Les Misérables (1908)/Tome 2/Livre 7/06

Œuvres complètes de Victor Hugo. [volume XI] [Section A.] Roman, tome IV. Les Misérables (édition 1908). Deuxième partie  : Cosette. Troisième partie : Marius.
Texte établi par Gustave SimonImprimerie Nationale ; Ollendorff (p. 227-228).

VI

bonté absolue de la prière.


Quant au mode de prier, tous sont bons, pourvu qu’ils soient sincères. Tournez votre livre à l’envers, et soyez dans l’infini.

Il y a, nous le savons, une philosophie qui nie l’infini. Il y a aussi une philosophie, classée pathologiquement, qui nie le soleil ; cette philosophie s’appelle cécité.

Ériger un sens qui nous manque en source de vérité, c’est un bel aplomb d’aveugle.

Le curieux, ce sont les airs hautains, supérieurs et compatissants que prend, vis-à-vis de la philosophie qui voit Dieu, cette philosophie à tâtons. On croit entendre une taupe s’écrier : Ils me font pitié avec leur soleil !

Il y a, nous le savons, d’illustres et puissants athées. Ceux-là, au fond, ramenés au vrai par leur puissance même, ne sont pas bien sûrs d’être athées, ce n’est guère avec eux qu’une affaire de définition, et, dans tous les cas, s’ils ne croient pas Dieu, étant de grands esprits, ils prouvent Dieu.

Nous saluons en eux les philosophes, tout en qualifiant inexorablement leur philosophie.

Continuons.

L’admirable aussi, c’est la facilité à se payer de mots. Une école métaphysique du nord, un peu imprégnée de brouillard, a cru faire une révolution dans l’entendement humain en remplaçant le mot Force par le mot Volonté.

Dire : la plante veut ; au lieu de : la plante croît ; cela serait fécond, en effet, si l’on ajoutait : l’univers veut. Pourquoi ? C’est qu’il en sortirait ceci : la plante veut, donc elle a un moi ; l’univers veut, donc il a un Dieu.

Quant à nous, qui pourtant, au rebours de cette école, ne rejetons rien à priori, une volonté dans la plante, acceptée par cette école, nous paraît plus difficile à admettre qu’une volonté dans l’univers, niée par elle.

Nier la volonté de l’infini, c’est-à-dire Dieu, cela ne se peut qu’à la condition de nier l’infini. Nous l’avons démontré.

La négation de l’infini mène droit au nihilisme. Tout devient « une conception de l’esprit ».

Avec le nihilisme pas de discussion possible. Car le nihiliste logique doute que son interlocuteur existe, et n’est pas bien sûr d’exister lui-même.

À son point de vue, il est possible qu’il ne soit lui-même pour lui-même qu’une « conception de son esprit ».

Seulement, il ne s’aperçoit point que tout ce qu’il a nié, il l’admet en bloc, rien qu’en prononçant ce mot : Esprit.

En somme, aucune voie n’est ouverte pour la pensée par une philosophie qui fait tout aboutir au monosyllabe Non.

À : Non, il n’y a qu’une réponse : Oui.

Le nihilisme est sans portée.

Il n’y a pas de néant. Zéro n’existe pas. Tout est quelque chose. Rien n’est rien.

L’homme vit d’affirmation plus encore que de pain. Voir et montrer, cela même ne suffit pas. La philosophie doit être une énergie ; elle doit avoir pour effort et pour effet d’améliorer l’homme. Socrate doit entrer dans Adam et produire Marc-Aurèle ; en d’autres termes, faire sortir de l’homme de la félicité l’homme de la sagesse. Changer l’Éden en Lycée. La science doit être un cordial. Jouir, quel triste but et quelle ambition chétive ! La brute jouit. Penser, voilà le triomphe vrai de l’âme. Tendre la pensée à la soif des hommes, leur donner à tous en élixir la notion de Dieu, faire fraterniser en eux la conscience et la science, les rendre justes par cette confrontation mystérieuse, telle est la fonction de la philosophie réelle. La morale est un épanouissement de vérités. Contempler mène à agir. L’absolu doit être pratique. Il faut que l’idéal soit respirable, potable et mangeable à l’esprit humain. C’est l’idéal qui a le droit de dire : Prenez, ceci est ma chair, ceci est mon sang. La sagesse est une communion sacrée. C’est à cette condition qu’elle cesse d’être un stérile amour de la science pour devenir le mode un et souverain du ralliement humain, et que de philosophie elle est promue religion.

La philosophie ne doit pas être un simple encorbellement bâti sur le mystère pour le regarder à son aise, sans autre résultat que d’être commode à la curiosité.

Pour nous, en ajournant le développement de notre pensée à une autre occasion, nous nous bornons à dire que nous ne comprenons ni l’homme comme point de départ, ni le progrès comme but, sans ces deux forces qui sont les deux moteurs : croire et aimer.

Le progrès est le but ; l’idéal est le type.

Qu’est-ce que l’idéal ? C’est Dieu.

Idéal, absolu, perfection, infini ; mots identiques.