Les Misérables de Victor Hugo

LES
MISÉRABLES
PAR M. VICTOR HUGO.[1]

Dieu, selon le mot de l’Écriture, a livré le monde aux disputes; c’est pourquoi, dans sa sagesse et sa prévoyance infinies, il a bien soin de ne jamais laisser la terre manquer trop longtemps d’élémens de controverse. A chaque génération, il envoie cinq ou six hommes auxquels il confère le privilège de l’antique Jupiter, et qu’on pourrait nommer comme lui amasseurs de nuages. Quoi qu’ils fassent ou qu’ils touchent, ces hommes déchaînent les tempêtes et soulèvent les orages. Leurs paroles les plus inoffensives résonnent d’un bruit de guerre, comme les mouvemens d’un guerrier au repos rendent involontairement un cliquetis d’acier. M. Victor Hugo est peut-être de tous les hommes de notre époque celui qui a reçu le plus pleinement ce privilège glorieux et parfois embarrassant. Personne n’aura fait naître autant de colères, fourni le prétexte d’autant de guerres civiles littéraires, soulevé d’aussi fanatiques enthousiasmes, enfanté des haines aussi intraitables et d’aussi inaltérables dévouemens. Il peut dire justement.de lui-même : « Je ne suis pas venu apporter la paix, mais la guerre. » Comptez, si vous pouvez, toutes les inimitiés, toutes les ruptures et tous les horions dont ses œuvres ont été la cause. Des gens qui étaient faits pour s’estimer sans se comprendre et qui auraient vécu sans lui dans une paisible dissidence ont été séparés à jamais par la publication des Orientales ou des Feuilles d’Automne, et les représentations d’Hernani ont changé en haines vivaces des antipathies qui se seraient contentées d’être malveillantes. Et que de prétextes excellens il a dû fournir aux sentimens qui n’auraient pas osé s’avouer! Quel terrain mieux choisi par exemple pour opérer une rupture désirée que la publication d’un livre de Victor Hugo! Deux amis douteux, cherchant sans le trouver un moyen d’avouer leurs véritables sentimens, n’ont qu’à exprimer leur opinion sur un nouveau livre de Victor Hugo : les voilà séparés à jamais par un abîme infranchissable et profond comme celui qui sépare le Sylla de M. de Jouy d’Hernani ou de Marion Delorme. Chacune de ses œuvres ravive les colères de Vadius et de Trissotin, attise leur immortelle dispute, fait pâlir de dépit et d’envie Oronte, dont personne n’est plus tenté pendant de longs mois d’écouter le sonnet, fournit à l’honnête Alceste un moyen d’épancher sa bile, et force Philinte lui-même, le bienveillant Philinte, à rompre la neutralité qui lui est chère.

Le nouveau livre de M. Victor Hugo attire, comme toutes ses œuvres précédentes, lecteurs et critiques sur ce terrain de disputes. Il était attendu avec des sentimens très contraires : les uns le désiraient avec une curiosité impatiente, les autres le redoutaient avec une antipathie rancuneuse, d’un genre tout particulier, que M. Hugo a seul le privilège d’inspirer. Avant qu’une seule ligne en eût paru, on en exaltait, on en condamnait l’esprit, la tendance et le but. Qu’en connaissait-on cependant? Rien, si ce n’est le titre et le nom de l’auteur; mais ce titre semblait gros de tempêtes, ce nom rappelait les longues guerres civiles littéraires d’autrefois et quelques-uns des épisodes les plus passionnés des luttes politiques des dix dernières années. Les deux premiers volumes de cette œuvre, qui doit en compter dix, ont à peine paru, et déjà ils soulèvent en sens divers des controverses très vives, que pour notre part nous trouvons intempestives et précipitées. Avant de prendre parti pour ou contre la pensée de l’auteur, on nous permettra d’attendre que cette pensée nous soit entièrement connue. Les adversaires de M. Hugo accusent son nouveau livre d’être socialiste, À ces adversaires on pourrait répondre, comme l’évêque Myriel des Misérables : Voilà une grosse couleur! Mais peut-être ne s’agit-il que de s’entendre, et de savoir ce que signifie ce mot suspect. Est-ce à la matière employée par le poète, aux sentimens exprimés par lui, que s’adresse ce reproche amer, ou bien à un parti-pris hostile contre la société contemporaine? Si ce parti-pris existait, je serais prêt à le condamner avec les adversaires de M. Hugo; mais je soupçonne que leur animosité devance leur information, et qu’ils condamnent avant de connaître, car après le plus scrupuleux examen je n’ai rencontré dans ces deux volumes rien qui ressemblât à un parti-pris hostile et systématique. Il y règne au contraire un grand désir d’impartialité, de justice stricte et sévère, de modération et de bienveillance. Tout ce qui est dit dans les deux premiers volumes peut se dire en pleine sécurité de conscience, les sentimens qui y sont exprimés sont ceux que tout honnête homme, à quelque parti qu’il appartienne, pourvu qu’il porte un cœur humain, doit être fier de posséder. J’amnistie donc pleinement ce premier épisode de l’accusation de socialisme. Est-ce à dire que j’étends par avance cette amnistie à l’œuvre entière? Non, puisque cette œuvre nous est encore inconnue. Les grosses questions de morale et de philosophie sociale que soulève la donnée d’un tel livre doivent être pour le moment mises à l’écart. Nous imiterons la réserve de l’auteur, qui semble avoir compris que son livre devait être jugé par ses conclusions dernières, puisque, contrairement à son habitude bien connue, il s’est abstenu de plaider lui-même la cause de son œuvre. Pour toute introduction, M. Victor Hugo s’est contenté d’une préface de dix lignes, solennelles et tristes, qui sont comme un appel fait d’une voix sourde et grave à ces sentimens d’humanité et de pitié que tout homme doit porter en lui. L’auteur se présente à nous en nous proposant non de discuter avec lui, mais de nous laisser émouvoir. Nous suivrons ses conseils, et nous ne franchirons pas, jusqu’à plus ample information, les domaines de la pure littérature. Il nous suffira de noter franchement les impressions bonnes ou mauvaises que nous a données ce voyage douloureux auquel il nous invite, et dont il nous fait franchir aujourd’hui la première étape. Donc, sans plus ample préambule, entrons immédiatement dans l’examen littéraire du récit.

Le livre des Misérables s’ouvre par le portrait minutieusement et amoureusement tracé d’un juste et d’un véritable pasteur évangélique, Mgs Myriel, évêque de D..., pseudonyme transparent sous lequel est caché, me dit-on, le nom vénéré et béni de Mgr Miollis, évêque de Digne au commencement de ce siècle. Toute cette première partie est pleine de calme, de douceur et de paix religieuse. C’est une heureuse et noble pensée que d’avoir placé la figure du saint évêque Myriel à l’entrée de ce sombre livre. Nous dirions volontiers, en imitant le style familier à l’auteur, qu’avant de nous montrer les ténèbres de l’âme humaine, il était bien de nous en montrer la lumière, une douce lumière, calme, bienfaisante, à la fois pure comme une aurore et attendrie comme un crépuscule. Ce pauvre palais épiscopal que l’hôpital a envahi et qu’habite la charité, ce palais sous lequel sont abrités, pansés et guéris ceux que, dans son mystique langage, l’église appelle les membres souffrans de Jésus-Christ, cette maison où l’on bénit, où l’on console, où l’on absout et pardonne, d’où jamais un affligé ne sortit sans que son affliction ne lui fût plus légère, est bien le vestibule naturel des sombres édifices que nous allons parcourir. Avant de s’engager dans le dédale de ces repaires où sont cachées toutes les infirmités et toutes les hontes qui humilient l’orgueil des sociétés civilisées, il était bon que l’on pût lire sur la porte d’entrée l’inscription contraire à celle de Dante : « vous qui entrez, ne laissez pas toute espérance. » Ce début est donc d’une invention à la fois forte et touchante, et d’une logique littéraire tout à fait irréprochable. Les vrais artistes ont seuls de ces idées-là. C’est très légitimement que M. Hugo a pensé que l’introducteur naturel aux misères sociales devait être non un maudit ou un réprouvé, mais un homme de Dieu, un serviteur fidèle de celui qui vint apporter aux hommes la bonne nouvelle, et qui voulut descendre lui-même dans les limbes pour délivrer les âmes captives des justes.

Les cent cinquante premières pages du livre retiennent dans l’humble domicile du saint évêque le lecteur, qui, après avoir trouvé d’abord ce séjour un peu long, regrette parfois de n’y pouvoir rentrer lorsqu’il en est sorti, afin d’échapper aux miasmes des antres où nous promène l’auteur, et de respirer l’air pur des vertus humaines. C’est un intérieur charmant et gracieux par son dénûment même que celui de cet évêque qui se dépouille pour vêtir ceux qui sont nus et s’affame pour nourrir les affamés. Deux personnes dévouées et laborieuses occupent d’ailleurs tout le temps qu’elles ne donnent pas à Dieu à faire reluire mieux que l’or ce dénûment volontaire et à placer sous un jour qui puisse les faire valoir ces débris d’un luxe ancien, épaves chéries arrachées à grand’peine à l’avidité insatiable d’une charité toujours exigeante. Ces deux personnes sont Mme Magloire, vieille servante qui, sachant que les grandes maisons ne doivent pas péricliter, « prenait le double titre de femme de chambre de mademoiselle et de femme de charge de monseigneur, » et la sœur de l’évêque, Mlle Baptistine, dont M. Hugo a tracé un portrait aimable, qui serait parfait si on en retranchait çà et là quelques expressions un peu trop heurtées. « Mlle Baptistine était une personne longue, pâle, mince, douce; elle réalisait l’idéal de ce qu’exprime le mot respectable, car il semble qu’il soit nécessaire qu’une femme soit mère pour être vénérable. Elle n’avait jamais été jolie; toute sa vie, qui n’avait été qu’une suite de saintes œuvres, avait fini par mettre sur elle une sorte de blancheur et de clarté. » Le dévouement des deux femmes est absolu : au milieu des privations que leur impose la charité de l’évêque, jamais elles n’ont fait entendre un mot de reproche, et ne se sont permis même une observation inoffensive. Quelquefois elles ont pensé peut-être que le zèle chrétien entraînait l’évêque au-delà des devoirs que commande la religion; mais lorsque ces doutes, légèrement entachés d’égoïsme, ont fait sentir leur aiguillon, elles ont levé les yeux vers le visage de l’évêque, et elles y ont lu la condamnation de leur jugement téméraire.

Quant à Mgr Myriel, que le peuple de son diocèse a surnommé justement Monseigneur Bienvenu, il réalise à la lettre le type des vertus que, dans notre âge de fer, nous nous plaisons à placer dans l’âge d’or de la primitive église. Cet homme original pratique ses devoirs envers les indigens comme s’il était contemporain de l’épître de saint Jacques, et respire l’amour chrétien comme s’il avait été ordonné évêque par l’apôtre bien-aimé. On dirait que les paroles de Jésus et de Paul ne viennent que d’entrer en lui, tant les actes de sa charité ont de fraîcheur et de verdoyante fertilité. Quand il prit possession de son diocèse, il trouva que les salles de l’hôpital étaient bien étroites pour les malades qu’il devait contenir, et il ouvrit une succursale dans son propre hôtel; chassé par les pauvres, il se réfugia lui-même dans leur asile, et vint habiter un modeste appartement dans la maison de l’hôpital. C’est là qu’il vivait avec une somme de mille francs, difficilement prélevés sur le traitement d’évêque que l’état lui accordait, et qu’il rendait aux pauvres. Un jour cependant on l’entendit se plaindre de l’exiguïté de ses ressources. « Je suis bien gêné, dit-il. » Et il songea à réclamer la rente qui lui était due pour frais de tournées pastorales. Dès qu’il l’eut obtenue, il se trouva réellement dans l’opulence, sa charité ayant plus à donner.

Pour n’être pas faites en carrosse, ses tournées pastorales n’en étaient pas moins accomplies avec diligence et exactitude. L’évêque visitait les parties les plus reculées et les plus inaccessibles de son diocèse, monté sur un âne, sans crainte des quolibets des malicieux et des beaux-esprits. Il eut mime à cette occasion un de ces mots charmans et sans réplique qui ferment pour toujours la bouche aux malveillans : « Monsieur le maire et messieurs les bourgeois, dit-il un jour que les habitans d’une petite ville riaient de le voir voyager ainsi, je vois ce qui vous scandalise; vous trouvez que c’est bien de l’orgueil à un pauvre prêtre de monter une monture qui était celle de Jésus-Christ. Je l’ai fait par nécessité, je vous assure, et non par vanité. » L’évêque a de ces paroles que trouvent seules les âmes désintéressées d’elles-mêmes et chez lesquelles aucune vanité personnelle ne vient contrarier, obscurcir ou émousser l’expression de la justice et de l’amour. Parmi les mots nombreux que rapporte M. Hugo, dont quelques-uns sont, selon toute apparence, historiques, et qui témoignent tous d’une nature angélique, il en est un vraiment admirable dans sa simplicité, car il est l’expression accomplie de cette vertu propre à la foi parfaite qui s’appelle la confiance en Dieu, vertu rare et que connaissent seules pleinement les âmes qui sont chrétiennes sans alliage d’aucune autre doctrine. L’évêque s’était obstiné à visiter certaines communes placées dans des défilés de montagnes infestés par la bande d’un brigand nommé Cravatte. La force morale et la vertu, qui exercent leur empire jusque sur les bandits, avaient protégé Mgr Myriel. Il avait accompli en toute sécurité sa mission périlleuse, et, avant de s’en retourner, il voulut remercier Dieu, et fit annoncer un Te Deum, mais, lorsqu’on dut le chanter, il ne se trouva plus d’ornemens pontificaux. Au milieu de ce grand embarras, une caisse fut apportée par deux cavaliers inconnus. « On ouvrit la caisse; elle contenait une chape d’or, une mitre ornée de diamans, une croix archiépiscopale, une crosse magnifique, tous les vêtemens pontificaux volés un mois auparavant au trésor de Notre-Dame d’Embrun. Dans la caisse, il y avait un papier sur lequel étaient écrits ces mots : Cravatte à monseigneur Bienvenu. — Quand je disais que tout s’arrangerait! dit l’évêque; puis il ajouta en souriant : A qui se contente d’un surplis de curé. Dieu envoie une chape d’archevêque. — Monseigneur, murmura le curé en hochant la tête avec un sourire, Dieu ou le diable. — L’évêque regarda fixement le curé et reprit avec autorité : Dieu. » Le mot est trop simple pour n’être pas historique; mais, si par hasard il est de l’invention de M. Hugo, il lui fait le plus grand honneur, car il est vraiment digne d’avoir été prononcé par le noble chrétien qu’il met en scène.

Cette première partie, qui est si bien et si convenablement placée à l’entrée du monument, n’est pas exempte de défauts. Elle contient de réelles beautés, et pourtant il me semble qu’on serait plus près de la vérité en disant qu’elle contient plutôt un très grand nombre de belles lignes qu’un grand nombre de belles pages, à chaque instant, une pensée ou un sentiment brillant d’un doux éclat illumine la page, mais cet éclat glisse et disparaît presque aussitôt. Vous diriez ces rayons rapides et sans cesse renaissans qui luisent comme un sourire sur les ciels blafards et brouillés de blancs nuages des premières journées du printemps. Voilà, je crois, l’image aussi exacte que possible du livre que M. Hugo intitule un Juste. L’onction y est un peu pénible, la douceur religieuse légèrement exagérée; on dirait que l’âme de l’écrivain a du faire effort, comme le soleil d’avril, pour produire ces traits de tendre lumière. Cette longue description du personnage de Mgr Bienvenu aurait gagné peut-être à être abrégée et concentrée; tous ces rayons épars, rapprochés et condensés, auraient produit une belle nappe de lumière également diffuse, au lieu de briller et de s’éteindre isolément. Le lecteur est jusqu’à un certain point obligé de composer lui-même le caractère de l’évêque, car M. Hugo, dans cette première partie, nous présente plutôt les matériaux et les élémens du personnage que ce personnage même, formé, façonné, forgé par la fournaise de son imagination. Ajoutons que parmi ces matériaux il en est qui paraissent inutiles et qui auraient pu être élagués. Telle est la lettre dans laquelle Mlle Baptistine raconte le caractère de son frère, lettre qui ne fait que répéter, sans rien y ajouter de nouveau, les circonstances que le récit présente avec plus de force, et même avec plus de finesse et de simplicité.

Si l’auteur s’était refusé quarante pages, il aurait rejeté sans doute un certain nombre d’expressions excentriques, de trivialités, voire de lieux-communs, qui déparent çà et là cette première partie, et le personnage de Mgr Bienvenu y aurait gagné; mais, puisque nous insistons si fortement sur les défauts de cet épisode, il serait injuste de ne pas signaler les beautés qui s’y rencontrent. Citons par exemple le chapitre où M. Hugo explique comment, malgré ses vertus ou plutôt à cause de ces vertus mêmes, Mgr Myriel vivait dans un isolement presque absolu, et la page sur les raisons qui doivent interdire au prêtre la richesse et le luxe. Cela est juste, vrai, sainement pensé, fortement dit. Je ne veux pas résister au plaisir de citer ce court fragment. « Disons-le, ce ne serait pas une haine intelligente que la haine du luxe. Cette haine impliquerait la haine des arts. Cependant chez les gens d’église, en dehors de la représentation et des cérémonies, le luxe est un tort. Il semble révéler des habitudes peu réellement charitables. Un prêtre opulent est un contre-sens. Le prêtre doit se tenir près des pauvres. Or peut-on toucher sans cesse, et nuit et jour, à toutes les détresses, à toutes les infortunes, à toutes les indigences, sans avoir soi-même sur soi un peu de cette sainte misère, comme la poussière du travail? Se figure-t-on un homme qui est près d’un brasier et qui n’a pas chaud? Se figure-t-on un ouvrier qui travaille sans cesse à une fournaise, et qui n’a ni un cheveu brûlé, ni un ongle noirci, ni une goutte de sueur, ni un grain de cendre au visage?... »

Je dois mentionner une scène étrange, qui pouvait être belle et qui n’est qu’audacieuse : l’entrevue de l’évêque et du conventionnel G... Je suis loin de reprocher à M, Hugo, comme le font certains lecteurs, d’avoir mis en présence ces deux personnages. C’était une idée délicate, difficile à exécuter, mais vraiment faite pour tenter un véritable artiste, et je ne m’étonne pas qu’elle ait tenté M. Hugo. Les divers élémens de la scène sont bien inventés et bien disposés, et cependant elle est sans effet sur l’imagination du lecteur, et elle finit par choquer son bon sens. M. Hugo a voulu mettre en présence deux justes de race différente, et rien n’était plus légitime que cette ambition ; mais comment n’a-t-il pas compris que ces deux hommes, quelle que soit la bonne opinion qu’ils emporteront l’un de l’autre, sont séparés par un intervalle que rien ne peut combler ? Ils sont faits peut-être pour s’estimer, mais ils ne s’aimeront jamais ; ils rapprocheront peut-être leurs intelligences, ils ne mêleront jamais leurs âmes. Chacun des deux se tiendra vis-à-vis de l’autre, non pas précisément en état de défiance ou d’hostilité, mais en état de respectueuse réserve, car ils sentiront bien vite qu’aucun des deux ne peut céder à l’autre, et que ce serait une sorte de trahison envers les doctrines dont ils sont respectivement les serviteurs que de les livrer aux hasards de la discussion et aux blessures que peut leur infliger le fouet de la langue. Ils admireront les conséquences de cette justice qu’ils ont cherchée l’un et l’autre telles qu’elles se manifestent par leur vie personnelle, mais ils ne s’entendront jamais sur le principe même de cette justice. Tout ce qu’ils sauront et voudront jamais savoir l’un de l’autre, c’est que leur existence est pleine d’actes qui méritent le respect. Que de finesse, de ménagemens, de tact, demandait cette scène pour être aussi vraie qu’elle est hardie et aussi belle qu’elle est bien inventée ! M. Hugo n’avait certainement pas l’intention d’humilier et de rabaisser le personnage de Mgr Bienvenu, et cependant tel est le résultat le plus net de la longue conversation à laquelle il nous fait assister. Est-ce bien d’ailleurs conversation qu’il faut dire, et n’est-ce pas plutôt monologue ? L’évêque ne prend part à cette conversation que par des paroles monosyllabiques ou par de rares réserves exprimées avec une timidité qui ressemble à de la faiblesse et une douceur qui ressemble à de la pusillanimité. Quoique son cœur fut probablement plus haut que son intelligence n’était vaste, il est cependant difficile d’imaginer que cet homme que M. Hugo nomme lui-même à plusieurs reprises un grand esprit n’ait pas à son service quelques bonnes raisons pour répondre à son adversaire. On souffre vraiment et de l’indigence de pensées dont il fait preuve, et des coups que fait pleuvoir sur sa foi politique l’éloquence impétueuse et trop souvent intempérante du conventionnel. Que le chrétien soit écrasé par le révolutionnaire, passe encore cependant : de pareilles défaites n’humilient que l’intelligence et n’atteignent pas l’homme moral ; main une sorte d’indignation saisit le lecteur lorsqu’il voit l’évêque s’agenouiller devant le conventionnel et lui demander sa bénédiction. En ce moment, on oublie toutes les vertus de Mgr Myriel, et une exclamation irrespectueuse est le seul mot que l’on trouve pour saluer cet acte vraiment saugrenu. Ajoutons que cette scène est quelque peu invraisemblable, et même qu’elle est fondée sur un malentendu. Le conventionnel prend prétexte des gros traitemens et des richesses des princes de l’église pour attaquer directement Mgr Myriel. Il n’est pas possible qu’il n’ait pas entendu parler du dénûment volontaire de l’évêque et de l’abnégation de sa charité; tous les reproches qu’il adresse au luxe qu’il suppose au prélat tombent à faux, car ils impliquent une ignorance inadmissible des habitudes et des mœurs de Mgr Myriel.

Je regrette que M. Hugo ait négligé de nous raconter comment M. Myriel était arrivé à ce désintéressement absolu de lui-même et à cette charité parfaite. Une vertu rare est toujours un grand objet d’étonnement pour les hommes, car elle suppose une révolution radicale dans l’âme et une métamorphose de la nature. C’est l’histoire de cette métamorphose que le lecteur voudrait connaître. Par quels combats l’âme a-t-elle passé avant d’arriver à cette paix bénie? quelles expériences a-t-elle faites, quelles épreuves a-t-elle subies? Quel est le choc qui a brisé pour jamais cet égoïsme de la nature qui, même chez les meilleurs d’entre nous, ne cède jamais entièrement, et trouve jusqu’à la fin une place forte d’où il défie le désintéressement et la charité? M. Hugo nous dit sommairement que l’évêque avait eu une jeunesse orageuse, ou, pour être plus exact, qu’il avait alors beaucoup fait parler de lui. La révolution survenant, il avait émigré en Italie et en était revenu prêtre; mais que s’était-il passé en lui entre ces deux dates de son existence, l’émigration et le retour d’Italie? M. Hugo se contente de poser les questions que nous lui adressons à lui-même. C’eût été pourtant un curieux chapitre de psychologie à écrire, un chapitre de psychologie qui avait son importance historique, car les vertus de la trempe de celle de Mgr Myriel ont été moins rares qu’on ne pourrait le croire à l’époque où il vécut. Le spectacle de la révolution française eut sur les classes élevées de la société, principalement sur le clergé français, deux résultats diamétralement contraires. Il plongea plus avant dans l’endurcissement ceux qui étaient durs et obstinés, il attendrit et ennoblit ceux qui étaient déjà nobles et tendres par nature. Les âmes prédisposées à la perfection morale, et qui ne l’auraient jamais atteinte dans la société légère et galante au milieu de laquelle elles auraient vécu, reçurent, avec l’effroyable tourmente, le baptême de feu du prophète; elles ne se connaissaient pas, la révolution fut l’archange divin qui leur révéla leur grandeur en leur révélant leur misère. En voyant comme tout nous quitte, elles n’eurent aucune peine à se quitter elles-mêmes; elles trouvèrent le désintéressement plus sage et plus facile que l’amour de soi, puisque le désintéressement ne demandait rien et ne souffrait d’aucune privation, tandis que l’amour de soi avait besoin, pour s’assouvir, de tant de choses dont la possession était si fragile. Tout fut ruiné dans ces âmes, tout, excepté l’idée de Dieu, qui grandit de cette destruction même et s’enrichit de cette ruine. Spoliatis Deus superest eût pu être leur devise. Le même sentiment du néant humain qui s’exhala en tristesses poétiques par la bouche d’un Chateaubriand se métamorphosa chez ces âmes en une sereine lumière religieuse. Plus tard, lorsqu’elles retrouvèrent ce qu’elles avaient perdu et ce qui faisait l’orgueil de leur vie ancienne, elles n’y eurent plus aucun goût, si ce n’est, comme M. Myriel, pour l’employer au service de celui dont l’amour avait en elles remplacé tout autre amour. Ce type de prêtre évangélique dans le sens le plus strict du mot a été très vrai. Aussi eut-on plus d’une fois sous le premier empire ce contraste instructif d’un évêque volontairement pauvre, austère, ascétique, succédant à un prélat d’ancien régime grand seigneur fastueux et opulent. Les deux types d’évêque que la religion et l’histoire ont créés, le prince de l’église et le pasteur des âmes, n’ont jamais été mieux en présence que durant ce très court moment de l’église de France. M. Myriel, purifié par l’épreuve, avait fait son choix; il n’était pas prince de l’église, il était pasteur des âmes.

Le drame ne commence véritablement qu’avec le second livre, la chute, où apparaît enfin le génie ténébreux du mal et du crime. Les poètes nous ont souvent entretenus d’anges tombés, perdus par l’amour et rachetés par le repentir : conversions et rachats faciles, après tout, si l’on songe à la substance dont furent formés ces anges. Au milieu de leur exil, ils n’ont jamais oublié leur ancienne patrie, et leur mémoire est pleine de ses béatitudes et de ses hosanna. M. Victor Hugo nous fait assister à un rachat bien autrement difficile, celui d’un damné dont l’enfer serait la véritable patrie, qui serait né et qui aurait grandi dans les noires régions de l’ignorance et de la bestialité, et qui n’aurait jamais connu que le démon. Avez-vous jamais réfléchi à ce que cela peut être, un enfant de l’enfer, et quel miracle est nécessaire pour l’arracher au mal? L’évêque Myriel accomplit cette opération de magie chrétienne, plus difficile qu’aucun des exorcismes pour lesquels les premiers apôtres aient employé la pratique sainte de l’imposition des mains.

Rappelons les traits principaux d’un épisode déjà connu de nos lecteurs. Un soir de la mémorable année 1815, un voyageur à mine sinistre entre dans la petite ville de D...., exténué et mourant de faim. Il va d’auberge en auberge demander un gîte et un couvert, et de partout, après quelques paroles de bienvenue qui rendent plus amères les froides paroles de mépris qui ne tardent pas à les suivre, il est repoussé avec menaces. L’homme maudit, sur qui les chiens mêmes semblent reconnaître la marque de Caïn, promène ses ressentimens au milieu d’une nuit sans étoiles et d’un paysage d’aspect misérable et lugubre qui est décrit en quelques traits où l’on reconnaît le maître dans l’art de peindre. Le paysage est en sombre accord avec le héros, si bien que la nature elle-même semble vouloir n’étaler sous les yeux du vagabond que des symboles de geôle, de bagne et de prison. «L’horizon était tout noir; ce n’était pas seulement le sombre de la nuit, c’étaient des nuages très bas, qui semblaient s’appuyer sur la colline même, et qui montaient, emplissant tout le ciel. Cependant, comme la lune allait se lever, et qu’il flottait encore au zénith un reste de clarté crépusculaire, ces nuages formaient au haut du ciel une sorte de voûte blanchâtre d’où tombait sur la terre une brume. La terre était donc plus éclairée que le ciel, ce qui est d’un effet particulièrement sinistre, et la colline, d’un pauvre et chétif contour, se dessinait vague et blafarde sur l’horizon ténébreux. Tout cet ensemble était petit, hideux, lugubre et borné. Rien dans le champ ni sur la colline qu’un arbre difforme qui se tordait en frissonnant à quelques pas du voyageur.» Toute cette entrée en scène du personnage principal du livre, Jean Valjean, le forçat libéré, est du plus saisissant effet. On reproche à M. Victor Hugo d’avoir forcé ses couleurs; ce reproche, ici du moins, me semble mal fondé. Il est très possible que, dans la réalité, ces humiliations et ces amertumes soient plus isolées et en quelque sorte plus espacées qu’elles ne le sont dans le récit de M. Hugo; mais certainement elles se rencontrent ou peuvent se rencontrer toutes dans une destinée comme celle de Jean Valjean. Qu’importe qu’il ne soit mordu par le chien que deux jours après avoir été menacé par le paysan d’un coup de fusil! La vérité est qu’il sera menacé ce soir, mordu demain, injurié le jour qui suivra demain. M. Hugo a préféré réunir dans une seule scène toutes les souffrances qui seront éparses dans la vie du maudit. C’était son droit, et même j’ajouterai son devoir d’artiste. L’art, et principalement l’art dramatique (drame ou roman), ne diffère après tout de la réalité qu’en ceci : qu’il concentre sur un point donné tous les événemens, tous les traits de caractère, de passion et de mœurs que la vie sème et éparpille au hasard, tantôt les multipliant avec une prodigalité confuse, tantôt les laissant tomber l’un après l’autre avec une lenteur indifférente. C’est précisément parce que les événemens de la vie sont trop épars et espacés que les drames de nos destinées font si peu d’impression sur le commun des hommes. C’est pour la raison contraire que l’art a sur les âmes une puissance immédiate si forte, quoique si passagère. Tout artiste qui veut composer un tableau doit donc de toute nécessité assembler et condenser tous les détails qui peuvent produire l’effet qu’il veut atteindre. S’il agit autrement, non-seulement il manquera son effet, ce qui pour un artiste est bien quelque chose, mais il péchera contre les lois essentielles de son art, car il tombera dans l’hérésie de certains réalistes contemporains qui, contre toutes les lois du bon sens, veulent conserver précisément ces intervalles et ces espaces que la vie met entre les événemens.

Le forçat rentre dans la ville errant à l’aventure. En passant devant la cathédrale, il montre le poing à Dieu, puis il s’assied sur un banc de pierre pour y passer la nuit. « Vous avez frappé à toutes les portes, lui dit une vieille femme qui sort de l’église, et qui l’interroge avec bonté; frappez à celle-là, » et elle lui montre la porte de l’évêché. L’homme frappe, entre, se nomme et raconte son histoire avec cette franchise cynique que donne le désespoir. Il exhibe son passeport jaune, afin de savoir tout de suite à quoi s’en tenir sur la réception qu’on lui prépare. « Madame Magloire, dit l’évêque, vous mettrez un couvert de plus et des draps blancs au lit de l’alcôve. » Ici nous devons noter quelques-unes de ces exagérations familières à l’imagination robuste de M. Hugo. L’évêque reçoit chez lui le forçat et le fait asseoir à sa table, j’y consens; cette hospitalité courageuse est l’acte d’un chrétien zélé, elle est en accord parlait avec ce que nous savons de son caractère. Il l’entretient avec douceur et l’appelle monsieur, passe encore : je reconnais dans cette politesse ce tact délicat et soigneux d’éviter toute allusion blessante qui distingue les âmes pieuses; mais il a fait tout son devoir et plus que son devoir lorsqu’il a dit : «Vous souffrez, vous avez faim et soif, entrez; cette maison est celle de Jésus-Christ. » Quel besoin a-t-il d’ajouter que tout ce qui est chez lui appartient au forçat? En ce moment-là, le bon évêque frise le ridicule et manque par charité même aux devoirs de la charité. La charité en effet a ses degrés; elle ne peut embrasser également toutes les âmes avec la même douce énergie sans violer la justice. Le premier degré de la charité s’appelle pitié et miséricorde, et c’est cette charité qui est due à l’hôte sinistre que l’évêque vient d’abriter. Lorsque l’évêque dit ce mot imprudent : « Tout ce qui est ici est à vous, » la conscience proteste et répond au contraire que rien de ce qui est là n’est à lui. Quel besoin l’évêque a-t-il d’étaler sous les yeux de ce malheureux les débris de son luxe, ses flambeaux, ses couverts d’argent? Est-ce pour faire sentir à cette âme endurcie les aiguillons du mal et y faire naître les tentations du vol? Il pèche par imprudence et légèreté de conduite, car il sollicite au mal une conscience engourdie pour le moment; il joue le rôle d’agent provocateur du désordre. Pourquoi aussi cet air de fête donné au souper? S’agit-il de fêter par hasard le retour de l’enfant prodigue? Le juste pèche sept fois par jour, dit-on : que ce soit là l’excuse de M. Myriel, car dans cette soirée il pèche au moins deux fois, par exagération de charité, contre ses devoirs d’évêque et de chrétien.

Une chose cependant peut excuser l’évêque, c’est qu’il ait prévu le résultat de son hospitalité, et qu’il ait, par cette exhibition d’objets séduisans pour l’œil d’un forçat, voulu attirer le diable dans sa demeure pour le mieux prendre au piège. L’exhibition produit son effet inévitable, et le vol des couverts, accompli dans la nuit, devient le moyen de rédemption du forçat. Quand ce dernier est arrêté par les gendarmes avec les objets volés, l’évêque répond que ces objets ont été donnés par lui au coupable et le fait mettre en liberté, puis il s’approche et prononce sur lui les paroles de l’exorcisme chrétien : « Jean Valjean, mon frère, vous n’appartenez plus au mal, mais au bien. C’est votre âme que je vous achète; je la retire aux pensées noires et à l’esprit de perdition, et je la donne à Dieu. » La fin de cette scène est belle et émouvante; à ce moment, on oublie toutes les petites taches que nous avons signalées dans les pages qui précèdent, et l’âme du lecteur ressent vraiment cette joie que cause le spectacle de la charité héroïque. Notons une toute petite bizarrerie qui donne à cet acte un caractère particulièrement touchant. Pour comprendre combien la charité de l’évêque est grande, il faut savoir qu’on avait entendu dire un jour à cet homme qui se dépouillait de tout pour les pauvres : « C’est égal, je m’habituerais difficilement à ne plus manger dans de l’argenterie. » Ceux qui connaissent les petits mystères de la nature humaine, mais ceux-là seulement, comprendront que cet abandon volontaire de son argenterie était peut-être la plus grande victoire que l’évêque eût à remporter sur lui-même. Certaines grandes et nobles actions sont plus faciles relativement que tel petit sacrifice de sensualité et d’habitude. Il est facile de tout abandonner; mais se résigner à ne plus manger dans de l’argenterie ou à s’éclairer avec de la chandelle lorsqu’on est habitué à brûler de la bougie, voilà qui est vraiment héroïque!

Ce que nous devons louer sans aucune réserve, ce sont les chapitres où M. Victor Hugo a analysé l’âme du forçat Jean Valjean. Cette psychologie d’une âme monstrueuse, ou plutôt devenue monstrueuse sous les coups répétés de la souffrance et du malheur, a fourni à M. Hugo quelques-unes des pages les plus belles, les plus humaines surtout qu’il ait écrites. Son imagination puissante est là dans son domaine, et elle s’est donné libre carrière sans manquer jamais cependant à la vérité et à la raison. Nous voyons jouer devant nous les ressorts grossiers et robustes de cette âme brutale, nous voyons clair dans les ténèbres de cette intelligence ignorante, nous voyons se former peu à peu les couches de perversité, de haine et de sauvage colère sous lesquelles l’âme ancienne disparaîtra, Jean Valjean n’était pas né méchant, il était né taciturne et dévoué. Les combats de la misère n’étaient pas faits pour dissiper cette humeur farouche. Il avait eu une sœur et sept petits enfans à nourrir. Un jour où la misère était trop grande, il avait volé un pain avec effraction, et pour ce fait avait été condamné au bagne. Lorsqu’il partit pour le sombre lieu qui devait le métamorphoser en bête sauvage, les gardiens virent une scène touchante : le cœur du malheureux se fondit une dernière fois sous l’action des doux sentimens de l’humanité. « Il pleurait, les larmes l’étouffaient, il parvenait seulement à dire de temps en temps : J’étais émondeur à Faverolles ; puis, tout en sanglotant, il élevait sa main droite et l’abaissait graduellement sept fois, comme s’il touchait successivement sept têtes inégales… » Bientôt le souvenir même des êtres pour lesquels il s’était voué au malheur disparut. « À peine, pendant tout le temps qu’il passa à Toulon, entendit-il parler une seule fois de sa sœur… On l’en entretint un jour, ce fut un moment, un éclair, comme une fenêtre brusquement ouverte sur la destinée de ces êtres qu’il avait aimés, puis tout se referma ; il n’en entendit plus parler, et ce fut pour jamais. » Les combats qui se livrent dans cette âme, et dont chacun aboutit à la défaite d’un sentiment humain, ont été suivis et racontés par M. Victor Hugo avec une singulière puissance de logique. Toute cette partie du livre est pleine de beaux traits, pittoresquement rendus, d’observations mises en saillie avec cette force d’objectivité qui est propre à M. Hugo. Je prends un exemple au hasard. Vous figurez-vous ce que peut être la vision du monde aux yeux d’un forçat et comment les images des choses se réfléchissent dans cet esprit enfumé comme un verre d’éclipse ? C’est évidemment quelque chose comme un fourmillement confus et indistinct, d’où se détache à et là quelque image brisée, isolée et incompréhensible dans son isolement. « Dans cette pénombre obscure et blafarde où il rampait, chaque fois qu’il tournait le cou et qu’il essayait d’élever son regard, il voyait avec une terreur mêlée de rage s’échafauder, s’étager et monter à perte de vue au-dessus de lui, avec des escarpemens horribles, une sorte d’entassement effrayant de choses, de lois, de préjugés, d’hommes et de faits dont les contours lui échappaient, dont la masse l’épouvantait, et qui n’était autre chose que cette prodigieuse pyramide que nous nommons la civilisation. Il distinguait çà et là dans cet ensemble fourmillant et difforme, tantôt près de lui, tantôt loin et sur des plateaux inaccessibles, quelque groupe, quelque détail vivement éclairé, ici l’argousin et son bâton, plus loin le gendarme et son sabre, là-bas l’archevêque mitré, et tout en haut, dans une sorte de soleil, l’empereur couronné et éblouissant. Il lui semblait que ces splendeurs lointaines, loin de dissiper sa nuit, la rendaient plus funèbre et plus noire. Tout cela, lois, préjugés, faits, hommes, choses, allait et venait au-dessus de lui, selon le mouvement compliqué et mystérieux que Dieu imprime à la civilisation, marchant sur lui et l’écrasant avec je ne sais quoi de paisible dans la cruauté et d’inexorable dans l’indifférence. » Le chapitre intitulé l’Onde et l’Ombre, qui interrompt un instant le récit, est généralement admiré ; mais quoiqu’il soit fort éloquent, il me plaît moins que les traits épars çà et là de cette longue et dramatique analyse. Ce chapitre est plein d’expressions baroques et monstrueuses, les haillons de l’eau, la populace des vagues, plein d’images difformes, toutes semblables à des géans contrefaits. Cependant l’impression en est très grande et prépare bien le lecteur à comprendre et à accepter les scènes qui vont suivre.

Mais le chef-d’œuvre du livre, c’est le chapitre intitulé Petit Gervais, où M. Hugo a décrit l’éveil de la conscience dans l’âme de Jean Valjean. Ce chapitre est un coup de maître, et mérite, selon nous, de prendre place parmi les analyses les plus originales et les plus savantes qu’on ait faites de l’âme humaine. Nous insistons sur ce point. Nous savions M. Hugo artiste puissant, musicien consommé, peintre éclatant, mais, en dépit du Dernier Jour d’un Condamné, nous ne le savions pas psychologue exact et sévère, et nous n’aurions accordé qu’une médiocre confiance à la vérité de ses analyses de l’âme. Nous ne voulons pas dire cependant que son talent se soit révélé sous un aspect tout à fait inattendu, et qu’une faculté jusqu’alors inconnue ait germé tout à coup en lui. En tout autre sujet, peut-être n’aurions-nous pas à louer comme nous le faisons la vérité et l’exactitude de ses analyses. Les observations subtiles, les nuances microscopiques, ne sont point de son ressort, et il y réussit mal. La forte imagination de M. Hugo nous donne un spectacle de pénible embarras lorsqu’elle essaie de saisir et de reproduire certains états délicats de l’âme et du cœur; mais ici l’énormité du sujet mettait à l’aise cette imagination, et si le mot n’était quelque peu vulgaire, je dirais volontiers qu’elle s’y trouvait comme chez elle. L’imagination en effet a son domaine particulier en psychologie, tout comme l’attention ou comme la mémoire; il y a certains états de l’âme qu’elle seule sait voir, comprendre et reproduire, par exemple ces états où l’âme est en quelque sorte la proie de la chair et du système nerveux, où elle palpite et se débat sous la pression de la crainte, de la terreur, de l’agonie. Dans ces états de l’âme, toutes nos facultés sont muettes et anéanties, elles se glacent de torpeur et sont prises pour ainsi dire d’évanouissement. Une seule veille, et cette unique faculté est l’imagination. Tel est l’état de l’âme de Jean Valjean à sa sortie du palais épiscopal, et voilà pourquoi M. Hugo a si bien réussi là où un autre psychologue plus sûr et plus exercé aurait échoué. Ce chapitre rentre donc dans ce genre d’analyse Imaginative et sinistre avec lequel Claude Gueux et le Dernier Jour d’un Condamné nous avaient déjà familiarisés, il en est l’expression complète et achevée. Il n’y a pas une observation qu’on ne sente vraie et qui ne s’impose à l’esprit comme exacte. On voit poindre lentement, puis grandir, puis enfin éclater avec une splendeur terrifiante la lumière morale dans l’âme de ce malheureux, qui, effaré de cette clarté, tourne sur lui-même, irrité et aveugle comme un hibou surpris par le jour.

En sortant de la maison de l’évêque, Jean Valjean n’est ni converti ni même ému, il est en proie à une colère mêlée d’étonnement. La nouveauté de ce spectacle qu’il ne comprend pas l’a bouleversé sans le toucher, et il regrette presque de l’avoir connu. « il voyait avec inquiétude s’ébranler l’espèce de calme affreux que l’injustice de son malheur lui avait donné. Il se demandait qu’est-ce qui remplacerait cela. Parfois il eût mieux aimé se voir en prison avec les gendarmes, et que les choses ne se fussent point passées ainsi : cela l’eût moins agité.» Pour que l’exorcisme chrétien de l’évêque ait son plein effet, il faut que Jean Valjean soit une dernière fois la proie de l’esprit du mal, il faut qu’il commette une dernière mauvaise action qui le dédouble en quelque sorte, et qui mette deux Jean Valjean en présence l’un de l’autre. Un petit Savoyard passe près de lui, jouant avec une poignée de gros sous, parmi lesquels se trouve une pièce blanche : la pièce blanche tombe, et Jean Valjean pose le pied dessus. Est-ce un acte réfléchi, volontaire? Non, c’est un mouvement instinctif et mécanique de la brute qui l’a poussé. Il a commis cette mauvaise action sans que la profonde rêverie où l’ont jeté les paroles de l’évêque en ait été troublée ; mais c’est la dernière goutte qui fera déborder le vase. Lorsqu’il secoue sa rêverie et qu’il aperçoit cette pièce d’argent oubliée sous son pied, le monstre qui est en lui lui apparaît, et le sens de l’action et des paroles de l’évêque lui est subitement révélé. Il se juge, se condamne, et un sentiment confus encore, mais vrai, surgit en lui. Il sent que désormais il n’y a plus pour lui que deux routes à suivre, qu’il faut qu’il soit plus saint que l’évêque, ou qu’il tombe encore au-dessous de lui-même. Il y a dans l’expression de ces sentimens une grandeur véritable. L’œuvre du poète ne contient guère, comme art, de plus belles pages, et elle n’en contient pas d’aussi humaines.

C’est encore un très beau chapitre de psychologie que le long chapitre du second volume qui porte ce titre bizarre : une Tempête sous un crâne, où le forçat revenu au bien agite en lui-même la question de savoir s’il ira se d’énoncer à la justice afin de sauver un malheureux qu’on a pris faussement pour lui. Jean Valjean est maintenant M. Madeleine: il est devenu manufacturier, s’est enrichi et a enrichi tout le monde autour de lui dans une petite ville de province dont il est maire. Tout à coup, après des années de paix et de sécurité profondes, troublées seulement par les regards soupçonneux d’un officier de police, autrefois employé aux chiourmes du midi, il apprend qu’un pauvre diable qui prétend se nommer Champmathieu, et qu’on s’obstine à appeler Jean Valjean, va être jugé à Arras comme coupable d’un vol commis il y a dix ans au préjudice d’un petit Savoyard. Alors un douloureux combat s’élève en lui. Toutes les voix de l’âme prennent tour à tour la parole pour lui conseiller, qui la lâcheté, qui l’héroïsme, qui la prudence, qui le dévouement. Le souvenir de ses anciennes souffrances se réveille et le fait reculer lorsqu’il a déjà pris spontanément la détermination d’aller se dénoncer. Sa conscience use de sophismes, et son égoïsme essaie de mettre Dieu en sa faveur. Pourquoi ce Champmathieu est-il pris pour Jean Valjean après tout? C’est sans doute que Dieu le veut. La Providence se révèle par la protection dont elle l’entoure; elle veut qu’il reste riche, considéré, inconnu, afin de continuer à faire le bien autour de lui. La délibération continue longtemps ainsi, violente, orageuse. A cet examen de conscience, si émouvant qu’il soit, je préfère cependant le chapitre intitulé Petit Gervais, non parce qu’il est très supérieur, mais parce que la thèse en est plus neuve et partant plus originale, que l’état d’âme qu’elle expose et décrit est moins connu.

Le forçat Jean Valjean revient donc à la vertu. Une invention ingénieuse l’a rendu riche, et il purifie sa fortune en répandant le bien autour de lui. Il récolte en considération et en estime la moisson des bienfaits qu’il sème sur son chemin. Cette vertu est très belle, et j’y applaudis; dirai-je cependant qu’elle me laisse froid et qu’elle ne me paraît ni assez dramatique ni assez touchante? Pour qu’elle eût tout son prix, il aurait fallu qu’elle restât sans récompense terrestre. Je regrette, au point de vue philosophique et même dans l’intérêt de l’art, que M. Hugo ait cru devoir dissimuler son forçat Jean Valjean sous le personnage du maire Madeleine. En prenant le parti contraire, il aurait obtenu des effets bien plus pathétiques et trouvé bien plus sûrement le secret des cœurs. Jean Valjean devait rester Jean Valjean, le forçat libéré racheté du mal par l’évêque Myriel, faisant viser partout où il s’arrête ce fameux passeport jaune, stigmate d’infamie. Il devait être connu du monde pour ce qu’il est et sentir à toute heure peser sur ses épaules le fardeau de la dure réalité. Courbé sous ce fardeau comme une cariatide à la posture pénible, il aurait laborieusement, douloureusement accompli le bien. Le prix de sa vertu lui aurait été marchandé et disputé par le mépris des hommes, le mérite de ses bonnes actions aurait été discuté et amoindri par les sophismes des pharisiens. Il aurait été non un objet d’admiration, mais un objet d’étonnement et même de scandale. Ceux qui auraient reçu ses bienfaits se seraient eux-mêmes, en les acceptant, écartés avec crainte, et auraient en vain cherché dans leur cœur une flamme de sympathie pour leur bienfaiteur. Le souvenir de ses actes de dévouement aurait été plus vite effacé encore que ne l’est le souvenir des bienfaits des autres hommes. Il aurait inspiré aux âmes saintes la défiance, aux âmes vertueuses une insultante compassion, aux âmes simplement honnêtes une bienveillance sarcastique ou une froide indifférence, aux âmes méchantes et perverses la haine et le mépris. Il aurait senti à toute heure que, toujours maudit devant les hommes, il n’était saint que devant Dieu, et il aurait cependant marché dans sa voie nouvelle sans découragement et sans amertume. Alors le rachat eût été complet, et le spectacle donné au monde eût été vraiment grand et admirable. Telle est l’unique objection que j’aie à faire au second personnage de Jean Valjean; il est vrai qu’elle est considérable. M. Hugo a compris autrement son personnage : je le regrette doublement, et au point de vue de l’intérêt moral et au point de vue de l’intérêt dramatique.

Acceptons cependant cette erreur, elle n’est pas sans compensation, puisqu’elle a permis à M. Hugo de placer en face de Jean Valjean, devenu le maire Madeleine, un personnage qui n’était possible qu’à cette condition : — Javert, l’officier de police, qui, d’un œil soupçonneux et inquiet, épie incessamment la personne et les actions de son supérieur dans l’ordre hiérarchique. Ce personnage de Javert, qui n’est que subalterne et placé sur le second plan, est le mieux composé du livre. Tout en lui est irréprochable : physionomie, costume et caractère. Le mobile de ses actions est simple, facile à saisir et nettement expliqué. Les rouages peu compliqués de ce caractère tout d’une pièce sont décrits avec précision, et fonctionnent avec une régularité parfaite sous les yeux du lecteur. En deux occasions seulement, M. Hugo a légèrement exagéré le sentiment très vrai sur lequel il a fait reposer fortement le caractère de son personnage, le respect de l’autorité. Lorsque M. Madeleine ordonne de faire mettre en liberté une fille publique condamnée par Javert à une peine disciplinaire, l’officier de police dispute un peu trop longtemps contre son supérieur. Plus tard, lorsqu’il vient offrir au maire sa démission pour l’avoir soupçonné d’être l’ancien forçat Jean Valjean, il insiste un peu trop encore. Ce ne sont que des nuances, mais elles sont essentielles. Étant donné le caractère de Javert, une discussion ou une insistance prolongée équivaut à une révolte contre cette autorité pour laquelle l’inspecteur de police a un respect superstitieux. Qu’il se sente étonné, scandalisé même, de voir un maire donner raison à une fille publique, rien n’est plus naturel ; mais, de même que l’intelligence du croyant peut bien se cabrer devant les mystères qu’elle ne comprend pas, mais se soumet en se disant qu’elle ne doit pas comprendre, l’étonnement de Javert doit céder devant ce dogme qu’il s’est imposé : que l’autorité est infaillible. Qu’il donne sa démission, parce qu’il a soupçonné indûment un représentant de l’autorité, rien de mieux encore, mais il ne la maintiendra pas avec insistance, car l’autorité est pour lui la source de toute grâce, comme elle est la source de toute justice, et il devra, pour être logique, accepter son indulgence comme il aurait accepté sa rigueur. Il y a là quelques exagérations qui auraient pu être évitées. M. Hugo a trop fortement appuyé sur certains côtés de ce caractère, qui par lui-même est très en saillie, et qui se comprend sans effort. Ces imperfections de détail n’enlèvent rien heureusement à la valeur du personnage. C’est un véritable soldat de l’ordre public que cet inspecteur de police exact, sévère, taciturne, inexorablement fidèle à sa consigne, et créé honnête homme par la grâce de la société, comme le chrétien est créé saint par la grâce divine, car tout ce caractère de Javert est fondé sur une vertu sociale et non naturelle, le respect de l’autorité. Ce que l’autorité condamne, il le condamne ; ce qu’elle méprise, il le méprise ; ce qu’elle absout, il l’absout. Né en dehors de la société, il pouvait être son ennemi : il a fait son choix, et s’est enrôlé parmi ses gardiens. Il pouvait être un malfaiteur, il a préféré être honnête homme, La conscience qu’il a d’avoir bien choisi lui a donné une sorte d’orgueil légitime qui le rend inexorable pour ceux dont il aurait pu être le compagnon et le complice. C’est un personnage bien compris, bien rendu, et qui mérite de prendre place dans cette innombrable galerie de portraits qui témoigne de l’inépuisable variété de la nature humaine, et qu’augmente le génie de chaque grand poète. C’est même peut-être le seul acteur de ce premier épisode qui mérite tout à fait cet honneur, à proprement parler ; les autres ne sont que des personnages, Javert est à la fois un personnage et un type. Les autres acteurs sont incomplets ; on pourrait les comprendre autrement, les recommencer, les refaire, y ajouter, en retrancher : Javert est complet, et ne peut se comprendre autrement qu’il n’est. Le lecteur n’éprouve pas le besoin de le recomposer à son gré, ce qui est le plus grand éloge qu’on puisse faire d’un caractère présenté par un poète. Il nous reste à parler du personnage qui donne son nom à cette première partie du livre. Fantine n’est cependant qu’un personnage épisodique, qui a l’air de tenir dans le livre plus de place qu’elle n’en tient en réalité, et dont l’histoire, d’ailleurs très dramatique, se relie assez mal jusqu’à présent à celle du personnage principal. Je dis Jusqu’à présent, car il est probable que cette histoire sert pour ainsi dire de préface et d’introduction aux aventures des personnages qui, dans les parties suivantes des Misérables, vont partager avec Jean Valjean l’intérêt du lecteur. Nous ne pouvons dire exactement quelle place Fantine tient dans l’œuvre générale, si elle n’est qu’un accident, ou si elle sert de prologue à un drame que nous ne connaissons pas encore. Quoi qu’il en soit, sa destinée commence et s’achève dans ce premier épisode, destinée courte et douloureuse. M. Hugo nous la montre à vingt ans, « belle sous les deux espèces, qui sont le rhythme et le mouvement, » en compagnie d’un étudiant de dixième année, braillard et désagréable, qui répond au nom mélodieux de Tholomyès. Le livre intitulé en 1817, où il nous fait assister aux gaîtés de ses étudians, est à notre avis le plus faible de tous. Ces trop longues scènes ne manquent pas d’une certaine grâce, mais cette grâce est sans légèreté; elles ont un certain entrain, mais cet entrain est bruyant sans vivacité. Tholomyès a beau entasser les métaphores incongrues et rehausser de mauvais goût les platitudes de sa sotte cervelle, il ne parvient pas à être amusant. Ajoutons que la bonne humeur (si l’argot n’était interdit, nous dirions la blague) de ce polisson est beaucoup trop laborieuse et trop littéraire pour être communicative. Tholomyès a trop deviné par avance les futures joyeusetés du petit Jehan Frollo de Notre-Dame de Paris, et se rappelle trop les gais propos à phrases courtes des buveurs et mangeurs de tripes du Gargantua et les interminables dissertations de l’érudit Panurge. Il vise au même genre de comique que Rabelais, et il y réussit assez mal. Quelques rares notes de jeunesse éclatent çà et là au milieu de ce tohu-bohu de phrases sans queue ni tête qui se prolonge pendant vingt pages, au grand déplaisir du lecteur; dans tout cela, il n’y a que deux lignes vraiment jolies, et qui ressuscitent pour l’imagination la vie heureuse de l’adolescence : « Qu’est-ce que tu ferais, Favourite, si je cessais de t’aimer? » dit un jeune étudiant à sa maîtresse. Et comme celle-ci le menace de vengeances sans nom, «Blachevelle, extasié, sourit avec la fatuité voluptueuse d’un homme chatouillé à l’amour-propre, se renversa sur sa chaise et ferma orgueilleusement les deux yeux. » Voilà bien une pose de la vingtième année, et que les jeunes lecteurs reconnaîtront. La pose est vraie, vivante, et pourrait se traduire aisément par le crayon. C’est un dessin tout trouvé pour Gavarni, avec une légende toute faite.

Abandonnée par Tholomyès, Fantine songe à retourner dans son pays, la petite ville où le maire Madeleine est établi. Malheureusement elle traîne après elle une petite fille qu’elle adore. Cette petite fille sera le principe et la source de tous ses malheurs. Ici, quoique j’aie pris en quelque sorte l’engagement de n’aborder encore aucune des questions sociales que soulève le livre, je me permettrai de faire observer que M. Hugo a exagéré outre mesure la situation d’une fille du peuple qui a le malheur de posséder un enfant illégitime. Cet accident peut peser sur sa vie dans certaines conditions et lui fermer l’accès de quelques professions, mais dans la condition d’ouvrière libre ou d’ouvrière des manufactures il n’a d’autre inconvénient que d’augmenter les dépenses de la mère. L’état de nos mœurs n’est pas assez sévère ou assez hypocrite, comme on voudra, pour que de pareils accidens scandalisent beaucoup. Fantine peut se présenter hardiment à la porte de la manufacture de M. Madeleine, sa petite Cosette ne sera pas pour elle un motif d’exclusion, ni surtout un motif d’expulsion. Qu’importe qu’elle ait un enfant, si elle peut travailler pour le nourrir? Il y a un cas cependant, un seul, où cet enfant pourrait à la rigueur devenir un motif de sévérité et d’exclusion : c’est le cas où les soins à donner à l’enfant enlèveraient au travail de la mère toute régularité; mais M. Hugo a pris soin d’écarter ce dernier obstacle. Cosette vit tristement loin de sa mère, qui la croit heureuse, chez les Thénardier, deux brutes rustiques auxquelles elle l’a livrée dans un premier mouvement de vivacité et de confiance spontanée, très vrai, très populaire et très bien saisi par l’auteur. Les choses étant ainsi, en quoi l’enfant de Fantine, qui ne gêne pas le travail de la mère et qui ne scandalise personne, puisqu’on ne le voit pas, peut-il devenir une cause d’ostracisme? Une cause d’ironie, de sarcasme, même de mépris pour les âmes grossières qui l’entourent, oui; un motif de malédiction sociale, non. Et puis comment, lorsque l’expulsion est décidée, Fantine, qui aime son enfant, n’a-t-elle pas l’idée de résister à cette sentence absurde et ne se pourvoit-elle pas en grâce et en cassation auprès du manufacturier, dont, comme toute la ville, elle connaît l’humanité? Ce ne peut être par oubli, ce ne peut être par timidité; une femme n’a plus de timidité, une mère n’a pas d’oublis lorsqu’il s’agit de disputer à la misère le pain de son enfant; Fantine elle-même le prouve trop pour son malheur. Elle n’acceptera un pareil arrêt qu’après avoir épuisé tous les moyens de le faire casser; elle ne se résignera qu’après avoir épuisé toutes ses chances de salut. Il y a dans l’explication des malheurs de Fantine une inconsistance qui frappe au premier coup d’œil. Le reste de l’histoire se devine sans peine. Fantine tombe dans la gêne, puis dans la misère, enfin dans la détresse. Dès qu’il ne s’agit plus que de peindre, M. Hugo retrouve toute sa puissance. Il y a dans la description de ce dénûment quelques traits d’une observation tristement vraie, qui navrent et déchirent le cœur. En voici une très exacte et presque belle dans sa sinistre horreur : « Cependant une vieille femme qui lui allumait sa chandelle quand elle rentrait le soir lui enseigna l’art de vivre dans la misère. Derrière vivre de peu, il y a vivre de rien... Fantine apprit comment on se passe tout à fait de feu en hiver, comment on renonce à un oiseau qui vous mange un liard de millet tous les deux jours, comment on fait de son jupon sa couverture et de sa couverture son jupon, comment on ménage sa chandelle en prenant son repas à la lumière de la fenêtre d’en face. On ne sait pas tout ce que certains êtres faibles, qui ont vieilli dans le dénûment et l’honnêteté, savent tirer d’un sou. Cela finit par être un talent. Fantine acquit ce sublime talent, et reprit un peu de courage. » Mais bientôt cet art même ne lui suffit pas. Les Thénardier demandent de l’argent. Une première fois elle vendit ses cheveux; pressée par une nouvelle demande, elle vendit ses dents à un opérateur forain. Ce détail des dents arrachées est horrible, je l’accorde, mais il se grave, bon gré, mal gré, dans l’imagination et fait partie désormais de la physionomie de Fantine. Et puis comme l’horrible incident est bien expliqué et bien amené ! Ce n’est pas sans résistance que Fantine consent à cet horrible sacrifice, mais elle a reçu le matin une lettre des Thénardier qui demandent de l’argent pour Cosette. Lorsque l’opérateur lui propose le hideux marché, elle s’enfuit précipitamment; pourtant elle rentre rêveuse et va lire la lettre sur l’escalier de sa demeure. D’ailleurs la somme qu’on lui offre est si considérable : quarante francs ! La femme avec laquelle elle loge semble insister tout particulièrement sur l’énormité de cette somme, et tout à l’heure n’a-t-elle pas entendu une vieille édentée qui enviait la proposition qui lui était faite? Cet affreux sacrifice ne la sauve pas encore : elle en fait un dernier et devient fille publique. Ici nous ferons encore une chicane à M. Hugo : la scène, saisissante d’ailleurs, du bureau de police s’accorde mal avec le caractère que M. Hugo a donné à Fantine. Si elle est telle qu’il l’a représentée, même dans la dernière abjection, elle se conservera plus digne et moins grossière. Elle pourra haïr et invectiver le maire Madeleine, elle ne lui crachera pas à la figure. Elle pourra se répandre en injures, ses colères auront un autre accent que celui de ses pareilles. Dans cette scène du bureau de police, nous avons sous les yeux non pas Fantine, mais une fille publique quelconque, la première venue. Le personnage de Fantine se vulgarise subitement, sans qu’on sente bien les raisons de cette métamorphose. L’agonie de la malheureuse, qui meurt sans avoir pu revoir son enfant, n’a rien non plus de particulièrement touchant. L’intérêt se détourne d’elle pour se porter sur les aventures du maire, qui vient de se dénoncer devant la cour d’assises d’Arras, et l’imagination du lecteur n’a plus d’attention pour elle. Sa mort passe inaperçue pour ainsi dire au milieu de la confusion générale; c’est une scène qui pouvait être touchante, et qui est étranglée entre deux scènes d’un intérêt plus dramatique : la scène de la cour d’assises et la scène qui nous montre Jean Valjean sauvé par le mensonge héroïque de la sœur Simplice, après s’être évadé de la prison où il a été écroué le matin.

Un point vraiment curieux à noter dans ce livre, c’est que les personnages placés sur le second plan sont, à tout prendre, mieux composés que les grands acteurs. Mlle Baptistine est mieux composée que l’évêque ; Javert est plus logiquement conçu et plus fortement exécuté que le Jean Valjean du second volume; la sœur Simplice est un caractère mieux compris que celui de Fantine. Elle ne fait que passer dans le livre, tout juste le temps de permettre au lecteur de tirer son chapeau devant cette personne douce, austère, froide, et n’ayant jamais menti. Son apparition dans cette seconde partie est vraiment un bienfait de l’auteur, car elle réconcilie avec la nature humaine l’imagination du lecteur, suffoquée de scènes de cours d’assises, d’hôpital, de bureaux de police. Elle apparaît pour accomplir un acte tristement héroïque, un mensonge; cet acte, elle l’accomplit d’une voix ferme, par deux fois, et sans trembler. Elle ment avec ferme propos pour sauver le coupable revenu au bien, qui la veille encore s’est dénoncé par vertu. Certes le sacrifice que Judith fit de sa chasteté au profit de son peuple ne coûta pas plus à la veuve juive que ne doit coûter ce mensonge à la conscience de la sœur Simplice. Il est douloureux de se trouver contraint d’accomplir par devoir un acte qui est le contraire du devoir; aussi, au moment où le mensonge est encore en suspens, le drame n’est-il plus dans la question de savoir si Javert ressaisira ou non sa proie, il est dans la question de savoir si Simplice mentira ou non. Il y a là un moment solennel, pathétique, tragique; cela est bien inventé, très noble et très humain.

Maintenant j’ai tout dit de ce que je m’étais proposé de dire aujourd’hui. Je n’ai voulu qu’expliquer la structure et l’anatomie des caractères principaux et mettre en gerbe les beautés littéraires que m’offrait ce premier épisode en les séparant de l’ivraie et des herbes stériles mêlées aux vrais épis. J’ai évité avec soin les questions morales et sociales que soulève nécessairement un tel livre, et lorsque je les ai effleurées, je ne l’ai fait que pour éclairer et compléter mes jugemens. Je n’essaierai pas davantage de prononcer un jugement littéraire absolu, non par hésitation, mais par prudence et justice. Dans une œuvre de cette étendue, il y a nécessairement des parties inégales, et tel défaut que nous pourrions signaler perdra peut-être beaucoup de son importance lorsque l’œuvre sera entièrement connue. Prononcer un jugement absolu sur ces deux volumes serait à peu près comme juger un édifice en voie de construction. Dans toute œuvre de M. Hugo, il faut faire une part très large à tout ce qui est procédé et main-d’œuvre, charpente, maçonnerie, étais, arcs-boutans; mais qui donc a jamais fait un reproche aux cathédrales des arcs-boutans peu gracieux et assez gauches qui les soutiennent? Ce sont là détails d’architecture ou plutôt de maçonnerie, dont l’importance disparaît lorsqu’on contemple l’édifice dans son ensemble, et qui d’ailleurs trouvent leur excuse dans des raisons de solidité. Sans ces gauches et laids appuis, l’ogive ne pourrait pas ouvrir sa courbe étroite, profonde et gracieuse, les délicates colonnes ne pourraient prendre leur vol jusqu’à la toiture, le clocher ne pourrait s’élancer au ciel d’un jet aussi hardi, et la large façade ne pourrait étaler avec une telle profusion le luxe de ses dentelles de pierre et les légions de ses statuettes. De même dans les œuvres de M. Hugo telle métaphore énorme n’existe que pour amener et en quelque sorte traîner après elle une beauté poétique de premier ordre, tel incident pénible et maussade n’existe que pour servir de point d’appui à quelque brillante sculpture qui se découvrira plus tard. On comprendra donc sans peine pourquoi   nous nous abstenons de tout jugement général et absolu; nous ne voulons pas nous exposer à prendre un piédestal pour une statue, un arc-boutant pour une partie de l’édifice.


EMILE MONTEGUT.

  1. Première partie, Fantine; 2 vol. in-8o. Paris, Pagnerre, 1862.