Les Misérables/Tome 5/Livre 3/08

Émile Testard (p. 233-240).


VIII


LE PAN DE L’HABIT DÉCHIRÉ


Au milieu de cet anéantissement, une main se posa sur son épaule, et une voix qui parlait bas lui dit :

— Part à deux.

Quelqu’un dans cette ombre ? Rien ne ressemble au rêve comme le désespoir, Jean Valjean crut rêver. Il n’avait point entendu de pas. Était-ce possible ? Il leva les yeux.

Un homme était devant lui.

Cet homme était vêtu d’une blouse ; il avait les pieds nus ; il tenait ses souliers dans sa main gauche ; il les avait évidemment ôtés pour pouvoir arriver jusqu’à Jean Valjean, sans qu’on l’entendît marcher.

Jean Valjean n’eut pas un moment d’hésitation. Si imprévue que fût la rencontre, cet homme lui était connu. Cet homme était Thénardier.

Quoique réveillé, pour ainsi dire, en sursaut, Jean Valjean, habitué aux alertes et aguerri aux coups inattendus qu’il faut parer vite, reprit possession sur-le-champ de toute sa présence d’esprit. D’ailleurs la situation ne pouvait empirer ; un certain degré de détresse n’est plus capable de crescendo, et Thénardier lui-même ne pouvait ajouter de la noirceur à cette nuit.

Il y eut un instant d’attente.

Thénardier, élevant sa main droite à la hauteur de son front, s’en fit un abat-jour, puis il rapprocha les sourcils en clignant les yeux, ce qui, avec un léger pincement de la bouche, caractérise l’attention sagace d’un homme qui cherche à en reconnaître un autre. Il n’y réussit point. Jean Valjean, on vient de le dire, tournait le dos au jour, et était d’ailleurs si défiguré, si fangeux et si sanglant qu’en plein midi il eût été méconnaissable. Au contraire, éclairé de face par la lumière de la grille, clarté de cave, il est vrai, livide, mais précise dans sa lividité, Thénardier, comme dit l’énergique métaphore banale, sauta tout de suite aux yeux de Jean Valjean. Cette inégalité de conditions suffisait pour assurer quelque avantage à Jean Valjean dans ce mystérieux duel qui allait s’engager entre les deux situations et les deux hommes. La rencontre avait lieu entre Jean Valjean voilé et Thénardier démasqué.

Jean Valjean s’aperçut tout de suite que Thénardier ne le reconnaissait pas.

Ils se considérèrent un moment dans cette pénombre, comme s’ils se prenaient mesure. Thénardier rompit le premier le silence.

— Comment vas-tu faire pour sortir ?

Jean Valjean ne répondit pas.

Thénardier continua :

— Impossible de crocheter la porte. Il faut pourtant que tu t’en ailles d’ici.

— C’est vrai, dit Jean Valjean.

— Eh bien, part à deux.

— Que veux-tu dire ?

— Tu as tué l’homme ; c’est bien. Moi, j’ai la clef.

Thénardier montrait du doigt Marius. Il poursuivit :

— Je ne te connais pas, mais je veux t’aider. Tu dois être un ami.

Jean Valjean commença à comprendre. Thénardier le prenait pour un assassin.

Thénardier reprit :

— Écoute, camarade. Tu n’as pas tué cet homme sans regarder ce qu’il avait dans ses poches. Donne-moi ma moitié. Je t’ouvre la porte.

Et, tirant à demi une grosse clef de dessous sa blouse toute trouée, il ajouta :

— Veux-tu voir comment est faite la clef des champs ? Voilà.

Jean Valjean « demeura stupide », le mot est du vieux Corneille, au point de douter que ce qu’il voyait fût réel. C’était la providence apparaissant horrible, et le bon ange sortant de terre sous la forme de Thénardier.

Thénardier fourra son poing dans une large poche cachée sous sa blouse, en tira une corde et la tendit à Jean Valjean.

— Tiens, dit-il, je te donne la corde par-dessus le marché.

— Pourquoi faire, une corde ?

— Il te faut aussi une pierre, mais tu en trouveras dehors. Il y a là un tas de gravats.

— Pourquoi faire, une pierre ?

— Imbécile, puisque tu vas jeter le pantre à la rivière, il te faut une pierre et une corde, sans quoi ça flotterait sur l’eau.

Jean Valjean prit la corde. Il n’est personne qui n’ait de ces acceptations machinales.

Thénardier fit claquer ses doigts comme à l’arrivée d’une idée subite.

— Ah çà, camarade, comment as-tu fait pour te tirer là-bas de la fondrière ? je n’ai pas osé m’y risquer. Peuh ! tu ne sens pas bon.

Après une pause, il ajouta :

— Je te fais des questions, mais tu as raison de ne pas y répondre. C’est un apprentissage pour le fichu quart d’heure du juge d’instruction. Et puis, en ne parlant pas du tout, on ne risque pas de parler trop haut. C’est égal, parce que je ne vois pas ta figure et parce que je ne sais pas ton nom, tu aurais tort de croire que je ne sais pas qui tu es et ce que tu veux. Connu. Tu as un peu cassé ce monsieur ; maintenant tu voudrais le serrer quelque part. Il te faut la rivière, le grand cache-sottise. Je vas te tirer d’embarras. Aider un bon garçon dans la peine, ça me botte.

Tout en approuvant Jean Valjean de se taire, il cherchait visiblement à le faire parler. Il lui poussa l’épaule, de façon à tâcher de le voir de profil, et s’écria sans sortir pourtant du médium où il maintenait sa voix :

— À propos de la fondrière, tu es un fier animal. Pourquoi n’y as-tu pas jeté l’homme ?

Jean Valjean garda le silence.

Thénardier reprit en haussant jusqu’à sa pomme d’Adam la loque qui lui servait de cravate, geste qui complète l’air capable d’un homme sérieux :

— Au fait, tu as peut-être agi sagement. Les ouvriers demain en venant boucher le trou auraient, à coup sûr, trouvé le pantinois oublié là, et on aurait pu, fil à fil, brin à brin, pincer la trace, et arriver jusqu’à toi. Quelqu’un a passé par l’égout. Qui ? par où est-il sorti ? l’a-t-on vu sortir ? La police est pleine d’esprit. L’égout est traître et vous dénonce. Une telle trouvaille est une rareté, cela appelle l’attention, peu de gens se servent de l’égout pour leurs affaires, tandis que la rivière est à tout le monde. La rivière, c’est la vraie fosse. Au bout d’un mois, on vous repêche l’homme aux filets de Saint-Cloud. Eh bien, qu’est-ce que cela fiche ? c’est une charogne, quoi ! Qui a tué cet homme ? Paris. Et la justice n’informe même pas. Tu as bien fait.

Plus Thénardier était loquace, plus Jean Valjean était muet. Thénardier lui secoua de nouveau l’épaule.

— Maintenant, concluons l’affaire. Partageons. Tu as vu ma clef, montre-moi ton argent.

Thénardier était hagard, fauve, louche, un peu menaçant, pourtant amical.

Il y avait une chose étrange ; les allures de Thénardier n’étaient pas simples ; il n’avait pas l’air tout à fait à son aise ; tout en n’affectant pas d’air mystérieux, il parlait bas ; de temps en temps il mettait son doigt sur sa bouche et murmurait : chut ! Il était difficile de deviner pourquoi. Il n’y avait là personne qu’eux deux. Jean Valjean pensa que d’autres bandits étaient peut-être cachés dans quelque recoin, pas très loin, et que Thénardier ne se souciait pas de partager avec eux.

Thénardier reprit :

— Finissons. Combien le pantre avait-il dans ses profondes ?

Jean Valjean se fouilla.

C’était, on s’en souvient, son habitude, d’avoir toujours de l’argent sur lui. La sombre vie d’expédients à laquelle il était condamné lui en faisait une loi. Cette fois pourtant il était pris au dépourvu. En mettant, la veille au soir, son uniforme de garde national, il avait oublié, lugubrement absorbé qu’il était, d’emporter son portefeuille. Il n’avait que quelque monnaie dans le gousset de son gilet. Cela se montait à une trentaine de francs. Il retourna sa poche, toute trempée de fange, et étala sur la banquette du radier un louis d’or, deux pièces de cinq francs et cinq ou six gros sous.

Thénardier avança la lèvre inférieure avec une torsion de cou significative.

— Tu l’as tué pour pas cher, dit-il.

Il se mit à palper, en toute familiarité, les poches de Jean Valjean et les poches de Marius. Jean Valjean, préoccupé surtout de tourner le dos au jour, le laissait faire. Tout en maniant l’habit de Marius, Thénardier, avec une dextérité d’escamoteur, trouva moyen d’en arracher un lambeau qu’il cacha sous sa blouse, pensant probablement que ce morceau d’étoffe pourrait lui servir plus tard à reconnaître l’homme assassiné et l’assassin. Il ne trouva du reste rien de plus que les trente francs.

— C’est vrai, dit-il, l’un portant l’autre, vous n’avez pas plus que ça.

Et, oubliant son mot : part à deux, il prit tout.

Il hésita un peu devant les gros sous. Réflexion faite, il les prit aussi en grommelant :

— N’importe ! c’est suriner les gens à trop bon marché.

Cela fait, il tira de nouveau la clef de dessous sa blouse.

— Maintenant, l’ami, il faut que tu sortes. C’est ici comme à la foire, on paye en sortant. Tu as payé, sors.

Et il se mit à rire.

Avait-il, en apportant à un inconnu l’aide de cette clef et en faisant sortir par cette porte un autre que lui, l’intention pure et désintéressée de sauver un assassin ? c’est ce dont il est permis de douter.

Thénardier aida Jean Valjean à replacer Marius sur ses épaules, puis il se dirigea vers la grille sur la pointe de ses pieds nus, faisant signe à Jean Valjean de le suivre, il regarda au dehors, posa le doigt sur sa bouche, et demeura quelques secondes comme en suspens ; l’inspection faite, il mit la clef dans la serrure. Le pêne glissa et la porte tourna. Il n’y eut ni craquement, ni grincement. Cela se fit très doucement. Il était visible que cette grille et ces gonds, huilés avec soin, s’ouvraient plus souvent qu’on ne l’eût pensé. Cette douceur était sinistre ; on y sentait les allées et venues furtives, les entrées et les sorties silencieuses des hommes nocturnes, et les pas de loup du crime. L’égout était évidemment en complicité avec quelque bande mystérieuse. Cette grille taciturne était une receleuse.

Thénardier entre-bâilla la porte, livra tout juste passage à Jean Valjean, referma la grille, tourna deux fois la clef dans la serrure, et replongea dans l’obscurité, sans faire plus de bruit qu’un souffle. Il semblait marcher avec les pattes de velours du tigre. Un moment après, cette hideuse providence était rentrée dans l’invisible.

Jean Valjean se trouva dehors.