Les Misérables/Tome 4/Livre 14/05


V

FIN DES VERS DE JEAN PROUVAIRE



Tous entourèrent Marius. Courfeyrac lui sauta au cou.

— Te voilà !

— Quel bonheur ! dit Combeferre.

— Tu es venu à propos ! fit Bossuet.

— Sans toi j’étais mort ! reprit Courfeyrac.

— Sans vous j’étais gobé ! ajouta Gavroche.

Marius demanda :

— Où est le chef ?

— C’est toi, dit Enjolras.

Marius avait eu toute la journée une fournaise dans le cerveau, maintenant c’était un tourbillon. Ce tourbillon qui était en lui lui faisait l’effet d’être hors de lui et de l’emporter. Il lui semblait qu’il était déjà à une distance immense de la vie. Ses deux lumineux mois de joie et d’amour aboutissant brusquement à cet effroyable précipice, Cosette perdue pour lui, cette barricade, M. Mabeuf se faisant tuer pour la république, lui-même chef d’insurgés, toutes ces choses lui paraissaient un cauchemar monstrueux. Il était obligé de faire un effort d’esprit pour se rappeler que tout ce qui l’entourait était réel. Marius avait trop peu vécu encore pour savoir que rien n’est plus imminent que l’impossible, et que ce qu’il faut toujours prévoir, c’est l’imprévu. Il assistait à son propre drame comme à une pièce qu’on ne comprend pas.

Dans cette brume où était sa pensée, il ne reconnut pas Javert qui, lié à son poteau, n’avait pas fait un mouvement de tête pendant l’attaque de la barricade et qui regardait s’agiter autour de lui la révolte avec la résignation d’un martyr et la majesté d’un juge. Marius ne l’aperçut même pas.

Cependant les assaillants ne bougeaient plus, on les entendait marcher et fourmiller au bout de la rue, mais ils ne s’y aventuraient pas, soit qu’ils attendissent des ordres, soit qu’avant de se ruer de nouveau sur cette imprenable redoute, ils attendissent des renforts. Les insurgés avaient posé des sentinelles, et quelques-uns qui étaient étudiants en médecine s’étaient mis à panser les blessés.

On avait jeté les tables hors du cabaret à l’exception de deux tables réservées à la charpie et aux cartouches, et de la table où gisait le père Mabeuf ; on les avait ajoutées à la barricade, et on les avait remplacées dans la salle basse par les matelas des lits de la veuve Hucheloup et des servantes. Sur ces matelas on avait étendu les blessés. Quant aux trois pauvres créatures qui habitaient Corinthe, on ne savait ce qu’elles étaient devenues. On finit pourtant par les retrouver cachées dans la cave.

Une émotion poignante vint assombrir la joie de la barricade dégagée.

On fit l’appel, un des insurgés manquait. Et qui ? Un des plus chers, un des plus vaillants, Jean Prouvaire. On le chercha parmi les blessés, il n’y était pas. On le chercha parmi les morts, il n’y était pas. Il était évidemment prisonnier.

Combeferre dit à Enjolras :

— Ils ont notre ami ; nous avons leur agent. Tiens-tu à la mort de ce mouchard ?

— Oui, répondit Enjolras, mais moins qu’à la vie de Jean Prouvaire.

Ceci se passait dans la salle basse près du poteau de Javert.

— Eh bien, reprit Combeferre, je vais attacher mon mouchoir à ma canne, et aller en parlementaire leur offrir de leur donner leur homme pour le nôtre.

— Écoute, dit Enjolras en posant sa main sur le bras de Combeferre.

Il y avait au bout de la rue un cliquetis d’armes significatif.

On entendit une voix mâle crier :

— Vive la France ! vive l’avenir.

On reconnut la voix de Prouvaire.

Un éclair passa et une détonation éclata.

Le silence se refit.

— Ils l’ont tué, s’écria Combeferre.

Enjolras regarda Javert et lui dit :

— Tes amis viennent de te fusiller.