Les Misérables/Tome 2/Livre 5/05

Émile Testard (p. 287-292).

V


QUI SERAIT IMPOSSIBLE AVEC L’ÉCLAIRAGE
AU GAZ


En ce moment un bruit sourd et cadencé commença à se faire entendre à quelque distance. Jean Valjean risqua un peu son regard en dehors du coin de la rue. Sept ou huit soldats disposés en peloton venaient de déboucher dans la rue Polonceau. Il voyait briller les bayonnettes. Cela venait vers lui.

Ces soldats, en tête desquels il distinguait la haute stature de Javert, s’avançaient lentement et avec précaution. Ils s’arrêtaient fréquemment. Il était visible qu’ils exploraient tous les recoins des murs et toutes les embrasures de portes et d’allées.

C’était, et ici la conjecture ne pouvait se tromper, quelque patrouille que Javert avait rencontrée et qu’il avait requise.

Les deux acolytes de Javert marchaient dans leurs rangs.

Du pas dont ils marchaient et avec les stations qu’ils faisaient, il leur fallait environ un quart d’heure pour arriver à l’endroit où se trouvait Jean Valjean. Ce fut un instant affreux. Quelques minutes séparaient Jean Valjean de cet épouvantable précipice qui s’ouvrait devant lui pour la troisième fois. Et le bagne n’était plus seulement le bagne, c’était Cosette perdue à jamais ; c’est-à-dire une vie qui ressemblait au dedans d’une tombe.

Il n’y avait plus qu’une chose possible.

Jean Valjean avait cela de particulier qu’on pouvait dire qu’il portait deux besaces ; dans l’une il avait les pensées d’un saint, dans l’autre les redoutables talents d’un forçat. Il fouillait dans l’une ou l’autre, selon l’occasion.

Entre autres ressources, grâce à ses nombreuses évasions du bagne de Toulon, il était, on s’en souvient, passé maître dans cet art incroyable de s’élever, sans échelles, sans crampons, par la seule force musculaire, en s’appuyant de la nuque, des épaules, des hanches et des genoux, en s’aidant à peine des rares reliefs de la pierre, dans l’angle droit d’un mur, au besoin jusqu’à la hauteur d’un sixième étage ; art qui a rendu si effrayant et si célèbre le coin de la cour de la Conciergerie de Paris où s’échappa, il y a une vingtaine d’années, le condamné Battemolle.

Jean Valjean mesura des yeux la muraille au-dessus de laquelle il voyait le tilleul. Elle avait environ dix-huit pieds de haut. L’angle qu’elle faisait avec le pignon du grand bâtiment était rempli, dans sa partie inférieure, d’un massif de maçonnerie de forme triangulaire, probablement destiné à préserver ce trop commode recoin des stations de ces stercoraires qu’on appelle les passants. Ce remplissage préventif des coins de mur est fort usité à Paris.

Ce massif avait environ cinq pieds de haut. Du sommet de ce massif l’espace à franchir pour arriver sur le mur n’était guère que de quatorze pieds.

Le mur était surmonté d’une pierre plate sans chevron.

La difficulté était Cosette. Cosette, elle, ne savait pas escalader un mur. L’abandonner ? Jean Valjean n’y songeait pas. L’emporter était impossible. Toutes les forces d’un homme lui sont nécessaires pour mener à bien ces étranges ascensions. Le moindre fardeau dérangerait son centre de gravité et le précipiterait.

Il aurait fallu une corde. Jean Valjean n’en avait pas. Où trouver une corde à minuit, rue Polonceau ? Certes en cet instant-là, si Jean Valjean avait eu un royaume, il l’eût donné pour une corde.

Toutes les situations extrêmes ont leurs éclairs qui tantôt nous aveuglent, tantôt nous illuminent.

Le regard désespéré de Jean Valjean rencontra la potence du réverbère du cul-de-sac Genrot.

À cette époque il n’y avait point de becs de gaz dans les rues de Paris. À la nuit tombante on y allumait des réverbères placés de distance en distance, lesquels montaient et descendaient au moyen d’une corde qui traversait la rue de part en part et qui s’ajustait dans la rainure d’une potence. Le tourniquet où se dévidait cette corde était scellé au-dessous de la lanterne dans une petite armoire de fer dont l’allumeur avait la clef, et la corde elle-même était protégée par un étui de métal.

Jean Valjean, avec l’énergie d’une lutte suprême, franchit la rue d’un bond, entra dans le cul-de-sac, fit sauter le pêne de la petite armoire avec la pointe de son couteau, et un instant après il était revenu près de Cosette. Il avait une corde. Ils vont vite en besogne, ces sombres trouveurs d’expédients, aux prises avec la fatalité.

Nous avons expliqué que les réverbères n’avaient pas été allumés cette nuit-là. La lanterne du cul-de-sac Genrot se trouvait donc naturellement éteinte comme les autres, et l’on pouvait passer à côté sans même remarquer qu’elle n’était plus à sa place.

Cependant l’heure, le lieu, l’obscurité, la préoccupation de Jean Valjean, ses gestes singuliers, ses allées et venues, tout cela commençait à inquiéter Cosette. Tout autre enfant qu’elle aurait depuis longtemps jeté les hauts cris. Elle se borna à tirer Jean Valjean par le pan de sa redingote. On entendait toujours de plus en plus distinctement le bruit de la patrouille qui approchait.

— Père, dit-elle tout bas, j’ai peur. Qu’est-ce qui vient donc là ?

— Chut ! répondit le malheureux homme, c’est la Thénardier.

Cosette tressaillit. Il ajouta :

— Ne dis rien. Laisse-moi faire. Si tu cries, si tu pleures, la Thénardier te guette. Elle vient pour te ravoir.

Alors, sans se hâter, mais sans s’y reprendre à deux fois pour rien, avec une précision ferme et brève, d’autant plus remarquable en un pareil moment que la patrouille et Javert pouvaient survenir d’un instant à l’autre, il défit sa cravate, la passa autour du corps de Cosette sous les aisselles en ayant soin qu’elle ne pût blesser l’enfant, rattacha cette cravate à un bout de la corde au moyen de ce nœud que les gens de mer appellent nœud d’hirondelle, prit l’autre bout de cette corde dans ses dents, ôta ses souliers et ses bas qu’il jeta par-dessus la muraille, monta sur le massif de maçonnerie, et commença à s’élever dans l’angle du mur et du pignon avec autant de solidité et de certitude que s’il eût eu des échelons sous les talons et sous les coudes. Une demi-minute ne s’était pas écoulée qu’il était à genoux sur le mur.

Cosette le considérait avec stupeur, sans dire une parole. La recommandation de Jean Valjean et le nom de la Thénardier l’avaient glacée.

Tout à coup elle entendit la voix de Jean Valjean qui lui criait, tout en restant très basse :

— Adosse-toi au mur.

Elle obéit.

— Ne dis pas un mot et n’aie pas peur, reprit Jean Valjean.

Et elle se sentit enlever de terre.

Avant qu’elle eût eu le temps de se reconnaître, elle était au haut de la muraille.

Jean Valjean la saisit, la mit sur son dos, lui prit ses deux petites mains dans sa main gauche, se coucha à plat ventre et rampa sur le haut du mur jusqu’au pan coupé. Comme il l’avait deviné, il y avait là une bâtisse dont le toit partait du haut de la clôture en bois et descendait fort près de terre, selon un plan assez doucement incliné, en effleurant le tilleul.

Circonstance heureuse, car la muraille était beaucoup plus haute de ce côté que du côté de la rue. Jean Valjean n’apercevait le sol au-dessous de lui que très profondément.

Il venait d’arriver au plan incliné du toit et n’avait pas encore lâché la crête de la muraille lorsqu’un hourvari violent annonça l’arrivée de la patrouille. On entendit la voix tonnante de Javert :

— Fouillez le cul-de-sac ! La rue Droit-Mur est gardée, la petite rue Picpus aussi. Je réponds qu’il est dans le cul-de-sac !

Les soldats se précipitèrent dans le cul-de-sac Genrot.

Jean Valjean se laissa glisser le long du toit, tout en soutenant Cosette, atteignit le tilleul et sauta à terre. Soit terreur, soit courage, Cosette n’avait pas soufflé. Elle avait les mains un peu écorchées.