Les Misérables (1908)/Tome 2/Livre 4/01

Œuvres complètes de Victor Hugo. [volume XI] [Section A.] Roman, tome IV. Les Misérables (édition 1908). Deuxième partie  : Cosette. Troisième partie : Marius.
Texte établi par Gustave SimonImprimerie Nationale ; Ollendorff (p. 133-138).

I

maître gorbeau.


Il y a quarante ans, le promeneur solitaire qui s’aventurait dans les pays perdus de la Salpêtrière et qui montait par le boulevard jusque vers la barrière d’Italie, arrivait à des endroits où l’on eût pu dire que Paris disparaissait. Ce n’était pas la solitude, il y avait des passants ; ce n’était pas la campagne, il y avait des maisons et des rues ; ce n’était pas une ville, les rues avaient des ornières comme les grandes routes et l’herbe y poussait ; ce n’était pas un village, les maisons étaient trop hautes. Qu’éétait-ce donc ? C’était un lieu habité où il n’y avait personne, c’était un lieu désert où il y avait quelqu’un ; c’était un boulevard de la grande ville, une rue de Paris, plus farouche la nuit qu’une forêt, plus morne le jour qu’un cimetière.

C’était le vieux quartier du Marché-aux-Chevaux.

Ce promeneur, s’il se risquait au delà des quatre murs caducs de ce Marché-aux-Chevaux, s’il consentait même à dépasser la rue du Petit-Banquier, après avoir laissé à sa droite un courtil gardé par de hautes murailles, puis un pré où se dressaient des meules de tan pareilles à des huttes de castors gigantesques, puis un enclos encombré de bois de charpente avec des tas de souches, de sciures et de copeaux au haut desquels aboyait un gros chien, puis un long mur bas tout en ruine, avec une petite porte noire et en deuil, chargé de mousses qui s’emplissaient de fleurs au printemps, puis, au plus désert, une affreuse bâtisse décrépite sur laquelle on lisait en grosses lettres : défence d’afficher, ce promeneur hasardeux atteignait l’angle de la rue des Vignes-Saint-Marcel, latitudes peu connues. Là, près d’une usine et entre deux murs de jardins, on voyait en ce temps-là une masure qui, au premier coup d’œil, semblait petite comme une chaumière et qui en réalité était grande comme une cathédrale. Elle se présentait sur la voie publique de côté, par le pignon ; de là son exiguïté apparente. Presque toute la maison était cachée. On n’en apercevait que la porte et une fenêtre.

Cette masure n’avait qu’un étage.

En l’examinant, le détail qui frappait d’abord, c’est que cette porte n’avait jamais pu être que la porte d’un bouge, tandis que cette croisée, si elle eût été coupée dans la pierre de taille au lieu de l’être dans le moellon, aurait pu être la croisée d’un hôtel.

La porte n’était autre chose qu’un assemblage de planches vermoulues grossièrement reliées par des traverses pareilles à des bûches mal équarries. Elle s’ouvrait immédiatement sur un roide escalier à hautes marches, boueux, plâtreux, poudreux, de la même largeur qu’elle, qu’on voyait de la rue monter droit comme une échelle et disparaître dans l’ombre entre deux murs. Le haut de la baie informe que battait cette porte était masqué d’une volige étroite au milieu de laquelle on avait scié un jour triangulaire, tout ensemble lucarne et vasistas quand la porte était fermée. Sur le dedans de la porte un pinceau trempé dans l’encre avait tracé en deux coups de poing le chiffre 52, et au-dessus de la volige le même pinceau avait barbouillé le numéro 50 ; de sorte qu’on hésitait. Où est-on ? Le dessus de la porte dit : au numéro 50 ; le dedans réplique : non, au numéro 52. On ne sait quels chiffons couleur de poussière pendaient comme des draperies au vasistas triangulaire.

La fenêtre était large, suffisamment élevée, garnie de persiennes et de châssis à grands carreaux ; seulement ces grands carreaux avaient des blessures variées, à la fois cachées et trahies par un ingénieux bandage en papier, et les persiennes, disloquées et descellées, menaçaient plutôt les passants qu’elles ne gardaient les habitants. Les abat-jour horizontaux y manquaient çà et là et étaient naïvement remplacés par des planches clouées perpendiculairement ; si bien que la chose commençait en persienne et finissait en volet.

Cette porte qui avait l’air immonde et cette fenêtre qui avait l’air honnête, quoique délabrée, ainsi vues sur la même maison, faisaient l’effet de deux mendiants dépareillés qui iraient ensemble et marcheraient côte à côte, avec deux mines différentes sous les mêmes haillons, l’un ayant toujours été un gueux, l’autre ayant été un gentilhomme.

L’escalier menait à un corps de bâtiment très vaste qui ressemblait à un hangar dont on aurait fait une maison. Ce bâtiment avait pour tube intestinal un long corridor sur lequel s’ouvraient, à droite et à gauche, des espèces de compartiments de dimensions variées, à la rigueur logeables et plutôt semblables à des échoppes qu’à des cellules. Ces chambres prenaient jour sur des terrains vagues des environs. Tout cela était obscur. fâcheux, blafard, mélancolique, sépulcral ; traversé, selon que les fentes étaient dans le toit ou dans la porte, par des rayons froids ou par des bises glacées. Une particularité intéressante et pittoresque de ce genre d’habitation, c’est l’énormité des araignées.

À gauche de la porte d’entrée, sur le boulevard, à hauteur d’homme, une lucarne qu’on avait murée faisait une niche carrée pleine de pierres que les enfants y jetaient en passant.

Une partie de ce bâtiment a été dernièrement démolie. Ce qui en reste aujourd’hui peut encore faire juger de ce qu’il a été. Le tout, dans son ensemble, n’a guère plus d’une centaine d’années. Cent ans, c’est la jeunesse d’une église et la vieillesse d’une maison. Il semble que le logis de l’homme participe de sa brièveté et le logis de Dieu de son éternité. Les facteurs de la poste appelaient cette masure le numéro 50-52 ; mais elle était connue dans le quartier sous le nom de maison Gorbeau.

Disons d’où lui venait cette appellation.

Les collecteurs de petits faits, qui se font des herbiers d’anecdotes et qui piquent dans leur mémoire les dates fugaces avec une épingle, savent qu’il y avait à Paris, au siècle dernier, vers 1770, deux procureurs au Châtelet, appelés, l’un Corbeau, l’autre Renard. Deux noms prévus par La Fontaine. L’occasion était trop belle pour que la basoche n’en fît point gorge chaude. Tout de suite la parodie courut, en vers quelque peu boiteux, les galeries du Palais :

Maître Corbeau, sur un dossier perché,
    Tenait dans son bec une saisie exécutoire ;
Maître Renard, par l’odeur alléché,
    Lui fit à peu près cette histoire :
Hé bonjour ! etc.

Les deux honnêtes praticiens, gênés par les quolibets et contrariés dans leur port de tête par les éclats de rire qui les suivaient, résolurent de se débarrasser de leurs noms et prirent le parti de s’adresser au roi. La requête fut présentée à Louis XV le jour même où le nonce du pape, d’un côté, et le cardinal de La Roche-Aymon, de l’autre, dévotement agenouillés tous les deux, chaussèrent, en présence de sa majesté, chacun d’une pantoufle les deux pieds nus de madame Du Barry sortant du lit. Le roi, qui riait, continua de rire, passa gaîment des deux évêques aux deux procureurs, et fit à ces robins grâce de leurs noms, ou à peu près. Il fut permis, de par le roi, à maître Corbeau d’ajouter une queue à son initiale et de se nommer Gorbeau ; maître Renard fut moins heureux, il ne put obtenir que de mettre un P devant son R et de s’appeler Prenard ; si bien que le deuxième nom n’était guère moins ressemblant que le premier.

Or, selon la tradition locale, ce maître Gorbeau avait été propriétaire de la bâtisse numérotée 50-52 boulevard de l’Hôpital. Il était même l’auteur de la fenêtre monumentale.

De là à cette masure le nom de maison Gorbeau,

Vis-à-vis le numéro 50-52 se dresse, parmi les plantations du boulevard, un grand orme aux trois quarts mort ; presque en face s’ouvre la rue de la barrière des Gobelins, rue alors sans maisons, non pavée, plantée d’arbres mal venus, verte ou fangeuse selon la saison, qui allait aboutir carrément au mur d’enceinte de Paris. Une odeur de couperose sort par bouffées des toits d’une fabrique voisine.

La barrière était tout près. En 1823, le mur d’enceinte existait encore.

Cette barrière elle-même jetait dans l’esprit des figures funestes. C’était le chemin de Bicêtre. C’est par là que, sous l’empire et la restauration, rentraient à Paris les condamnés à mort le jour de leur exécution. C’est là que fut commis vers 1829 ce mystérieux assassinat dit « de la barrière de Fontainebleau » dont la justice n’a pu découvrir les auteurs, problème funèbre qui n’a pas été éclairci, énigme effroyable qui n’a pas été ouverte. Faites quelques pas, vous trouvez cette fatale rue Croulebarbe où Ulbach poignarda la chevrière d’Ivry au bruit du tonnerre, comme dans un mélodrame. Quelques pas encore, et vous arrivez aux abominables ormes étêtés de la barrière Saint-Jacques, cet expédient des philanthropes cachant l’échafaud, cette mesquine et honteuse place de Grève d’une société boutiquière et bourgeoise, qui a reculé devant la peine de mort, n’osant ni l’abolir avec grandeur, ni la maintenir avec autorité.

Il y a trente-sept ans, en laissant à part cette place Saint-Jacques qui était comme prédestinée et qui a toujours été horrible, le point le plus morne peut-être de tout ce morne boulevard était l’endroit, si peu attrayant encore aujourd’hui, où l’on rencontrait la masure 50-52.

Les maisons bourgeoises n’ont commencé à poindre là que vingt-cinq ans plus tard. Le lieu était morose. Aux idées funèbres qui vous y saisissaient, on se sentait entre la Salpêtrière dont on entrevoyait le dôme et Bicêtre dont on touchait la barrière ; c’est-à-dire entre la folie de la femme et la folie de l’homme. Si loin que la vue pût s’étendre, on n’apercevait que les abattoirs, le mur d’enceinte et quelques rares façades d’usines, pareilles à des casernes ou à des monastères ; partout des baraques et des plâtras, de vieux murs noirs comme des linceuls, des murs neufs blancs comme des suaires ; partout des rangées d’arbres parallèles, des bâtisses tirées au cordeau, des constructions plates, de longues lignes froides, et la tristesse lugubre des angles droits. Pas un accident de terrain, pas un caprice d’architecture, pas un pli. C’était un ensemble glacial, régulier, hideux. Rien ne serre le cœur comme la symétrie. C’est que la symétrie, c’est l’ennui, et l’ennui est le fond même du deuil. Le désespoir bâille. On peut rêver quelque chose de plus terrible qu’un enfer où l’on souffre, c’est un enfer où l’on s’ennuierait. Si cet enfer existait, ce morceau du boulevard de l’Hôpital en eût pu être l’avenue.

Cependant, à la nuit tombante, au moment où la clarté s’en va, l’hiver surtout, à l’heure où la bise crépusculaire arrache aux ormes leurs dernières feuilles rousses, quand l’ombre est profonde et sans étoiles, ou quand la lune et le vent font des trous dans les nuages, ce boulevard devenait tout à coup effrayant. Les lignes droites s’enfonçaient et se perdaient dans les ténèbres comme des tronçons de l’infini. Le passant ne pouvait s’empêcher de songer aux innombrables traditions patibulaires du lieu. La solitude de cet endroit où il s’était commis tant de crimes avait quelque chose d’affreux. On croyait pressentir des pièges dans cette obscurité, toutes les formes confuses de l’ombre paraissaient suspectes, et les longs creux carrés qu’on apercevait entre chaque arbre semblaient des fosses. Le jour, c’était laid ; le soir, c’était lugubre ; la nuit, c’était sinistre.

L’été, au crépuscule, on voyait çà et là quelques vieilles femmes, assises au pied des ormes sur des bancs moisis par les pluies. Ces bonnes vieilles mendiaient volontiers.

Du reste ce quartier, qui avait plutôt l’air suranné qu’antique, tendait dès lors à se transformer. Dès cette époque, qui voulait le voir devait se hâter. Chaque jour quelque détail de cet ensemble s’en allait. Aujourd’hui, et depuis vingt ans, l’embarcadère du chemin de fer d’Orléans est là, à côté du vieux faubourg, et le travaille. Partout où l’on place, sur la lisière d’une capitale, l’embarcadère d’un chemin de fer, c’est la mort d’un faubourg et la naissance d’une ville. Il semble qu’autour de ces grands centres du mouvement des peuples, au roulement de ces puissantes machines, au souffle de ces monstrueux chevaux de la civilisation qui mangent du charbon et vomissent du feu, la terre pleine de germes tremble et s’ouvre pour engloutir les anciennes demeures des hommes et laisser sortir les nouvelles. Les vieilles maisons croulent, les maisons neuves montent.

Depuis que la gare du railway d’Orléans a envahi les terrains de la Salpêtrière, les antiques rues étroites qui avoisinent les fossés Saint-Victor et le Jardin des Plantes s’ébranlent, violemment traversées trois ou quatre fois chaque jour par ces courants de diligences, de fiacres et d’omnibus qui, dans un temps donné, refoulent les maisons à droite et à gauche ; car il y a des choses bizarres à énoncer qui sont rigoureusement exactes, et de même qu’il est vrai de dire que dans les grandes villes le soleil fait végéter et croître les façades des maisons au midi, il est certain que le passage fréquent des voitures élargit les rues. Les symptômes d’une vie nouvelle sont évidents. Dans ce vieux quartier provincial, aux recoins les plus sauvages, le pavé se montre, les trottoirs commencent à ramper et à s’allonger, même là où il n’y a pas encore de passants. Un matin, matin mémorable, en juillet 1845 , on y vit tout à coup fumer les marmites noires du bitume ; ce jour-là on put dire que la civilisation était arrivée rue de Lourcine et que Paris était entré dans le faubourg Saint-Marceau.