Les Misérables/Tome 3/Livre 8/11

Émile Testard (p. 348-352).



XI


OFFRES DE SERVICE DE LA MISÈRE
À LA DOULEUR


Marius monta l’escalier de la masure à pas lents ; à l’instant où il allait rentrer dans sa cellule, il aperçut derrière lui dans le corridor la Jondrette aînée qui le suivait. Cette fille lui fut odieuse à voir, c’était elle qui avait ses cinq francs, il était trop tard pour les lui redemander, le cabriolet n’était plus là, le fiacre était bien loin. D’ailleurs, elle ne les lui rendrait pas. Quant à la questionner sur la demeure des gens qui étaient venus tout à l’heure, cela était inutile, il était évident qu’elle ne la savait point, puisque la lettre signée Fabantou était adressée au monsieur bienfaisant de l’église Saint-Jacques-du-Haut-Pas.

Marius entra dans sa chambre et poussa sa porte derrière lui.

Elle ne se ferma pas ; il se retourna et vit une main qui retenait la porte entr’ouverte.

— Qu’est-ce que c’est ? demanda-t-il, qui est là ?

C’était la fille Jondrette.

— C’est vous ? reprit Marius presque durement, toujours vous donc ! Que me voulez-vous ?

Elle semblait pensive et ne regardait pas. Elle n’avait plus son assurance du matin. Elle n’était pas entrée et se tenait dans l’ombre du corridor, où Marius l’apercevait par la porte entrebâillée.

— Ah çà, répondrez-vous ? fit Marius. Qu’est-ce que vous me voulez ?

Elle leva sur lui son œil morne où une espèce de clarté semblait s’allumer vaguement, et lui dit :

— Monsieur Marius, vous avez l’air triste. Qu’est-ce que vous avez ?

— Moi ? dit Marius.

— Oui, vous.

— Je n’ai rien.

— Si !

— Non.

— Je vous dis que si.

— Laissez-moi tranquille !

Marius poussa de nouveau la porte, elle continua de la retenir.

— Tenez, dit-elle, vous avez tort. Quoique vous ne soyez pas riche, vous avez été bon ce matin. Soyez-le encore à présent. Vous m’avez donné de quoi manger, dites-moi maintenant ce que vous avez. Vous avez du chagrin, cela se voit. Je ne voudrais pas que vous eussiez du chagrin. Qu’est-ce qu’il faut faire pour cela ? Puis-je servir à quelque chose ? Employez-moi. Je ne vous demande pas vos secrets, vous n’aurez pas besoin de me dire, mais enfin je peux être utile. Je peux bien vous aider, puisque j’aide mon père. Quand il faut porter des lettres, aller dans les maisons, demander de porte en porte, trouver une adresse, suivre quelqu’un, moi je sers à ça. Eh bien, vous pouvez bien me dire ce que vous avez, j’irai parler aux personnes. Quelquefois quelqu’un qui parle aux personnes, ça suffit pour qu’on sache les choses, et tout s’arrange. Servez-vous de moi.

Une idée traversa l’esprit de Marius. Quelle branche dédaigne-t-on quand on se sent tomber ?

Il s’approcha de la Jondrette.

— Écoute… lui dit-il.

Elle l’interrompit avec un éclair de joie dans les yeux.

— Oh ! oui, tutoyez-moi ! j’aime mieux

— Eh bien, reprit-il, tu as amené ici ce vieux monsieur avec sa fille…

— Oui.

— Sais-tu leur adresse ?

— Non.

— Trouve-la-moi.

L’œil de la Jondrette, de morne, était devenu joyeux ; de joyeux il devint sombre.

— C’est là ce que vous voulez ? demanda-t-elle.

— Oui.

— Est-ce que vous les connaissez ?

— Non.

— C’est-à-dire, reprit-elle vivement, vous ne la connaissez pas, mais vous voulez la connaître.

Ce les qui était devenu la avait je ne sais quoi de significatif et d’amer.

— Enfin, peux-tu ? dit Marius.

— Vous aurez l’adresse de la belle demoiselle.

Il y avait encore dans ces mots « la belle demoiselle » une nuance qui importuna Marius. Il reprit :

— Enfin n’importe ! l’adresse du père et de la fille. Leur adresse, quoi !

Elle le regarda fixement.

— Qu’est-ce que vous me donnerez ?

— Tout ce que tu voudras !

— Tout ce que je voudrai ?

— Oui.

— Vous aurez l’adresse.

Elle baissa la tête, puis d’un mouvement brusque elle tira la porte qui se referma.

Marius se retrouva seul.

Il se laissa tomber sur une chaise, la tête et les deux coudes sur son lit, abîmé dans des pensées qu’il ne pouvait saisir et comme en proie à un vertige. Tout ce qui s’était passé depuis le matin, l’apparition de l’ange, sa disparition, ce que cette créature venait de lui dire, une lueur d’espérance flottant dans un désespoir immense, voilà ce qui emplissait confusément son cerveau.

Tout à coup il fut violemment arraché à sa rêverie.

Il entendit la voix haute et dure de Jondrette prononcer ces paroles pleines du plus étrange intérêt pour lui :

— Je te dis que j’en suis sûr et que je l’ai reconnu.

De qui parlait Jondrette ? il avait reconnu qui ? M. Leblanc ? le père de « son Ursule » ? quoi ! est-ce que Jondrette le connaissait ? Marius allait-il avoir de cette façon brusque et inattendue tous les renseignements sans lesquels sa vie était obscure pour lui-même ? allait-il savoir enfin qui il aimait, qui était cette jeune fille ? qui était son père ? l’ombre si épaisse qui les couvrait était-elle au moment de s’éclaircir ? le voile allait-il se déchirer ? Ah ! ciel !

Il bondit, plutôt qu’il ne monta, sur la commode, et reprit sa place près de la petite lucarne de la cloison.

Il revoyait l’intérieur du bouge Jondrette.