient être renvoyés dans les villages soumis. Je reçus ensuite la visite du séraskier et d’Omer-Vrioni, pacha de Négrepont. Par un concours fortuit, au moment où ils montaient à bord, arrivait aussi de son côté Karaïskaki. Ces chefs eurent là une entrevue assez longue. Karaïskaki trouvait dans la suite du vizir des Albanais qui avaient été autrefois ses amis ; des propositions de changer de parti furent sans doute échangées, mais sans résultat. Entre Albanais, tout cela est sans conséquence. »

Cet Omer-Vrioni, qui avait jadis séduit Odysseus, la plus haute renommée de la montagne, le fils d’un des héros de l’insurrection de 1770, était homme à tenter la foi de tous les capitaines grecs. Il devait sa propre fortune à la trahison. Mercenaire enrichi en Égypte pendant les troubles qui précédèrent la consolidation de l’autorité de Méhémet-Ali, il était un des lieutenans du pacha de Janina quand les armées turques s’avancèrent vers l’Épire. Il livra la passe de Metzovo, qu’Ali l’avait chargé de défendre, et obtint, pour prix de sa défection, le pachalik de Bérat. Plus fin que Mavrocordato, plus rusé que Tricoupi, il se fit un jeu de la crédulité de ces hommes d’état ; mais en 1823, les Grecs prirent leur revanche. Ils amusèrent Omer, devenu gouverneur de Janina, par de fausses promesses de défection, gagnèrent ainsi l’hiver et obligèrent le pacha déçu à se retirer sur Vrachori. Au printemps de 1825, Omer fut investi du gouvernement de Salonique. « Les vieillards turcs, nous dit le capitaine Deloffre, les autorités locales et les janissaires virent avec répugnance arriver dans leur ville cet Albanais qui ne marchait qu’entouré de soldats chrétiens. » Ennemi personnel du capitan-pacha, Omer-Vrioni n’avait pas jugé inutile à sa sécurité cette escorte de 3,000 montagnards épirotes. La nationalité unit les Albanais bien plus que la religion ne les divise.

Omer s’était pénétré à la cour du pacha de Janina de la politique astucieuse du vieil Ali. On le voit dès le début pratiquer cette politique en maître. Les armatoles du Pélion, de l’Olympe et du Pinde avaient conservé sous la domination turque le droit de porter les armes ; ils élisaient leurs primats, levaient eux-mêmes leurs taxes. Tous les conquérans qui s’étaient succédé en Grèce depuis le XIIIe siècle avaient respecté leur indépendance municipale ; Omer Vrioni mit à néant ces antiques franchises. La rivalité de Ranges et de Karaïskaki lui en ouvrit le chemin. Des troupes expédiées de Larisse occupèrent le district jusqu’alors inabordable d’Agrapha. Omer avait pris parti pour Ranges ; il laissa Karaïskaki à la Grèce. Ce fut une semblable méprise que commit Louis XIV quand il négligea de s’attacher le prince Eugène.

De taille moyenne, maigre, brun, actif, avec un regard expressif et perçant, Karaïskaki avait toutes les aptitudes d’un chef de bandes irrégulières, sans en exclure les faiblesses et les vices. La guerre ne se lassait pas d’éclaircir les rangs des champions de la liberté. Le rôle du capitaine d’Agrapha ne tarda pas à grandir, et ses facultés se développèrent avec son importance. Karaïskaki commandait en 1825 les Rouméliotes à la bataille de Modon ; à peine remis de cette sanglante défaite, il courait attaquer les convois de Reschid dans les montagnes de l’Acarnanie. On aurait eu tort d’attendre de cet homme des hautes terres des combinaisons profondes, un plan de campagne régulier ; Karaïskaki faisait la guerre en klephte, il la fit pendant cette campagne avec autant de vigueur et plus d’intelligence que Colocotroni. Ces deux capitaines se ressemblaient aussi peu par leur génie que par leur apparence. Ils appartenaient à la même nation, non pas à la même race.

Un autre soldat rouméliote, un autre capitaine d’armatoles, avait aussi naguère commandé dans l’Acropole d’Athènes ; mais la rudesse albanaise avait eu raison de l’astuce du plus rusé des Grecs. On se souvient qu’Odysseus, compromis et abandonné par Omer-Pacha, n’avait pu se soustraire à la juste vengeance de Coletti qu’en se livrant à son propre lieutenant, l’Albanais Gouras. Tiré par la faveur d’Odysseus des rangs obscurs de la troupe, Gouras n’avait pas livré son chef à une faction ennemie ; il ne s’était pas cru non plus tenu de le rendre à la liberté. Il y avait trois mois que Coletti et Condouriotti réclamaient en vain le coupable quand, le 3 juillet 1825, une dépêche du capitaine de l’Alsacienne vint annoncer à l’amiral de Rigny que « le général Odyssée, en voulant s’évader de la prison du château d’Athènes au moyen d’une corde, s’était laissé tomber de cent et quelques pieds de haut et s’était tué sur le coup dans sa chute. » Le corps mutilé d’Odysseus fut en effet trouvé vers cette époque au pied de la tour franque qui s’élève à l’aile méridionale des Propylées. Le prisonnier avait-il péri en tentant de s’échapper, comme le bruit en courut d’abord ? Fut-il assassiné par Gouras, inquiet de la tournure que prenaient les événemens, et désireux de ne pas laisser l’ami qu’il avait trahi ressaisir, à l’exemple de Colocotroni, le pouvoir ? C’est encore là un de ces mystères historiques que des relations tout empreintes de la passion implacable des guerres civiles ne nous aideront pas à éclaircir.

Dans une société barbare, celui qui prend la confiance pour oreiller ne doit pas se promettre de longs jours. Le soupçon peut s’égarer parfois ; il n’en est pas moins prudent de toujours soupçonner. « Chose étrange, écrivait l’amiral de Rigny, c’est la crainte qu’avait Gouras, enfermé dans le château d’Athènes, de voir ses compagnons lui en fermer les portes qui l’a empêché de faire le 18 août une sortie décisive. La garnison de l’Acropole est restée inutile spectatrice des efforts tentés sous ses murs. » Obligé de dévaster la plaine d’Athènes pour n’en pas livrer les récoltes à l’ennemi, de lever dans tous les villages environnans des contributions pour payer ses troupes, d’y pratiquer sur l’échelle la plus large les réquisitions, Gouras, que nos commandans ne se font pas faute d’accuser « d’avarice, d’extorsions, d’injustice, » ne faisait peut-être que céder aux cruelles nécessités de la guerre. Traître lui-même envers son bienfaiteur, il se sentait partout entouré de trahisons. Les belliqueux habitans de la chaîne du Parnès, des villages de Khasia.et de Menidhi, avaient pris parti pour Reschid ; les habitans d’Athènes pouvaient être tentés d’imiter cet exemple. Gouras n’avait confiance que dans les 400 mercenaires qui formaient depuis longtemps son escorte. C’était avec eux qu’il s’était enfermé dans l’Acropole, refusant aux Athéniens le droit d’y pénétrer. Quand Reschid eut emporté la ville, il fallut cependant se résigner à ouvrir les portes de la citadelle à cette foule qui fuyait sous le sabre des Turcs. L’enceinte de l’Acropole, défendue par dix-sept pièces d’artillerie, renfermant des provisions pour plus de dix-huit mois, se trouva dès lors sous la garde de 800 combattans, mais de combattans divisés ; la présence de 800 femmes ou enfans ajoutait encore aux difficultés et aux embarras de la défense. La jeune femme de Gouras se chargea de faire régner la décence et le bon ordre au sein de cette troupe abandonnée. Dans Athènes pas plus que dans Missolonghi, on n’avait voulu de bouches inutiles : les êtres trop faibles pour combattre étaient employés aux travaux de terrassement ; sur les remparts, ils portaient les munitions ou surveillaient les mouvemens de l’ennemi. La Minerve aux yeux bleus, qui semble avoir été pendant cette première partie du siège l’inspiratrice et l’âme de la résistance, se montrait partout, la première à la peine, la première aussi au péril. C’est une justice que les diplomates autrichiens eux-mêmes lui ont rendue. Cette intéressante héroïne avait le courage sans avoir la férocité et l’insensibilité farouche de la Bobolina.

En apprenant qu’Athènes allait être assiégée, l’ambassadeur d’Angleterre s’était empressé d’intervenir en faveur des monumens dépouillés jadis par lord Elgin. En firman du grand-seigneur fut accordé à ses instances. Le lendemain du jour où ce firman lui avait été remis par le consul d’Autriche, M. Gropius, le séraskier lançait ses premières bombes et tirait ses premières salves sur la citadelle. De la colline du Musée, les projectiles atteignaient sans peine le Parthénon. Impuissans à déplacer les solides assises de marbre, ils en faisaient jaillir à chaque coup quelque éclat. Inutile sacrilège ! Reschid ne tarda pas à reconnaître que ce bombardement n’avancerait pas d’une heure la reddition de la place. Il cerna l’Acropole, et, cheminant sous terre, entreprit de miner sournoisement les remparts. Les Turcs ont de tout temps excellé dans ce genre d’attaque ; mais parmi les Grecs il se rencontra plus d’un de leurs élèves. Les assiégés contreminèrent avec succès les travaux des Osmanlis, éventèrent leurs fourneaux, firent crever les galeries qu’ils creusaient jusque dans le roc. Des assauts furent alors tentés par les Tosques d’abord, par les Guègues plus audacieux ensuite. Guègues et Tosques furent également repoussés. Reschid-Pacha en fut réduit à resserrer de son mieux le blocus et à prendre ses dispositions pour l’hiver.

III.

Le 12 octobre 1826, dans une reconnaissance de nuit. Gouras tomba frappé d’une balle. Sa veuve ranima les soldats consternés. Quelques jours plus tard, le 23 octobre, Kriezotis débarquait dans la baie de Phalère et se glissait avec A50 hommes jusqu’au pied des murs de l’Acropole. Karaïskaki, pendant ce temps, attirait l’attention de l’ennemi d’un autre côté. Renforcée par la troupe de Kriezotis, la garnison d’Athènes avait retrouvé un chef ; la veuve de Gouras retrouva un fiancé. Le besoin de s’entendre pour la défense commune paraît avoir plus encore que l’amour rapproché ces deux cœurs. Ce ne fut pas malheureusement pour longtemps. Instruit de la mort de Gouras, Reschid Vêtait flatté de trouver désormais les défenseurs de la citadelle moins opiniâtres. Il donna l’ordre de rouvrir le feu, et les mortiers firent de nouveau pleuvoir leurs projectiles. Une bombe tomba sur le toit blindé de l’Erectheion. La veuve de Gouras, la fiancée de Kriezotis, avait cherché un abri dans cet édifice ; elle fut ensevelie avec dix autres personnes sous les décombres. Ainsi périt une des plus vaillantes créatures qui aient honoré cette lutte dans laquelle les hommes se montrèrent patiens et courageux, où les femmes ne cessèrent pas un instant d’être héroïques.

Reschid-Pacha ne pouvait pas vivre en été des ressources de la plaine dévastée d’Athènes ; il lui fallait tout faire venir de la Thessalie. Que serait-ce en hiver, si le gouvernement grec parvenait à gêner ou à interrompre ses communications ! « Il sera, écrivait l’amiral de Rigny, obligé de lever le siège. » Dans les premiers jours d’octobre, le colonel Fabvier, que le commandant du Loiret, M. de Missiessy, avait vu à Ambellaki, préparant une nouvelle expédition pour secourir Athènes, reçoit l’ordre inopiné de se porter sur Thèbes. Un autre officier français, M. Voutier, est autorisé à recruter des troupes pour agir contre Négrepont. « Quant aux chefs grecs, nous dit l’amiral, ils sont occupés ailleurs. Ces messieurs rivalisent avec les Égyptiens pour la destruction des troupeaux moréotes. Les provinces de Corinthe et de Vostizza viennent d’être dévastées ; ne croyez pas que ce soit par Ibrahim, ce sont les Grecs qui s’y sont disputé la récolte des raisins. » Transporté de Salamine à Mégare, Fabvier marche sur la ville qu’il a l’intention et l’espoir de surprendre. Il venait d’atteindre les bords de l’Oropos quand il apprit une nouvelle qui était assurément de nature à modifier ses projets. Les passes du Cithéron n’étaient plus gardées par les troupes irrégulières auxquelles il en avait confié la défense, c’était la cavalerie de Reschid qui les occupait. Fabvier n’eut que le temps de battre en retraite. Coupé de Mégare, il put heureusement se replier sur Nauplie et Methana en gagnant par des chemins détournés l’isthme de Corinthe.

Vers cette époque, le gouvernement grec, composé de onze membres sous la présidence de Zaïmis, éprouva le besoin de se rapprocher d’Athènes. Par le choix justifié d’une nouvelle résidence, il voulait surtout échapper au contrôle de la faction militaire, qui, pour mieux le combattre et mieux le dominer, s’était réconciliée avec les chefs du parti hydriote. Laissant à Colocotroni et à Condouriotti le soin de défendre la Morée, le pouvoir exécutif quitta donc Nauplie et vint s’établir, le 23 novembre 1826, à Égine. Une double expédition était déjà concertée contre les approvisionnemens de Reschid. Coletti, à la tête des armatoles de l’Olympe, réfugiés depuis deux ans dans les îles de Skiatos, de Scopelos et de Skyros, où ils se livraient sans vergogne au pillage des bâtimens neutres, se chargea d’aller occuper la ville de Talanti, située sur la rive méridionale du canal de Négrepont. La possession de cette place le rendrait maître du passage des Thermopyles. Karaïskaki, rejoint par Nikétas, qui lui avait amené les derniers survivans de la garnison de Missolonghi, irait de son côté se poster avec 3,000 hommes à l’entrée des défilés du Parnasse. Les convois de la Thessalie et les arrivages de la mer Ionienne seraient du même coup interceptés.

En ce moment, les souscriptions françaises commençaient à prendre le chemin d’Égine. On en mit les premiers versemens à la disposition de l’ancien médecin d’Ali-Pacha. Grâce à ce secours opportun, Coletti put se procurer des vivres, des munitions et une flotte. Sorti d’Eleusis le 6 novembre, Karaïskaki franchissait sans combat les gorges du Cithéron ; il avait atteint Dombrena que Coletti rassemblait encore ses armatoles. Le plan des Grecs commençait à se dessiner, mais Reschid n’était pas un de ces Turcs somnolens que les coups du destin viennent toujours frapper à l’improviste. Il avait le sentiment des dangers de sa situation, et les intelligences qu’il entretenait dans plus d’un village de l’Attique ne laissèrent pas le double mouvement qui le menaçait s’accomplir avant qu’il en fût prévenu. Reschid fit partir Omer-Vrioni pour l’Eubée, Mustapha, son propre lieutenant, pour Salone. Le 20 novembre 1826, Coletti, croyant n’avoir devant lui qu’un petit corps turc, prenait terre près de Talanti. Il se heurtait à des forces considérables et se voyait contraint de revenir à la hâte sur ses pas. Au moment de se rembarquer, il chercha vainement les bâtimens hydriotes, auxquels il avait cependant payé un mois de solde en avance. Les Hydriotes ne l’avaient pas attendu, et Coletti dut s’estimer trop heureux de pouvoir réunir quatre-vingts bateaux non pontés qui le ramenèrent avec sa troupe démoralisée à Skiatos.

La marche sur Salone avait mieux’réussi. Karaïskaki venait d’embusquer, sous les ordres de Grivas, 500 hommes à Rhakova, un des sites les plus abrupts de la chaîne du Parnasse. Les Albanais de Moustapha suivaient en ce moment sans défiance la route de Salone à Thèbes. Ils furent arrêtés par cette avant-garde. Karaïskaki accourut avec tout son corps et ferma l’ouverture des trois vallées à la jonction desquelles est bâtie Rhakova. Le 6 décembre, les Albanais étaient affamés : le plus grand nombre déposa les armes. 700 Guègues essayèrent seuls de se dérober à cette extrémité aussi périlleuse qu’humiliante. Surpris au milieu de leur fuite par une tourmente de neige, poursuivis par les Grecs, ils laissèrent plus de la moitié des leurs sur la route ; 300 seulement parvinrent à regagner Salone. Les têtes de quatre beys, au nombre desquelles figurait la tête de Moustapha, furent envoyées à Égine ; trois cents crânes de soldats servirent à élever le trophée par lequel Karaïskaki consacra dans ce dervend, rival du grand dervend néméen, le souvenir non effacé encore de son triomphe. Le vaillant capitaine d’Agrapha ne s’arrêta pas d’ailleurs en si beau chemin. Il chargea les Souliotes d’aller assiéger Salone. Par cette démonstration, il devait attirer à lui les forces d’Omer-Pacha. Le théâtre de la guerre était déplacé. « Les Turcs qui bloquaient Athènes, écrivait l’amiral de Rigny le 1er  décembre 1826, ont dû faire un pas rétrograde, en même temps que les Grecs eux-mêmes évacuaient l’Attique. Ces mouvemens ont été le résultat du manque de vivres de part et d’autre ; ils se sont opérés sans coup férir. » Le pas rétrograde des Turcs n’avait pas cependant toute la portée que lui prêtait l’amiral. La citadelle d’Athènes était sans doute serrée de moins près ; elle n’était pas débloquée. Reschid n’eût pu évacuer l’Attique sans s’exposer à céder à Ibrahim l’honneur de la conquérir. Une pareille perspective était bien faite pour soutenir sa persévérance.

Le traité d’Akerman conclu le 6 octobre 1826 avait mis un terme à l’illusion qu’entretenaient les Grecs depuis cinq ans de voir une guerre éclater entre la Russie et la Porte. À la même date, un firman du grand-seigneur apprenait aux populations de l’empire que le sultan, cédant à des considérations impérieuses, avait bien pu se résigner à faire la paix avec les Moscovites, mais que rien ne pourrait l’obliger à souscrire à un arrangement avec les Grecs. « Les rebelles, disait le sultan, pourront disparaître ; leur pays nous restera. » L’ambassadeur d’Angleterre ne cessait de son côté de stimuler le zèle du fantôme de gouvernement qui siégeait à Égine. « Avant tout, lui faisait-il dire, ne laissez pas tomber l’Acropole aux mains des Turcs. Les puissances ne peuvent tarder d’intervenir en votre faveur, elles prendront nécessairement pour base de tout arrangement le statu quo. Si elles trouvaient les Turcs en possession d’Athènes, il serait fort à craindre qu’elles ne leur abandonnassent avec l’Attique, Négrepont et la Grèce continentale. » Largement approvisionnée par Gouras, l’Acropole ne manquait pas de vivres. Elle était exposée à manquer de poudre. Un des capitaines grecs qui en 1825 avaient aidé le prince Ipsilanti à repousser les Égyptiens des moulins de Lerne, Makriyannis, sortit de la citadelle le 29 novembre 1826 avec cinq cavaliers, força la ligne mal gardée du blocus, et, gagnant le camp d’Eleusis, alla demander du secours à Égine. Le colonel Fabvier accepta la tâche périlleuse d’introduire des munitions dans la citadelle. Le 12 décembre vers minuit, il débarquait avec 600 hommes dans la baie de Phalère. Chaque soldat portait sur ses épaules un sac rempli de poudre. Les trois points principaux qu’occupaient les Turcs étaient la ville, le monument de Philopapus sur la colline du Musée, et le village de Patissia. Il fallait traverser rapidement ces lignes et surtout éviter un échange de coups de feu.

Fabvier fit enlever les pierres des fusils, et ce fut à la baïonnette qu’il lança ses troupes sur les lignes ottomanes. La lune dans son plein éclairait ce combat, mais, si elle favorisait le tir des Turcs, elle montrait aussi aux Grecs leur chemin. L’espace qui séparait la tranchée du théâtre d’Hérode Atticus fut franchi sous une pluie de mitraille et de balles. Fabvier put toutefois atteindre les murs de l’Acropole sans avoir laissé sur le terrain plus de 6 hommes tués et de 14 blessés. Cette action de guerre fut vigoureusement conduite ; elle jeta un certain lustre sur une troupe qui avait jusqu’alors rencontré moins de partisans que de détracteurs. La garnison de l’Acropole accueillit les tacticos comme des sauveurs ; quand Fabvier voulut de nouveau forcer les lignes turques pour rentrer au camp d’Eleusis, elle refusa de le laisser partir. « Deux fois, écrivait le colonel, j’ai voulu attaquer l’ennemi. Tout le monde s’est précipité derrière moi, les portes mêmes sont restées abandonnées. Je ne puis faire mine de descendre vers la tranchée sans avoir sur mes talons malades, femmes et enfans. Si je pars, disent-ils, tout le monde partira en même temps que moi. »

Fabvier se trouvait donc retenu malgré lui, enfermé dans la citadelle par la nécessité de conserver à la Grèce cette position importante. « Je devrais cependant être dehors, répétait-il souvent ; je sais quelles difficultés auront les généraux grecs à marcher en champ ouvert avec des irréguliers. Avec nous au contraire, opposant notre infanterie à la cavalerie turque, lançant nos cavaliers sur l’infanterie albanaise, détruisant les tambours à coups de canon et les enlevant à la baïonnette, le succès me paraîtrait certain. Je ne le vois pas aussi clair, si on attaque sans nos tacticos les Turcs retranchés… Heureusement, ajoutait-il, Karaïskaki est prudent. Il n’ignore pas que son armée est la dernière espérance de la Roumélie. Il me trouvera toujours zélé, quoiqu’il se soit laissé entraîner par quelques coquins à de fausses idées sur mon compte. »

Karaïskaki était prudent, mais les chefs européens qui allaient prendre la direction des affaires militaires de la Grèce, Cochrane et Church, devaient, dans leur présomptueuse impatience, tenir peu de compte des avis et des connaissances stratégiques d’un capitaine d’armatoles. Ils avaient en trop faible estime l’ennemi qu’il fallait combattre, ils ignoraient complètement la somme de résistance que leurs propres troupes pouvaient lui opposer. Church, au temps où nous faisions la guerre dans les îles ioniennes, avait commandé un de ces bataillons grecs dans lesquels servaient, avec Colocotroni, des Souliotes et des klephtes ; Cochrane l’avait désigné pour généralissime, et les choix de Cochrane étaient invariablement ratifiés par la Grèce. Débarqué à Hydra le 17 mars 1827, le célèbre lord prêtait le 10 avril serment devant l’assemblée de Trézène ; le 15, le général Church était investi du commandement suprême des armées helléniques. Une nouvelle phase s’ouvrait dans le siège d’Athènes. Accourus à Égine, à Salamine, à Phalère, nos commandans vont nous la raconter.

Dès les premiers jours de l’année 1827, ces observateurs attentifs sont à leur poste. Ceux qui ne sont pas dans les eaux d’Athènes sont dans celles de Navarin ou d’Alexandrie. On surveille ainsi les deux camps. Grâce aux vedettes qu’il a partout posées, l’amiral est certain que rien d’important n’aura lieu qu’il n’en soit le premier instruit. Pour l’étude de cette période, les rapports officiels, les lettres particulières qui les complètent, les renseignemens de toute nature abondent. Chaque capitaine se montre ainsi à découvert ; il nous laisse juger des tendances de son esprit par les préventions dont il ne se défend pas, par les préférences qu’il affiche. Tous nos commandans cependant ne sont pas au même degré explicites. Il en est chez qui la circonspection est poussée jusqu’à la sécheresse. Je pourrais citer tel capitaine qui s’obstine à ne pas sortir du domaine purement nautique. Il raconte ses traversées, recopie soigneusement son journal de bord. Il ne veut point donner de nouvelles. Je me trompe ; il annonce le départ de la girafe pour Paris. Cette catégorie de commandans offre à l’historien déçu peu de ressources. La grande majorité de nos officiers se montre heureusement plus communicative. Il y a deux partis dans notre flotte. Les royalistes sont presque tous philhellènes ; les libéraux sont plutôt Égyptiens. Le chef de la station se tient neutre. S’il laissait faire les uns, la haine de la piraterie les porterait à exterminer les Grecs ; s’il ne contenait soigneusement les autres, je ne sais quel reste mal éteint de l’esprit des croisades porterait infailliblement malheur aux Turcs. Le sultan a pu devenir le meilleur ami de nos rois ; ses sujets sont toujours, pour ceux de nos officiers qui partagent les opinions du sire de Joinville, des mécréans et des infidèles ; ils leur « bouteraient encore de la dague dans le ventre. » Aussi souvent leur indignation me paraît-elle aller trop loin et pencher injustement d’un seul côté. La Turquie et la Grèce se faisaient une guerre sans merci. On a vu au début de ce travail qui donna le premier le signal des massacres. On verra, dans la suite des opérations dont la plaine d’Athènes fut le théâtre, que l’indiscipline suffit chez tous les peuples à faire des soldats sanguinaires et féroces.

On éprouve un singulier plaisir à consulter des témoins oculaires, à enregistrer des dépositions que l’on sait du moins impartiales. Il n’y a plus alors d’hésitation dans le récit qu’on ébauche, plus d’appréhension dans les jugemens qu’on veut porter. Le sentiment de la certitude vous envahit, et, sûr de ne pas trouver d’embûches sur sa route, on laisse courir sa plume avec une confiance qui peut devenir aisément de l’inspiration. La recherche de la vérité exige de longs et patiens efforts. Pourrait-on se flatter de la posséder, si l’on n’avait à confronter que les témoignages d’historiens nationaux ? Quant à la guerre étrangère un peuple a fait succéder la guerre civile, on ne doit accorder qu’une confiance très mesurée aux arrêts ou aux insinuations que la passion lui dicte. Il y a tout lieu de penser que l’étranger aura su apprécier avec plus de modération, — ce qui veut presque toujours dire avec plus de justice, — et les hommes et les choses. J’en crois volontiers les Rigny, les Halgan, les Reverseaux, les Le Blanc, les Villeneuve, quand ils m’exposent, dans leur sobre et sincère langage, ce qu’ils ont vu, ce qu’ils ont observé, ce qu’ils ont pressenti. Un des hommes qui ont le plus valeureusement combattu pour la Grèce, un des philhellènes qui ont conservé dans l’avenir de cette héroïque contrée la foi la plus robuste, le colonel Voutier, me parlait récemment « de la funeste apathie d’une race débonnaire et non sans vertus, quoi qu’on dise. » Il plaignait la Turquie, il ne la maudissait pas. Pour lui, la Grèce affranchie devait devenir « le foyer intellectuel, » le flambeau, et par cela même l’instrument de salut de cet empire ottoman que certains politiques voudraient lui donner à détruire. Il ne renvoyait pas les Turcs aux enfers, ne jugeant même pas indispensable de les renvoyer en Asie. J’ai longtemps séjourné moi-même dans ces contrées aimées du soleil. Les lieux où se sont passés les événemens que je raconte me sont familiers ; je crois avoir compris la race qui les habite.. Quand on a vécu, ainsi que je l’ai fait, pendant près d’une année, dans l’intimité des Monténégrins, on ne se trouve pas tout à fait étranger au milieu des Albanais, des klephtes de la Morée ou des Rouméliotes. Il ne faudrait pas cependant confondre ces chrétiens demi-turcs avec la fraction plus policée qui a eu dans la guerre de l’indépendance un rôle si considérable. Ni les montagnards de Souli, ni les bergers du Magne, ni les gardiens des passes de l’Olympe et du Pinde, se fussent-ils assuré le concours des Hydriotes et des marins d’Ipsara, n’auraient pu constituer un gouvernement et se donner l’apparence d’une nation, si le parti civil qu’ils rudoyèrent souvent, qu’ils affectèrent jusqu’au dernier moment de mépriser, ne leur eût apporté le secours de son esprit politique. Cet empire, que les Phanariotes et les exilés dispersés depuis longtemps sur la terre étrangère, mais y gardant le culte de la patrie absente, ont pu prendre et exercer en Grèce au milieu des plus horribles convulsions, la force des choses le donnera bientôt en Turquie à ceux des sujets du sultan qui sauront les premiers répondre aux exigences des sociétés modernes. Il n’est donc pas impossible que ce prétendu empire ottoman soit bientôt gouverné par des chrétiens. Ce qui est infaillible, c’est l’abolition très prochaine de la prédominance d’une race sur l’autre. Il n’y a plus dans les états du grand-seigneur de vainqueurs et de vaincus ; il y a des sujets soumis encore à des charges inégales, et cette différence, qui n’est pas sous tous les rapports à l’avantage de la race conquérante, tend à s’effacer de jour en jour. Qu’arriverait-il si la situation du raïa devenait à ce point enviable que le raïa ne se sentît plus convié à en changer ? Le calme musulman ne communiquerait-il pas à cette agglomération de chrétiens et de Turcs certaines qualités qui n’ont jamais été le privilège de la race grecque ? On verrait alors un état puissant, ouvert à toutes les entreprises européennes, jouissant de la paix intérieure, se placer en regard d’un état troublé par des rivalités acharnées, par des compétitions insatiables, par cette fureur de dénigrement qui a tant de fois fatigué les échos du Pnyx. La comparaison ne serait pas favorable au petit royaume que l’Europe a fondé. Pour moi, qui me sentais déjà philhellène, et qui le suis devenu bien plus encore depuis que j’ai pénétré dans cette histoire toute tissue d’héroïsme, je ne puis faire des vœux qu’en faveur de celui des deux peuples qui a mes sympathies. Je souhaite donc très chaleureusement qu’il soit plus avantageux de vivre sous les lois du roi des Hellènes que sous celles du commandeur des croyans. J’espère que ce souhait est déjà, au moment où je parle, depuis longtemps accompli. S’il ne l’était pas, je me permettrais de rappeler aux descendans des Thémistocle et des Aristide tout le tort que le défaut d’union a fait à leurs aïeux. Sans m’immiscer en rien dans leurs affaires, — la France, hélas ! a bien assez des siennes, — je leur avouerai que j’ai été très frappé de cette phrase écrite par le capitaine Fleury de la Galatée le 26 janvier 1827 : « Le prince Ipsilanti et le comte Metaxa sont jusqu’à présent les deux Grecs les plus raisonnables que j’aie rencontrés. Ceux-là du moins ne disent du mal de personne. »


E. JURIEN DE LA GRAVIERE.