Les Misérables/Tome 2/Livre 8/01

Émile Testard (p. 413-423).


I


OU IL EST TRAITÉ DE LA MANIÈRE D’ENTRER
AU COUVENT


C’est dans cette maison que Jean Valjean était, comme avait dit Fauchelevent, « tombé du ciel ».

Il avait franchi le mur du jardin qui faisait l’angle de la rue Polonceau. Cet hymne des anges qu’il avait entendu au milieu de la nuit, c’étaient les religieuses chantant matines ; cette salle qu’il avait entrevue dans l’obscurité, c’était la chapelle ; ce fantôme qu’il avait vu étendu à terre, c’était la sœur faisant la réparation ; ce grelot dont le bruit l’avait si étrangement surpris, c’était le grelot du jardinier attaché au genou du père Fauchelevent.

Une fois Cosette couchée, Jean Valjean et Fauchelevent avaient, comme on l’a vu, soupé d’un verre de vin et d’un morceau de fromage devant un bon fagot flambant ; puis, le seul lit qu’il y eût dans la baraque étant occupé par Cosette, ils s’étaient jetés chacun sur une botte de paille. Avant de fermer les yeux, Jean Valjean avait dit : — Il faut désormais que je reste ici. — Cette parole avait trotté toute la nuit dans la tête de Fauchelevent.

À vrai dire, ni l’un ni l’autre n’avaient dormi.

Jean Valjean, se sentant découvert et Javert sur sa piste, comprenait que lui et Cosette étaient perdus s’ils rentraient dans Paris. Puisque le nouveau coup de vent qui venait de souffler sur lui l’avait échoué dans ce cloître, Jean Valjean n’avait plus qu’une pensée, y rester. Or, pour un malheureux dans sa position, ce couvent était à la fois le lieu le plus dangereux et le plus sûr ; le plus dangereux, car, aucun homme ne pouvant y pénétrer, si on l’y découvrait, c’était un flagrant délit, et Jean Valjean ne faisait qu’un pas du couvent à la prison ; le plus sûr, car si l’on parvenait à s’y faire accepter et à y demeurer, qui viendrait vous chercher là ? Habiter un lieu impossible, c’était le salut.

De son côté, Fauchelevent se creusait la cervelle. Il commençait par se déclarer qu’il n’y comprenait rien. Comment M. Madeleine se trouvait-il là, avec les murs qu’il y avait ? Des murs de cloître ne s’enjambent pas. Comment s’y trouvait-il avec un enfant ? On n’escalade pas une muraille à pic avec un enfant dans ses bras. Qu’était-ce que cet enfant ? D’où venaient-ils tous les deux ? Depuis que Fauchelevent était dans le couvent, il n’avait plus entendu parler de Montreuil-sur-Mer, et il ne savait rien de ce qui s’était passé. Le père Madeleine avait cet air qui décourage les questions ; et d’ailleurs Fauchelevent se disait : On ne questionne pas un saint. M. Madeleine avait conservé pour lui tout son prestige. Seulement, de quelques mots échappés à Jean Valjean, le jardinier crut pouvoir conclure que M. Madeleine avait probablement fait faillite par la dureté des temps, et qu’il était poursuivi par ses créanciers ; ou bien qu’il était compromis dans une affaire politique et qu’il se cachait ; ce qui ne déplut point à Fauchelevent, lequel, comme beaucoup de nos paysans du nord, avait un vieux fond bonapartiste. Se cachant, M. Madeleine avait pris le couvent pour asile, et il était simple qu’il voulût y rester. Mais l’inexplicable, où Fauchelevent revenait toujours et où il se cassait la tête, c’était que M. Madeleine fût là, et qu’il y fût avec cette petite. Fauchelevent les voyait, les touchait, leur parlait, et n’y croyait pas. L’incompréhensible venait de faire son entrée dans la cahute de Fauchelevent. Fauchelevent était à tâtons dans les conjectures, et ne voyait plus rien de clair sinon ceci : M. Madeleine m’a sauvé la vie. Cette certitude unique suffisait, et le détermina. Il se dit à part lui : C’est mon tour. Il ajouta dans sa conscience : M. Madeleine n’a pas tant délibéré quand il s’est agi de se fourrer sous la voiture pour m’en tirer. Il décida qu’il sauverait M. Madeleine.

Il se fit pourtant diverses questions et diverses réponses : — Après ce qu’il a été pour moi, si c’était un voleur, le sauverais-je ? Tout de même. Si c’était un assassin, le sauverais-je ? Tout de même. Puisque c’est un saint, le sauverai-je ? Tout de même.

Mais le faire rester dans le couvent, quel problème ! Devant cette tentative presque chimérique, Fauchelevent ne recula point ; ce pauvre paysan picard, sans autre échelle que son dévouement, sa bonne volonté, et un peu de cette vieille finesse campagnarde mise cette fois au service d’une intention généreuse, entreprit d’escalader les impossibilités du cloître et les rudes escarpements de la règle de Saint-Benoît. Le père Fauchelevent était un vieux qui toute sa vie avait été égoïste, et qui, à la fin de ses jours, boiteux, infirme, n’ayant plus aucun intérêt au monde, trouva doux d’être reconnaissant, et, voyant une vertueuse action à faire, se jeta dessus comme un homme qui, au moment de mourir, rencontrerait sous sa main un verre d’un bon vin dont il n’aurait jamais goûté et le boirait avidement. On peut ajouter que l’air qu’il respirait depuis plusieurs années déjà dans ce couvent avait détruit la personnalité en lui, et avait fini par lui rendre nécessaire une bonne action quelconque.

Il prit donc sa résolution : se dévouer à M. Madeleine.

Nous venons de le qualifier pauvre paysan picard. La qualification est juste, mais incomplète. Au point de cette histoire où nous sommes, un peu de physiologie du père Fauchelevent devient utile. Il était paysan, mais il avait été tabellion, ce qui ajoutait de la chicane à sa finesse, et de la pénétration à sa naïveté. Ayant, pour des causes diverses, échoué dans ses affaires, de tabellion il était tombé charretier et manœuvre. Mais, en dépit des jurons et des coups de fouet, nécessaires aux chevaux, à ce qu’il paraît, il était resté du tabellion en lui. Il avait quelque esprit naturel ; il ne disait ni j’ons ni j’avons ; il causait, chose rare au village ; et les autres paysans disaient de lui : Il parle quasiment comme un monsieur à chapeau. Fauchelevent était en effet de cette espèce que le vocabulaire impertinent et léger du dernier siècle qualifiait : demi-bourgeois, demi-manant, et que les métaphores tombant du château sur la chaumière étiquetaient dans le casier de la roture : un peu rustre, un peu citadin ; poivre et sel. Fauchelevent, quoique fort éprouvé et fort usé par le sort, espèce de pauvre vieille âme montrant la corde, était pourtant homme de premier mouvement, et très spontané ; qualité précieuse qui empêche qu’on soit jamais mauvais. Ses défauts et ses vices, car il en avait eu, étaient de surface ; en somme, sa physionomie était de celles qui réussissent près de l’observateur. Ce vieux visage n’avait aucune de ces fâcheuses rides du haut du front qui signifient méchanceté ou bêtise.

Au point du jour, ayant énormément songé, le père Fauchelevent ouvrit les yeux et vit M. Madeleine qui, assis sur sa botte de paille, regardait Cosette dormir. Fauchelevent se dressa sur son séant et dit :

— Maintenant que vous êtes ici, comment allez-vous faire pour y entrer ?

Ce mot résumait la situation, et réveilla Jean Valjean de sa rêverie.

Les deux bonshommes tinrent conseil.

— D’abord, dit Fauchelevent, vous allez commencer par ne pas mettre les pieds hors de cette chambre, la petite ni vous. Un pas dans le jardin, nous sommes flambés.

— C’est juste.

— Monsieur Madeleine, reprit Fauchelevent, vous êtes arrivé dans un moment très bon, je veux dire très mauvais, il y a une de ces dames fort malade. Cela fait qu’on ne regardera pas beaucoup de notre côté. Il paraît qu’elle se meurt. On dit les prières de quarante heures. Toute la communauté est en l’air. Ça les occupe. Celle qui est en train de s’en aller est une sainte. Au fait, nous sommes tous des saints ici. Toute la différence entre elles et moi, c’est qu’elles disent : notre cellule, et que je dis : ma piolle. Il va y avoir l’oraison pour les agonisants, et puis l’oraison pour les morts. Pour aujourd’hui nous serons tranquilles ici ; mais je ne réponds pas de demain.

— Pourtant, observa Jean Valjean, cette baraque est dans le rentrant du mur, elle est cachée par une espèce de ruine, il y a des arbres, on ne la voit pas du couvent.

— Et j’ajoute que les religieuses n’en approchent jamais.

— Eh bien ? fit Jean Valjean.

Le point d’interrogation qui accentuait cet : eh bien, signifiait : il me semble qu’on peut y demeurer caché. C’est à ce point d’interrogation que Fauchelevent répondit :

— Il y a les petites.

— Quelles petites ? demanda Jean Valjean.

Comme Fauchelevent ouvrait la bouche pour expliquer le mot qu’il venait de prononcer, une cloche sonna un coup.

— La religieuse est morte, dit-il. Voici le glas.

Et il fit signe à Jean Valjean d’écouter.

La cloche sonna un second coup.

— C’est le glas, monsieur Madeleine. La cloche va continuer de minute en minute pendant vingt-quatre heures jusqu’à la sortie du corps de l’église. Voyez-vous, ça joue. Aux récréations il suffit qu’une balle roule pour qu’elles s’en viennent, malgré les défenses, chercher et fourbanser partout par ici. C’est des diables, ces chérubins-là.

— Qui ? demanda Jean Valjean.

— Les petites. Vous seriez bien vite découvert, allez. Elles crieraient : Tiens ! un homme ! Mais il n’y a pas de danger aujourd’hui. Il n’y aura pas de récréation. La journée va être tout prières. Vous entendez la cloche. Comme je vous le disais, un coup par minute. C’est le glas.

— Je comprends, père Fauchelevent. Il y a des pensionnaires.

Et Jean Valjean pensa à part lui :

— Ce serait l’éducation de Cosette toute trouvée.

Fauchelevent s’exclama :

— Pardine ! s’il y a des petites filles ! Et qui piailleraient autour de vous ! et qui se sauveraient ! Ici, être homme, c’est avoir la peste. Vous voyez bien qu’on m’attache un grelot à la patte comme à une bête féroce.

Jean Valjean songeait de plus en plus profondément. — Ce couvent nous sauverait, murmurait-il. Puis il éleva la voix :

— Oui, le difficile, c’est de rester.

— Non, dit Fauchelevent, c’est de sortir.

Jean Valjean sentit le sang lui refluer au cœur.

— Sortir !

— Oui, monsieur Madeleine, pour rentrer, il faut que vous sortiez.

Et, après avoir laissé passer un coup de cloche du glas, Fauchelevent poursuivit :

— On ne peut pas vous trouver ici comme ça. D’où venez-vous ? Pour moi vous tombez du ciel, parce que je vous connais ; mais des religieuses, ça a besoin qu’on entre par la porte.

Tout à coup on entendit une sonnerie assez compliquée d’une autre cloche.

— Ah ! dit Fauchelevent, on sonne les mères vocales. Elles vont au chapitre. On tient toujours chapitre quand quelqu’un est mort. Elle est morte au point du jour. C’est ordinairement au point du jour qu’on meurt. Mais est-ce que vous ne pourriez pas sortir par où vous êtes entré ? Voyons, ce n’est pas pour vous faire une question, par où êtes-vous entré ?

Jean Valjean devint pâle. La seule idée de redescendre dans cette rue formidable le faisait frissonner. Sortez d’une forêt pleine de tigres, et, une fois dehors, imaginez-vous un conseil d’ami qui vous engage à y rentrer. Jean Valjean se figurait toute la police encore grouillante dans le quartier, des agents en observation, des vedettes partout, d’affreux poings tendus vers son collet, Javert peut-être au coin du carrefour.

— Impossible ! dit-il. Père Fauchelevent, mettez que je suis tombé de là-haut.

— Mais je le crois, je le crois, reprit Fauchelevent. Vous n’avez pas besoin de me le dire. Le bon Dieu vous aura pris dans sa main pour vous regarder de près, et puis vous aura lâché. Seulement il voulait vous mettre dans un couvent d’hommes ; il s’est trompé. Allons, encore une sonnerie. Celle-ci est pour avertir le portier d’aller prévenir la municipalité pour qu’elle aille prévenir le médecin des morts pour qu’il vienne voir qu’il y a une morte. Tout ça, c’est la cérémonie de mourir. Elles n’aiment pas beaucoup cette visite-là, ces bonnes dames. Un médecin, ça ne croit à rien. Il lève le voile. Il lève même quelquefois autre chose. Comme elles ont vite fait avertir le médecin, cette fois-ci ! Qu’est-ce qu’il y a donc ? Votre petite dort toujours. Comment se nomme-t-elle ?

— Cosette.

— C’est votre fille ? comme qui dirait : vous seriez son grand-père ?

— Oui.

— Pour elle, sortir d’ici, ce sera facile. J’ai ma porte de service qui donne sur la cour. Je cogne. Le portier ouvre. J’ai ma hotte sur le dos, la petite est dedans. Je sors. Le père Fauchelevent sort avec sa hotte, c’est tout simple. Vous direz à la petite de se tenir bien tranquille. Elle sera sous la bâche. Je la déposerai le temps qu’il faudra chez une vieille bonne amie de fruitière que j’ai rue du Chemin-Vert, qui est sourde et où il y a un petit lit. Je crierai dans l’oreille de la fruitière que c’est une nièce à moi, et de me la garder jusqu’à demain. Puis la petite rentrera avec vous. Car je vous ferai rentrer. Il le faudra bien. Mais vous, comment ferez-vous pour sortir ?

Jean Valjean hocha la tête.

— Que personne ne me voie. Tout est là, père Fauchelevent. Trouvez moyen de me faire sortir comme Cosette dans une hotte et sous une bâche.

Fauchelevent se grattait le bas de l’oreille avec le médium de la main gauche, signe de sérieux embarras.

Une troisième sonnerie fit diversion.

— Voici le médecin des morts qui s’en va, dit Fauchelevent. Il a regardé, et dit : elle est morte, c’est bon. Quand le médecin a visé le passe-port pour le paradis, les pompes funèbres envoient une bière. Si c’est une mère, les mères l’ensevelissent ; si c’est une sœur, les sœurs l’ensevelissent. Après quoi, je cloue. Cela fait partie de mon jardinage. Un jardinier est un peu un fossoyeur. On la met dans une salle basse de l’église qui communique à la rue et où pas un homme ne peut entrer que le médecin des morts. Je ne compte pas pour des hommes les croque-morts et moi. C’est dans cette salle que je cloue la bière. Les croque-morts viennent la prendre, et fouette cocher ! c’est comme cela qu’on s’en va au ciel. On apporte une boîte où il n’y a rien, on la remporte avec quelque chose dedans. Voilà ce que c’est qu’un enterrement. De profundis.

Un rayon de soleil horizontal effleurait le visage de Cosette endormie qui entr’ouvrait vaguement la bouche, et avait l’air d’un ange buvant de la lumière. Jean Valjean s’était mis à la regarder. Il n’écoutait plus Fauchelevent.

N’être pas écouté, ce n’est pas une raison pour se taire. Le brave vieux jardinier continuait paisiblement son rabâchage :

— On fait la fosse au cimetière Vaugirard. On prétend qu’on va le supprimer, ce cimetière Vaugirard. C’est un ancien cimetière qui est en dehors des règlements, qui n’a pas l’uniforme, et qui va prendre sa retraite. C’est dommage, car il est commode. J’ai là un ami, le père Mestienne, le fossoyeur. Les religieuses d’ici ont un privilège, c’est d’être portées à ce cimetière-là à la tombée de la nuit. Il y a un arrêté de la préfecture exprès pour elles. Mais que d’événements depuis hier ! la mère Crucifixion est morte, et le père Madeleine…

— Est enterré, dit Jean Valjean souriant tristement.

Fauchelevent fit ricocher le mot.

— Dame ! si vous étiez ici tout à fait, ce serait un véritable enterrement.

Une quatrième sonnerie éclata. Fauchelevent détacha vivement du clou la genouillère à grelot et la reboucla à son genou.

— Cette fois, c’est moi. La mère prieure me demande. Bon, je me pique à l’ardillon de ma boucle. Monsieur Madeleine, ne bougez pas, et attendez-moi. Il y a du nouveau. Si vous avez faim, il y a là le vin, le pain et le fromage.

Et il sortit de la cahute en disant : On y va ! on y va !

Jean Valjean le vit se hâter à travers le jardin, aussi vite que sa jambe torse le lui permettait, tout en regardant de côté ses melonnières.

Moins de dix minutes après, le père Fauchelevent, dont le grelot mettait sur son passage les religieuses en déroute, frappait un petit coup à une porte, et une voix douce répondait : À jamais. À jamais, c’est-à-dire : Entrez.

Cette porte était celle du parloir réservé au jardinier pour les besoins du service. Ce parloir était contigu à la salle du chapitre. La prieure, assise sur l’unique chaise du parloir, attendait Fauchelevent.