Les Misérables/Tome 5/Livre 6/04

Émile Testard (p. 375-381).


IV


IMMORTALE JECUR


La vieille lutte formidable, dont nous avons déjà vu plusieurs phases, recommença.

Jacob ne lutta avec l’ange qu’une nuit. Hélas ! combien de fois avons-nous vu Jean Valjean saisi corps à corps dans les ténèbres par sa conscience et luttant éperdument contre elle !

Lutte inouïe ! À de certains moments, c’est le pied qui glisse ; à d’autres instants, c’est le sol qui croule. Combien de fois cette conscience, forcenée au bien, l’avait-elle étreint et accablé ! Combien de fois la vérité, inexorable, lui avait-elle mis le genou sur la poitrine ! Combien de fois, terrassé par la lumière, lui avait-il crié grâce ! Combien de fois cette lumière implacable, allumée en lui et sur lui par l’évêque, l’avait-elle ébloui de force alors qu’il souhaitait être aveuglé ! Combien de fois s’était-il redressé dans le combat, retenu au rocher, adossé au sophisme, traîné dans la poussière, tantôt renversant sa conscience sous lui, tantôt renversé par elle ! Combien de fois, après une équivoque, après un raisonnement traître et spécieux de l’égoïsme, avait-il entendu sa conscience irritée lui crier à l’oreille : Croc-en-jambe ! misérable ! Combien de fois sa pensée réfractaire avait-elle râlé convulsivement sous l’évidence du devoir ! Résistance à Dieu. Sueurs funèbres. Que de blessures secrètes, que lui seul sentait saigner ! Que d’écorchures à sa lamentable existence ! Combien de fois s’était-il relevé sanglant, meurtri, brisé, éclairé, le désespoir au cœur, la sérénité dans l’âme ? et, vaincu, il se sentait vainqueur. Et, après l’avoir disloqué, tenaillé et rompu, sa conscience, debout au-dessus de lui, redoutable, lumineuse, tranquille, lui disait : Maintenant, va en paix !

Mais, au sortir d’une si sombre lutte, quelle paix lugubre, hélas !

Cette nuit-là pourtant, Jean Valjean sentit qu’il livrait son dernier combat.

Une question se présentait, poignante.

Les prédestinations ne sont pas toutes droites, elles ne se développent pas en avenue rectiligne devant le prédestiné ; elles ont des impasses, des cæcums, des tournants obscurs, des carrefours inquiétants offrant plusieurs voies. Jean Valjean faisait halte en ce moment au plus périlleux de ces carrefours.

Il était parvenu au suprême croisement du bien et du mal. Il avait cette ténébreuse intersection sous les yeux. Cette fois encore, comme cela lui était déjà arrivé dans d’autres péripéties douloureuses, deux routes s’ouvraient devant lui ; l’une tentante, l’autre effrayante. Laquelle prendre ?

Celle qui effrayait était conseillée par le mystérieux doigt indicateur que nous apercevons tous chaque fois que nous fixons nos yeux sur l’ombre.

Jean Valjean avait, encore une fois, le choix entre le port terrible et l’embûche souriante.

Cela est-il donc vrai ? l’âme peut guérir ; le sort, non. Chose affreuse ! une destinée incurable !

La question qui se présentait, la voici :

De quelle façon Jean Valjean allait-il se comporter avec le bonheur de Cosette et de Marius ? Ce bonheur, c’était lui qui l’avait voulu, c’était lui qui l’avait fait ; il se l’était lui-même enfoncé dans les entrailles, et à cette heure, en le considérant, il pouvait avoir l’espèce de satisfaction qu’aurait un armurier qui reconnaîtrait sa marque de fabrique sur un couteau, en se le retirant tout fumant de la poitrine.

Cosette avait Marius, Marius possédait Cosette. Ils avaient tout, même la richesse. Et c’était son œuvre.

Mais ce bonheur, maintenant qu’il existait, maintenant qu’il était là, qu’allait-il en faire, lui Jean Valjean ? S’imposerait-il à ce bonheur ? Le traiterait-il comme lui appartenant ? Sans doute Cosette était à un autre ; mais lui Jean Valjean retiendrait-il de Cosette tout ce qu’il en pourrait retenir ? Resterait-il l’espèce de père entrevu, mais respecté, qu’il avait été jusqu’alors ? S’introduirait-il tranquillement dans la maison de Cosette ? Apporterait-il, sans dire mot, son passé à cet avenir ? Se présenterait-il là comme ayant droit, et viendrait-il s’asseoir, voilé, à ce lumineux foyer ? Prendrait-il, en leur souriant, les mains de ces innocents dans ses deux mains tragiques ? Poserait-il sur les paisibles chenets du salon Gillenormand ses pieds qui traînaient derrière eux l’ombre infamante de la loi ? Entrerait-il en participation de chances avec Cosette et Marius ? Épaissirait-il l’obscurité sur son front et le nuage dans le leur ? Mettrait-il en tiers avec deux félicités sa catastrophe ? Continuerait-il de se taire ? En un mot serait-il, près de ces deux êtres heureux, le sinistre muet de la destinée ?

Il faut être habitué à la fatalité et à ses rencontres pour oser lever les yeux quand de certaines questions nous apparaissent dans leur nudité horrible. Le bien ou le mal sont derrière ce sévère point d’interrogation. Que vas-tu faire ? demanda le sphinx.

Cette habitude de l’épreuve, Jean Valjean l’avait. Il regarda le sphinx fixement.

Il examina l’impitoyable problème sous toutes ses faces.

Cosette, cette existence charmante, était le radeau de ce naufragé. Que faire ? S’y cramponner, ou lâcher prise ?

S’il s’y cramponnait, il sortait du désastre, il remontait au soleil, il laissait ruisseler de ses vêtements et de ses cheveux l’eau amère, il était sauvé, il vivait.

Allait-il lâcher prise ?

Alors, l’abîme.

Il tenait ainsi douloureusement conseil avec sa pensée. Ou, pour mieux dire, il combattait ; il se ruait, furieux, au dedans de lui-même, tantôt contre sa volonté, tantôt contre sa conviction.

Ce fut un bonheur pour Jean Valjean d’avoir pu pleurer. Cela l’éclaira peut-être. Pourtant le commencement fut farouche. Une tempête, plus furieuse que celle qui autrefois l’avait poussé vers Arras, se déchaîna en lui. Le passé lui revenait en regard du présent ; il comparait et il sanglotait. Une fois l’écluse des larmes ouvertes, le désespéré se tordit.

Il se sentait arrêté.

Hélas ! dans ce pugilat à outrance entre notre égoïsme et notre devoir, quand nous reculons ainsi pas à pas devant notre idéal incommutable, égarés, acharnés, exaspérés de céder, disputant le terrain, espérant une fuite possible, cherchant une issue, quelle brusque et sinistre résistance derrière nous que le pied du mur !

Sentir l’ombre sacrée qui fait obstacle !

L’invisible inexorable, quelle obsession !

Donc avec la conscience on n’a jamais fini. Prends-en ton parti, Brutus ; prends-en ton parti, Caton. Elle est sans fond, étant Dieu. On jette dans ce puits le travail de toute sa vie, on y jette sa fortune, on y jette sa richesse, on y jette son succès, on y jette sa liberté ou sa patrie, on y jette son bien-être, on y jette son repos, on y jette sa joie. Encore ! encore ! Videz le vase ! penchez l’urne ! Il faut finir par y jeter son cœur.

Il y a quelque part dans la brume des vieux enfers un tonneau comme cela.

N’est-on pas pardonnable de refuser enfin ? Est-ce que l’inépuisable peut avoir un droit ? Est-ce que les chaînes sans fin ne sont pas au-dessus de la force humaine ? Qui donc blâmerait Sisyphe et Jean Valjean de dire : c’est assez !

L’obéissance de la matière est limitée par le frottement ; est-ce qu’il n’y a pas une limite à l’obéissance de l’âme ? Si le mouvement perpétuel est impossible, est-ce que le dévouement perpétuel est exigible ?

Le premier pas n’est rien ; c’est le dernier qui est difficile. Qu’était-ce que l’affaire Champmathieu à côté du mariage de Cosette et de ce qu’il entraînait ? Qu’est-ce que ceci : entrer dans le bagne, à côté de ceci : entrer dans le néant ?

Ô première marche à descendre, que tu es sombre ! Ô seconde marche, que tu es noire !

Comment ne pas détourner la tête cette fois ?

Le martyre est une sublimation, sublimation corrosive. C’est une torture qui sacre. On peut y consentir la première heure ; on s’assied sur le trône de fer rouge, on met sur son front la couronne de fer rouge, on accepte le globe de fer rouge, on prend le sceptre de fer rouge, mais il reste encore à vêtir le manteau de flamme, n’y a-t-il pas un moment où la chair misérable se révolte, et où l’on abdique le supplice ?

Enfin Jean Valjean entra dans le calme de l’accablement.

Il pesa, il songea, il considéra les alternatives de la mystérieuse balance de lumière et d’ombre.

Imposer son bagne à ces deux enfants éblouissants, ou consommer lui-même son irrémédiable engloutissement. D’un côté le sacrifice de Cosette, de l’autre le sien propre.

À quelle solution s’arrêta-t-il ?

Quelle détermination prit-il ? Quelle fut, au dedans de lui-même, sa réponse définitive à l’incorruptible interrogatoire de la fatalité ? Quelle porte se décida-t-il à ouvrir ? Quel côté de sa vie prit-il le parti de fermer et de condamner ? Entre tous ces escarpements insondables qui l’entouraient, quel fut son choix ? Quelle extrémité accepta-t-il ? Auquel de ces gouffres fit-il un signe de tête ?

Sa rêverie vertigineuse dura toute la nuit.

Il resta là jusqu’au jour, dans la même attitude, ployé en deux sur ce lit, prosterné sous l’énormité du sort, écrasé peut-être, hélas ! les poings crispés, les bras étendus à angle droit comme un crucifié décloué qu’on aurait jeté la face contre terre. Il demeura douze heures, les douze heures d’une longue nuit d’hiver, glacé, sans relever la tête et sans prononcer une parole. Il était immobile comme un cadavre, pendant que sa pensée se roulait à terre et s’envolait, tantôt comme l’hydre, tantôt comme l’aigle. À le voir ainsi sans mouvement on eût dit un mort ; tout à coup il tressaillait convulsivement et sa bouche, collée aux vêtements de Cosette, les baisait ; alors on voyait qu’il vivait.

Qui ? on ? puisque Jean Valjean était seul et qu’il n’y avait personne là ?

Le On qui est dans les ténèbres.