Les Misérables/Tome 5/Livre 1/21

Émile Testard (p. 125-131).


XXI


LES HÉROS


Tout à coup le tambour battit la charge.

L’attaque fut l’ouragan. La veille, dans l’obscurité, la barricade avait été approchée silencieusement comme par un boa. À présent, en plein jour, dans cette rue évasée, la surprise était décidément impossible, la vive force, d’ailleurs, s’était démasquée, le canon avait commencé le rugissement, l’armée se rua sur la barricade. La furie était maintenant l’habileté. Une puissante colonne d’infanterie de ligne, coupée à intervalles égaux de garde nationale et de garde municipale à pied, et appuyée sur des masses profondes qu’on entendait sans les voir, déboucha dans la rue au pas de course, tambour battant, clairon sonnant, bayonnettes croisées, sapeurs en tête, et, imperturbable sous les projectiles, arriva droit sur la barricade avec le poids d’une poutre d’airain sur un mur.

Le mur tint bon.

Les insurgés firent feu impétueusement. La barricade escaladée eut une crinière d’éclairs. L’assaut fut si forcené qu’elle fut un moment inondée d’assaillants ; mais elle secoua les soldats ainsi que le lion les chiens, et elle ne se couvrit d’assiégeants que comme la falaise d’écume, pour reparaître, l’instant d’après, escarpée, noire et formidable.

La colonne, forcée de se replier, resta massée dans la rue, à découvert, mais terrible, et riposta à la redoute par une mousqueterie effrayante. Quiconque a vu un feu d’artifice se rappelle cette gerbe faite d’un croisement de foudres qu’on appelle le bouquet. Qu’on se représente ce bouquet, non plus vertical, mais horizontal, portant une balle, une chevrotine ou un biscaïen à la pointe de chacun de ses jets de feu, et égrenant la mort dans ses grappes de tonnerres. La barricade était là-dessous.

Des deux parts résolution égale. La bravoure était là presque barbare et se compliquait d’une sorte de férocité héroïque qui commençait par le sacrifice de soi-même. C’était l’époque où un garde national se battait comme un zouave. La troupe voulait en finir ; l’insurrection voulait lutter. L’acceptation de l’agonie en pleine jeunesse et en pleine santé fait de l’intrépidité une frénésie. Chacun dans cette mêlée avait le grandissement de l’heure suprême. La rue se joncha de cadavres.

La barricade avait à l’une de ses extrémités Enjolras et à l’autre Marius. Enjolras, qui portait toute la barricade dans sa tête, se réservait et s’abritait ; trois soldats tombèrent l’un après l’autre sous son créneau sans l’avoir même aperçu ; Marius combattait à découvert. Il se faisait point de mire. Il sortait du sommet de la redoute plus qu’à mi-corps. Il n’y a pas de plus violent prodigue qu’un avare qui prend le mors aux dents ; il n’y a pas d’homme plus effrayant dans l’action qu’un songeur. Marius était formidable et pensif. Il était dans la bataille comme dans un rêve. On eût dit un fantôme qui fait le coup de fusil.

Les cartouches des assiégés s’épuisaient ; leurs sarcasmes non. Dans ce tourbillon du sépulcre où ils étaient, ils riaient.

Courfeyrac était nu-tête.

— Qu’est-ce que tu as donc fait de ton chapeau ? lui demanda Bossuet.

Courfeyrac répondit :

— Ils ont fini par me l’emporter à coups de canon.

Ou bien ils disaient des choses hautaines.

— Comprend-on, s’écriait amèrement Feuilly, ces hommes — (et il citait les noms, des noms connus, célèbres même, quelques-uns de l’ancienne armée) — qui avaient promis de nous rejoindre et fait serment de nous aider, et qui s’y étaient engagés d’honneur, et qui sont nos généraux, et qui nous abandonnent.

Et Combeferre se bornait à répondre avec un grave sourire :

— Il y a des gens qui observent les règles de l’honneur comme on observe les étoiles, de très loin.

L’intérieur de la barricade était tellement semé de cartouches déchirées qu’on eût dit qu’il y avait neigé.

Les assaillants avaient le nombre ; les insurgés avaient la position. Ils étaient au haut d’une muraille, et ils foudroyaient à bout portant les soldats trébuchant dans les morts et les blessés et empêtrés dans l’escarpement. Cette barricade, construite comme elle l’était et admirablement contrebutée, était vraiment une de ces situations où une poignée d’hommes tient en échec une légion. Cependant, toujours recrutée et grossissant sous la pluie de balles, la colonne d’attaque se rapprochait inexorablement, et maintenant, peu à peu, pas à pas, mais avec certitude, l’amenée serrait la barricade comme la vis le pressoir.

Les assauts se succédèrent. L’horreur alla grandissant.

Alors éclata, sur ce tas de pavés, dans cette rue de la Chanvrerie, une lutte digne d’une muraille de Troie. Ces hommes hâves, déguenillés, épuisés, qui n’avaient pas mangé depuis vingt-quatre heures, qui n’avaient pas dormi, qui n’avaient plus que quelques coups à tirer, qui tâtaient leurs poches vides de cartouches, presque tous blessés, la tête ou le bras bandé d’un linge rouillé et noirâtre, ayant dans leurs habits des trous d’où le sang coulait, à peine armés de mauvais fusils et de vieux sabres ébréchés, devinrent des Titans. La barricade fut dix fois abordée, assaillie, escaladée, et jamais prise.

Pour se faire une idée de cette lutte, il faudrait se figurer le feu mis à un tas de courages terribles, et qu’on regarde l’incendie. Ce n’était pas un combat, c’était le dedans d’une fournaise ; les bouches y respiraient de la flamme ; les visages y étaient extraordinaires. La forme humaine y semblait impossible, les combattants y flamboyaient, et c’était formidable de voir aller et venir dans cette fumée rouge ces salamandres de la mêlée. Les scènes successives et simultanées de cette tuerie grandiose, nous renonçons à les peindre. L’épopée seule a le droit de remplir douze mille vers avec une bataille.

On eût dit cet enfer du brahmanisme, le plus redoutable des dix-sept abîmes, que le Véda appelle la Forêt des Épées.

On se battait corps à corps, pied à pied, à coups de pistolet, à coups de sabre, à coups de poing, de loin, de près, d’en haut, d’en bas, de partout, des toits de la maison, des fenêtres du cabaret, des soupiraux des caves où quelques-uns s’étaient glissés. Ils étaient un contre soixante. La façade de Corinthe, à demi démolie, était hideuse. La fenêtre, tatouée de mitraille, avait perdu vitres et châssis et n’était plus qu’un trou informe, tumultueusement bouché avec des pavés. Bossuet fut tué ; Feuilly fut tué ; Courfeyrac fut tué ; Joly fut tué ; Combeferre, traversé de trois coups de bayonnette dans la poitrine au moment où il relevait un soldat blessé, n’eut que le temps de regarder le ciel, et expira.

Marius, toujours combattant, était si criblé de blessures, particulièrement à la tête, que son visage disparaissait dans le sang et qu’on eût dit qu’il avait la face couverte d’un mouchoir rouge.

Enjolras seul n’était pas atteint. Quand il n’avait plus d’arme, il tendait la main à droite ou à gauche et un insurgé lui mettait une lame quelconque au poing. Il n’avait plus qu’un tronçon de quatre épées ; une de plus que François Ier à Marignan.

Homère dit : « Diomède égorge Axyle, fils de Teuthranis, qui habitait l’heureuse Arisba ; Euryale, fils de Mécistée, extermine Drésos, et Opheltios, Ésèpe, et ce Pédasus que la naïade Abarbarée conçut de l’irréprochable Boucolion ; Ulysse renverse Pidyte de Percose ; Antiloque, Ablère ; Polypætès, Astyale ; Polydamas, Otos de Cyllène ; et Teucer, Arétaon. Méganthios meurt sous les coups de pique d’Euripyle. Agamemnon, roi des héros, terrasse Élatos né dans la ville escarpée que baigne le sonore fleuve Satnoïs. » Dans nos vieux poëmes de gestes, Esplandian attaque avec une bisaiguë de feu le marquis géant Swantibore, lequel se défend en lapidant le chevalier avec des tours qu’il déracine. Nos anciennes fresques murales nous montrent les deux ducs de Bretagne et de Bourbon, armés, armoriés et timbrés en guerre, à cheval, et s’abordant, la hache d’armes à la main, masqués de fer, bottés de fer, gantés de fer, l’un caparaçonné d’hermine, l’autre drapé d’azur ; Bretagne avec son lion entre les deux cornes de sa couronne, Bourbon casqué d’une monstrueuse fleur de lys à visière. Mais pour être superbe, il n’est pas nécessaire de porter, comme Yvon, le morion ducal, d’avoir au poing, comme Esplandian, une flamme vivante, ou comme Phylès, père de Polydamas, d’avoir rapporté d’Éphyre une bonne armure, présent du roi des hommes Euphète ; il suffit de donner sa vie pour une conviction ou pour une loyauté. Ce petit soldat naïf, hier paysan de la Beauce ou du Limousin, qui rôde, le coupe-chou au côté, autour des bonnes d’enfants dans le Luxembourg, ce jeune étudiant pâle penché sur une pièce d’anatomie ou sur un livre, blond adolescent qui fait sa barbe avec des ciseaux, prenez-les tous les deux, soufflez-leur un souffle de devoir, mettez-les en face l’un de l’autre dans le carrefour Boucherat ou dans le cul-de-sac Planche-Mibray, et que l’un combatte pour son drapeau, et que l’autre combatte pour son idéal, et qu’ils s’imaginent tous les deux combattre pour la patrie ; la lutte sera colossale ; et l’ombre que feront, dans le grand champ épique où se débat l’humanité, ce pioupiou et ce carabin aux prises, égalera l’ombre que jette Mégaryon, roi de la Lycie pleine de tigres, étreignant corps à corps l’immense Ajax, égal aux dieux.