Les Misérables (1908)/Tome 4/Livre 3

Texte établi par Gustave SimonImprimerie Nationale ; Ollendorff (p. 57-92).

LIVRE TROISIÈME.

LA MAISON DE LA RUE PLUMET.





I

la maison à secret.


Vers le milieu du siècle dernier, un président à mortier au parlement de Paris ayant une maîtresse et s’en cachant, car à cette époque les grands seigneurs montraient leurs maîtresses et les bourgeois les cachaient, fit construire « une petite maison » faubourg Saint-Germain, dans la rue déserte de Blomet, qu’on nomme aujourd’hui rue Plumet, non loin de l’endroit qu’on appelait alors le Combat des Animaux.

Cette maison se composait d’un pavillon à un seul étage ; deux salles au rez-de-chaussée, deux chambres au premier, en bas une cuisine, en haut un boudoir, sous le toit un grenier, le tout précédé d’un jardin avec large grille donnant sur la rue. Ce jardin avait environ un arpent. C’était là tout ce que les passants pouvaient entrevoir ; mais en arrière du pavillon il y avait une cour étroite et au fond de la cour un logis bas de deux pièces sur cave, espèce d’en-cas destiné à dissimuler au besoin un enfant et une nourrice. Ce logis communiquait, par derrière, par une porte masquée et ouvrant à secret, avec un long couloir étroit, pavé, sinueux, à ciel ouvert, bordé de deux hautes murailles, lequel, caché avec un art prodigieux et comme perdu entre les clôtures des jardins et des cultures dont il suivait tous les angles et tous les détours, allait aboutir à une autre porte également à secret qui s’ouvrait à un demi-quart de lieue de là, presque dans un autre quartier, à l’extrémité solitaire de la rue de Babylone.

M. le président s’introduisait par là, si bien que ceux-là mêmes qui l’eussent épié et suivi et qui eussent observé que M. le président se rendait tous les jours mystérieusement quelque part, n’eussent pu se douter qu’aller rue de Babylone c’était aller rue Blomet. Grâce à d’habiles achats de terrains, l’ingénieux magistrat avait pu faire faire ce travail de voirie secrète chez lui, sur sa propre terre, et par conséquent sans contrôle. Plus tard il avait revendu par petites parcelles pour jardins et cultures les lots de terre riverains du corridor, et les propriétaires de ces lots de terre croyaient des deux côtés avoir devant les yeux un mur mitoyen, et ne soupçonnaient pas même l’existence de ce long ruban de pavé serpentant entre deux murailles parmi leurs plates-bandes et leurs vergers. Les oiseaux seuls voyaient cette curiosité. Il est probable que les fauvettes et les mésanges du siècle dernier avaient fort jasé sur le compte de M. le président.

Le pavillon, bâti en pierre dans le goût Mansart, lambrissé et meublé dans le goût Watteau, rocaille au dedans, perruque au dehors, muré d’une triple haie de fleurs, avait quelque chose de discret, de coquet et de solennel, comme il sied à un caprice de l’amour et de la magistrature. Cette maison et ce couloir, qui ont disparu aujourd’hui, existaient encore il y a une quinzaine d’années. En 93, un chaudronnier avait acheté la maison pour la démolir, mais n’ayant pu en payer le prix, la nation le mit en faillite. De sorte que ce fut la maison qui démolit le chaudronnier. Depuis la maison resta inhabitée, et tomba lentement en ruine, comme toute demeure à laquelle la présence de l’homme ne communique plus la vie. Elle était restée meublée de ses vieux meubles et toujours à vendre ou à louer, et les dix ou douze personnes qui passent par an rue Plumet en étaient averties par un écriteau jaune et illisible accroché à la grille du jardin depuis 1810.

Vers la fin de la restauration, ces mêmes passants purent remarquer que l’écriteau avait disparu, et que, même, les volets du premier étage étaient ouverts. La maison en effet était occupée. Les fenêtres avaient « des petits rideaux », signe qu’il y avait une femme.

Au mois d’octobre 1829, un homme d’un certain âge s’était présenté et avait loué la maison telle qu’elle était, y compris, bien entendu, l’arrière-corps de logis et le couloir qui allait aboutir à la rue de Babylone. Il avait fait rétablir les ouvertures à secret des deux portes de ce passage. La maison, nous venons de le dire, était encore à peu près meublée des vieux ameublements du président, le nouveau locataire avait ordonné quelques réparations, ajouté çà et là ce qui manquait, remis des pavés à la cour, des briques aux carrelages, des marches à l’escalier, des feuilles aux parquets et des vitres aux croisées, et enfin était venu s’installer avec une jeune fille et une servante âgée, sans bruit, plutôt comme quelqu’un qui se glisse que comme quelqu’un qui entre chez soi. Les voisins n’en jasèrent point, par la raison qu’il n’y avait pas de voisins.

Ce locataire peu à effet était Jean Valjean, la jeune fille était Cosette. La servante était une fille appelée Toussaint que Jean Valjean avait sauvée de l’hôpital et de la misère et qui était vieille, provinciale et bègue, trois qualités qui avaient déterminé Jean Valjean à la prendre avec lui. Il avait loué la maison sous le nom de M. Fauchelevent, rentier. Dans tout ce qui a été raconté plus haut, le lecteur a sans doute moins tardé encore que Thénardier à reconnaître Jean Valjean.

Pourquoi Jean Valjean avait-il quitté le couvent du Petit-Picpus ? Que s’était-il passé ?

Il ne s’était rien passé.

On s’en souvient, Jean Valjean était heureux dans le couvent, si heureux que sa conscience finit par s’inquiéter. Il voyait Cosette tous les jours, il sentait la paternité naître et se développer en lui de plus en plus, il couvait de l’âme cette enfant, il se disait qu’elle était à lui, que rien ne pouvait la lui enlever, que cela serait ainsi indéfiniment, que certainement elle se ferait religieuse, y étant chaque jour doucement provoquée, qu’ainsi le couvent était désormais l’univers pour elle comme pour lui, qu’il y vieillirait et qu’elle y grandirait, qu’elle y vieillirait et qu’il y mourrait, qu’enfin, ravissante espérance, aucune séparation n’était possible. En réfléchissant à ceci, il en vint à tomber dans des perplexités. Il s’interrogea. Il se demandait si tout ce bonheur-là était bien à lui, s’il ne se composait pas du bonheur d’un autre, du bonheur de cette enfant qu’il confisquait et qu’il dérobait, lui vieillard ; si ce n’était point là un vol ? Il se disait que cette enfant avait le droit de connaître la vie avant d’y renoncer, que lui retrancher, d’avance et en quelque sorte sans la consulter, toutes les joies sous prétexte de lui sauver toutes les épreuves, profiter de son ignorance et de son isolement pour lui faire germer une vocation artificielle, c’était dénaturer une créature humaine et mentir à Dieu. Et qui sait si, se rendant compte un jour de tout cela et religieuse à regret, Cosette n’en viendrait pas à le haïr ? Dernière pensée, presque égoïste et moins héroïque que les autres, mais qui lui était insupportable. Il résolut de quitter le couvent.

Il le résolut ; il reconnut avec désolation qu’il le fallait. Quant aux objections, il n’y en avait pas. Cinq ans de séjour entre ces quatre murs et de disparition avaient nécessairement détruit ou dispersé les éléments de crainte. Il pouvait rentrer parmi les hommes tranquillement. Il avait vieilli, et tout avait changé. Qui le reconnaîtrait maintenant ? Et puis, à voir le pire, il n’y avait de danger que pour lui-même, et il n’avait pas le droit de condamner Cosette au cloître par la raison qu’il avait été condamné au bagne. D’ailleurs, qu’est-ce que le danger devant le devoir ? Enfin, rien ne l’empêchait d’être prudent et de prendre ses précautions.

Quant à l’éducation de Cosette, elle était à peu près terminée et complète.

Une fois sa détermination arrêtée, il attendit l’occasion. Elle ne tarda pas à se présenter. Le vieux Fauchelevent mourut.

Jean Valjean demanda audience à la révérende prieure et lui dit qu’ayant fait à la mort de son frère un petit héritage qui lui permettait de vivre désormais sans travailler, il quittait le service du couvent, et emmenait sa fille ; mais que, comme il n’était pas juste que Cosette, ne prononçant point ses vœux, eût été élevée gratuitement, il suppliait humblement la révérende prieure de trouver bon qu’il offrît à la communauté, comme indemnité des cinq années que Cosette y avait passées, une somme de cinq mille francs.

C’est ainsi que Jean Valjean sortit du couvent de l’Adoration Perpétuelle. En quittant le couvent, il prit lui-même sous son bras et ne voulut confier à aucun commissionnaire la petite valise dont il avait toujours la clef sur lui. Cette valise intriguait Cosette, à cause de l’odeur d’embaumement qui en sortait.

Disons tout de suite que désormais cette malle ne le quitta plus. Il l’avait toujours dans sa chambre. C’était la première et quelquefois l’unique chose qu’il emportait dans ses déménagements. Cosette en riait, et appelait cette valise l’inséparable, disant : J’en suis jalouse.

Jean Valjean du reste ne reparut pas à l’air hbre sans une profonde anxiété.

Il découvrit la maison de la rue Plumet et s’y blottit. Il était désormais en possession du nom d’Ultime Fauchelevent.

En même temps il loua deux autres appartements dans Paris, afin de moins attirer l’attention que s’il fût toujours resté dans le même quartier, de pouvoir faire au besoin des absences à la moindre inquiétude qui le prendrait, et enfin de ne plus se trouver au dépourvu comme la nuit où il avait si miraculeusement échappé à Javert. Ces deux appartements étaient deux logis fort chétifs et d’apparence pauvre, dans deux quartiers très éloignés l’un de l’autre, l’un rue de l’Ouest, l’autre rue de l’Homme- Armé. Il allait de temps en temps, tantôt rue de l’Homme-Armé, tantôt rue de l’Ouest, passer un mois ou six semaines avec Cosette sans emmener Toussaint. Il s’y faisait servir par les portiers et s’y donnait pour un rentier de la banlieue ayant un pied-à-terre en ville. Cette haute vertu avait trois domiciles dans Paris pour échapper à la police.



II

jean valjean garde national.


Du reste, à proprement parler, il vivait rue Plumet et il y avait arrangé son existence de la façon que voici :

Cosette avec la servante occupait le pavillon ; elle avait la grande chambre à coucher aux trumeaux peints, le boudoir aux baguettes dorées, le salon du président meublé de tapisseries et de vastes fauteuils ; elle avait le jardin. Jean Valjean avait fait mettre dans la chambre de Cosette un lit à baldaquin d’ancien damas à trois couleurs, et un vieux et beau tapis de Perse acheté rue du Figuier-Saint-Paul chez la mère Gaucher, et, pour corriger la sévérité de ces vieilleries magnifiques, il avait amalgamé à ce bric-à-brac tous les petits meubles gais et gracieux des jeunes filles, l’étagère, la biliiothèque et les livres dorés, la papeterie, le buvard, la table à ouvrage incrustée de nacre, le nécessaire de vermeil, la toilette en porcelaine du Japon. De longs rideaux de damas fond rouge à trois couleurs pareils au lit pendaient aux fenêtres du premier étage. Au rez-de-chaussée, des rideaux de tapisserie. Tout l’hiver la petite maison de Cosette était chauffée du haut en bas. Lui, il habitait l’espèce de loge de portier qui était dans la cour du fond, avec un matelas sur un lit de sangle, une table de bois blanc, deux chaises de paille, un pot à l’eau de faïence, quelques bouquins sur une planche, sa chère valise dans un coin, jamais de feu. Il dînait avec Cosette, et il y avait un pain bis pour lui sur la table. Il avait dit à Toussaint lorsqu’elle était entrée :

— C’est mademoiselle qui est la maîtresse de la maison. — Et vous, mo-onsieur ? avait répliqué Toussaint stupéfaite. — Moi, je suis bien mieux que le maître, je suis le père.

Cosette au couvent avait été dressée au ménage et réglait la dépense qui était fort modeste. Tous les jours Jean Valjean prenait le bras de Cosette et la menait promener. Il la conduisait au Luxembourg, dans l’allée la moins fréquentée, et tous les dimanches à la messe, toujours à Saint-Jacques-du-Haut-Pas, parce que c’était fort loin. Comme c’est un quartier très pauvre, il y faisait beaucoup l’aumône, et les malheureux l’entouraient dans l’église, ce qui lui avait valu l’épître des Thénardier : Au monsieur bienfaisant de l’église Saint-Jacques-du-Haut-Pas. Il menait volontiers Cosette visiter les indigents et les malades. Aucun étranger n’entrait dans la maison de la rue Plumet. Toussaint apportait les provisions, et Jean Valjean allait lui-même chercher l’eau à une prise d’eau qui était tout proche sur le boulevard. On mettait le bois et le vin dans une espèce de renfoncement demi-souterrain tapissé de rocailles qui avoisinait la porte de la rue de Babylone et qui autrefois avait servi de grotte à M. le président ; car au temps des Folies et des Petites-Maisons, il n’y avait pas d’amour sans grotte.

Il y avait dans la porte bâtarde de la rue de Babylone une de ces boîtes-tirelires destinées aux lettres et aux journaux ; seulement, les trois habitants du pavillon de la rue Plumet ne recevant ni journaux ni lettres, toute l’utilité de la boîte, jadis entremetteuse d’amourettes et confidente d’un robin dameret, était maintenant limitée aux avis du percepteur des contributions et aux billets de garde. Car M. Fauchelevent, rentier, était de la garde nationale ; il n’avait pu échapper aux mailles étroites du recensement de 1831. Les renseignements municipaux pris à cette époque étaient remontés jusqu’au couvent du Petit-Picpus, sorte de nuée impénétrable et sainte d’où Jean Valjean était sorti vénérable aux yeux de sa mairie, et, par conséquent, digne de monter sa garde.

Trois ou quatre fois l’an, Jean Valjean endossait son uniforme et faisait sa faction ; très volontiers d’ailleurs ; c’était pour lui un déguisement correct qui le mêlait à tout le monde en le laissant solitaire. Jean Valjean venait d’atteindre ses soixante ans, âge de l’exemption légale ; mais il n’en paraissait pas plus de cinquante ; d’ailleurs, il n’avait aucune envie de se soustraire à son sergent-major et de chicaner le comte de Lobau ; il n’avait pas d’état civil ; il cachait son nom, il cachait son identité, il cachait son âge, il cachait tout ; et, nous venons de le dire, c’était un garde national de bonne volonté. Ressembler au premier venu qui paye ses contributions, c’était là toute son ambition. Cet homme avait pour idéal, au dedans, l’ange, au dehors, le bourgeois.

Notons un détail pourtant. Quand Jean Valjean sortait avec Cosette, il s’habillait comme on l’a vu et avait assez l’air d’un ancien officier. Lorsqu’il sortait seul, et c’était le plus habituellement le soir, il était toujours vêtu d’une veste et d’un pantalon d’ouvrier, et coiffé d’une casquette qui lui cachait le visage. Était-ce précaution, ou humilité ? Les deux à la fois. Cosette était accoutumée au côté énigmatique de sa destinée et remarquait à peine les singularités de son père. Quant à Toussaint, elle vénérait Jean Valjean, et trouvait bon tout ce qu’il faisait. Un jour, son boucher, qui avait entrevu Jean Valjean, lui dit : C’est un drôle de corps. Elle répondit : C’est un-un saint.

Ni Jean Valjean, ni Cosette, ni Toussaint n’entraient et ne sortaient jamais que par la porte de la rue de Babylone. A moins de les apercevoir par la grille du jardin, il était difficile de deviner qu’ils demeuraient rue Plumet. Cette grille restait toujours fermée. Jean Valjean avait laissé le jardin inculte, afin qu’il n’attirât pas l’attention.

En cela il se trompait peut-être.



III

foliis ad frondibus.


Ce jardin ainsi livré à lui-même depuis plus d’un demi-siècle était devenu extraordinaire et charmant. Les passants d’il y a quarante ans s’arrêtaient dans cette rue pour le contempler, sans se douter des secrets qu’il dérobait derrière ses épaisseurs fraîches et vertes. Plus d’un songeur à cette époque a laissé bien des fois ses yeux et sa pensée pénétrer indiscrètement à travers les barreaux de l’antique grille cadenassée, tordue, branlante, scellée à deux piliers verdis et moussus, bizarrement couronnée d’un fronton d’arabesques indéchiffrables.

Il y avait un banc de pierre dans un coin, une ou deux statues moisies, quelques treillages décloués par le temps pourrissant sur le murj du reste plus d’allées ni de gazon ; du chiendent partout. Le jardinage était parti, et la nature était revenue. Les mauvaises herbes abondaient, aventure admirable pour un pauvre coin de terre. La fête des giroflées y était splendide. Rien dans ce jardin ne contrariait l’effort sacré des choses vers la vie ; la croissance vénérable était là chez elle. Les arbres s’étaient baissés vers les ronces, les ronces étaient montées vers les arbres, la plante avait grimpé, la branche avait fléchi, ce qui rampe sur la terre avait été trouver ce qui s’épanouit dans l’air, ce qui flotte au vent s’était penché vers ce qui se traîne dans la mousse ; troncs, rameaux, feuilles, fibres, touffes, vrilles, sarments, épines, s’étaient mêlés, traversés, mariés, confondus ; la végétation, dans un embrassement étroit et profond, avait célébré et accompli là, sous l’œil satisfait du créateur, en cet enclos de trois cents pieds carrés, le saint mystère de sa fraternité, symbole de la fraternité humaine. Ce jardin n’était plus un jardin, c’était une broussaille colossale, c’est-à-dire quelque chose qui est impénétrable comme une forêt, peuplé comme une ville, frissonnant comme un nid, sombre comme une cathédrale, odorant comme un bouquet, solitaire comme une tombe, vivant comme une foule.

En floréal, cet énorme buisson, libre derrière sa grille et dans ses quatre murs, entrait en rut dans le sourd travail de la germination universelle, tressaillait au soleil levant presque comme une bête qui aspire les effluves de l’amour cosmique et qui sent la sève d’avril monter et bouillonner dans ses veines, et, secouant au vent sa prodigieuse chevelure verte, semait sur la terre humide, sur les statues frustes, sur le perron croulant du pavillon et jusque sur le pavé de la rue déserte, les fleurs en étoiles, la rosée en perles, la fécondité, la beauté, la vie, la joie, les parfums. À midi mille papillons blancs s’y réfugiaient, et c’était un spectacle divin de voir là tourbillonner en flocons dans l’ombre cette neige vivante de l’été. Là, dans ces gaies ténèbres de la verdure, une foule de voix innocentes parlaient doucement à l’âme, et ce que les gazouillements avaient oublié de dire, les bourdonnements le complétaient. Le soir une vapeur de rêverie se dégageait du jardin et l’enveloppait ; un linceul de brume, une tristesse céleste et calme, le couvraient ; l’odeur si enivrante des chèvrefeuilles et des liserons en sortait de toute part comme un poison exquis et subtil ; on entendait les derniers appels des grimpereaux et des bergeronnettes s’assoupissant sous les branchages ; on y sentait cette intimité sacrée de l’oiseau et de l’arbre ; le jour les ailes réjouissent les feuilles, la nuit les feuilles protègent les ailes.

L’hiver, la broussaille était noire, mouillée, hérissée, grelottante, et laissait un peu voir la maison. On apercevait, au lieu de fleurs dans les rameaux et de rosée dans les fleurs, les longs rubans d’argent des limaces sur le froid et épais tapis des feuilles jaunes 5 mais de toute façon, sous tout aspect, en toute saison, printemps, hiver, été, automne, ce petit enclos respirait la mélancolie, la contemplation, la solitude, la liberté, l’absence de l’homme, la présence de Dieu ; et la vieille grille rouillée avait l’air de dire : ce jardin est à moi.

Le pavé de Paris avait beau être là tout autour, les hôtels classiques et splendides de la rue de Varenne à deux pas, le dôme des Invalides tout près, la chambre des députés pas loin ; les carrosses de la rue de Bourgogne et de la rue Saint-Dominique avaient beau rouler fastueusement dans le voisinage, les omnibus jaunes, bruns, blancs, rouges, avaient beau se croiser dans le carrefour prochain, le désert était rue Plumet ; et la mort des anciens propriétaires, une révolution qui avait passé, l’écroulement des antiques fortunes, l’absence, l’oubli, quarante ans d’abandon et de viduité, avaient suffi pour ramener dans ce lieu privilégié les fougères, les bouillons-blancs, les ciguës, les achillées, les digitales, les hautes herbes, les grandes plantes gaufrées aux larges feuilles de drap vert pâle, les lézards, les scarabées, les insectes inquiets et rapides ; pour faire sortir des profondeurs de la terre et reparaître entre ces quatre murs je ne sais quelle grandeur sauvage et farouche ; et pour que la nature, qui déconcerte les arrangements mesquins de l’homme et qui se répand toujours tout entière là où elle se répand, aussi bien dans la fourmi que dans l’aigle, en vînt à s’épanouir dans un méchant petit jardin parisien avec autant de rudesse et de majesté que dans une forêt vierge du Nouveau Monde.

Rien n’est petit en effet ; quiconque est sujet aux pénétrations profondes de la nature, le sait. Bien qu’aucune satisfaction absolue ne soit donnée à la philosophie, pas plus de circonscrire la cause que de limiter l’effet, le contemplateur tombe dans des extases sans fond à cause de toutes ces décompositions de forces aboutissant à l’unité. Tout travaille à tout.

L’algèbre s’applique aux nuages ; l’irradiation de l’astre profite à la rose ; aucun penseur n’oserait dire que le parfum de l’aubépine est inutile aux constellations. Qui donc peut calculer le trajet d’une molécule ? que savons-nous si des créations de mondes ne sont point déterminées par des chutes de grains de sable ? qui donc connaît les flux et les reflux réciproques de l’infiniment grand et de l’infiniment petit, le retentissement des causes dans les précipices de l’être, et les avalanches de la création ? Un ciron importe ; le petit est grand, le grand est petit ; tout est en équilibre dans la nécessité ; effrayante vision pour l’esprit. Il y a entre les êtres et les choses des relations de prodige ; dans cet inépuisable ensemble, de soleil à puceron, on ne se méprise pas ; on a besoin les uns des autres. La lumière n’emporte pas dans l’azur les parfums terrestres sans savoir ce qu’elle en fait ; la nuit fait des distributions d’essence stellaire aux fleurs endormies. Tous les oiseaux qui volent ont à la patte le fil de l’infini, La germination se complique de l’éclosion d’un météore et du coup de bec de l’hirondelle brisant l’œuf, et elle mène de front la naissance d’un ver de terre et l’avènement de Socrate. Où finit le télescope, le microscope commence. Lequel des deux a la vue la plus grande ? Choisissez. Une moisissure est une pléiade de fleurs ; une nébuleuse est une fourmilière d’étoiles. Même promiscuité, et plus inouïe encore, des choses de l’intelligence et des faits de la substance. Les éléments et les principes se mêlent, se combinent, s’épousent, se multiplient les uns par les autres, au point de faire aboutir, le monde matériel et le monde moral à la même clarté. Le phénomène est en perpétuel repli sur lui-même. Dans les vastes échanges cosmiques, la vie universelle va et vient en quantités inconnues, roulant tout dans l’invisible mystère des effluves, employant tout, ne perdant pas un rêve de pas un sommeil, semant un animalcule ici, émiettant un astre là, oscillant et serpentant, faisant de la lumière une force et de la pensée un élément, disséminée et indivisible, dissolvant tout, excepté ce point géométrique, le moi ; ramenant tout à l’âme atome ; épanouissant tout en Dieu ; enchevêtrant, depuis la plus haute jusqu’à la plus basse, toutes les activités dans l’obscurité d’un mécanisme vertigineux, rattachant le vol d’un insecte au mouvement de la terre, subordonnant, qui sait ? ne fût-ce que par l’identité de la loi, l’évolution de la comète dans le firmament au tournoiement de l’infusoire dans la goutte d’eau. Machine faite d’esprit. Engrenage énorme dont le premier moteur est le moucheron et dont la dernière roue est le zodiaque.

IV

changement de grille.


Il semblait que ce jardin, créé autrefois pour cacher les mystères libertins, se fût transformé et fût devenu propre à abriter les mystères chastes. Il n’avait plus ni berceaux, ni boulingrins, ni tonnelles, ni grottes ; il avait une magnifique obscurité échevelée tombant comme un voile de toutes parts. Paphos s’était refait Éden. On ne sait quoi de repentant avait assaini cette retraite. Cette bouquetière offrait maintenant ses fleurs à l’âme. Ce coquet jardin, jadis fort compromis, était rentré dans la virginité et la pudeur. Un président assisté d’un jardinier, un bonhomme qui croyait continuer Lamoignon et un autre bonhomme qui croyait continuer Le Nôtre, l’avaient contourné, taillé, chiffonné, attifé, façonné pour la galanterie ; la nature l’avait ressaisi, l’avait rempli d’ombre, et l’avait arrangé pour l’amour.

Il y avait aussi dans cette solitude un cœur qui était tout prêt. L’amour n’avait qu’à se montrer ; il avait là un temple composé de verdures, d’herbe, de mousse, de soupirs d’oiseaux, de molles ténèbres, de branches agitées, et une âme faite de douceur, de foi, de candeur, d’espoir, d’aspiration et d’illusion.

Cosette était sortie du couvent encore presque enfant ; elle avait un peu plus de quatorze ans, et elle était « dans l’âge ingrat » ; nous l’avons dit, à part les yeux, elle semblait plutôt laide que jolie ; elle n’avait cependant aucun trait disgracieux, mais elle était gauche, maigre, timide et hardie à la fois, une grande petite fille enfin.

Son éducation était terminée ; c’est-à-dire on lui avait appris la religion, et même, et surtout la dévotion ; puis « l’histoire » , c’est-à-dire la chose qu’on appelle ainsi au couvent, la géographie, la grammaire, les participes, les rois de France, un peu de musique, à faire un nez, etc., mais du reste elle ignorait tout, ce qui est un charme et un péril. L’âme d’une jeune fille ne doit pas être laissée obscure ; plus tard, il s’y fait des mirages trop brusques et trop vifs comme dans une chambre noire. Elle doit être doucement et discrètement éclairée, plutôt du reflet des réalités que de leur lumière directe et dure. Demi-jour utile et gracieusement austère qui dissipe les peurs puériles et empêche les chutes. Il n’y a que l’instinct maternel, intuition admirable où entrent les souvenirs de la vierge et l’expérience de la femme, qui sache comment et de quoi doit être fait ce demi-jour. Rien ne supplée à cet instinct. Pour former l’âme d’une jeune fille, toutes les religieuses du monde ne valent pas une mère.

Cosette n’avait pas eu de mère. Elle n’avait eu que beaucoup de mères, au pluriel.

Quant à Jean Valjean, il y avait bien en lui toutes les tendresses à la fois, et toutes les sollicitudes ; mais ce n’était qu’un vieux homme qui ne savait rien du tout.

Or, dans cette œuvre de l’éducation, dans cette grave affaire de la préparation d’une femme à la vie, que de science il faut pour lutter contre cette grande ignorance qu’on appelle l’innocence !

Rien ne prépare une jeune fille aux passions comme le couvent. Le couvent tourne la pensée du côté de l’inconnu. Le cœur, replié sur lui-même, se creuse, ne pouvant s’épancher, et s’approfondit, ne pouvant s’épanouir. De là des visions, des suppositions, des conjectures, des romans ébauchés, des aventures souhaitées, des constructions fantastiques, des édifices tout entiers bâtis dans l’obscurité intérieure de l’esprit, sombres et secrètes demeures où les passions trouvent tout de suite à se loger dès que la grille franchie leur permet d’entrer. Le couvent est une compression qui, pour triompher du cœur humain, doit durer toute la vie.

En quittant le couvent, Cosette ne pouvait rien trouver de plus doux et de plus dangereux que la maison de la rue Plumet. C’était la continuation de la solitude avec le commencement de la liberté ; un jardin fermé, mais une nature acre, riche, voluptueuse et odorante ; les mêmes songes que dans le couvent, mais de jeunes hommes entrevus ; une grille, mais sur la rue.

Cependant, nous le répétons, quand elle y arriva, elle n’était encore qu’une enfant. Jean Valjean lui livra ce jardin inculte. — Fais-y tout ce que tu voudras, lui disait-il. Cela amusait Cosette ; elle en remuait toutes les touffes et toutes les pierres, elle y cherchait « des bêtes » ; elle y jouait, en attendant qu’elle y rêvât ; elle aimait ce jardin pour les insectes qu’elle y trouvait sous ses pieds à travers l’herbe, en attendant qu’elle l’aimât pour les étoiles qu’elle y verrait dans les branches au-dessus de sa tête.

Et puis, elle aimait son père, c’est-à-dire Jean Valjean, de toute son âme, avec une naïve passion filiale qui lui faisait du bonhomme un compagnon désiré et charmant. On se souvient que M. Madeleine lisait beaucoup, Jean Valjean avait continué ; il en était venu à causer bien ; il avait la richesse secrète et l’éloquence d’une intelligence humble et vraie qui s’est spontanément cultivée. Il lui était resté juste assez d’âpreté pour assaisonner sa bonté ; c’était un esprit rude et un cœur doux. Au Luxembourg, dans leurs tête-à-tête, il faisait de longues explications de tout, puisant dans ce qu’il avait lu, puisant aussi dans ce qu’il avait souffert. Tout en l’écoutant, les yeux de Cosette erraient vaguement.

Cet homme simple suffisait à la pensée de Cosette, de même que ce jardin sauvage à ses jeux. Quand elle avait bien poursuivi les papillons, elle arrivait près de lui essoufflée et disait : Ah ! comme j’ai couru ! Il la baisait au front.

Cosette adorait le bonhomme. Elle était toujours sur ses talons. Là où était Jean Valjean était le bien-être. Comme Jean Valjean n’habitait ni le pavillon, ni le jardin, elle se plaisait mieux dans l’arrière-cour pavée que dans l’enclos plein de fleurs, et dans la petite loge meublée de chaises de paille que dans le grand salon tendu de tapisseries où s’adossaient des fauteuils capitonnés. Jean Valjean lui disait quelquefois en souriant du bonheur d’être importuné : — Mais va-t’en chez toi ! laisse-moi donc un peu seul !

Elle lui faisait de ces charmantes gronderies tendres qui ont tant de grâce remontant de la fille au père.

— Père, j’ai très froid chez vous ; pourquoi ne mettez-vous pas ici un tapis et un poêle ?

— Chère enfant, il y a tant de gens qui valent mieux que moi et qui n’ont même pas un toit sur leur tête.

— Alors pourquoi y a-t-il du feu chez moi et tout ce qu’il faut ?

— Parce que tu es une femme et un enfant.

— Bah ! les hommes doivent donc avoir froid et être mal ?

— Certains hommes.

— C’est bon, je viendrai si souvent ici que vous serez bien obligé d’y faire du feu.

Elle lui disait encore :

— Père, pourquoi mangez-vous du vilain pain comme cela ?

— Parce que, ma fille.

— Eh bien, si vous en mangez, j’en mangerai.

Alors, pour que Cosette ne mangeât pas de pain noir, Jean Valjean mangeait du pain blanc.

Cosette ne se rappelait que confusément son enfance. Elle priait matin et soir pour sa mère qu’elle n’avait pas connue. Les Thénardier lui étaient restés comme deux figures hideuses à l’état de rêve. Elle se rappelait qu’elle avait été « un jour, la nuit » chercher de l’eau dans un bois. Elle croyait que c’était très loin de Paris. Il lui semblait qu’elle avait commencé à vivre dans un abîme et que c’était Jean Valjean qui l’en avait tirée. Son enfance lui faisait l’effet d’un temps où il n’y avait autour d’elle que des mille-pieds, des araignées et des serpents. Quand elle songeait le soir avant de s’endormir, comme elle n’avait pas une idée très nette d’être la fille de Jean Valjean et qu’il fût son père, elle s’imaginait que l’âme de sa mère avait passé dans ce bonhomme et était venue demeurer auprès d’elle.

Lorsqu’il était assis, elle appuyait sa joue sur ses cheveux blancs et y laissait silencieusement tomber une larme en se disant : C’est peut-être ma mère, cet homme-là !

Cosette, quoique ceci soit étrange à énoncer, dans sa profonde ignorance de fille élevée au couvent, la maternité d’ailleurs étant absolument inintelligible à la virginité, avait fini par se figurer qu’elle avait eu aussi peu de mère que possible. Cette mère, elle ne savait pas même son nom. Toutes les fois qu’il lui arrivait de le demander à Jean Valjean, Jean Valjean se taisait. Si elle répétait sa question, il répondait par un sourire. Une fois elle insista ; le sourire s’acheva par une larme.

Ce silence de Jean Valjean couvrait de nuit Fantine.

Était-ce prudence ? était-ce respect ? était-ce crainte de livrer ce nom aux hasards d’une autre mémoire que la sienne ?

Tant que Cosette avait été petite, Jean Valjean lui avait volontiers parlé de sa mère ; quand elle fut jeune fille, cela lui fut impossible. Il lui sembla qu’il n’osait plus. Était-ce à cause de Cosette ? était-ce à cause de Fantine ? il éprouvait une sorte d’horreur religieuse à faire entrer cette ombre dans la pensée de Cosette, et à mettre la morte en tiers dans leur destinée. Plus cette ombre lui était sacrée, plus elle lui semblait redoutable. Il songeait à Fantine et se sentait accablé de silence. Il voyait vaguement dans les ténèbres quelque chose qui ressemblait à un doigt sur une bouche. Toute cette pudeur qui avait été dans Fantine et qui, pendant sa vie, était sortie d’elle violemment, était-elle revenue après sa mort se poser sur elle, veiller, indignée, sur la paix de cette morte, et, farouche, la garder dans sa tombe ? Jean Valjean, à son insu, en subissait-il la pression ? Nous qui croyons en la mort, nous ne sommes pas de ceux qui rejetteraient cette explication mystérieuse. De là l’impossibilité de prononcer, même pour Cosette, ce nom : Fantine.

Un jour Cosette lui dit :

— Père, j’ai vu cette nuit ma mère en songe. Elle avait deux grandes ailes. Ma mère dans sa vie doit avoir touché à la sainteté.

— Par le martyre, répondit Jean Valjean.

Du reste, Jean Valjean était heureux.

Quand Cosette sortait avec lui, elle s’appuyait sur son bras, fière, heureuse, dans la plénitude du coeur, Jean Valjean, à toutes ces marques d’une tendresse si exclusive et si satisfaite de lui seul, sentait sa pensée se fondre en délices. Le pauvre homme tressaillait inondé d’une joie angélique ; il s’affirmait avec transport que cela durerait toute la vie ; il se disait qu’il n’avait vraiment pas assez souffert pour mériter un si radieux bonheur, et il remerciait Dieu, dans les profondeurs de son âme, d’avoir permis qu’il fût ainsi aimé, lui misérable, par cet être innocent.



V

la rose s’aperçoit qu’elle est une machine de guerre.


Un jour Cosette se regarda par hasard dans son miroir et se dit : tiens ! Il lui semblait presque qu’elle était jolie. Ceci la jeta dans un trouble singulier. Jusqu’à ce moment elle n’avait point songé à sa figure. Elle se voyait dans son miroir, mais elle ne s’y regardait pas. Et puis, on lui avait souvent dit qu’elle était laide ; Jean Valjean seul disait doucement : Mais non ! mais non ! Quoi qu’il en fût, Cosette s’était toujours crue laide, et avait grandi dans cette idée avec la résignation facile de l’enfance. Voici que tout d’un coup son miroir lui disait comme Jean Valjean : Mais non ! Elle ne dormit pas de la nuit. — Si j’étais jolie ? pensait-elle, comme cela serait drôle que je fusse jolie ! — Et elle se rappelait celles de ses compagnes dont la beauté faisait effet dans le couvent, et elle se disait : Comment ! je serais comme mademoiselle une telle !

Le lendemain elle se regarda, mais non par hasard, et elle douta : — Où avais-je l’esprit ? dit-elle, non, je suis laide. — Elle avait tout simplement mal dormi, elle avait les yeux battus et elle était pâle. Elle ne s’était pas sentie très joyeuse la veille de croire à sa beauté, mais elle fut triste de n’y plus croire. Elle ne se regarda plus, et pendant plus de quinze jours elle tâcha de se coiffer tournant le dos au miroir.

Le soir, après le dîner, elle faisait assez habituellement de la tapisserie dans le salon, ou quelque ouvrage de couvent, et Jean Valjean lisait à côté d’elle. Une fois elle leva les yeux de son ouvrage et elle fut toute surprise de la façon inquiète dont son père la regardait.

Une autre fois, elle passait dans la rue, et il lui sembla que quelqu’un qu’elle ne vit pas disait derrière elle : Jolie femme ! mais mal mise. — Bah ! pensa-t-elle, ce n’est pas moi. Je suis bien mise et laide. — Elle avait alors son chapeau de peluche et sa robe de mérinos.

Un jour enfin, elle était dans le jardin, et elle entendit la pauvre vieille Toussaint qui disait : Monsieur, remarquez-vous comme mademoiselle devient jolie ? Cosette n’entendit pas ce que son père répondit, les paroles de Toussaint furent pour elle une sorte de commotion. Elle s’échappa du jardin, monta à sa chambre, courut à la glace, il y avait trois mois qu’elle ne s’était regardée, et poussa un cri. Elle venait de s’éblouir elle-même.

Elle était belle et jolie ; elle ne pouvait s’empêcher d’être de l’avis de Toussaint et de son miroir. Sa taille s’était faite, sa peau avait blanchi, ses cheveux s’étaient lustrés, une splendeur inconnue s’était allumée dans ses prunelles bleues. La conviction de sa beauté lui vint tout entière, en une minute, comme un grand jour qui se fait ; les autres la remarquaient d’ailleurs, Toussaint le disait, c’était d’elle évidemment que le passant avait parlé, il n’y avait plus à douter ; elle redescendit au jardin, se croyant reine, entendant les oiseaux chanter, c’était en hiver, voyant le ciel doré, le soleil dans les arbres, des fleurs dans les buissons, éperdue, folle, dans un ravissement inexprimable.

De son côté, Jean Valjean éprouvait un profond et indéfinissable serrement de cœur.

C’est qu’en effet, depuis quelque temps, il contemplait avec terreur cette beauté qui apparaissait chaque jour plus rayonnante sur le doux visage de Cosette. Aube riante pour tous, lugubre pour lui.

Cosette avait été belle assez longtemps avant de s’en apercevoir. Mais, du premier jour, cette lumière inattendue qui se levait lentement et enveloppait par degrés toute la personne de la jeune fille blessa la paupière sombre de Jean Valjean. Il sentit que c’était un changement dans une vie heureuse, si heureuse qu’il n’osait y remuer dans la crainte d’y déranger quelque chose. Cet homme qui avait passé par toutes les détresses, qui était encore tout saignant des meurtrissures de sa destinée, qui avait été presque méchant et qui était devenu presque saint, qui, après avoir traîné la chaîne du bagne, traînait maintenant la chaîne invisible, mais pesante, de l’infamie indéfinie, cet homme que la loi n’avait pas lâché et qui pouvait être à chaque instant ressaisi et ramené de l’obscurité de sa vertu au grand jour de l’opprobre public, cet homme acceptait tout, excusait tout, pardonnait tout, bénissait tout, voulait bien tout, et ne demandait à la providence, aux hommes, aux lois, à la société, à la nature, au monde, qu’une chose, que Cosette l’aimât !

Que Cosette continuât de l’aimer ! que Dieu n’empêchât pas le cœur de cette enfant de venir à lui, et de rester à lui ! Aimé de Cosette, il se trouvait guéri, reposé, apaisé, comblé, récompensé, couronné. Aimé de Cosette, il était bien ! il n’en demandait pas davantage. On lui eût dit : Veux-tu être mieux. ? Il eût répondu : Non. Dieu lui eût dit : Veux-tu le ciel ? il eût répondu : J’y perdrais.

Tout ce qui pouvait effleurer cette situation, ne fût-ce qu’à la surface, le faisait frémir comme le commencement d’autre chose. Il n’avait jamais trop su ce que c’était que la beauté d’une femme ; mais, par instinct, il comprenait que c’était terrible.

Cette beauté qui s’épanouissait de plus en plus triomphante et superbe à côté de lui, sous ses yeux, sur le front ingénu et redoutable de l’enfant, du fond de sa laideur, de sa vieillesse, de sa misère, de sa réprobation, de son accablement, il la regardait effaré.

Il se disait : Comme elle est belle ! Qujest-ce que je vais devenir, moi ?

Là du reste était la différence entre sa tendresse et la tendresse d’une mère. Ce qu’il voyait avec angoisse, une mère l’eût vu avec joie.

Les premiers symptômes ne tardèrent pas à se manifester.

Dès le lendemain du jour où elle s’était dit : Décidément, je suis belle ! Cosette fît attention à sa toilette. Elle se rappela le mot du passant : — Jolie, mais mal mise, — souffle d’oracle qui avait passé à côté d’elle et s’était évanoui après avoir déposé dans son cœur un des deux germes qui doivent plus tard emplir toute la vie de la femme, la coquetterie. L’amour est l’autre.

Avec la foi en sa beauté, toute l’âme féminine s’épanouit en elle. Elle eut horreur du mérinos et honte de la peluche. Son père ne lui avait jamais rien refusé. Elle sut tout de suite toute la science du chapeau, de la robe, du mantelet, du brodequin, de la manchette, de l’étoffe qui va, de la couleur qui sied, cette science qui fait de la femme parisienne quelque chose de si charmant, de si profond et de si dangereux. Le mot femme capiteuse a été inventé pour la parisienne.

En moins d’un mois la petite Cosette fut dans cette thébaïde de la rue de Babylone une des femmes, non seulement les plus jolies, ce qui est quelque chose, mais « les mieux mises » de Paris, ce qui est bien davantage. Elle eût voulu rencontrer « son passant » pour voir ce qu’il dirait, et « pour lui apprendre ! » Le fait est qu’elle était ravissante de tout point, et qu’elle distinguait à merveille un chapeau de Gérard d’un chapeau d’Herbaut.

Jean Valjean considérait ces ravages avec anxiété. Lui qui sentait qu’il ne pourrait jamais que ramper, marcher tout au plus, il voyait des ailes venir à Cosette.

Du reste, rien qu’à la simple inspection de la toilette de Cosette, une femme eût reconnu qu’elle n’avait pas de mère. Certaines petites bienséances, certaines conventions spéciales, n’étaient point observées par Cosette. Une mère, par exemple, lui eût dit qu’une jeune fille ne s’habille point en damas.

Le premier jour que Cosette sortit avec sa robe et son camail de damas noir et son chapeau de crêpe blanc, elle vint prendre le bras de Jean Valjean, gaie, radieuse, rose, fière, éclatante. — Père, dit-elle, comment me trouvez-vous ainsi ? Jean Valjean répondit d’une voix qui ressemblait à la voix amère d’un envieux : — Charmante ! — Il fut dans la promenade comme à l’ordinaire. En rentrant il demanda à Cosette :

— Est-ce que tu ne remettras plus ta robe et ton chapeau, tu sais ?

Ceci se passait dans la chambre de Cosette. Cosette se tourna vers le porte-manteau de la garde-robe où sa défroque de pensionnaire était accrochée.

— Ce déguisement ! dit-elle. Père, que voulez-vous que j’en fasse ? Oh ! par exemple, non, je ne remettrai jamais ces horreurs. Avec ce machin-là sur la tête, j’ai l’air de madame Chien-fou.

Jean Valjean soupira profondément.

À partir de ce moment, il remarqua que Cosette, qui autrefois demandait toujours à rester, disant : Père, je m’amuse mieux ici avec vous, demandait maintenant toujours à sortir. En effet, à quoi bon avoir une jolie figure et une délicieuse toilette, si on ne les montre pas ?

Il remarqua aussi que Cosette n’avait plus le même goût pour l’arrière-cour.

À présent, elle se tenait plus volontiers au jardin, se promenant sans déplaisir devant la grille. Jean Valjean, farouche, ne mettait pas les pieds dans le jardin. Il restait dans son arrière-cour, comme le chien.

Cosette, à se savoir belle, perdit la grâce de l’ignorer ; grâce exquise, car la beauté rehaussée de naïveté est ineffable, et rien n’est adorable comme une innocente éblouissante qui marche tenant en main, sans le savoir, la clef d’un paradis. Mais ce qu’elle perdit en grâce ingénue, elle le regagna en charme pensif et sérieux. Toute sa personne, pénétrée des joies de la jeunesse, de l’innocence et de la beauté, respirait une mélancolie splendide.

Ce fut à cette époque que Marius, après six mois écoulés, la revit au Luxembourg.



VI

la bataille commence.


Cosette était dans son ombre, comme Marius dans la sienne, toute disposée pour l’embrasement. La destinée, avec sa patience mystérieuse et fatale, approchait lentement l’un de l’autre ces deux êtres tout chargés et tout languissants des orageuses électricités de la passion, ces deux âmes qui portaient l’amour comme deux nuages portent la foudre, et qui devaient s’aborder et se mêler dans un regard comme les nuages dans un éclair.

On a tant abusé du regard dans les romans d’amour qu’on a fini par le déconsidérer. C’est à peine si l’on ose dire maintenant que deux êtres se sont aimés parce qu’ils se sont regardés. C’est pourtant comme cela qu’on s’aime et uniquement comme cela. Le reste n’est que le reste, et vient après. Rien n’est plus réel que ces grandes secousses que deux âmes se donnent en échangeant cette étincelle.

À cette certaine heure où Cosette eut sans le savoir ce regard qui troubla Marius, Marius ne se douta pas que lui aussi eut un regard qui troubla Cosette.

Il lui fit le même mal et le même bien.

Depuis longtemps déjà elle le voyait et elle l’examinait comme les filles examinent et voient, en regardant ailleurs. Marius trouvait encore Cosette laide que déjà Cosette trouvait Marius beau. Mais comme il ne prenait point garde à elle, ce jeune homme lui était bien égal.

Cependant elle ne pouvait s’empêcher de se dire qu’il avait de beaux cheveux, de beaux yeux, de belles dents, un charmant son de voix quand elle l’entendait causer avec ses camarades, qu’il marchait en se tenant mal, si l’on veut, mais avec une grâce à lui, qu’il ne paraissait pas bête du tout, que toute sa personne était noble, douce, simple et fière, et qu’enfin il avait l’air pauvre, mais qu’il avait bon air.

Le jour où leurs yeux se rencontrèrent et se dirent enfin brusquement ces premières choses obscures et ineffables que le regard balbutie, Cosette ne comprit pas d’abord. Elle rentra pensive à la maison de la rue de l’Ouest où Jean Valjean, selon son habitude, était venu passer six semaines. Le lendemain, en s’éveillant, elle songea à ce jeune homme inconnu, si longtemps indifférent et glacé, qui semblait maintenant faire attention à elle, et il ne lui sembla pas le moins du monde que cette attention lui fût agréable. Elle avait plutôt un peu de colère contre ce beau dédaigneux. Un fond de guerre remua en elle. Il lui sembla, et elle en éprouvait une joie encore tout enfantine, qu’elle allait enfin se venger.

Se sachant belle, elle sentait bien, quoique d’une façon indistincte, qu’elle avait une arme. Les femmes jouent avec leur beauté comme les enfants avec leur couteau. Elles s’y blessent.

On se rappelle les hésitations de Marins, ses palpitations, ses terreurs. Il restait sur son banc et n’approchait pas. Ce qui dépitait Cosette. Un jour elle dit à Jean Valjean : — Père, promenons-nous donc un peu de ce côté-là. — Voyant que Marius ne venait point à elle, elle alla à lui. En pareil cas, toute femme ressemble à Mahomet. Et puis, chose bizarre, le premier symptôme de l’amour vrai chez un jeune homme, c’est la timidité, chez une jeune fille, c’est la hardiesse. Ceci étonne, et rien n’est plus simple pourtant. Ce sont les deux sexes qui tendent à se rapprocher et qui prennent les qualités l’un de l’autre.

Ce jour-là, le regard de Cosette rendit Marius fou, le regard de Marius rendit Cosette tremblante. Marius s’en alla confiant, et Cosette inquiète. À partir de ce jour, ils s’adorèrent.

La première chose que Cosette éprouva, ce fut une tristesse confuse et profonde. Il lui sembla que, du jour au lendemain, son âme était devenue noire. Elle ne la reconnaissait plus. La blancheur de l’âme des jeunes filles, qui se compose de froideur et de gaîté, ressemble à la neige. Elle fond à l’amour qui est son soleil.

Cosette ne savait pas ce que c’était que l’amour. Elle n’avait jamais entendu prononcer ce mot dans le sens terrestre. Sur les livres de musique profane qui entraient dans le couvent, amour était remplacé par tambour ou pandour. Cela faisait des énigmes qui exerçaient l’imagination des grandes comme : Ah ! que le tambour est agréable ! ou : La pitié n’est pas un pandour ! Mais Cosette était sortie encore trop jeune pour s’être beaucoup préoccupée du « tambour ». Elle n’eût donc su quel nom donner à ce qu’elle éprouvait maintenant. Est-on moins malade pour ignorer le nom de sa maladie ?

Elle aimait avec d’autant plus de passion qu’elle aimait avec ignorance. Elle ne savait pas si cela est bon ou mauvais, utile ou dangereux, nécessaire ou mortel, éternel ou passager, permis ou prohibé ; elle aimait. On l’eût bien étonnée si on lui eût dit : Vous ne dormez pas ? mais c’est défendu ! Vous ne mangez pas ? mais c’est fort mal ! Vous avez des oppressions et des battements de cœur ? mais cela ne se fait pas ! Vous rougissez et vous pâlissez quand un certain être vêtu de noir paraît au bout d’une certaine allée verte ? mais c’est abominable ! Elle n’eût pas compris, et elle eût répondu : Comment peut-il y avoir de ma faute dans une chose où je ne puis rien et où je ne sais rien ?

Il se trouva que l’amour qui se présenta était précisément celui qui convenait le mieux à l’état de son âme. C’était une sorte d’adoration à distance, une contemplation muette, la déification d’un inconnu. C’était l’apparition de l’adolescence à l’adolescence, le rêve des nuits devenu roman et resté rêve, le fantôme souhaité enfin réalisé et fait chair, mais n’ayant pas encore de nom, ni de tort, ni de tache, ni d’exigence, ni de défaut ; en un mot, l’amant lointain et demeuré dans l’idéal, une chimère ayant une forme. Toute rencontre plus palpable et plus proche eût à cette première époque effarouché Cosette, encore à demi plongée dans la brume grossissante du cloître. Elle avait toutes les peurs des enfants et toutes les peurs des religieuses, mêlées. L’esprit du couvent, dont elle s’était pénétrée pendant cinq ans, s’évaporait encore lentement de toute sa personne et faisait tout trembler autour d’elle. Dans cette situation, ce n’était pas un amant qu’il lui fallait, ce n’était pas même un amoureux, c’était une vision. Elle se mit à adorer Marius comme quelque chose de charmant, de lumineux et d’impossible.

Comme l’extrême naïveté touche à l’extrême coquetterie, elle lui souriait, tout franchement.

Elle attendait tous les jours l’heure de la promenade avec impatience, elle y trouvait Marius, se sentait indiciblement heureuse, et croyait sincèrement exprimer toute sa pensée en disant à Jean Valjean : — Quel délicieux jardin que ce Luxembourg !

Marius et Cosette étaient dans la nuit l’un pour l’autre. Ils ne se parlaient pas, ils ne se saluaient pas, ils ne se connaissaient pas ; ils se voyaient ; et comme les astres dans le ciel que des millions de lieues séparent, ils vivaient de se regarder.

C’est ainsi que Cosette devenait peu à peu une femme et se développait, belle et amoureuse, avec la conscience de sa beauté et l’ignorance de son amour. Coquette par-dessus le marché, par innocence.



VII

à tristesse, tristesse et demie.

Toutes les situations ont leurs instincts. La vieille et éternelle mère nature avertissait sourdement Jean Valjean de la présence de Marius. Jean Valjean tressaillait dans le plus obscur de sa pensée. Jean Valjean ne voyait rien, ne savait rien, et considérait pourtant avec une attention opiniâtre les ténèbres où il était, comme s’il sentait d’un côté quelque chose qui se construisait, et de l’autre quelque chose qui s’écroulait. Marius, averti aussi, et, ce qui est la profonde loi du bon Dieu, par cette même mère nature, faisait tout ce qu’il pouvait pour se dérober au « père ». Il arrivait cependant que Jean Valjean l’apercevait quelquefois. Les allures de Marius n’étaient plus du tout naturelles. Il avait des prudences louches et des témérités gauches. Il ne venait plus tout près comme autrefois ; il s’asseyait loin et restait en extase ; il avait un livre et faisait semblant de lire ; pour qui faisait-il semblant ? Autrefois il venait avec son vieux habit, maintenant il avait tous les jours son habit neuf ; il n’était pas bien sûr qu’il ne se fît point friser, il avait des yeux tout drôles, il mettait des gants ; bref, Jean Valjean détestait cordialement ce jeune homme.

Cosette ne laissait rien deviner. Sans savoir au juste ce qu’elle avait, elle avait bien le sentiment que c’était quelque chose et qu’il fallait le cacher.

Il y avait entre le goût de toilette qui était venu à Cosette et l’habitude d’habits neufs qui était poussée à cet inconnu un parallélisme importun à Jean Valjean. C’était un hasard peut-être, sans doute, à coup sûr, mais un hasard menaçant.

Jamais il n’ouvrait la bouche à Cosette de cet inconnu. Un jour cependant, il ne put s’en tenir, et avec ce vague désespoir qui jette brusquement la sonde dans son malheur, il lui dit : — Que voilà un jeune homme qui a l’air pédant !

Cosette, l’année d’auparavant, petite fille indifférente, eût répondu : — Mais non, il est charmant. Dix ans plus tard, avec l’amour de Marius au cœur, elle eût répondu : — Pédant et insupportable à voir ! vous avez bien raison ! — Au moment de la vie et du cœur où elle était, elle se borna à répondre avec un calme suprême :

— Ce jeune homme-là !

Comme si elle le regardait pour la première fois de sa vie.

— Que je suis stupide ! pensa Jean Valjean. Elle ne l’avait pas encore remarqué. C’est moi qui le lui montre.

Ô simplicité des vieux ! profondeur des enfants !

C’est encore une loi de ces fraîches années de souffrance et de souci, de ces vives luttes du premier amour contre les premiers obstacles, la jeune fille ne se laisse prendre à aucun piège, le jeune homme tombe dans tous. Jean Valjean avait commencé contre Marius une sourde guerre que Marius, avec la bêtise sublime de sa passion et de son âge, ne devina point. Jean Valjean lui tendit une foule d’embûches ; il changea d’heures, il changea de banc, il oublia son mouchoir, il vint seul au Luxembourg ; Marius donna tête baissée dans tous les panneaux ; et à tous ces points d’interrogation plantés sur sa route par Jean Valjean, il répondit ingénument oui. Cependant Cosette restait murée dans son insouciance apparente et dans sa tranquillité imperturbable, si bien que Jean Valjean arriva à cette conclusion : Ce dadais est amoureux fou de Cosette, mais Cosette ne sait seulement pas qu’il existe.

Il n’en avait pas moins dans le cœur un tremblement douloureux. La minute où Cosette aimerait pouvait sonner d’un instant à l’autre. Tout ne commence-t-il pas par l’indifférence ?

Une seule fois Cosette fit une faute et l’effraya. Il se levait du banc pour partir après trois heures de station, elle dit : — Déjà !

Jean Valjean n’avait pas discontinué les promenades au Luxembourg, ne voulant rien faire de singulier et par-dessus tout redoutant de donner l’éveil à Cosette ; mais pendant ces heures si douces pour les deux amoureux, tandis que Cosette envoyait son sourire à Marius enivré qui ne s’apercevait que de cela et maintenant ne voyait plus rien dans ce monde qu’un radieux visage adoré, Jean Valjean fixait sur Marius des yeux étincelants et terribles. Lui qui avait fini par ne plus se croire capable d’un sentiment malveillant, il y avait des instants où, quand Marius était là, il croyait redevenir sauvage et féroce, et il sentait se rouvrir et se soulever contre ce jeune homme ces vieilles profondeurs de son âme où il y avait eu jadis tant de colère. Il lui semblait presque qu’il se reformait en lui des cratères inconnus.

Quoi ! il était là, cet être ! que venait-il faire ? il venait tourner, flairer, examiner, essayer ! il venait dire : hein ? pourquoi pas ? il venait rôder autour de sa vie, à lui Jean Valjean ! rôder autour de son bonheur, pour le prendre et l’emporter !

Jean Valjean ajoutait : — Oui, c’est cela ! que vient-il chercher ? une aventure ! que veut-il ? une amourette ! Une amourette ! et moi ! Quoi ! j’aurai été d’abord le plus misérable des hommes, et puis le plus malheureux, j’aurai fait soixante ans de la vie sur les genoux, j’aurai souffert tout ce qu’on peut souffrir, j’aurai vieilli sans avoir été jeune, j’aurai vécu sans famille, sans parents, sans amis, sans femme, sans enfants, j’aurai laissé de mon sang sur toutes les pierres, sur toutes les ronces, à toutes les bornes, le long de tous les murs, j’aurai été doux quoiqu’on fût dur pour moi et bon quoiqu’on fût méchant, je serai redevenu honnête homme malgré tout, je me serai repenti du mal que j’ai fait et j’aurai pardonné le mal qu’on m’a fait, et au moment où je suis récompensé, au moment où c’est fini, au moment où je touche au but, au moment où j’ai ce que je veux, c’est bon, c’est bien, je l’ai payé, je l’ai gagné, tout cela s’en ira, tout cela s’évanouira, et je perdrai Cosette, et je perdrai ma vie, ma joie, mon âme, parce qu’il aura plu à un grand niais de venir flâner au Luxembourg !

Alors ses prunelles s’emplissaient d’une clarté lugubre et extraordinaire. Ce n’était plus un homme qui regarde un homme ; ce n’était pas un ennemi qui regarde un ennemi. C’était un dogue qui regarde un voleur.

On sait le reste. Marius continua d’être insensé. Un jour il suivit Cosette rue de l’Ouest. Un autre jour il parla au portier. Le portier de son côté parla, et dit à Jean Valjean : — Monsieur, qu’est-ce que c’est donc qu’un jeune homme curieux qui vous a demandé ? — Le lendemain Jean Valjean jeta à Marius ce coup d’œil dont Marius s’aperçut enfin. Huit jours après, Jean Valjean avait déménagé. Il se jura qu’il ne remettrait plus les pieds ni au Luxembourg, ni rue de l’Ouest. Il retourna rue Plumet.

Cosette ne se plaignit pas, elle ne dit rien, elle ne fit pas de questions, elle ne chercha à savoir aucun pourquoi ; elle en était déjà à la période où l’on craint d’être pénétré et de se trahir. Jean Valjean n’avait aucune expérience de ces misères, les seules qui soient charmantes et les seules qu’il ne connût pas ; cela fit qu’il ne comprit point la grave signification du silence de Cosette. Seulement il remarqua qu’elle était devenue triste, et il devint sombre. C’étaient de part et d’autre des inexpériences aux prises.

Une fois il fit un essai. Il demanda à Cosette :

— Veux-tu venir au Luxembourg ?

Un rayon illumina le visage pâle de Cosette.

— Oui, dit-elle.

Ils y allèrent. Trois mois s’étaient écoulés. Marius n’y allait plus. Marius n’y était pas.

Le lendemain Jean Valjean redemanda à Cosette :

— Veux-tu venir au Luxembourg ?

Elle répondit tristement et doucement :

— Non.

Jean Valjean fut froissé de cette tristesse et navré de cette douceur.

Que se passait-il dans cet esprit si jeune et déjà si impénétrable ? Qu’est-ce qui était en train de s’y accomplir ? qu’arrivait-il à l’âme de Cosette ? Quelquefois, au lieu de se coucher, Jean Valjean restait assis près de son grabat la tête dans ses mains, et il passait des nuits entières à se demander : Qu’y a-t-il dans la pensée de Cosette ? et à songer aux choses auxquelles elle pouvait songer.

Oh ! dans ces moments-là, quels regards douloureux il tournait vers le cloître, ce sommet chaste, ce lieu des anges, cet inaccessible glacier de la vertu ! Comme il contemplait avec un ravissement désespéré ce jardin du couvent, plein de fleurs ignorées et de vierges enfermées, où tous les parfums et toutes les âmes montent droit vers le ciel ! Comme il adorait cet éden refermé à jamais, dont il était sorti volontairement et follement descendu ! Comme il regrettait son abnégation et sa démence d’avoir ramené Cosette au monde, pauvre héros du sacrifice, saisi et terrassé par son dévouement même ! comme il se disait : Qu’ai-je fait ?

Du reste rien de ceci ne perçait pour Cosette. Ni humeur, ni rudesse. Toujours la même figure sereine et bonne. Les manières de Jean Valjean étaient plus tendres et plus paternelles que jamais. Si quelque chose eût pu faire deviner moins de joie, c’était plus de mansuétude.

De son côté, Cosette languissait. Elle souffrait de l’absence de Marius comme elle avait joui de sa présence, singulièrement, sans savoir au juste. Quand Jean Valjean avait cessé de la conduire aux promenades habituelles, un instinct de femme lui avait confusément murmuré au fond du cœur qu’il ne fallait pas paraître tenir au Luxembourg, et que si cela lui était indifférent, son père l’y remènerait. Mais les jours, les semaines et les mois se succédèrent. Jean Valjean avait accepté tacitement le consentement tacite de Cosette. Elle le regretta. Il était trop tard. Le jour où elle retourna au Luxembourg, Marius n’y était plus. Marius avait donc disparu ; c’était fini, que faire ? le retrouverait-elle jamais ? Elle se sentit un serrement de cœur que rien ne dilatait et qui s’accroissait chaque jour ; elle ne sut plus si c’était l’hiver ou l’été, le soleil ou la pluie, si les oiseaux chantaient, si l’on était aux dahlias ou aux pâquerettes, si le Luxembourg était plus charmant que les Tuileries, si le linge que rapportait la blanchisseuse était trop empesé ou pas assez, si Toussaint avait fait bien ou mal « son marché », et elle resta accablée, absorbée, attentive à une seule pensée, l’œil vague et fixe, comme lorsqu’on regarde dans la nuit la place noire et profonde où une apparition s’est évanouie.

Du reste elle non plus ne laissa rien voir à Jean Valjean, que sa pâleur. Elle lui continua son doux visage.

Cette pâleur ne suffisait que trop pour occuper Jean Valjean. Quelquefois il lui demandait :

— Qu’as-tu ?

Elle répondait :

— Je n’ai rien.

Et après un silence, comme elle le devinait triste aussi, elle reprenait :

— Et vous, père, est-ce que vous avez quelque chose ?

— Moi ? rien, disait-il.

Ces deux êtres qui s’étaient si exclusivement aimés, et d’un si touchant amour, et qui avaient vécu si longtemps l’un par l’autre, souffraient maintenant l’un à côté de l’autre, l’un à cause de l’autre, sans se le dire, sans s’en vouloir, et en souriant.



VIII

la cadène.


Le plus malheureux des deux, c’était Jean Valjean. La jeunesse, même dans ses chagrins, a toujours une clarté à elle.

À de certains moments, Jean Valjean souffrait tant qu’il devenait puéril. C’est le propre de la douleur de faire reparaître le côté enfant de l’homme. Il sentait invinciblement que Cosette lui échappait. Il eût voulu lutter, la retenir, l’enthousiasmer par quelque chose d’extérieur et d’éclatant. Ces idées, puériles, nous venons de le dire, et en même temps séniles, lui donnèrent, par leur enfantillage même, une notion assez juste de l’influence de la passementerie sur l’imagination des jeunes filles. Il lui arriva une fois de voir passer dans la rue un général à cheval en grand uniforme, le comte Coutard, commandant de Paris. Il envia cet homme doré ; il se dit : quel bonheur ce serait de pouvoir mettre cet habit-là qui était une chose incontestable, que si Cosette le voyait ainsi, cela l’éblouirait, que lorsqu’il donnerait le bras à Cosette et qu’il passerait devant la grille des Tuileries, on lui présenterait les armes, et que cela suffirait à Cosette et lui ôterait l’idée de regarder les jeunes gens.

Une secousse inattendue vint se mêler à ces pensées tristes.

Dans la vie isolée qu’ils menaient, et depuis qu’ils étaient venus se loger rue Plumet, ils avaient une habitude. Ils faisaient quelquefois la partie de plaisir d’aller voir lever le soleil, genre de joie douce qui convient à ceux qui entrent dans la vie et à ceux qui en sortent.

Se promener de grand matin, pour qui aime la solitude, équivaut à se promener la nuit, avec la gaîté de la nature de plus. Les rues sont désertes, et les oiseaux chantent. Cosette, oiseau elle-même, s’éveillait volontiers de bonne heure. Ces excursions matinales se préparaient la veille. Il proposait, elle acceptait. Cela s’arrangeait comme un complot, on sortait avant le jour, et c’était autant de petits bonheurs pour Cosette. Ces excentricités innocentes plaisent à la jeunesse.

La pente de Jean Valjean était, on le sait, d’aller aux endroits peu fréquentés, aux recoins solitaires, aux lieux d’oubli. Il y avait alors aux environs des barrières de Paris des espèces de champs pauvres, presque mêlés à la ville, où il poussait, l’été, un blé maigre, et qui, l’automne, après la récolte faite, n’avaient pas l’air moissonnés, mais pelés. Jean Valjean les hantait avec prédilection. Cosette ne s’y ennuyait point. C’était la solitude pour lui, la liberté pour elle. Là, elle redevenait petite fille, elle pouvait courir et presque jouer, elle ôtait son chapeau, le posait sur les genoux de Jean Valjean, et cueillait des bouquets. Elle regardait les papillons sur les fleurs, mais ne les prenait pas ; les mansuétudes et les attendrissements naissent avec l’amour, et la jeune fille, qui a en elle un idéal tremblant et fragile, a pitié de l’aile du papillon. Elle tressait en guirlandes des coquelicots qu’elle mettait sur sa tête, et qui, traversés et pénétrés de soleil, empourprés jusqu’au flamboiement, faisaient à ce frais visage rose une couronne de braises.

Même après que leur vie avait été attristée, ils avaient conservé leur habitude de promenades matinales.

Donc un matin d’octobre, tentés par la sérénité parfaite de l’automne de 1831, ils étaient sortis, et ils se trouvaient au petit jour près de la barrière du Maine. Ce n’était pas l’aurore, c’était l’aube ; minute ravissante et farouche. Quelques constellations çà et là dans l’azur pâle et profond, la terre toute noire, le ciel tout blanc, un frisson dans les brins d’herbe, partout le mystérieux saisissement du crépuscule. Une alouette, qui semblait mêlée aux étoiles, chantait à une hauteur prodigieuse, et l’on eût dit que cet hymne de la petitesse à l’infini calmait l’immensité. À l’orient, le Val-de-Grâce découpait, sur l’horizon clair d’une clarté d’acier, sa masse obscure. Vénus éblouissante montait derrière ce dôme et avait l’air d’une âme qui s’évade d’un édifice ténébreux.

Tout était paix et silence ; personne sur la chaussée ; dans les bas côtés, quelques rares ouvriers, à peine entrevus, se rendant à leur travail.

Jean Valjean s’était assis dans la contre-allée sur des charpentes déposées à la porte d’un chantier. Il avait le visage tourné vers la route et le dos tourné au jour ; il oubliait le soleil qui allait se lever ; il était tombé dans une de ces absorptions profondes où tout l’esprit se concentre, qui emprisonnent même le regard, et qui équivalent à quatre murs. Il y a des méditations qu’on pourrait nommer verticales ; quand on est au fond, il faut du temps pour revenir sur la terre. Jean Valjean était descendu dans une de ces songeries-là. Il pensait à Cosette, au bonheur possible si rien ne se mettait entre elle et lui, à cette lumière dont elle remplissait sa vie, lumière qui était la respiration de son âme. Il était presque heureux dans cette rêverie. Cosette, debout près de lui, regardait les nuages devenir roses.

Tout à coup, Cosette s’écria : Père, on dirait qu’on vient là-bas. Jean Valjean leva les yeux.

Cosette avait raison.

La chaussée qui mène à l’ancienne barrière du Maine prolonge, comme on sait, la rue de Sèvres, et est coupée à angle droit par le boulevard intérieur. Au coude de la chaussée et du boulevard, à l’endroit où se fait l’embranchement, on entendait un bruit difficile à expliquer à pareille heure, et une sorte d’encombrement confus apparaissait. On ne sait quoi d’informe, qui venait du boulevard, entrait dans la chaussée.

Cela grandissait, cela semblait se mouvoir avec ordre, pourtant c’était hérissé et frémissant} cela semblait une voiture, mais on n’en pouvait distinguer le chargement. Il y avait des chevaux, des roues, des cris ; des fouets claquaient. Par degrés les linéaments se fixèrent, quoique noyés de ténèbres. C’était une voiture en effet, qui venait de tourner du boulevard sur la route et qui se dirigeait vers la barrière près de laquelle était Jean Valjean ; une deuxième, du même aspect, la suivit, puis une troisième, puis une quatrième j sept chariots débouchèrent successivement, la tête des chevaux touchant l’arrière des voitures. Des silhouettes s’agitaient sur ces chariots, on voyait des étincelles dans le crépuscule comme s’il y avait des sabres nus, on entendait un cliquetis qui ressemblait à des chaînes remuées, cela avançait, les voix grossissaient, et c’était une chose formidable comme il en sort de la caverne des songes.

En approchant, cela prit forme, et s’ébaucha derrière les arbres avec le blêmissement de l’apparition ; la masse blanchit ; le jour qui se levait peu à peu plaquait une lueur blafarde sur ce fourmillement à la fois sépulcral et vivant, les têtes de silhouettes devinrent des faces de cadavres, et voici ce que c’était :

Sept voitures marchaient à la file sur la route. Les six premières avaient une structure singulière. Elles ressemblaient à des haquets de tonneliers ; c’étaient des espèces de longues échelles posées sur deux roues et formant brancard à leur extrémité antérieure. Chaque haquet, disons mieux, chaque échelle était attelée de quatre chevaux bout à bout. Sur ces échelles étaient traînées d’étranges grappes d’hommes. Dans le peu de jour qu’il faisait, on ne voyait pas ces hommes, on les devinait. Vingt-quatre sur chaque voiture, douze de chaque côté, adossés les uns aux autres, faisant face aux passants, les jambes dans le vide, ces hommes cheminaient ainsi} et ils avaient derrière le dos quelque chose qui sonnait et qui était une chaîne et au cou quelque chose qui brillait et qui était un carcan. Chacun avait son carcan, mais la chaîne était pour tous ; de façon que ces vingt-quatre hommes, s’il leur arrivait de descendre du haquet et de marcher, étaient saisis par une sorte d’unité inexorable et devaient serpenter sur le sol avec la chaîne pour vertèbre à peu près comme le mille-pieds. À l’avant et à l’arrière de chaque voiture, deux hommes, armés de fusils, se tenaient debout, ayant chacun une des extrémités de la chaîne sous son pied. Les carcans étaient carrés. La septième voiture, vaste fourgon à ridelles, mais sans capote, avait quatre roues et six chevaux, et portait un tas sonore de chaudières de fer, de marmites de fonte, de réchauds et de chaînes, où étaient mêlés quelques hommes garrottés et couchés tout de leur long, qui paraissaient malades. Ce fourgon, tout à claire-voie, était garni de claies délabrées qui semblaient avoir servi aux vieux supplices.

Ces voitures tenaient le milieu du pavé. Des deux côtés marchaient en double haie des gardes d’un aspect infâme, coiffés de tricornes claques comme les soldats du directoire, tachés, troués, sordides, affublés d’uniformes d’invalides et de pantalons de croque-morts, mi-partis gris et bleus, presque en lambeaux, avec des épaulettes rouges, des bandoulières jaunes, des coupe-choux, des fusils et des bâtons ; espèces de soldats goujats. Ces sbires semblaient composés de l’abjection du mendiant et de l’autorité du bourreau. Celui qui paraissait leur chef tenait à la main un fouet de poste. Tous ces détails, estompés par le crépuscule, se dessinaient de plus en plus dans le jour grandissant. En tête et en queue du convoi, marchaient des gendarmes à cheval, graves, le sabre au poing.

Ce cortège était si long qu’au moment où la première voiture atteignait la barrière, la dernière débouchait à peine du boulevard.

Une foule, sortie on ne sait d’où et formée en un clin d’œil, comme cela est fréquent à Paris, se pressait des deux côtés de la chaussée et regardait. On entendait dans les ruelles voisines des cris de gens qui s’appelaient et les sabots des maraîchers qui accouraient pour voir.

Les hommes entassés sur les baquets se laissaient cahoter en silence. Ils étaient livides du frisson du matin. Ils avaient tous des pantalons de toile et les pieds nus dans des sabots. Le reste du costume était à la fantaisie de la misère. Leurs accoutrements étaient hideusement disparates ; rien n’est plus funèbre que l’arlequin des guenilles. Feutres défoncés, casquettes goudronnées, d’affreux bonnets de laine, et, près du bourgeron, l’habit noir crevé aux coudes ; plusieurs avaient des chapeaux de femme ; d’autres étaient coiffés d’un panier ; on voyait des poitrines velues, et à travers les déchirures des vêtements on distinguait des tatouages, des temples de l’amour, des cœurs enflammés, des Cupidons. On apercevait aussi des dartres et des rougeurs malsaines. Deux ou trois avaient une corde de paille fixée aux traverses du baquet, et suspendue au-dessous d’eux comme un étrier, qui leur soutenait les pieds. L’un d’eux tenait à la main et portait à sa bouche quelque chose qui avait l’air d’une pierre noire et qu’il semblait mordre ; c’était du pain qu’il mangeait. Il n’y avait là que des yeux secs, éteints, ou lumineux d’une mauvaise lumière. La troupe d’escorte maugréait ; les enchaînés ne soufflaient pas ; de temps en temps on entendait le bruit d’un coup de bâton sur les omoplates ou sur les têtes ; quelques-uns de ces hommes bâillaient ; les haillons étaient terribles ; les pieds pendaient, les épaules oscillaient ; les têtes s’entre-heurtaient, les fers tintaient, les prunelles flambaient férocement, les poings se crispaient ou s’ouvraient inertes comme des mains de morts ; derrière le convoi, une troupe d’enfants éclatait de rire.

Cette file de voitures, quelle qu’elle fût, était lugubre. Il était évident que demain, que dans une heure, une averse pouvait éclater, qu’elle serait suivie d’une autre, et d’une autre, et que ces vêtements délabrés seraient traversés, qu’une fois mouillés, ces hommes ne se sécheraient plus, qu’une fois glacés, ils ne se réchaufferaient plus, que leurs pantalons de toile seraient collés par l’ondée sur leurs os, que l’eau emplirait leurs sabots, que les coups de fouet ne pourraient empêcher le claquement des mâchoires, que la chaîne continuerait de les tenir par le cou, que leurs pieds continueraient de pendre ; et il était impossible de ne pas frémir en voyant ces créatures humaines liées ainsi et passives sous les froides nuées d’automne, et livrées à la pluie, à la bise, à toutes les furies de l’air, comme des arbres et comme des pierres.

Les coups de bâton n’épargnaient pas même les malades qui gisaient noués de cordes et sans mouvement sur la septième voiture et qu’on semblait avoir jetés là comme des sacs pleins de misère.

Brusquement, le soleil parut ; l’immense rayon de l’orient jaillit, et l’on eût dit qu’il mettait le feu à toutes ces têtes farouches. Les langues se délièrent ; un incendie de ricanements, de jurements et de chansons fit explosion. La large lumière horizontale coupa en deux toute la file, illuminant les têtes et les torses, laissant les pieds et les roues dans l’obscurité. Les pensées apparurent sur les visages ; ce moment fut épouvantable ; des démons visibles à masques tombés, des âmes féroces toutes nues. Éclairée, cette cohue resta ténébreuse. Quelques-uns, gais, avaient à la bouche des tuyaux de plume d’où ils soufflaient de la vermine sur la foule, choisissant les femmes ; l’aurore accentuait par la noirceur des ombres ces profils lamentables ; pas un de ces êtres qui ne fût difforme à force de misère ; et c’était si monstrueux qu’on eût dit que cela changeait la clarté du soleil en lueur d’éclair. La voiturée qui ouvrait le cortège avait entonné et psalmodiait à tue-tête avec une jovialité hagarde un pot-pourri de Désaugiers, alors fameux, la Vestale ; les arbres frémissaient lugubrement ; dans les contre-allées, des faces de bourgeois écoutaient avec une béatitude idiote ces gaudrioles chantées par des spectres.

Toutes les détresses étaient dans ce cortège comme un chaos ; il y avait là l’angle facial de toutes les bêtes, des vieillards, des adolescents, des crânes nus, des barbes grises, des monstruosités cyniques, des résignations hargneuses, des rictus sauvages, des attitudes insensées, des grouins coiffés de casquettes, des espèces de têtes de jeunes filles avec des tire-bouchons sur les tempes, des visages enfantins et, à cause de cela, horribles, de maigres faces de squelettes auxquelles il ne manquait que la mort. On voyait sur la première voiture un nègre, qui, peut-être, avait été esclave et qui pouvait comparer les chaînes. L’effrayant niveau d’en bas, la honte, avait passé sur ces fronts ; à ce degré d’abaissement, les dernières transformations étaient subies par tous dans les dernières profondeurs ; et l’ignorance changée en hébétement était l’égale de l’intelligence, changée en désespoir. Pas de choix possible entre ces hommes qui apparaissaient aux regards comme l’élite de la boue. Il était clair que l’ordonnateur quelconque de cette procession immonde ne les avait pas classés. Ces êtres avaient été liés et accouplés pêle-mêle, dans le désordre alphabétique probablement, et chargés au hasard sur ces voitures. Cependant des horreurs groupées finissent toujours par dégager une résultante ; toute addition de malheureux donne un total ; il sortait de chaque chaîne une âme commune, et chaque charretée avait sa physionomie. À côté de celle qui chantait, il y en avait une qui hurlait ; une troisième mendiait ; on en voyait une qui grinçait des dents ; une autre menaçait les passants, une autre blasphémait Dieu ; la dernière se taisait comme la tombe. Dante eût cru voir les sept cercles de l’enfer en marche.

Marche des damnations vers les supplices, faite sinistrement, non sur le formidable char fulgurant de l’Apocalypse, mais, chose plus sombre, sur la charrette des gémonies.

Un des gardes, qui avait un crochet au bout de son bâton, faisait de temps en temps mine de remuer ces tas d’ordure humains. Une vieille femme dans la foule les montrait du doigt à un petit garçon de cinq ans, et lui disait : Gredin, cela t’apprendra !

Comme les chants et les blasphèmes grossissaient, celui qui semblait le capitaine de l’escorte fit claquer son fouet, et, à ce signal, une effroyable bastonnade sourde et aveugle qui faisait le bruit de la grêle tomba sur les sept voiturées ; beaucoup rugirent et écumèrent ; ce qui redoubla la joie des gamins accourus, nuée de mouches sur ces plaies.

L’œil de Jean Valjean était devenu effrayant. Ce n’était plus une prunelle ; c’était cette vitre profonde qui remplace le regard chez certains infortunés, qui semble inconsciente de la réalité, et où flamboie la réverbération des épouvantes et des catastrophes. Il ne regardait pas un spectacle ; il subissait une vision. Il voulut se lever, fuir, échapper ; il ne put remuer un pied. Quelquefois les choses qu’on voit vous saisissent et vous tiennent. Il demeura cloué, pétrifié, stupide, se demandant, à travers une confuse angoisse inexprimable, ce que signifiait cette persécution sépulcrale, et d’où sortait ce pandémonium qui le poursuivait. Tout à coup il porta la main à son front, geste habituel de ceux auxquels la mémoire revient subitement ; il se souvint que c’était là l’itinéraire en effet, que ce détour était d’usage pour éviter les rencontres royales toujours possibles sur la route de Fontainebleau, et que, trente-cinq ans auparavant, il avait passé par cette barrière-là.

Cosette, autrement épouvantée, ne l’était pas moins. Elle ne comprenait pas ; le souffle lui manquait ; ce qu’elle voyait ne lui semblait pas possible ; enfin elle s’écria :

— Père ! qu’est-ce qu’il y a donc dans ces voitures-là ?

Jean Valjean répondit :

— Des forçats.

— Où donc est-ce qu’ils vont ?

— Aux galères.

En ce moment la bastonnade, multipliée par cent mains, fit du zèle, les coups de plat de sabre s’en mêlèrent, ce fut comme une rage de fouets et de bâtons ; les galériens se courbèrent, une obéissance hideuse se dégagea du supplice, et tous se turent avec des regards de loups enchaînés. Cosette tremblait de tous ses membres ; elle reprit :

— Père, est-ce que ce sont encore des hommes ?

— Quelquefois, dit le misérable.

C’était la Chaîne en effet qui, partie avant le jour de Bicêtre, prenait la route du Mans pour éviter Fontainebleau où était alors le roi. Ce détour faisait durer l’épouvantable voyage trois ou quatre jours de plus ; mais, pour épargner à la personne royale la vue d’un supplice, on peut bien le prolonger.

Jean Valjean rentra accablé. De telles rencontres sont des chocs et le souvenir qu’elles laissent ressemble à un ébranlement.

Pourtant Jean Valjean, en regagnant avec Cosette la rue de Babylone, ne remarqua point qu’elle lui fît d’autres questions au sujet de ce qu’ils venaient de voir ; peut-être était-il trop absorbé lui-même dans son accablement pour percevoir ses paroles et pour lui répondre. Seulement le soir, comme Cosette le quittait pour s’aller coucher, il l’entendit qui disait à demi-voix et comme se parlant à elle-même : — Il me semble que si je trouvais sur mon chemin un de ces hommes-là, ô mon Dieu, je mourrais rien que de le voir de près !

Heureusement le hasard fit que le lendemain de ce jour tragique il y eut, à propos de je ne sais plus quelle solennité officielle, des fêtes dans Paris, revue au Champ de Mars, joutes sur la Seine, théâtres aux Champs-Élysées, feu d’artifice à l’Étoile, illuminations partout. Jean Valjean, faisant violence à ses habitudes, conduisit Cosette à ces réjouissances, afin de la distraire du souvenir de la veille et d’effacer sous le riant tumulte de tout Paris la chose abominable qui avait passé devant elle. La revue, qui assaisonnait la fête, faisait toute naturelle la circulation des uniformes ; Jean Valjean mit son habit de garde national avec le vague sentiment intérieur d’un homme qui se réfugie. Du reste, le but de cette promenade sembla atteint. Cosette, qui se faisait une loi de complaire à son père et pour qui d’ailleurs tout spectacle était nouveau, accepta la distraction avec la bonne grâce facile et légère de l’adolescence, et ne fît pas une moue trop dédaigneuse devant cette gamelle de joie qu’on appelle une fête publique ; si bien que Jean Valjean put croire qu’il avait réussi, et qu’il ne restait plus trace de la hideuse vision.

Quelques jours après, un matin, comme il faisait beau soleil et qu’ils étaient tous deux sur le perron du jardin, autre infraction aux règles que semblait s’être imposées Jean Valjean, et à l’habitude de rester dans sa chambre que la tristesse avait fait prendre à Cosette, Cosette, en peignoir, se tenait debout dans ce négligé de la première heure qui enveloppe adorablement les jeunes filles et qui a l’air du nuage sur l’astre ; et, la tête dans la lumière, rose d’avoir bien dormi, regardée doucement par le bonhomme attendri, elle effeuillait une pâquerette. Cosette ignorait la ravissante légende je t’aime, un peu, passionnément, etc. ; qui la lui eût apprise ? Elle maniait cette fleur, d’instinct, innocemment, sans se douter qu’effeuiller une pâquerette, c’est éplucher un cœur. S’il y avait une quatrième Grâce appelée la Mélancolie, et souriante, elle eût eu l’air de cette Grâce-là. Jean Valjean était fasciné par la contemplation de ces petits doigts sur cette fleur, oubliant tout dans le rayonnement que cette enfant avait. Un rouge-gorge chuchotait dans la broussaille d’à côté. Des nuées blanches traversaient le ciel si gaîment qu’on eût dit qu’elles venaient d’être mises en liberté. Cosette continuait d’effeuiller sa fleur attentivement ; elle semblait songer à quelque chose ; mais cela devait être charmant ; tout à coup elle tourna la tête sur son épaule avec la lenteur délicate du cygne, et dit à Jean Valjean : Père, qu’est-ce que c’est donc que cela, les galères ?