Les Misérables/Tome 2/Livre 8/03

Émile Testard (p. 428-442).



III


MÈRE INNOCENTE


Un quart d’heure environ s’écoula. La prieure rentra et revint s’asseoir sur la chaise.

Les deux interlocuteurs semblaient préoccupés. Nous sténographions de notre mieux le dialogue qui s’engagea.

— Père Fauvent ?

— Révérende mère ?

— Vous connaissez la chapelle ?

— J’y ai une petite cage pour entendre la messe et les offices.

— Et vous êtes entré dans le chœur pour votre ouvrage ?

— Deux ou trois fois.

— Il s’agit de soulever une pierre.

— Lourde ?

— La dalle du pavé qui est à côté de l’autel.

— La pierre qui ferme le caveau ?

— Oui.

— C’est là une occasion où il serait bon d’être deux hommes.

— La mère Ascension, qui est forte comme un homme, vous aidera.

— Une femme n’est jamais un homme.

— Nous n’avons qu’une femme pour vous aider. Chacun fait ce qu’il peut. Parce que dom Mabillon donne quatre cent dix-sept épîtres de saint Bernard et que Merlonus Horstius n’en donne que trois cent soixante-sept, je ne méprise point Merlonus Horstius.

— Ni moi non plus.

— Le mérite est de travailler selon ses forces. Un cloître n’est pas un chantier.

— Et une femme n’est pas un homme. C’est mon frère qui est fort !

— Et puis vous aurez un levier.

— C’est la seule espèce de clef qui aille à ces espèces de portes.

— Il y a un anneau à la pierre.

— J’y passerai le levier.

— Et la pierre est arrangée de façon à pivoter.

— C’est bien, révérende mère. J’ouvrirai le caveau.

— Et les quatre mères chantres vous assisteront.

— Et quand le caveau sera ouvert ?

— Il faudra le refermer.

— Sera-ce tout ?

— Non.

— Donnez-moi vos ordres, très révérende mère.

— Fauvent, nous avons confiance en vous.

— Je suis ici pour tout faire.

— Et pour tout taire.

— Oui, révérende mère.

— Quand le caveau sera ouvert…

— Je le refermerai.

— Mais auparavant…

— Quoi, révérende mère ?

— Il faudra y descendre quelque chose.

Il y eut un silence. La prieure, après une moue de la lèvre inférieure qui ressemblait à de l’hésitation, le rompit.

— Père Fauvent ?

— Révérende mère ?

— Vous savez qu’une mère est morte ce matin.

— Non.

— Vous n’avez donc pas entendu la cloche ?

— On n’entend rien au fond du jardin.

— En vérité ?

— C’est à peine si je distingue ma sonnerie.

— Elle est morte à la pointe du jour.

— Et puis, ce matin, le vent ne portait pas de mon côté.

— C’est la mère Crucifixion. Une bienheureuse.

La prieure se tut, remua un moment les lèvres, comme pour une oraison mentale, et reprit :

— Il y a trois ans, rien que pour avoir vu prier la mère Crucifixion, une janséniste, madame de Béthune, s’est faite orthodoxe.

— Ah oui, j’entends le glas maintenant, révérende mère.

— Les mères l’ont portée dans la chambre des mortes qui donne dans l’église.

— Je sais.

— Aucun autre homme que vous ne peut et ne doit entrer dans cette chambre-là. Veillez-y bien. Il ferait beau voir qu’un homme entrât dans la chambre des mortes !

— Plus souvent !

— Hein ?

— Plus souvent !

— Qu’est-ce que vous dites ?

— Je dis plus souvent.

— Plus souvent que quoi ?

— Révérende mère, je ne dis pas plus souvent que quoi, je dis plus souvent.

— Je ne vous comprends pas. Pourquoi dites-vous plus souvent ?

— Pour dire comme vous, révérende mère.

— Mais je n’ai pas dit plus souvent.

— Vous ne l’avez pas dit, mais je l’ai dit pour dire comme vous.

En ce moment neuf heures sonnèrent.

— À neuf heures du matin et à toute heure loué soit et adoré le très Saint-Sacrement de l’autel, dit la prieure.

— Amen, dit Fauchelevent.

L’heure sonna à propos. Elle coupa court à Plus Souvent. Il est probable que sans elle la prieure et Fauchelevent ne se fussent jamais tirés de cet écheveau.

Fauchelevent s’essuya le front.

La prieure fit un nouveau petit murmure intérieur, probablement sacré, puis haussa la voix.

— De son vivant, mère Crucifixion faisait des conversions ; après sa mort, elle fera des miracles.

— Elle en fera ! répondit Fauchelevent emboîtant le pas, et faisant effort pour ne plus broncher désormais.

— Père Fauvent, la communauté a été bénie en la mère Crucifixion. Sans doute il n’est point donné à tout le monde de mourir comme le cardinal de Bérulle en disant la sainte messe, et d’exhaler son âme vers Dieu en prononçant ces paroles : Hanc igitur oblationem. Mais, sans atteindre à tant de bonheur, la mère Crucifixion a eu une mort très précieuse. Elle a eu sa connaissance jusqu’au dernier instant. Elle nous parlait, puis elle parlait aux anges. Elle nous a fait ses derniers commandements. Si vous aviez un peu plus de foi, et si vous aviez pu être dans sa cellule, elle vous aurait guéri votre jambe en y touchant. Elle souriait. On sentait qu’elle ressuscitait en Dieu. Il y a eu du paradis dans cette mort-là.

Fauchelevent crut que c’était une oraison qui finissait.

— Amen, dit-il.

— Père Fauvent, il faut faire ce que veulent les morts.

La prieure dévida quelques grains de son chapelet. Fauchelevent se taisait. Elle poursuivit :

— J’ai consulté sur cette question plusieurs ecclésiastiques travaillant en Notre-Seigneur qui s’occupent dans l’exercice de la vie cléricale et qui font un fruit admirable.

— Révérende mère, on entend bien mieux le glas d’ici que dans le jardin.

— D’ailleurs, c’est plus qu’une morte, c’est une sainte.

— Comme vous, révérende mère.

— Elle couchait dans son cercueil depuis vingt ans, par permission expresse de notre saint-père Pie VII.

— Celui qui a couronné l’emp… Buonaparte.

Pour un habile homme comme Fauchelevent, le souvenir était malencontreux. Heureusement la prieure, toute à sa pensée, ne l’entendit pas. Elle continua :

— Père Fauvent ?

— Révérende mère ?

— Saint Diodore, archevêque de Cappadoce, voulut qu’on écrivît sur sa sépulture ce seul mot : Acarus, qui signifie ver de terre ; cela fut fait. Est-ce vrai ?

— Oui, révérende mère.

— Le bienheureux Mezzocane, abbé d’Aquila, voulut être inhumé sous la potence ; cela fut fait.

— C’est vrai.

— Saint Térence, évêque de Port sur l’embouchure du Tibre dans la mer, demanda qu’on gravât sur sa pierre le signe qu’on mettait sur la fosse des parricides, dans l’espoir que les passants cracheraient sur son tombeau. Cela fut fait. Il faut obéir aux morts.

— Ainsi soit-il.

— Le corps de Bernard Guidonis, né en France près de Roche-Abeille, fut, comme il l’avait ordonné et malgré le roi de Castille, porté en l’église des Dominicains de Limoges, quoique Bernard Guidonis fût évêque de Tuy en Espagne. Peut-on dire le contraire ?

— Pour ça non, révérende mère.

— Le fait est attesté par Plantavit de la Fosse.

Quelques grains du chapelet s’égrenèrent encore silencieusement. La prieure reprit :

— Père Fauvent, la mère Crucifixion sera ensevelie dans le cercueil où elle a couché depuis vingt ans.

— C’est juste.

— C’est une continuation de sommeil.

— J’aurai donc à la clouer dans ce cercueil-là ?

— Oui.

— Et nous laisserons de côté la bière des pompes ?

— Précisément.

— Je suis aux ordres de la très révérende communauté.

— Les quatre mères chantres vous aideront.

— À clouer le cercueil ? Je n’ai pas besoin d’elles.

— Non. À le descendre.

— Où ?

— Dans le caveau.

— Quel caveau ?

— Sous l’autel.

Fauchelevent fit un soubresaut.

— Le caveau sous l’autel !

— Sous l’autel.

— Mais…

— Vous aurez une barre de fer.

— Oui, mais…

— Vous lèverez la pierre avec la barre au moyen de l’anneau.

— Mais…

— Il faut obéir aux morts. Être enterrée dans le caveau sous l’autel de la chapelle, ne point aller en sol profane, rester morte là où elle a prié vivante ; ç’a été le vœu suprême de la mère Crucifixion. Elle nous l’a demandé, c’est-à-dire commandé.

— Mais c’est défendu.

— Défendu par les hommes, ordonné par Dieu.

— Si cela venait à se savoir ?

— Nous avons confiance en vous.

— Oh, moi, je suis une pierre de votre mur.

— Le chapitre s’est assemblé. Les mères vocales, que je viens de consulter encore et qui sont en délibération, ont décidé que la mère Crucifixion serait, selon son vœu, enterrée dans son cercueil sous notre autel. Jugez, père Fauvent, s’il allait se faire des miracles ici ! quelle gloire en Dieu pour la communauté ! Les miracles sortent des tombeaux.

— Mais, révérende mère, si l’agent de la commission de salubrité…

— Saint Benoît II, en matière de sépulture, a résisté à Constantin Pogonat.

— Pourtant le commissaire de police…

— Chonodemaire, un des sept rois allemands qui entrèrent dans les Gaules sous l’empire de Constance, a reconnu expressément le droit des religieux d’être inhumés en religion, c’est-à-dire sous l’autel.

— Mais l’inspecteur de la préfecture…

— Le monde n’est rien devant la croix. Martin, onzième général des chartreux, a donné cette devise à son ordre : Stat crux dum volvitur orbis.

— Amen, dit Fauchelevent, imperturbable dans cette façon de se tirer d’affaire toutes les fois qu’il entendait du latin.

Un auditoire quelconque suffit à qui s’est tu trop longtemps. Le jour où le rhéteur Gymnastoras sortit de prison, ayant dans le corps beaucoup de dilemmes et de syllogismes rentrés, il s’arrêta devant le premier arbre qu’il rencontra, le harangua, et fit de très grands efforts pour le convaincre. La prieure, habituellement sujette au barrage du silence, et ayant du trop-plein dans son réservoir, se leva et s’écria avec une loquacité d’écluse lâchée :

— J’ai à ma droite Benoît et à ma gauche Bernard. Qu’est-ce que Bernard ? c’est le premier abbé de Clairvaux. Fontaines en Bourgogne est un pays béni pour l’avoir vu naître. Son père s’appelait Técelin et sa mère Alèthe. Il a commencé par Cîteaux pour aboutir à Clairvaux ; il a été ordonné abbé par l’évêque de Châlon-sur-Saône, Guillaume de Champeaux ; il a eu sept cents novices et fondé cent soixante monastères ; il a terrassé Abeilard au concile de Sens, en 1140, et Pierre de Bruys et Henry son disciple, et une autre sorte de dévoyés qu’on nommait les Apostoliques ; il a confondu Arnaud de Bresce, foudroyé le moine Raoul, le tueur de juifs, dominé en 1148 le concile de Reims, fait condamner Gilbert de la Porée, évêque de Poitiers, fait condamner Eon de l’Étoile, arrangé les différends des princes, éclairé le roi Louis le Jeune, conseillé le pape Eugène III, réglé le Temple, prêché la croisade, fait deux cent cinquante miracles dans sa vie, et jusqu’à trente-neuf en un jour. Qu’est-ce que Benoît ? c’est le patriarche de Mont-Cassin ; c’est le deuxième fondateur de la sainteté claustrale, c’est le Basile de l’occident. Son ordre a produit quarante papes, deux cents cardinaux, cinquante patriarches, seize cents archevêques, quatre mille six cents évêques, quatre empereurs, douze impératrices, quarante-six rois, quarante et une reines, trois mille six cents saints canonisés, et subsiste depuis quatorze cents ans. D’un côté saint Bernard ; de l’autre l’agent de la salubrité ! D’un côté saint Benoît ; de l’autre l’inspecteur de la voirie ! L’état, la voirie, les pompes funèbres, les règlements, l’administration, est-ce que nous connaissons cela ? Aucuns passants seraient indignés de voir comme on nous traite. Nous n’avons même pas le droit de donner notre poussière à Jésus-Christ ! Votre salubrité est une invention révolutionnaire. Dieu subordonné au commissaire de police ; tel est le siècle. Silence, Fauvent !

Fauchelevent, sous cette douche, n’était pas fort à son aise. La prieure continua.

— Le droit du monastère à la sépulture ne fait doute pour personne. Il n’y a pour le nier que les fanatiques et les errants. Nous vivons dans des temps de confusion terrible. On ignore ce qu’il faut savoir, et l’on sait ce qu’il faut ignorer. On est crasse et impie. Il y a dans cette époque des gens qui ne distinguent pas entre le grandissime saint Bernard et le Bernard dit des Pauvres Catholiques, certain bon ecclésiastique qui vivait dans le treizième siècle. D’autres blasphèment jusqu’à rapprocher l’échafaud de Louis XVI de la croix de Jésus-Christ. Louis XVI n’était qu’un roi. Prenons donc garde à Dieu ! Il n’y a plus ni juste ni injuste. On sait le nom de Voltaire et l’on ne sait pas le nom de César de Bus. Pourtant César de Bus est un bienheureux et Voltaire est un malheureux. Le dernier archevêque, le cardinal de Périgord, ne savait même pas que Charles de Gondren a succédé à Bérulle, et François Bourgoin à Gondren, et Jean-François Senault à Bourgoin, et le père de Sainte-Marthe à Jean-François Senault. On connaît le nom du père Coton, non parce qu’il a été un des trois qui ont poussé à la fondation de l’oratoire, mais parce qu’il a été matière à juron pour le roi huguenot Henri IV. Ce qui fait saint François de Sales aimable aux gens du monde, c’est qu’il trichait au jeu. Et puis on attaque la religion. Pourquoi ? Parce qu’il y a eu de mauvais prêtres, parce que Sagittaire, évêque de Gap, était frère de Salone, évêque d’Embrun, et que tous les deux ont suivi Mommol. Qu’est-ce que cela fait ? Cela empêche-t-il Martin de Tours d’être un saint et d’avoir donné la moitié de son manteau à un pauvre ? On persécute les saints. On ferme les yeux aux vérités. Les ténèbres sont l’habitude. Les plus féroces bêtes sont les bêtes aveugles. Personne ne pense à l’enfer pour de bon. Oh ! le méchant peuple ! De par le Roi signifie aujourd’hui de par la Révolution. On ne sait plus ce qu’on doit, ni aux vivants, ni aux morts. Il est défendu de mourir saintement. Le sépulcre est une affaire civile. Ceci fait horreur. Saint Léon II a écrit deux lettres exprès, l’une à Pierre Notaire, l’autre au roi des visigoths, pour combattre et rejeter, dans les questions qui touchent aux morts, l’autorité de l’exarque et la suprématie de l’empereur. Gautier, évêque de Châlons, tenait tête en cette matière à Othon, duc de Bourgogne. L’ancienne magistrature en tombait d’accord. Autrefois nous avions voix au chapitre même dans les choses du siècle. L’abbé de Cîteaux, général de l’ordre, était conseiller-né au parlement de Bourgogne. Nous faisons de nos morts ce que nous voulons. Est-ce que le corps de saint Benoît lui-même n’est pas en France dans l’abbaye de Fleury, dite Saint-Benoît-sur-Loire, quoiqu’il soit mort en Italie au Mont-Cassin, un samedi 21 du mois de mars de l’an 543 ? Tout ceci est incontestable. J’abhorre les psallants, je hais les prieurs, j’exècre les hérétiques, mais je détesterais plus encore quiconque me soutiendrait le contraire. On n’a qu’à lire Arnoul Wion, Gabriel Bucelin, Trithème, Maurolicus et dom Luc d’Achery.

La prieure respira, puis se tourna vers Fauchelevent :

— Père Fauvent, est-ce dit ?

— C’est dit, révérende mère.

— Peut-on compter sur vous ?

— J’obéirai.

— C’est bien.

— Je suis tout dévoué au couvent.

— C’est entendu. Vous fermerez le cercueil. Les sœurs le porteront dans la chapelle. On dira l’office des morts. Puis on rentrera dans le cloître. Entre onze heures et minuit, vous viendrez avec votre barre de fer. Tout se passera dans le plus grand secret. Il n’y aura dans la chapelle que les quatre mères chantres, la mère Ascension, et vous.

— Et la sœur qui sera au poteau ?

— Elle ne se retournera pas.

— Mais elle entendra.

— Elle n’écoutera pas. D’ailleurs, ce que le cloître sait, le monde l’ignore.

Il y eut encore une pause. La prieure poursuivit :

— Vous ôterez votre grelot. Il est inutile que la sœur au poteau s’aperçoive que vous êtes là.

— Révérende mère ?

— Quoi, père Fauvent ?

— Le médecin des morts a-t-il fait sa visite ?

— Il va la faire aujourd’hui à quatre heures. On a sonné la sonnerie qui fait venir le médecin des morts. Mais vous n’entendez donc aucune sonnerie ?

— Je ne fais attention qu’à la mienne.

— Cela est bien, père Fauvent.

— Révérende mère, il faudra un levier d’au moins six pieds.

— Où le prendrez-vous ?

— Où il ne manque pas de grilles, il ne manque pas de barres de fer. J’ai mon tas de ferrailles au fond du jardin.

— Trois quarts d’heure environ avant minuit ; n’oubliez pas.

— Révérende mère ?

— Quoi ?

— Si jamais vous aviez d’autres ouvrages comme ça, c’est mon frère qui est fort. Un turc !

— Vous ferez le plus vite possible.

— Je ne vais pas hardi vite. Je suis infirme ; c’est pour cela qu’il me faudrait un aide. Je boite.

— Boiter n’est pas un tort, et peut être une bénédiction. L’empereur Henri II, qui combattit l’antipape Grégoire et rétablit Benoît VIII, a deux surnoms : le Saint et le Boiteux.

— C’est bien bon, deux surtout, murmura Fauchelevent, qui, en réalité, avait l’oreille un peu dure.

— Père Fauvent, j’y pense, prenons une heure entière. Ce n’est pas trop. Soyez près du maître-autel avec votre barre de fer à onze heures. L’office commence à minuit. Il faut que tout soit fini un bon quart d’heure auparavant.

— Je ferai tout pour prouver mon zèle à la communauté. Voilà qui est dit. Je clouerai le cercueil. À onze heures précises je serai dans la chapelle. Les mères chantres y seront, la mère Ascension y sera. Deux hommes, cela vaudrait mieux. Enfin, n’importe ! J’aurai mon levier. Nous ouvrirons le caveau, nous descendrons le cercueil, et nous refermerons le caveau. Après quoi, plus trace de rien. Le gouvernement ne s’en doutera pas. Révérende mère, tout est arrangé ainsi ?

— Non.

— Qu’y a-t-il donc encore ?

— Il reste la bière vide.

Ceci fit un temps d’arrêt. Fauchelevent songeait. La prieure songeait.

— Père Fauvent, que fera-t-on de la bière ?

— On la portera en terre.

— Vide ?

Autre silence. Fauchelevent fit de la main gauche cette espèce de geste qui donne congé à une question inquiétante.

— Révérende mère, c’est moi qui cloue la bière dans la chambre basse de l’église, et personne n’y peut entrer que moi, et je couvrirai la bière du drap mortuaire.

— Oui, mais les porteurs, en la mettant dans le corbillard et en la descendant dans la fosse, sentiront bien qu’il n’y a rien dedans.

— Ah ! di… ! s’écria Fauchelevent.

La prieure commença un signe de croix, et regarda fixement le jardinier. Able lui resta dans le gosier.

Il se hâta d’improviser un expédient pour faire oublier le juron.

— Révérende mère, je mettrai de la terre dans la bière. Cela fera l’effet de quelqu’un.

— Vous avez raison. La terre, c’est la même chose que l’homme. Ainsi vous arrangerez la bière vide ?

— J’en fais mon affaire.

Le visage de la prieure, jusqu’alors trouble et obscur, se rasséréna. Elle lui fit le signe du supérieur congédiant l’inférieur. Fauchelevent se dirigea vers la porte. Comme il allait sortir, la prieure éleva doucement la voix :

— Père Fauvent, je suis contente de vous ; demain, après l’enterrement, amenez-moi votre frère, et dites-lui qu’il m’amène sa fille.