Les Misérables/Tome 3/Livre 6/05

Émile Testard (p. 248-250).



V


DIVERS COUPS DE FOUDRE TOMBENT
SUR MAME BOUGON


Le lendemain, mame Bougon, — c’est ainsi que Courfeyrac nommait la vieille portière-principale-locataire-femme-de-ménage de la masure Gorbeau, elle s’appelait en réalité madame Burgon, nous l’avons constaté, mais ce brise-fer de Courfeyrac ne respectait rien, — mame Bougon, stupéfaite, remarqua que monsieur Marius sortait encore avec son habit neuf.

Il retourna au Luxembourg, mais il ne dépassa point son banc de la moitié de l’allée. Il s’y assit comme la veille, considérant de loin et voyant distinctement le chapeau blanc, la robe noire et surtout la lueur bleue. Il n’en bougea pas, et ne rentra chez lui que lorsqu’on ferma les portes du Luxembourg. Il ne vit pas M. Leblanc et sa fille se retirer. Il en conclut qu’ils étaient sortis du jardin par la grille de la rue de l’Ouest. Plus tard, quelques semaines après, quand il y songea, il ne put jamais se rappeler où il avait dîné ce soir-là.

Le lendemain, c’était le troisième jour, mame Bougon fut refoudroyée. Marius sortit avec son habit neuf.

— Trois jours de suite ! s’écria-t-elle.

Elle essaya de le suivre, mais Marius marchait lestement et avec d’immenses enjambées ; c’était un hippopotame entreprenant la poursuite d’un chamois. Elle le perdit de vue en deux minutes et rentra essoufflée, aux trois quarts étouffée par son asthme, furieuse. — Si cela a du bon sens, grommela-t-elle, de mettre ses beaux habits tous les jours et de faire courir les personnes comme cela !

Marius s’était rendu au Luxembourg.

La jeune fille y était avec M. Leblanc. Marius approcha le plus près qu’il put en faisant semblant de lire dans un livre, mais il resta encore fort loin, puis revint s’asseoir sur son banc où il passa quatre heures à regarder sauter dans l’allée les moineaux francs qui lui faisaient l’effet de se moquer de lui.

Une quinzaine s’écoula ainsi. Marius allait au Luxembourg non plus pour se promener, mais pour s’y asseoir toujours à la même place et sans savoir pourquoi. Arrivé là, il ne remuait plus. Il mettait chaque matin son habit neuf pour ne pas se montrer, et il recommençait le lendemain.

Elle était décidément d’une beauté merveilleuse. La seule remarque qu’on pût faire qui ressemblât à une critique, c’est que la contradiction entre son regard qui était triste et son sourire qui était joyeux donnait à son visage quelque chose d’un peu égaré, ce qui fait qu’à de certains moments ce doux visage devenait étrange sans cesser d’être charmant.