Les Misérables (1908)/Tome 1/Le manuscrit des Misérables

Œuvres complètes de Victor Hugo. [volume 10] [Section A.] Roman, tome III. Les Misérables (édition 1908). Première partie : Fantine.
Texte établi par Gustave SimonImprimerie Nationale ; Ollendorff (10p. 413-437).

LE MANUSCRIT
des
MISÉRABLES.




Le manuscrit des Misérables est relié en deux volumes ; le premier contient les trois premières parties, le second les deux dernières. Nous y avons joint la Préface philosophique, les Reliquats publiés pour la première fois dans cette édition, les notes et les brouillons. Le premier volume comprend 945 feuillets numérotés à l’encre rouge, dont 46 pages blanches ; le second 828 feuillets, dont 37 pages blanches.

Les Misérables ont été, on le pense bien, écrits à des époques différentes. Des années ont préparé, espacé, mûri les divers livres de cette œuvre colossale ; ces reprises de travail sont caractérisées par plusieurs détails : le papier bleu-pâle, mince, l’écriture fine et menue, un peu effacée, couvrant le recto et le verso de la page, marquent nettement la première période (1845 à 1848) ; puis l’écriture change : droite et serrée pour les quelques pages, en général sur papier blanc, écrites vers 1851, elle devient plus nette, plus appuyée, plus large, et ne remplit qu’un côté des feuillets d’un bleu plus soutenu, d’un papier plus fort, lors de la dernière reprise de travail fin 1860, à 1862.

Pourtant, quelle que soit l’année, le format est presque toujours le même : 27 centimètres de hauteur sur 21 de largeur.

On rencontre souvent, au cours des chapitres, de petits traits horizontaux : ces signes indiquent les reprises de travail ou les interruptions.

Nous décrirons seulement ici le manuscrit de la première partie, Fantine, contenue dans ce volume ; le manuscrit complet est si fertile en remaniements, en ajoutés, qu’on nous saura gré de cette division qui, sans fatiguer le lecteur, nous permettra de le guider dans ce labyrinthe si curieux, si attachant et si imprévu.

Nous trouverons au cours de cette première partie la copie de certains chapitres ou fragments de chapitres de la première période coupant quelquefois le manuscrit original au milieu d’un livre, et déroutant au premier abord. Cette copie, malheureusement incomplète, est pourtant presque aussi intéressante que l’original même ; elle est augmentée, raturée, annotée et surchargée par l’auteur. On y trouve non seulement des variantes de mots et de titres, mais des modifications de caractères ou de pensée ; tel développement philosophique ou politique qui ne serait pas venu sous la plume de Victor Hugo en 1845 se trouvait en quelque sorte dicté par les événements quinze ans plus tard, et c’est sur cette copie qu’on suit ligne à ligne les transformations qui se sont opérées de 1845 à 1862 dans la vie et dans l’esprit du poète. Çà et là, des additions marginales, des corrections à l’encre rouge ; nous les daterons de la dernière période vers 1861, nous en donnons plus loin la raison.

Outre le numérotage fait par les soins de la Bibliothèque nationale, des feuillets sont paginés selon la méthode habituelle de Victor Hugo par lettres alphabétiques, de A à Z, chaque lettre chiffrant un double feuillet, c’est-à-dire quatre pages, puisque chaque feuillet paginé ainsi est écrit des deux côtés ; quand l’alphabet est terminé, Victor Hugo recommence une série de A à Z en ajoutant un numéro : A², etc. ; nous rencontrerons souvent des intercalations mentionnées J2ter, A3bis, etc. Nous arrivons ainsi au bout de la première partie, à la lettre J³ Les trois séries ne constituent qu’une portion de la première partie, il y faut ajouter tous les feuillets, des chapitres entiers quelquefois, écrits vers 1851 et vers 1861 ; soit en tout 368 feuillets, d’après le numérotage de la Bibliothèque nationale. Nous en donnons les principales particularités.

Le manuscrit original, par suite de l’intercalation partielle de la copie, est tellement bouleversé, que nous ne pourrons suivre l’ordre du volume publié ; nous mentionnerons, pour plus de clarté, le chapitre se rapportant au feuillet décrit.


Feuillet 5. — Sur une page ayant formé chemise, cette mention :

manuscrit définitif.

Après ma mort, quand on réimprimera ce livre, il faudra mettre en toutes lettres les noms des villes.

Au lieu de D. — Digne ; au lieu de M.-sur-M., Montreuil-sur-mer.

Ces noms se lisent pour la première fois dans l’édition Hetzel-Quantin, publiée en 1881, du vivant de Victor Hugo.

Feuillet 7. — Table du livre Un juste, dont le titre primitif était : Monseigneur Bienvenu. Au-dessus de ce titre biffé, une note entre parenthèses :


(Ne pas oublier le sommeil profond de l’évêque.) (Chap. {sc.)

Au-dessus, le nom définitif de la sœur de l’évêque, Baptistine, appelée d’abord Sylvanie.


Feuillet 8. — Ne contient qu’une note, écrite au moment où Victor Hugo donnait son manuscrit à relier :

(Monseigneur Bienvenu.)

(Premier texte. Augmenté depuis. Placé ici comme annexe au manuscrit.)

Les « augmentations » se trouvent dans la copie dont nous avons parle plus haut et qui remplit, pour le premier livre, 45 feuillets recto et verso. Presque tous les feuillets de cette copie portent une note résumant ce qu’ils contiennent relativement à l’évêque : Sa vie ; sa journée ; tournées ; ses paroles ; sa maison ; Cravatte ; la lettre ; actes et opinions politiques.


LIVRE PREMIER. — UN JUSTE.


Pas de titres de chapitres au courant du premier livre. Les titres n’existent que sur la copie.

Sur les quatorze chapitres du livre Ier, quatre ont été écrits à partir de décembre 1861 et ne portent pas de lettres alphabétiques. Ce sont les chapitres viii, x, xii et xiv ; le chapitre xiii semble dater, pour une bonne moitié, de 1851 ; les neuf autres sont de la première période, 1845 à 1848.

Feuillet 9. — I. M. Myriel.

Dès les premières lignes du roman, nous constatons une interversion ; cette page, au lieu de commencer la série de l’alphabet, porte la lettre E et débute par une phrase biffée formant suite à un chapitre :

À l’époque où nous nous sommes reporté, M. Charles-François Bienvenu de M.[1].

L’initiale a été biffée et remplacée en marge par le nom de Myriel.

Nous trouverons bien plus loin, comme premier chapitre du livre II, au feuillet 149, la double page chiffrée A placée autrefois en tête 5 elle constitue, avec les doubles feuillets B, C, D, tout le chapitre : Le soir d’un jour de marche.

C’était le premier commencement des Misérables.

Victor Hugo aura pensé qu’il fallait avant tout nous présenter, nous faire aimer l’évêque Myriel avant d’introduire chez lui Jean Valjean.

Ce projet est déjà indiqué sur une feuille volante :

Probablement :

Commencer par Monseigneur Bienvenu.

Puis entamer le drame et le suivre sans interruption.

En nous reportant à la copie du premier chapitre (feuillet 29), nous lisons en marge, de la main de Victor Hugo, ce début raturé :

Il nous est impossible de ne pas étudier avec quelque détail, au début de ce livre, une figure doucement imposante, aujourd’hui effacée après un rayonnement bien modeste, et à peu près disparue dans l’ombre qui commence à couvrir les premières années de ce siècle.

Nous avons dit imposante, ajoutons unique.

Pour trouver quelque chose de pareil à cette figure, il faudrait remonter aux temps, presque fabuleux pour nom, des évêques à la crosse de bois.

Ici, au feuillet 29, commence le numérotage de certains paragraphes ; les ajoutés et les renvois sont si nombreux que Victor Hugo a jugé indispensable de donner des points de repère au copiste qui répète les mêmes chiffres 1, 2, 3, etc., sur sa copie pour faciliter la collation du manuscrit. Les croix, les étoiles, les signes se multiplient d’ailleurs sur le manuscrit, indépendamment des chiffres.

Feuillet 9, verso. — La nomination de M. Myriel à l’évêché de D. est mentionnée dans le manuscrit par cette ligne :

L’empereur entendit parler de lui, et le nomma évêque de D.

L’incident de la rencontre de l’empereur et de M. Myriel chez le cardinal Fesch (voir p. 8) existe seulement en marge de la copie, feuillet 30.

Un point d’interrogation au crayon avant l’ajouté commençant par : « Qu’y avait-il de vrai dans les récits… ». (Voir p. 8.)

Dans cet ajouté même, ces lignes restées inédites :

Les hommes parlent souvent au hasard. Ce qui est en haut est toujours attaqué par ce qui est en bas. Un évêque est volontiers dénigré pour deux raisons, d’abord parce que c’est un évêque, ensuite parce que c’est un prêtre. Il y a des gens qui haïssent la soutane par cet esprit d’irréligion qu’on appelle philosophie, et d’autres qui haïssent la mitre par cet esprit d’envie qu’on appelle égalité. Demandez-leur le motif de cette haine, ils ne vous le diront pas. Peut-être ne le savent-ils point eux-mêmes. C’est un instinct, un sentiment irréfléchi et en apparence puéril au fond duquel, comme dans beaucoup de sentiments de ce genre, il y a un motif d’être et une raison cachée. Quoique l’expression semble bizarre, il serait peut-être très vrai de dire qu’on hait la soutane parce qu’elle est noire et la mitre parce qu’elle est blanche. La gravité et la splendeur importunent également les cerveaux médiocres.

Ce passage est rayé seulement sur la copie.

Feuillet 12, verso. — III. À bon évêque, dur évêché.

Après le passage montrant l’évêque, monté sur son âne, répondant au maire et aux bourgeois scandalisés, ces lignes :

Un moment après, il ajouta avec une sorte de gaîté gracieuse : — Ne méprisons rien ni personne, pas même les ânes. L’empereur fait son entrée dans les villes monté sur un cheval, le pape sur une mule, Dieu sur un âne.

Feuillet 25, verso. — XI. Une restriction.

Après l’alinéa concernant l’évêque et finissant par cette ligne (voir p. 53) :

…Ces trois pures lumières, la Vérité, la Justice et la Charité.

On lit ce passage modifié depuis :

Il eût été digne de lui de s’approcher en 1815 de Napoléon abandonné, menacé et penchant déjà vers un avenir sombre et inconnu. Il eût été digne de lui de comprendre, à cette époque fatale, la veille de cette catastrophe pressentie alors par tous qui s’est appelée depuis Waterloo, tout ce qu’avait de sublime et de touchant, au bord de l’abîme, l’étroit embrassement d’une grande nation et d’un grand homme.

En regard de cette citation, une mention au crayon :

Ajouter un mot sur le despote.

Ce « mot » constitue la version définitive ajoutée vers 1861, en marge de la copie, feuillet 125, verso.

Toujours au feuillet 25 verso, un ajouté marginal contenant l’incident relatif au portier impérialiste protégé par M. Myriel. Après ce passage, une croix à l’encre rouge nous renvoie à une note de même encre au bas du feuillet :

Placer ici le fait du conventionnel qu’il visite.

Le « fait » du conventionnel, devenu le chapitre x, n’a été écrit que vers 1860 ; la note à l’encre rouge qui le mentionne est donc, comme l’écriture l’indique, contemporaine du chapitre x.

Feuillet 25, verso. — XIII. Ce qu’il croyait.

Les dernières lignes de ce feuillet et les premières du feuillet 26, contenant le portrait, légèrement modifié plus tard, de l’évêque, sont biffées. Elles datent le chapitre :

Il avait quelque embonpoint ; il n’était pas grand, mais il se tenait encore très droit. Il faisait volontiers de longues courses à pied, et ressemblait en cela, en cela seulement[2] au pape actuellement régnant, Grégoire XVI, qui à quatrevingts ans marche encore comme un jeune homme.

Le pape Grégoire XVI, mort en 1846, avait en 1845 exactement quatre-vingts ans. Ce chapitre est donc de 1845. La modification publiée écrite à l’encre rouge en marge du feuillet 26 et reproduite à l’encre noire en marge de la copie, feuillet 137 verso, est très postérieure.

Un peu plus loin, toujours au feuillet 26, une note au crayon :

Puisque nous avons prononcé ce mot : bonhomme, c’est ici le lieu de placer un fait :

(L’empereur. Grand homme. Bonhomme.)

Cette note se rapporte à la particularité indiquée à la description du feuillet 9, verso, chapitre i. La rencontre de l’évêque et de l’empereur n’aurait été, d’après cette observation, écrite qu’après le chapitre xiii.

Nous trouvons le commencement du chapitre xiii jusqu’aux mots : « Ces formations-là sont indestructibles », au feuillet 1365 papier blanc et fin, écriture droite, sans doute de la reprise de travail en 1851.

Feuillet 32, copie. — I. M. Myriel.

Le portrait de Mlle  Baptistine, nommée d’abord Sylvanie, et celui de Mme  Magloire, autrefois Mme  Marthe, ont été ajoutés par Victor Hugo sur la copie. Pour ces modifications et ces portraits l’écriture est appuyée, droite, et doit dater de 1861.

C’est d’ailleurs sur un papier à l’adresse de Guernesey qu’on lit cette note de Victor Hugo :

Substituer partout Baptistine à Sylvanie. Feuillet 38, copie. — II. M. Myriel devient monseigneur Bienvenu.

Au bas de la page, Victor Hugo a ajouté les deux paragraphes qui terminent le chapitre ii.

Feuillet 47, copie. — IV. Les œuvres semblables aux paroles.

Légère modification au titre : Les paroles et les œuvres.

Feuillet 48. — Au milieu de la copie un feuillet original relatant les conversations de l’évêque avec sa parente la comtesse de Saint-Lô ; le dernier alinéa est bien plus récent que le reste.

Feuillet 52. — En marge de la copie, au dos d’un programme replié et collé sur le feuillet bleu et annonçant la représentation au « théâtre royal de Guernesey » de l’acteur anglais Rousby, Victor Hugo a écrit la « doctrine philosophique de l’évêque ». Ce fragment semble être détaché du dossier inédit : Tas de pierres, Philosophie. Quelques lignes ajoutées d’une écriture fine au-dessus de ce fragment nous font croire que l’évêque a bénéficié d’une pensée s’adaptant merveilleusement à son caractère, mais étrangère au roman même :

Étant, comme il se qualifiait lui-même en souriant, un ex-pécheur…, etc. (Voir p. 19).

Feuillet 56. — Même chapitre.

Un fragment de papier blanc est collé en marge de la copie et contient un développement sur l’échafaud, développement contemporain des manifestes lancés de Guernesey contre la peine de mort.

Ce feuillet 56 est un des plus chargés, il est couvert d’écriture dans tous les sens, et, bien qu’étant compris dans la copie, il ne contient que sept lignes de copie.

Feuillet 85. — VIII. Philosophie après boire.

Ce chapitre s’intercale entre la copie des vii- siècle et ix- siècle chapitres ; il date de la dernière période, n’est pas chiffré par lettre alphabétique et n’est écrit que d’un seul côté de la page, presque sans ratures.

Feuillet 100. — X. L’évêque en présence d’une lumière inconnue. Variante de titre au dos d’un brouillon : Le Conventionnel. Autre variante au feuillet suivant : L’évêque rencontre ce à quoi il ne s’attendait pas. Le titre définitif a été écrit en surcharge.

Feuillet 124. — XI. Une restriction.

Ce chapitre n’offre de variantes et d’ajoutés intéressants que sur la copie. Il a pour variante de titre : Les taches de l’hermine, et débute par un ajouté original des premiers alinéas (voir p. 51).

Au feuillet suivant, recto et verso, les ajoutes dont nous avons parlé à la description du feuillet 25.

Feuillet 128. — XII. Solitude de monseigneur Bienvenu.

Le chiffre du chapitre est tracé au dos d’une lettre reliée avec le manuscrit et annonçant à Victor Hugo la mort de son ami Ribeyrolles. Cette lettre est datée du 8 juin 1860.

LIVRE II. — LA CHUTE.
(Autres titres : Un passant. — Jean Valjean.)

Pour ce livre, un seul chapitre de 1861, tout le reste de la première période.

Une note, jetée au haut de la feuille donnant la table du livre II, offre cette variante au chapitre xi du livre I : Le côté humain des meilleurs.

Feuillet 149. — I. Le soir d’un jour de marche.

Daté 17 novembre 1845, et chiffré A. Début primitif du roman.

Feuillet 151. — Pour la première fois dans le texte le nom de Jean Valjean est écrit en surcharge sur Jean Tréjean. Cette surcharge se répétera tout le long du manuscrit de 1845.

Feuillet 157. — II. La prudence conseillée à la sagesse.

Variante de titre : L’évêque entre les deux vieilles femmes.

En haut de ce feuillet (chiffré L) cette mention qui vient à l’appui de ce que nous avons dit plus haut :

Note pour moi.

(Les feuillets E, F, G, H, I, J, K ont été détachés et forment maintenant la section qui précède Jean Valjean. Le numérotage L et lettres suivantes est donc ce qu’il doit être.)

Feuillet 158. — Fragment de papier collé au bas du verso du feuillet 157.

Feuillet 160. — III. Héroïsme de l’obéissance passive.

… C’est le voyageur que nous avons vu errer de porte en porte an commencement de ce livre, et auquel une bonne femme qui passait avait fini par dire en lui montrant une porte dans la place de la cathédrale : Allez frapper là.

Après l’interversion des deux premiers livres, ces lignes ont été biffées.

Feuillet 162, verso. — Très surchargé, raturé. Deux lignes biffées dans le récit du forçat :

Mais pour nous à qui on dit tu, un homme à qui on dit : Monseigneur, c’est si loin !

Feuillet 164, verso. — IV. Détails sur les fromageries de Pontarlier.

Le nom de Jean Valjean a subi trois transformations ; d’abord c’était Jean Tréjcan, puis Jean Vlajean, enfin Valjean. Les notes biffées que nous allons reproduire, et qui sont écrites à l’encre rouge en marge du passage ci-dessous de la lettre de Mlle  Baptistine, datent de l’époque où le forçat s’appelait Jean Vlajean.

« Monsieur Jean Valjean[3], c’est à Pontarlier que vous allez ?

(Note.) Au-dessous une autre note, encerclée d’encre rouge :

Note pour moi.

Refléchir cependant avant de mettre cette note qui pourrait faire croire que le fait est vrai.

Puis, au-dessous encore, cette variante de la première note :

L’homme, on l’a vu, s’appelait Vlajean et non Valjean ; mais nous nous ferions scrupule de rectifier même cette légère erreur dans le texte de Mlle  Sylvanie.

Nous la reproduisons scrupuleusement.

Feuillet 165, verso. — Toujours dans la même lettre quelques lignes biffées en marge :

L’homme a a une fois ou deux, mais c’était évidemment le rire d’un homme qui ne rit pas. Je comparais cela à mon frère qui rit si bien !

Ce dernier détail est repris au chapitre suivant : Tranquillité, puis rayé encore. Victor Hugo a réservé ce trait de caractère pour le livre V.

Feuillet 167, verso. — V. Tranquillité.

Une métaphore amusante, restée inédite :

Il faisait un beau clair de lune, la lune avait, comme disent les paysans, mangé les nuages.

Feuillet 171. — VII. Le dedans du désespoir.

Variante de titre illisible. Plusieurs ajoutés dans ce chapitre. Au verso du feuillet 172, les deux premiers alinéas biffés avec ce mot écrit en travers : Remplacé.

Feuillet 174. — IX. Nouveaux Griefs.

Ce chapitre suivait sans interruption le chapitre vii. Une note indique l’intercalation du chapitre viii : L’onde et l’ombre, écrit de 1860 à 1862.

Feuillet 179. — X. L’Homme réveillé.

Variante de titre : L’Homme dans l’ombre.

Feuillet 181. — XI. Ce qu’il fait.

Variante de titre : Rentrée du misérable dans les actions nocturnes.

Feuillet 187. — XIII. Petit-Gervais.

Variantes de titre : Ce qu’il vit le soir. — Jean Valjean lâche.

Au verso de ce feuillet, sous trois traits horizontaux, cette date : 24 novembre 1846. Il y avait un an et sept jours que Victor Hugo avait commencé son roman quand il a écrit ce chapitre.

LIVRE III. — EN L’ANNÉE 1817.

(Variante de titre : Une bonne farce.)
Tout ce livre est de 1861. Non seulement nous y lisons la phrase suivante (chapitre iii) :

Le Paris de 1861 est une ville qui a la France pour banlieue…

Mais tous les signes caractéristiques des pages écrites en exil y apparaissent : l’absence de lettres numérotant les feuillets, l’écriture large ne remplissant que le recto. Il ne s’ensuit pourtant pas de là qu’il ait été écrit d’un seul jet.

Feuillet 200. — II. Le double quatuor.

Nous reproduisons les quatre lignes rayées qui commencent ce chapitre :

En l’année que le roi Louis XVIII qualifiait la vingtième de son règne, c’està-dire en 1817, quatre jeunes parisiens firent une bonne farce.

Ce passage résume tout le premier chapitre ajouté après coup, et qui constitue l’original tableau de Paris « en 1817 ».

Feuillet 201. — Intercalation, précédée d’une indication, des portraits, esquissés au feuillet précédent, des trois grisettes camarades de Fantine ; au courant du chapitre, variantes de noms :

Phémie ou Lalie pour Zéphine ; ou bien Fasie, Miss, Mylady, et la Blonde pour Favourite, Dahlia, Zéphine et Fantine.

Feuillet 207. — III. Quatre à quatre.

Variante du titre : Sans nuage.

Feuillets 212-213. — Ont été ajoutés pour recevoir un développement du portrait de Fantine. On constate l’ancien enchaînement des feuillets 211 et 214. Même observation pour le feuillet 215, intercalé entre les 214 et 216.

Feuillets 219-220. — V. Chez Bombarda.

Encore une intercalation de ces deux feuillets contenant le tableau des Champs-Elysées, la note du préfet de police Angles et les considérations politiques qui venaient tout naturellement sous la plume de celui qui venait d’écrire le Parisien du faubourg.

Feuillet 229. — VII. Sagesse de Tholomyès.

Ce petit feuillet, relié en marge du feuillet 228, est un fragment de papier blanc.

Feuillet 230. — Surchargé de ratures et d’ajoutés entre les lignes.

Feuillet 233. — VIII. Mort d’un cheval.

À ajouter à la péroraison de Tholomyès ce passage supprimé :

Les français passent le mont Cents comme les romains ont passé le mont Olympe ; la bataille de Marengo ressemble comme deux gouttes de sang à la bataille de Pydna ; BrummelMayeux plagie AlcibiadeÉsope.

LIVRE IV. — CONFIER, C’EST QUELQUEFOIS LIVRER.

Autres titres : La gargote Thénardier. — Une mère qui en rencontre une autre.)
Les deux premiers chapitres de ce livre n’existaient pas dans le manuscrit primitif, ils datent de 1860.

Feuillet 244. — I. Une mère qui en rencontre une autre.

Variante de l’enseigne-tableau de la gargote Thénardier : Au fédéré de 1815.

Feuillet 260. — II. Première esquisse de deux figures louches.

Fragment-brouillon contenant le portrait de Thénardier, et collé au bas de la page.

Feuillet 261. — Semblable comme écriture et comme papier au feuillet 136 que nous avons attribué à l’année 1851. En haut, cette note au crayon :

Intercaler. — Noms des petites Thénardier.

Le dernier paragraphe est précédé d’un point d’interrogation ; il finit par ces mots :

Sous cette discordance apparente, il y a une chose grande et profonde : la révolution française.

Nous avons retrouvé une page isolée écrite au recto et au verso comme le manuscrit de 1845 à 1848 et contenant le premier début de ce livre, antérieur lui-même au livre III[4]. L’histoire de Fantine y est résumée très brièvement ; on n’y nomme pas Tholomyès, on n’y raconte pas l’abandon de la jeune femme, et on ne présente la mère qu’au moment où elle confie son enfant aux Thénardier.

Tel quel, il nous a semblé intéressant de reproduire ce fragment, et de faire le lecteur juge de l’évolution de la pensée de Victor Hugo[5].

En marge du feuillet séparé, une note d’une écriture plus récente :

Voici le moment de revoir Montfermeil et d’en reparler avec quelques détails, ainsi que des Thénardier dont l’esquisse veut être continuée.

Nous n’avons pas reproduit les ajoutés en marge qui ont été utilisés dans le texte définitif.

En 1822, il y avait à Montfermeil près Paris, dans une espèce d’auberge borgne qui n’existe plus aujourd’hui, un petit être bien misérable. C’était un enfant de cinq ans, une petite fille que sa mère avait « mise en sevrage » dans cette maison trois années auparavant, et qu’au dire des gens du pays, elle paraissait y avoir oubliée.

Cette mère s’était présentée un soir à l’auberge des mariés Thénardier, située vers le milieu de la ruelle du Boulanger. La pauvre femme venait de Paris à pied portant son enfant sur son dos. Elle était épuisée de fatigue. Elle était jeune, pâle, chétivement quoique proprement vêtue, jolie, avec les plus beaux cheveux blonds du monde, semblait triste et avait l’air malade.

Aux questions qu’on lui avait faites, la mère avait répondu qu’elle était ouvrière, que son mari était mort, que le travail lui manquait à Paris, et qu’elle allait en chercher ailleurs, et qu’elle serait bien heureuse si, chemin faisant, elle rencontrait une maison honnête où elle pourrait laisser son enfant en garde, en payant, bien entendu, qu’elle donnerait jusqu’à six francs par mois, et qu’elle solderait six mois d’avance. Cette somme de trente-six francs, ainsi offerte et payée comptant, parut faire impression sur les aubergistes Thénardier. La gargote allait mal ; ils avaient précisément un effet exigible à rembourser le surlendemain et il leur manquait une quarantaine de francs pour parfaire la somme. Le mari et la femme se poussèrent le coude, s’entendirent d’un regard, et tout à coup, comme s’ils s’étaient concertés, proposèrent ensemble à la mère de prendre son enfant qui avait alors deux ans. Ils avaient de leur côté deux petites filles, l’une de dix-huit mois, l’autre de … ans et demi. Les trois enfants joueraient ensemble et cela ferait des sœurs. La mère vit dans cela une famille que la providence envoyait à sa pauvre orpheline, et consentit. Elle donna son argent, laissa son enfant, et partit le lendemain matin après avoir beaucoup embrassé sa Cosette, beaucoup prié Dieu et beaucoup pleuré. Elle laissait du reste un trousseau assez complet, et annonçait qu’elle reviendrait bientôt ; que du reste les mois de sevrage seraient toujours exactement payés.

Grâce aux trente-six francs de la l’aubergiste Thénardier put éviter un et faire honneur à sa signature. Le mois suivant, ils eurent encore besoin d’argent ; la femme porta à et engagea au mont-de-piété le trousseau de Cosette pour une somme de quarante francs.

Ici le texte s’enchaîne à deux feuillets de même papier et de même écriture reliés dans le manuscrit (chapitre iii, l’Alouette), et portant les numéros 262-263. Reproduisons la version raturée de ce dernier feuillet qui se rapporte à la page détachée citée plus haut :

Cette mère s’appelait Marguerite Louet. Elle, l’enfant, s’appelait Anna Louet. D’Anna Louet on avait fait Alouette. C’était le nom qu’on lui donnait dans tout Montfermeil.

Du reste ce nom d’Alouette lui convenait, et si son nom de famille ne l’eût naturellement explique, on eût pu croire que le peuple, qui aime les figures, s’était plu à appeler Alouette ce petit être pas plus gros qu’un oiseau (Voir p. 165.)

Au dos du feuillet 263, le brouillon du manuscrit primitif s’enchaîne avec les ratures du feuillet 267, commençant actuellement le premier chapitre du livre V. Nous donnons ce brouillon sous sa première forme sans interruption :

Cependant la mère, de son côté, n’était pas moins à plaindre. Cette Marguerite Louet, qui savait juste assez écrire pour signer Margeritte[6] était une pauvre fille du peuple. Elle était née à M. sur M. De quels parents ? Qui pourrait le dire ? On ne lui avait jamais connu ni père ni mère. À quinze ans elle vint à Paris « chercher fortune », comme on dit. Marguerite Louet était belle et resta sage le plus longtemps qu’elle put. Elle travailla pour vivre ; puis, pour vivre aussi, elle aima. Hélas ! qui est-ce qui prend ces amours-là au sérieux ? Elle aima un vif et gracieux jeune homme. Cet étudiant, lorsque son cours fut fini, la quitta, comme nous l’avons dit, un beau jour, en haussant les épaules d’un enfant qu’elle avait. Cet amant, quinze ans plus tard, sous le roi Louis-Philippe, était un gros avoué de province, riche et considéré, électeur sage et juré très sévère.

Le travail vint à manquer. C’est une poignante parole qu’il faut souvent répéter dans notre société encore mal faite. Nous l’avons déjà dite ; nous aurons à la redire plus d’une fois. Marguerite tomba dans la détresse. Elle eut l’idée d’aller dans sa ville natale, à M. sur M., « chercher fortune ». Elle vendit tout ce qu’elle avait, ce qui lui produisit un peu plus de quatrevingts francs.

À vingt-deux ans, elle quitta Paris, emportant son enfant sur son dos. C’était un groupe triste. Cette femme n’avait au monde que cet enfant, et cet enfant n’avait que cette femme. Comme Marguerite avait nourri sa fille, cela lui avait fatigué la poitrine, et elle toussait un peu.

On vient de voir de quelle façon elle avait laissé sa petite Anna à Montfermeil.

Marguerite avait continué son chemin et était arrivée à M. sur M. Personne ne l’y connaissait plus.

Depuis cinq ans surtout, le petit pays avait en quelque sorte changé d’aspect. Tandis que Marguerite descendait lentement de misère en misère, sa ville natale avait prospéré, une industrie nouvelle y était née et s’y était développée. (Voir p. 167.)

LIVRE V. — LA DESCENTE.


Feuillet 266. — Table des chapitres. — Le livre V devait d’abord s’intituler : Histoire d’un progrès dans l’industrie des verroteries noires. Victor Hugo a plus tard donné ce titre au premier chapitre, en l’écrivant en surcharge sur l’ancien titre, plus explicite :

Par quel incident on peut être dispensé de montrer son passeport.

Plusieurs variantes dans les titres des chapitres, quelques-unes illisibles :

X. Suite du succès : La descente. — Pas à pas.

XII. Le désœuvrement de M. Bamatabois : Les élégances d’un élégant.

Enfin le chapitre : Commencement du repos, devait être le xiv- siècle du livre V. Une note indique son renvoi au livre VI, Javert.

Ces observations se renouvellent à chaque changement de chapitre. Tout le livre, sauf deux pages que nous mentionnerons, date de la première époque. Quelques ajoutés plus récents.

Feuillet 267. — I. Histoire d’un progrès dans les verroteries noires.

Nous avons démontré que le premier feuillet de ce chapitre contenait la suite de l’histoire de Fantine ; le début définitif est écrit en marge et se relie à l’ancienne version à l’endroit que nous avons indiqué.

Feuillets 272-273. — IV. M. Madeleine en deuil.

Deux feuillets d’un bleu plus soutenu, remplis de 1860 à 1862. Victor Hugo a recopié le premier paragraphe biffé au feuillet précédent datant de la première période ; puis il a développé cette admirable psychologie de l’aveugle qu’il avait eu l’occasion de méditer, ayant été menacé lui-même dans sa jeunesse de perdre la vue.

Ces pages prennent fin sur ce fragment de phrase :

On remarqua dans la ville ce deuil.

Nous ne retrouvons la suite que douze feuillets plus loin, 286, ce feuillet, par suite de remaniements et d’intercalation, commençant à son verso le chapitre viii.

Sur une demi-feuille volante, nous avons retrouvé quelques lignes se rapportant au chapitre iv ; une observation au bas de ce fragment nous indiquait ce qu’il fallait faire :

(À ajouter à la page sur le bonheur de l’aveugle aimé. Fantine, T. II[7])

[Avoir continuellement à ses côtés une femme, une fille, une sœur…]

Se sentir suspendu par elle au-dessus du désespoir, être sans défense contre elle, se dire qu’elle peut nous rendre le plus misérable des êtres, qu’elle nous tient dans l’obscurité au-dessus du gouffre, qu’elle peut, si elle veut, nous y laisser tomber, qu’elle n’a qu’à ouvrir les mains, qu’à lâcher notre âme, et qu’à s’en aller, se dire tout cela, et sourire dans une inexprimable confiance.

Feuillet 274 verso. — V. Vagues éclairs à l’horizon.

Ce chapitre portait d’abord le titre du livre : Javert. Bien plus tard, le portrait physique de Javert a été développé en marge. La copie interrompt l’original au milieu d’un mot au feuillet 275 et se poursuit pendant cinq feuillets. Quelques ajoutés dans tous les sens et de toutes les époques.

Feuillet 283. — Toujours dans le chapitre V, ce trait caractéristique :

Le comte Angles qui était préfet de police en 1820 et qui était homme d’esprit, disait de Javert : C’est le Brutus de la police.

Au bas du feuillet, petit fragment de papier de même date, collé sur onglet.

Au verso, le titre du chapitre iii ajouté entre deux lignes.

Feuillet 285. — VII. Fauchelevent devient jardinier à Paris.

Le titre a été écrit entre deux lignes comme le précédent.

Feuillet 286. — Comme nous l’avons dit plus haut, ce feuillet débute par la fin du chapitre iv (M. Madeleine en deuil), écrite en 1860 ; il se relie à la première version. Une note en marge :

Intercaler ici les feuillets D2 bis et D2 ter

Ces feuillets mentionnés portent actuellement les numéros 274, 280, 282, 283, 284, 285. Ils contiennent les chapitres v et vi. La copie, intercalée au milieu du manuscrit original, est venue prendre les nos 275 à 279 inclus.

Feuillet 286, verso. — VIII. Madame Victurnien dépense trente-cinq francs pour la morale.

Variante illisible sous le titre. La marge du feuillet suivant est si surchargée que la page se trouve entièrement remplie.

Feuillet 293. — XIII. Solution de quelques questions de police municipale.

Fragment récent reproduisant, en les développant, quelques passages anciens biffés.

Au verso, quelques lignes rayées relatives à Javert :

Il s’appuya sur la taille pour ne pas tomber. Il a souvent montré depuis une mèche de cheveux gris qu’il avait sur la tempe et qui, dit-il, avait blanchi dans cet instant-là.

Feuillet 298. — La première version qui précédait la sortie de Javert est biffée sur le manuscrit et remplacée par quelques lignes en marge, qui ont été adoptées et qu’on a lues, page 207.

— Sortez, dit M. Madeleine.

Javert eut un frémissement. Lui, l’homme de l’autorité, finissait par avoir tort devant cette fille de désordre ! humilié et chassé devant elle ! C’était la dernière goutte du calice. Javert faisait deux suppositions sur M. Madeleine : ou c’était, comme tout le monde le croyait, le plus excellent et le plus respectable des hommes, ou c’était autre chose. Dans le premier cas, être publiquement brisé dans sa considération et dans son pouvoir, par un tel homme et par un tel homme magistrat, cela était si fatal qu’il se sentait accablé et qu’il était prêt à pleurer. Dans le second cas, cela était SI monstrueux qu’il bondissait de rage rien que d’y songer. Quoi qu’il en fût, il ne témoigna rien, il reçut le coup debout, de face et en pleine poitrine, comme un soldat russe.

LIVRE VI. — JAVERT.


Feuillet 300. — I. Commencement du repos.

Ce feuillet est composé de trois fragments de papier numérotés 300-301-302, et collés les uns sous les autres au bas du feuillet 299. Il contient une partie du chapitre i, depuis :

M. Madeleine se hâta d’écrire à Montfermeil.

jusqu’à :

Cette poignée de neige…

Au feuillet suivant, une mention :

Le sixième livre commence à ce verso.

Entre le titre et la première ligne, on lit la troisième date du manuscrit : 1er  janvier 1847.

Feuillet 305. — II. Comment Jean peut devenir Champ.

Ce chapitre a été très remanié et comprend deux versions semblables pour le fond, mais présentant presque sous deux aspects différents le caractère de Javert et son entretien avec M. Madeleine. Dans cette première version, Javert a pour M. le maire « une sorte de vénération franche et presque affectueuse ». Quelle différence avec le type définitif qui, dans son aversion instinctive, ne se dément jamais !

La version la plus ancienne débute par un feuillet portant deux lettres : J2, K2 ; en réalité, le feuillet K2 n’a pas été relié avec le manuscrit ; nous l’avons retrouvé et il nous servira pour reconstituer l’ensemble primitif du chapitre ; puis viennent deux pages chiffrées L2 et M2. Au coin du feuillet L2, cette mention :

(Note pour moi. Dans ce qui est barré sur ces deux feuillets L2 et M2, il y a beaucoup de choses utiles a relire et à employer.)

La version définitive, écrite sur du papier plus foncé, est numérotée 306-307-308.

De l’ancienne version, seule l’histoire de Champmathieu reste entière ; beaucoup de passages sont biffés, quelquefois des pages complètes ; nous en extrairons les fragments inédits et nous remplacerons par des points le texte publié :

Javert, nous l’avons dit, était un homme sincère. Il n’avait aucune chose dans l’âme qu’il ne l’eût aussi sur le visage. Du premier coup d’œil, M. Madeleine reconnut que je ne sais quelle étrange révolution s’était opérée en lui. Jusqu’à ce jour il n’avait abordé M. le maire qu’avec un respect profond, mais pénible et contraint. Cette fois il salua M. Madeleine avec une sorte de vénération franche et presque affectueuse à laquelle semblait se mêler une nuance de regret et de douleur.

Cela frappa d’autant plus M. Madeleine qu’il lui semblait que Javert devait avoir de la rancune pour la scène du bureau de police.

Voici, en marge, un développement de ce premier passage :

(— Monsieur le maire, dit Javert, je viens vous prier de vouloir bien m’écoutcr un moment.

Ces paroles furent prononcées avec un son de voix si inattendu et si étrange qu’elles firent retourner M. Madeleine. Il y avait dans ce son de voix toute une révolution. Il regarda Javert. Cette révolution n’était pas moins visible dans son attitude. Javert, nous l’avons dit, était un homme sincère. Il n’avait aucune chose dans l’âme qu’il ne l’eût aussi sur le visage. Après la scène du bureau de police, M. Madeleine s’attendait à je ne sais quel abord où une sourde rancune mêlée à l’ancienne haine percerait à travers la déférence officielle. À sa grande surprise, il ne trouva rien de pareil dans Javert. Ce n’était même plus ce respect pénible et contraint auquel l’inspecteur de police l’avait accoutumé. L’accent de Javert et toute sa personne exprimaient en ce moment devant M. Madeleine une sorte de vénération franche et presque affectueuse à laquelle semblait s’ajouter une nuance de regret et de douleur.)

— Asseyez-vous, Javert, dit M. Madeleine avec douceur. Qu’y a-t-il ?

Javert resta debout. Il recommença sa phrase sans y changer une syllabe :

— Monsieur le maire, je viens vous prier de vouloir bien m’écouter un moment.

Ce n’était plus ce son de voix revêche et hautain qui était habituel à Javert, et qui sonnait toujours durement, même à l’oreille de ses supérieurs. C’était un accent honnête et humble.

— Parlez, Javert, mais asseyez-vous donc.

Javert resta debout.

Il demeura un instant silencieux comme s’il se recueillait, puis éleva la voix avec une sorte de solennité triste où une certaine emphase n’excluait pas pourtant une certaine simplicité.

— Monsieur le maire, lorsqu’un agent de l’autorité, investi de la confiance de l’état, chargé de faire respecter les positions acquises dans la société et de les respecter tout le premier, a manqué gravement à ce grand devoir, le respect, lorsqu’il a poursuivi pendant des années d’une espèce de haine d’idiot et d’un tas de soupçons injurieux une personne considérable et officielle, lorsqu’il n’a pas tenu à cet agent de nuire à cette personne, ne fût-ce que par des propos audacieux et injustes, lorsque cet agent a osé dans de certains cas exercer sur cette personne une sorte de surveillance indirecte, illégale et Insolente, il importe qu’à côté d’un pareil oubli de tous les devoirs la sévérité de l’état se montre, il importe qu’un exemple soit fait, et qu’avant même que l’honorable personne se plaigne, l’agent soit destitué. Ne le pensez-vous pas ?

— Qu]est-ce que vous me dites-là ? demanda M. le maire. Encore des sévérités ! tous ces faits que vous dites sont-ils réels ? Êtes-vous certain qu’ils se soient passés comme vous les racontez ? Vous me dénoncez un agent qui se serait mal conduit ? Et d’abord quel est cet agent ?

— Moi, dit Javert.

Suivent quelques lignes publiées page 214, puis l’ancienne version continue au feuillet isolé paginé K2 qu’on trouvera relié avec le Reliquat.

Javert soupira du fond de sa poitrine, et reprit, toujours froidement et tristement :

— Monsieur le maire, je vais m’expliquer et vous verrez que j’ai raison.

Ce je ne sais quel instinct qui nous avertit que nous allons avoir besoin d’une contenance fit que M. Madeleine reprit le dossier qui était sur son bureau et se mit à y promener ses regards pendant que Javert parlait. Mais il ne regardait pas le papier, il écoutait Javert ; son attention était toute là ; et si Javert l’eût observé dans ce moment-là comme il l’observait autrefois, l’inspecteur de police eût certainement remarqué que M. le maire, sans s’en apercevoir, tenait à l’envers la feuille où il voulait avoir l’air de lire. Mais Javert n’observait plus M. Madeleine, son regard était baissé comme si lui Javert eût été un criminel et Madeleine un juge. Il avait poursuivi :

— Vous allez avoir à sévir, monsieur le maire. Je sais que vous êtes bon, mais il faut surtout être équitable, et voyez-vous, la bonté qui consisterait à donner raison à la fille publique contre le bourgeois, à l’agent de police contre le maire, à celui qui est en bas contre celui qui est en haut, c’est ce que j’appelle de la mauvaise bonté. J’espère que cette fois-ci j’aurai raison contre moi-même, et que vous n’hésiterez pas à faire punir l’inspecteur Javert sur le rapport de l’inspecteur Javert. Voici donc le fait : — Dans ma jeunesse, monsieur le maire, j’ai été remarqué pour l’exactitude de mon service par le capitaine des chaînes du royaume, un brave homme, M. Thierry, qui, après m’avoir emmené dans deux ou trois voyages, fut content de moi et me fit attacher comme sous-adjudant des gardes-chiourme au bagne de Toulon. J’ai rapporté de là des souvenirs, une espèce de feuille de signalements, dans la tête. Que voulez-vous ? On peut faire des rencontres plus tard, et je croyais cela bon pour le service. Enfin, monsieur le maire…

Ici la voix de Javert s’altéra.

— …Je ne sais comment vous dire cela, c’est à ne pas croire, vous, un homme que tout le pays vénère et bénit, j’ai osé, — parce que d’abord c’est une idée qui m’est venue comme cela, une ressemblance, quoi ! — et puis parce que je croyais bien faire, pour mille autres choses encore, parce qu’il me semblait que vous aviez une manière de traîner la jambe, — comment est-ce que je vais finir ce que j’ai à dire là ? — des souvenirs que j’ai cru avoir, des rapprochements, une foule de circonstances, jusqu’à l’aventure de ce vieux Fauchelevent qui m’avait paru louche, — vraiment, monsieur le maire, un magistrat comme vous qu’il n’y en a pas un de plus honoré dans toute la France, — eh bien, oui, là, vous ne me croirez pas, n’ai-je pas été me creuser la cervelle à imaginer que vous, monsieur Madeleine, maire de cette ville et riche à millions, vous n’étiez autre qu’un ancien forçat que j’avais vu au bagne de Toulon[8]— Qui s’appelait ?

— Jean Tréjean.

— Continuez, dit Madeleine.

La feuille de papier tremblait aux mains de M. Madeleine au point qu’il fut force de s’appuyer le coude pour empêcher ce tremblement qui faisait du bruit. Mais Javert ne s’en aperçut pas.

— Monsieur le maire, reprit-il, ce Jean Tréjean sortit libéré du bagne de Toulon en octobre 1815. Quatre ou cinq jours après, il eut chez Monseigneur l’évêque de D. une aventure fort suspecte dont je ne sais que peu de chose, mais ce que j’en sais ressemble furieusement à un vol. Je dois dire du reste que Monseigneur l’évêque, qui était un saint et qui est mort, le justifiait, et disait lui avoir donné les objets volés, mais c’était probablement excès d’indulgence et de charité ; et tenez, vous, monsieur le maire, vous en feriez tout autant. Cet évêque était un homme comme vous.

À cette parole de Javert, l’œil de M. Madeleine, jusqu’alors abaissé, se leva lentement et se fixa au plafond avec une expression indéfinissable. Javert ne faisait plus aucune attention à tous ces mouvements qu’d eût autrefois étudiés avec une inquiétude si menaçante. Il ne s’interrompit même pas.

— …Ce Jean Tréjean avait-il en effet volé Monseigneur l’évêque ? Je l’ignore, mais je le crois. Ce que je sais, c’est qu’en sortant de chez Monseigneur l’évêque, — le jour même, monsieur le maire ! — il commit sur un chemin public un vol à main armée et avec violences sur la personne d’un petit enfant savoyard. Nouveau crime qui entraînait pour Jean Tréjean au moins la peine des travaux forcés à perpétuité. Depuis cette époque, voilà plus de huit ans, il s’est soustrait à toutes les recherches. On n’en a plus entendu parler.

Maintenant, monsieur le maire, comment me suis-je mis cette folie en tête que c’était vous qui étiez cet homme ? Que voulez-vous que je vous dise ? D’abord vous lui ressemblez un peu, cela, j’en suis fâché, mais cela est. Pas le même son de voix pourtant. Du tout du tout. Ensuite vous avez fait secrètement prendre des renseignements, j’ai su cela, voyez-vous, sur toutes les familles qui avaient pu disparaître depuis trente ans de Faverolles. Or, ce Jean Tréjean était de Faverolles. Ensuite votre force des reins, votre adresse au tir, votre jambe qui traîne un peu, qu’on disait que vous étiez un personnage mystérieux, que vous étiez poussé dans la ville comme un champignon, que personne n’avait jamais vu la couleur de votre passeport… est-ce que je sais, moi ? jusqu’à ce crêpe à votre chapeau qui avait rapport à un évêque, à ce qu’on disait. Enfin c’est bête ; un tas de misères qui ne prouvent rien, je le sais bien, mais quoi ! je m’étais mis cette idée-là dans la tête. Je vois comme c’était méchant et absurde, et je vous demande excuse, monsieur le maire, maintenant qu’il n’y a plus de mystère, et que je sais le vrai.

À ce dernier mot, M. Madeleine posa sur la table le papier qu’il tenait, et fixa sur Javert un de ces regards inouïs dans lesquels il semble que toute la puissance vitale d’un homme soit concentrée, un de ces regards qui cherchent à fouiller une âme, qui questionnent un individu de la tête aux pieds et qui l’enveloppent et le pressent, pour ainsi dire, d’un tourbillon muet de points d’interrogation. Les rôles étaient changés. Maintenant c’était Madeleine qui scrutait Javert. Il était évident que de toutes les paroles singulières prononcées jusque-là par Javert, la plus singulière pour M. Madeleine, c’était la dernière, et que ce qui était sorti de cette phrase placide : « Maintenant je sais le vrai, il n’y a plus de mystère », c’était précisément un mystère. Mystère étrange et effrayant, à en juger par le regard de M. Madeleine, à en juger surtout par son silence. Il ne dit pas un mot.

Javert, lui, était tout entier à ses pensées. Il s’était tu, et il faisait machinalement[9] des plis au coin du tapis de serge verte qui couvrait la table. M. Madeleine attendait que Javert reprît la parole, sans le hâter, mais avec cette expression de visage d’un homme qui attendrait et se tairait pendant qu’une tenaille de fer rouge lui mâche les entrailles et lui ronge le ventre.

Après quelques minutes, Javert dit :

— Monsieur le maire a-t-il quelques questions à me faire ?

— Mais, — non, dit Madeleine.

Javert se tut.

Il se fit encore un silence que M. Madeleine rompit enfin, avec hésitation.

— Je ne comprends pas beaucoup, Javert. Je vous écoute.

— Alors je continue, répondit Javert.

M. Madeleine respira, de cette respiration qui veut dire : Ah ! et qui exprime si énergiquement l’espérance du dénouement. Il était clair qu’il avait devant les yeux une énigme, énigme à laquelle étaient mêlés peut-être les fils les plus secrets de sa vie, et qu’il en attendait le mot.

— Si je cherchais à m’excuser, monsieur le maire, poursuivit Javert, je vous dirais ce qui se passait en moi lorsque je faisais la supposition abominable qui m’amène devant vous comme un coupable.

C’eût été tellement monstrueux si un être comme Jean Tréjean, flétri par la loi, réprouvé par la société, un forçat enfin, eût osé rentrer frauduleusement dans l’état, se glisser parmi les honnêtes gens, usurper la considération, profaner la magistrature ! voler l’honneur après l’avoir perdu !

L’attentat patent, le vol de grande route, le meurtre, eussent été moins odieux. Je sais bien, moi qui ai l’expérience, que ces êtres-là ne se repentent jamais. Défiez-vous du bien qu’ils ont l’air de faire. C’est leur plus grand crime, c’est votre plus grand danger. Comme ils ne peuvent être que férocité ou hypocrisie, il y a quelque chose de pire que leur violence, c’est leur douceur. Maintenant, monsieur le maire, vous comprenez la pensée qui m’animait. Dévoiler un Jean Tréjean, retrouver le galérien sous le magistrat, arracher un tel masque d’un tel visage, rejeter au bagne ce qui est au bagne, faire reparaître le poteau et le carcan au milieu des millions, des momeries et des fourberies, quel but pour moi Javert ! Quel service à rendre à la société ! Avec quelle joie d’honnête homme j’eusse empoigné à pleine main son collet brodé, et je lui eusse dit : « Forçat, reprends ta casaque ! » J’ai eu cette ambition. Cela m’a aveuglé. Trop de zèle est trop ; je ne le croyais pas, je le vois à présent. J’ai fait une faute, une faute grave. J’en dois subir les conséquences, à présent qu’il m’est prouvé que j’ai eu tort, et qu’en dépit de mes conjectures stupides et infâmes, notre vénérable maire M. Madeleine ne peut pas être et n’est pas, pardonnez-moi de répéter cet affreux nom, le galérien Jean Tréjean.

M. Madeleine, haletant, attendait qu’il continuât. Javert s’arrêta encore. Puis s’inclinant vers le maire, les yeux humides, les bras pendants, et comme s’il était prêt à se mettre à genoux, il ajouta :

— Monsieur le maire, remettez-moi en paix avec ma conscience. Je deviendrai après ce que je pourrai. J’ai deux bras. Je travaillerai à la terre. Cela m’est égal. Je vous demande à mains jointes deux choses : punissez-moi, et pardonnez-moi. Faites-moi destituer, et daignez me dire que vous ne m’en voulez pas.

En ce moment-là, Javert était presque éloquent.

Il se tut. M. Madeleine ne rompait pas le silence. Javert le regardait d’un œil qui suppliait autant que l’œil de Javert pouvait supplier. Situation étrange. Ces deux hommes se tournaient l’un vers l’autre avec anxiété, et ils semblaient chacun de leur côté attendre l’un de l’autre une parole qui ne venait point.

Javert enfin se risqua :

— Vous ne me répondez pas, monsieur le maire. Je vois ce que c’est, vous êtes indigné, et comme vous êtes bon…

— J’attends, dit M. Madeleine, que vous ayez fini.

— Mais j’ai fini.

Un tison qui roula de la cheminée parut occuper beaucoup en ce moment M. Madeleine. Il prit la pincette et le remit en place longuement, puis il releva la tête et regarda Javert. Il ouvrit la bouche comme s’il allait parler, mais il ne parla pas. Son visage était redevenu calme. Il reprit la feuille qu’il avait posée sur la table, la parcourut comme si elle le préoccupait fort, et murmura entre ses dents : « Il faudra pourtant que j’écrive au procureur du roi pour cette affaire Bazurier ». Tout en parlant, il prit une plume et écrivit une ligne ou deux sur la feuille. Enfin se retournant vers Javert, toujours immobile, il lui dit avec un air de parfaite indifférence :

— Mais, Javert, dans l’histoire que vous m’avez faite, vous avez oublié de me dire comment vous étiez parvenu à éclaircir ce qui vous avait paru un mystère et à savoir la vérité.

— Ah ! c’est vrai ! pardon, monsieur le maire ! s’écria Javert. Mais, mon Dieu ! rien n’est plus simple. C’est que le véritable Jean Tréjean est trouvé.

— Ah ! dit Madeleine.

Un volume de commentaires ne suffirait pas à indiquer tout ce qu’il y avait dans cet Ah ! Il échappa à Javert comme le reste. M. Madeleine se remit à remuer le feu.

Javert poursuivit (voir p. 215).

........................

[Monsieur le Maire, la vérité est la vérité. J’en suis fâché, mais c’est cet homme-là qui est Jean Valjean. Moi aussi je l’ai reconnu][10].

M. Madeleine fixa encore une fois sur Javert son regard attentif et pénétrant ; il semblait qu’il cherchât s’il n’y avait pas quelque arrière-pensée sous ce visage probe et sauvage ; mais il n’y trouva rien que de la tristesse et de la bonne foi. Il était évident qu’il avait devant lui un homme vrai et convaincu.

Il dit avec effort :

— Et vous êtes sûr ?

— Oh ! sûr ! si je suis sûr ! Mais d’abord c’est très fâcheux pour moi. Du contrecoup cela me perd. Je voudrais bien ne pas être sûr. Je n’aurais aucune faute, je serais content de moi et je garderais ma place. Si je suis sûr, mon bon Dieu ! Tenez, monsieur le maire, pardon de reparler encore de vous, avec vous je doutais, je disais une fois oui et deux fois non ; j’ai passé bien des mauvaises nuits, allez ! Avec celui-ci je n’hésite pas, c’est lui, c’est clair, je dors sur mes deux oreilles. Et même maintenant que je vois le vrai Jean Tréjean, je ne comprends pas comment j’ai pu croire autre chose ! Je ne vous avais pas dit tous ces détails en commençant parce que je n’étais occupé que de moi et qu’ils ne vous étaient pas bien utiles. Qu’est-ce que cela vous fait à vous ? Vous n’avez pas besoin qu’on vous prouve que vous n’êtes pas Jean Tréjean ?

........................

[Je vais aller pour témoigner. Je suis cité][11].

L’avocat général est très bon. C’est un garçon d’esprit, qui fait des vers.

Javert, en prononçant ces dernières paroles, paraissait presque avoir oublié un moment sa tristesse.

Énumérer les chances d’une condamnation lui était agréable et le soulageait visiblement. Cette nature d’espérance convenait à l’espèce de cœur qu’il avait.

— Tenez, monsieur le maire, reprit-il, vous ne pouvez pas vous figurer ! Si vous aviez connu Jean Tréjean et si vous voyiez ce Champmathieu, vous seriez frappé, vous diriez....................

........................

[Sitôt ma déposition faite, je reviendrai ici.

— C’est bon, dit Madeleine][12].

Faites toujours le plus pressé de ce que je vous recommande. Et voici la note que je viens d’écrire pour vous.

En parlant ainsi, les yeux toujours sur sa table, il tendait à Javert un papier. Javert ne le prit pas, et M. Madeleine entendit sa voix grave qui disait :

— Monsieur le maire oublie que je ne suis plus rien.

M. Madeleine se leva.

— Javert, vous êtes un homme d’honneur et je vous estime. Votre conduite d’aujourd’hui prouve, à votre louange, que, si vous êtes sévère pour autrui, vous l’êtes aussi pour vous-même. Maintenant voici ce que j’ai à vous dire de cette faute que votre probité s’exagère. Ceci encore est une offense qui me regarde. Javert, vous êtes digne de monter et non de descendre. J’entends que vous gardiez votre place.

— Monsieur le maire, dit Javert, je ne puis vous accorder cela. Si vous m’estimez en effet, prouvez-moi votre estime en me faisant destituer. Je vous ai manqué, je vous ai calomnié, vous dirai-je tout ? je vous ai dénoncé dans plusieurs rapports secrets adressés à Paris où l’on a eu le bon esprit de les mépriser. Je dois être puni. Il faut qu’au bout de cette aventure justice se fasse pour moi comme pour Jean Tréjean. Et puis, tenez, monsieur le maire, je ne souhaite pas que vous me traitiez avec bonté. Votre bonté m’a fait faire assez de mauvais sang quand elle était pour les autres. Je n’en veux pas pour moi. Mon Dieu, c’est bien facile d’être bon ; le malaisé, c’est d’être juste. Si vous aviez été ce que je croyais, je n’aurais pas été bon pour vous, moi !

C’est comme tout à l’heure, en entrant, quand vous m’avez dit de m’asseoir. Je ne dois pas m’asseoir devant vous. Monsieur le maire, un dernier mot, ne me réduisez pas à cette extrémité de donner ma démission. Le bien du service veut un exemple. Il faut qu’on le fasse. Dans tous les cas, si l’exemple manque, j’aurai toujours fait mon possible, et ce ne sera pas ma faute. Dans huit jours j’aurai ma destitution ou vous aurez ma démission.

Tout cela était prononcé d’un ton si humble, si fier, si triste et si convaincu que M. Madeleine parut entraîné par une sorte de sympathie douloureuse et momentanée, mais irrésistible, vers cet étrange honnête homme.

— Nous verrons, dit-il.

LIVRE VII. — L’AFFAIRE CHAMPMATHIEU.


Feuillet 313. — Titre et table du livre VII ; nous y relevons plusieurs surcharges ; d’abord des la première ligne :

Livre septième, le mot septième est écrit sur sixième ; le premier chapitre : La œur Simplice, ayant été ajouté, il en résulte une surcharge de chiffres dans la nomenclature des chapitres suivants.

Quelques variantes dans les titres :

VI. La sœur Simplice mise à l’épreuve : contre-Coup sur Fantine.

VIII. Entrée de faveur : Il vient un jour ou l’on recueille le fruit de l’estime publique.

IX. Un lieu où des convictions sont en train de se former : Le passé présent.

Une note entre parenthèses :

(Voir la note relative aux sœurs sur le dossier M. Madeleine.)

Feuillet 315. — II. Perspicacité de maître Scaufflaire.

Le commencement et la marge de ce feuillet contiennent, très résumés, les portraits de sœur Simplice nomméc d’abord sœur Bonne, et de sœur Perpétue. Victor Hugo a rayé cette première ébauche, sans doute après avoir revu la « note relative aux sœurs », et en a tiré un chapitre qu’il a placé en tête du livre VII.

Au haut de ce feuillet la date 23 janvier ; sans doute 1847, puisque la dernière date citée était 1er  janvier 1847.

Feuillet 316. — Se compose d’un fragment de papier bleu foncé (1860 à 1862) collé au bas du feuillet 315 et relatant l’hésitation de M. Madeleine à aller confier son secret au curé de Montreuil-sur-Mer.

Feuillet 320. — III. Une tempête sous un crâne.

Un ajouté resté inédit et se rapportant à la remarque faite ci-dessus :

On a remarqué sans doute qu’il n’alla point chez le curé, son confesseur, le seul homme au monde qui connût la vérité et qui pût recevoir la confidence. Peut-être craignit-il un conseil trop direct et trop formel ?

Feuillet 328. — Écrit à l’encre rouge et reproduisant à son début les dernières lignes du feuillet précédent 5 ce feuillet donnant la fin du chapitre m, a été intercalé ainsi que le suivant entre les feuillets 327 et 330. La raison de cette intercalation se trouve au bas dans une note au crayon :

Finir ici le chapitre.

Faire du rêve (qui suit) un chapitre à part.

Et du réveil aussi (après le rêve) un chapitre à part.

La moitié seulement de cette indication a été suivie ; dans le texte publié le réveil ne fait qu’un chapitre avec le rêve, qui était primitivement écrit à la troisième personne et non sous forme de manuscrit retrouvé.

Feuillet 337, verso. — V. Bâtons dans les roues.

Une partie de l’ajouté en marge, depuis ces mots :

Les obscurcissements et les clartés s’entremêlent.

jusqix’à la fin de l’alinéa (voir p. 254), a été écrite à Guernesey.

Feuillet 340, verso. — VI. La sœur Simplice mise à l’épreuve.

Autre titre : [La sœur Simplice fait une faute qui l’approche de la perfection.]

La chanson de Fantine est ajoutée en marge.

Feuillet 347, verso. — VII. Entrée de faveur.

Un bout de papier, collé en marge du feuillet 346 et au verso duquel sont jetées des phrases de ce chapitre, contient une intercalation à partir de ces mots :

Des gouttes de sueur sortaient entre ses cheveux…

jusqu’à :

Ses yeux ne pouvaient s’en détacher.

Feuillet 350. — IX. Un lieu où des convictions sont en train de se former.

Un ajouté en marge sur l’avocat général mêlant à son réquisitoire « l’immoralité de l’école romantique ».

Feuillet 350, verso. — X. Le système des dénégations.

Autres titres : L’accusé s’obstine. — Obstination devant l’évidence.

Feuillet 354, verso. — XI. Champmathieu de plus en plus étonné.

À cette phrase :

Voici les paroles qu’il prononça… il y a près de quarante ans aujourd’hui.

le mot quarante a été écrit en surcharge sur un autre nombre illisible, mais qui devait établir la différence entre l’année où le chapitre fut écrit et celle où il a été révisé.

Au même feuillet, dans la déclaration de M. Madeleine, un ajouté rayé :

Ah si ! fat encore a dire ceci : Il vous faut des preuves, je vous aiderai à en trouver, je ne demande pas mieux.

Pour l’affaire Petit-Gervais, j’ai déjà fait moi-même des recherches, j’aurais bien voulu retrouver l’enfant pour l’indemniser et avoir le cœur tranquille ; enfin la justice verra. En attendant, qu’on aille chez moi, dans ma manufacture, qu’on entre dans ma chambre, qu’on fouille les cendres dans la cheminée, on y trouvera les deux bouts d’un bâton ferré que j ai brûlé cette nuit, de ce même bâton que j’avais quand j’ai effrayé Petit-Gervais. Pourquoi l’ai-je brûlé ? Que le bon Dieu me le pardonne ! Ceci un secret entre lui et moi. J’étais abominable dans ce moment-là. Allez, vous trouverez ! Enfin ! tout cela est triste. C’est ce pauvre petit pays qui me fait de la peine. Quand je songe que je payais près de trois mille francs de contributions !

LIVRE VIII. — CONTRE-COUP.

(Autre titre : Fin de M. Madeleine].)

Feuillet 356. — À la table de ce livre, variante de titre du chapitre iii : Aucun naufrage ne doit faire oublier la lettre qu’il faut mettre à la poste.

Feuillets 362-363. — III. Javert content.

Dans ce chapitre une intercalation de deux pages prenant à ces mots :

A l’instant où le regard de Madeleine rencontra le regard de Javert…

et finissant à :

Il y avait une incontestable grandeur dans ce saint-Michel monstrueux.

Feuillet 368, verso. — V. Tombeau convenable.

Les derniers alinéas du chapitre justifiant son titre à partir de :

Un dernier mot sur Fantine ;

sont d’une écriture plus récente.

Voici, pour cette première partie, la récapitulation des chapitres écrits de 1845 à 1848 et de 1860 à 1862 :

1845-1848. 1860-1862.
Livre Ier : chapitres i, ii, iii, iv, v, vi, vii, ix, xi, xiii.
(Une partie du chapitre xiii semble appartenir à l’année 1851.)

Livre II : chapitres i, ii, iii, iv, v, vi, vii, ix, xi, xii, xiii

Livre IV : chapitre iii.

Livres V, VI, VII, VIII complets.
Livre Ier : chapitres viii, x, xii, xiv.

Livre II : chapitre viii.

Livre III complet.

Livre IV : chapitres i, ii.




NOTE DE L’ÉDITEUR.

Une œuvre aussi étendue que les Misérables remplira quatre volumes de cette édition.

Nous avons donc dû modifier en partie la méthode suivie jusqu’à présent dans la rédaction de ces notes. Si nous conservons le plan général en maintenant à la fin de chaque volume le reliquat, la description du manuscrit, les fac-similés et les gravures, nous sommes obligés de reporter à la fin du quatrième volume des documents d’un ordre général, comme la revue de la critique, la revue bibliographique et la revue iconographique.

Quant à la notice historique, elle exige de longs développements en raison de l’importance de l’œuvre et de l’abondance des documents recueillis. Elle aurait tenu une place démesurée à la fin du quatrième volume. Il nous a paru préférable de la morceler pour la rendre plus claire et pour en faciliter la lecture.

Nous montrerons d’abord la marche et les étapes diverses du travail, nous étudierons les origines des Misérables, les sources où Victor Hugo a puisé, nous présenterons les plans et les projets ébauchés, nous analyserons la conduite de certaines péripéties en même temps que la méthode employée pour les raconter.

Puis nous traiterons tout ce qui concerne le travail matériel : achat de l’œuvre, impression, tirage, mise en vente, et nous mettrons sous les yeux des lecteurs la correspondance de Victor Hugo, de Mme Victor Hugo et des éditeurs.

Enfin la dernière partie de l’historique renfermera des lettres adressées à Victor Hugo, lettres de controverse sur les personnages et sur les doctrines du roman.

  1. De M. Cette initiale était celle de M. de Miollis, évêque de Digne.
  2. Ces trois derniers mots en marge au crayon.
  3. Le nom est Vlajean et non Valjean, mais nous remettons le texte de Mademoiselle Sylvanie.
  4. Nous rappelons que le livre III a été écrit en 1861.
  5. Le feuillet ayant été coupé ou déchiré, certaines fins de lignes manquent, nous laisserons les mots en blanc quand le sens ne nous permettra pas de les reconstituer.
  6. Cette signature est attribuée à la vieille voisine de Fantine. Livre V, chapitre ix.
  7. On sait que dans l’édition originale chaque partie est divisée en deux volumes.
  8. Variante en marge :
    — Qu’une personne que j’avais vue ailleurs…
    — Ailleurs ?
    — Oui.
    — Où ?
    — À Toulon.
    — À Toulon ?
    — Aux galères.
    — Qui s’appelait ?
    — Jean Tréjean.
    — Continuez, dit Madeleine.
  9. À partir d’ici nous reprenons l’ancienne version biffée, reliée dans le manuscrit, feuillet 310.
  10. Ces deux lignes, reproduites ici pour la clarté de l’enchaînement, ont été publiées (voir p. 217). L’original du fragment qui suit est au feuillet 311, chiffré M2.
  11. Voir p. 218. Feuillet 311 du manuscrit.
  12. Voir p. 218.