Les Misérables (1908)/Tome 2/Livre 3/07

Œuvres complètes de Victor Hugo. [volume XI] [Section A.] Roman, tome IV. Les Misérables (édition 1908). Deuxième partie  : Cosette. Troisième partie : Marius.
Texte établi par Gustave SimonImprimerie Nationale ; Ollendorff (p. 100-102).

VII

cosette côte à côte dans l’ombre avec l’inconnu.


Cosette, nous l’avons dit, n’avait pas eu peur.

L’homme lui adressa la parole. Il parlait d’une voix grave et presque basse.

— Mon enfant, c’est bien lourd pour vous ce que vous portez là.

Cosette leva la tête et répondit :

— Oui, monsieur.

— Donnez, reprit l’homme. Je vais vous le porter.

Cosette lâcha le seau. L’homme se mit à cheminer près d’elle.

— C’est très lourd en effet, dit-il entre ses dents. Puis il ajouta :

— Petite, quel âge as-tu ?

— Huit ans, monsieur.

— Et viens-tu de loin comme cela ?

— De la source qui est dans le bois.

— Et est-ce loin où tu vas ?

— À un bon quart d’heure d’ici.

L’homme resta un moment sans parler, puis il dit brusquement :

— Tu n’as donc pas de mère ?

— Je ne sais pas, répondit l’enfant.

Avant que l’homme eût eu le temps de reprendre la parole, elle ajouta :

— Je ne crois pas. Les autres en ont. Moi, je n’en ai pas.

Et après un silence, elle reprit :

— Je crois que je n’en ai jamais eu.

L’homme s’arrêta, il posa le seau à terre, se pencha et mit ses deux mains sur les deux épaules de l’enfant, faisant effort pour la regarder et voir son visage dans l’obscurité.

La figure maigre et chétive de Cosette se dessinait vaguement à la lueur livide du ciel.

— Comment t’appelles-tu ? dit l’homme.

— Cosette.

L’homme eut comme une secousse électrique. Il la regarda encore, puis il ôta ses mains de dessus les épaules de Cosette, saisit le seau, et se remit à marcher.

Au bout d’un instant il demanda :

— Petite, où demeures-tu ?

— À Montfermeil, si vous connaissez.

— C’est là que nous allons ?

— Oui, monsieur.

Il fit encore une pause, puis recommença :

— Qui est-ce donc qui t’a envoyée à cette heure chercher de l’eau dans le bois ?

— C’est madame Thénardier.

L’homme repartit d’un son de voix qu’il voulait s’efforcer de rendre indifférent, mais où il y avait pourtant un tremblement singulier :

— Qu’est-ce qu’elle fait, ta madame Thénardier ?

— C’est ma bourgeoise, dit l’enfant. Elle tient l’auberge.

— L’auberge ? dit l’homme. Eh bien, je vais aller y loger cette nuit. Conduis-moi.

— Nous y allons, dit l’enfant.

L’homme marchait assez vite. Cosette le suivait sans peine. Elle ne sentait plus la fatigue. De temps en temps, elle levait les yeux vers cet homme avec une sorte de tranquillité et d’abandon inexprimable. Jamais on ne lui avait appris à se tourner vers la providence et à prier. Cependant elle sentait en elle quelque chose qui ressemblait à de l’espérance et à de la joie et qui s’en allait vers le ciel.

Quelques minutes s’écoulèrent. L’homme reprit :

— Est-ce qu’il n’y a pas de servante chez madame Thénardier ?

— Non, monsieur.

— Est-ce que tu es seule ?

— Oui, monsieur.

Il y eut encore une interruption. Cosette éleva la voix :

— C’est-à-dire il y a deux petites filles.

— Quelles petites filles ?

— Ponine et Zelma.

L’enfant simplifiait de la sorte les noms romanesques chers à la Thénardier.

— Qu’est-ce que c’est que Ponine et Zelma ?

— Ce sont les demoiselles de madame Thénardier. Comme qui dirait ses filles.

— Et que font-elles, celles-là ?

— Oh ! dit l’enfant, elles ont de belles poupées, des choses où il y a de l’or, tout plein d’affaires. Elles jouent, elles s’amusent.

— Toute la journée ?

— Oui, monsieur.

— Et toi ?

— Moi, je travaille.

— Toute la journée ?

L’enfant leva ses grands yeux où il y avait une larme qu’on ne voyait pas à cause de la nuit, et répondit doucement :

— Oui, monsieur.

Elle poursuivit après un intervalle de silence :

— Des fois, quand j’ai fini l’ouvrage et qu’on veut bien, je m’amuse aussi.

— Comment t’amuses-tu ?

— Comme je peux. On me laisse. Mais je n’ai pas beaucoup de joujoux. Ponine et Zelma ne veulent pas que je joue avec leurs poupées. Je n’ai qu’un petit sabre en plomb, pas plus long que ça.

L’enfant montrait son petit doigt.

— Et qui ne coupe pas ?

— Si, monsieur, dit l’enfant, ça coupe la salade et les têtes de mouches. Ils atteignirent le village ; Cosette guida l’étranger dans les rues. Ils passèrent devant la boulangerie, mais Cosette ne songea pas au pain qu’elle devait rapporter. L’homme avait cessé de lui faire des questions et gardait maintenant un silence morne. Quand ils eurent laissé l’église derrière eux, l’homme, voyant toutes ces boutiques en plein vent, demanda à Cosette :

— C’est donc la foire ici ?

— Non, monsieur, c’est Noël.

Comme ils approchaient de l’auberge, Cosette lui toucha le bras timidement.

— Monsieur ?

— Quoi, mon enfant ?

— Nous voilà tout près de la maison.

— Eh bien ?

— Voulez-vous me laisser reprendre le seau à présent ?

— Pourquoi ?

— C’est que, si madame voit qu’on me l’a porté, elle me battra.

L’homme lui remit le seau. Un instant après, ils étaient à la porte de la gargote.