Les Misérables/Tome 2/Livre 5/01

Émile Testard (p. 269-274).


I


LES ZIGZAGS DE LA STRATÉGIE


Ici, pour les pages qu’on va lire et pour d’autres encore qu’on rencontrera plus tard, une observation est nécessaire.

Voilà bien des années déjà que l’auteur de ce livre, forcé, à regret, de parler de lui, est absent de Paris. Depuis qu’il l’a quitté, Paris s’est transformé. Une ville nouvelle a surgi qui lui est en quelque sorte inconnue. Il n’a pas besoin de dire qu’il aime Paris ; Paris est la ville natale de son esprit. Par suite des démolitions et des reconstructions, le Paris de sa jeunesse, ce Paris qu’il a religieusement emporté dans sa mémoire, est à cette heure un Paris d’autrefois. Qu’on lui permette de parler de ce Paris-là comme s’il existait encore. Il est possible que là où l’auteur va conduire les lecteurs en disant : « Dans telle rue il y a telle maison », il n’y ait plus aujourd’hui ni maison ni rue. Les lecteurs vérifieront, s’ils veulent en prendre la peine. Quant à lui, il ignore le Paris nouveau, et il écrit avec le Paris ancien devant les yeux dans une illusion qui lui est précieuse. C’est une douceur pour lui de rêver qu’il reste derrière lui quelque chose de ce qu’il voyait quand il était dans son pays, et que tout ne s’est pas évanoui. Tant qu’on va et vient dans le pays natal, on s’imagine que ces rues vous sont indifférentes, que ces fenêtres, ces toits et ces portes ne vous sont de rien, que ces murs vous sont étrangers, que ces arbres sont les premiers arbres venus, que ces maisons où l’on n’entre pas vous sont inutiles, que ces pavés où l’on marche sont des pierres. Plus tard, quand on n’y est plus, on s’aperçoit que ces rues vous sont chères, que ces toits, ces fenêtres et ces portes vous manquent, que ces murailles vous sont nécessaires, que ces arbres sont vos bien-aimés, que ces maisons où l’on n’entrait pas on y entrait tous les jours, et qu’on a laissé de ses entrailles, de son sang et de son cœur dans ces pavés. Tous ces lieux qu’on ne voit plus, qu’on ne reverra jamais peut-être, et dont on a gardé l’image, prennent un charme douloureux, vous reviennent avec la mélancolie d’une apparition, vous font la terre sainte visible, et sont, pour ainsi dire, la forme même de la France ; et on les aime et on les évoque tels qu’ils sont, tels qu’ils étaient, et l’on s’y obstine, et l’on n’y veut rien changer, car on tient à la figure de la patrie comme au visage de sa mère.

Qu’il nous soit donc permis de parler du passé au présent. Cela dit, nous prions le lecteur d’en tenir note, et nous continuons.

Jean Valjean avait tout de suite quitté le boulevard et s’était engagé dans les rues, faisant le plus de lignes brisées qu’il pouvait, revenant quelquefois sur ses pas pour s’assurer qu’il n’était point suivi.

Cette manœuvre est propre au cerf traqué. Sur les terrains où la trace peut s’imprimer, cette manœuvre a, entre autres avantages, celui de tromper les chasseurs et les chiens par le contre-pied. C’est ce qu’en vénerie on appelle faux rembuchement.

C’était une nuit de pleine lune. Jean Valjean n’en fut pas fâché. La lune, encore très près de l’horizon, coupait dans les rues de grands pans d’ombre et de lumière. Jean Valjean pouvait se glisser le long des maisons et des murs dans le côté sombre et observer le côté clair. Il ne réfléchissait peut-être pas assez que le côté obscur lui échappait. Pourtant, dans toutes les ruelles désertes qui avoisinent la rue de Poliveau, il crut être certain que personne ne venait derrière lui.

Cosette marchait sans faire de questions. Les souffrances des six premières années de sa vie avaient introduit quelque chose de passif dans sa nature. D’ailleurs, et c’est là une remarque sur laquelle nous aurons plus d’une occasion de revenir, elle était habituée, sans trop s’en rendre compte, aux singularités du bonhomme et aux bizarreries de la destinée. Et puis elle se sentait en sûreté, étant avec lui.

Jean Valjean, pas plus que Cosette, ne savait où il allait. Il se confiait à Dieu comme elle se confiait à lui. Il lui semblait qu’il tenait, lui aussi, quelqu’un de plus grand que lui par la main ; il croyait sentir un être qui le menait, invisible. Du reste, il n’avait aucune idée arrêtée, aucun plan, aucun projet. Il n’était même pas absolument sûr que ce fût Javert, et puis ce pouvait être Javert sans que Javert sût que c’était lui Jean Valjean. N’était-il pas déguisé ? ne le croyait-on pas mort ? Cependant depuis quelques jours il se passait des choses qui devenaient singulières. Il ne lui en fallait pas davantage. Il était déterminé à ne plus rentrer dans la maison Gorbeau. Comme l’animal chassé du gîte, il cherchait un trou où se cacher, en attendant qu’il en trouvât un où se loger.

Jean Valjean décrivit plusieurs labyrinthes variés dans le quartier Mouffetard, déjà endormi comme s’il avait encore la discipline du moyen âge et le joug du couvre-feu ; il combina de diverses façons, dans des stratégies savantes, la rue Censier et la rue Copeau, la rue du Battoir-Saint-Victor et la rue du Puits-l’Ermite. Il y a par là des logeurs, mais il n’y entrait même pas, ne trouvant point ce qui lui convenait. Par exemple, il ne doutait pas que, si, par hasard, on avait cherché sa piste, on ne l’eût perdue.

Comme onze heures sonnaient à Saint-Étienne du Mont, il traversait la rue de Pontoise devant le bureau du commissaire de police qui est au no 14. Quelques instants après, l’instinct dont nous parlions plus haut fit qu’il se retourna. En ce moment il vit distinctement, grâce à la lanterne du commissaire qui les trahissait, trois hommes qui le suivaient d’assez près passer successivement sous cette lanterne dans le côté ténébreux de la rue. L’un de ces trois hommes entra dans l’allée de la maison du commissaire. Celui qui marchait en tête lui parut décidément suspect.

— Viens, enfant, dit-il à Cosette, et il se hâta de quitter la rue de Pontoise.

Il fit un circuit, tourna le passage des Patriarches qui était fermé à cause de l’heure, arpenta la rue de l’Épée-de-Bois et la rue de l’Arbalète et s’enfonça dans la rue des Postes.

Il y a là un carrefour, où est aujourd’hui le collége Rollin et où vient s’embrancher la rue Neuve-Sainte-Geneviève.

(Il va sans dire que la rue Neuve-Sainte-Geneviève est une vieille rue, et qu’il ne passe pas une chaise de poste tous les dix ans rue des Postes. Cette rue des Postes était au treizième siècle habitée par des potiers et son vrai nom est rue des Pots).

La lune jetait une vive lumière dans ce carrefour. Jean Valjean s’embusqua sous une porte, calculant que si ces hommes le suivaient encore, il ne pourrait manquer de les très bien voir lorsqu’ils traverseraient cette clarté.

En effet, il ne s’était pas écoulé trois minutes que les hommes parurent. Ils étaient maintenant quatre ; tous de haute taille, vêtus de longues redingotes brunes, avec des chapeaux ronds, et de gros bâtons à la main. Ils n’étaient pas moins inquiétants par leur grande stature et leurs vastes poings que par leur marche sinistre dans les ténèbres. On eût dit quatre spectres déguisés en bourgeois.

Ils s’arrêtèrent au milieu du carrefour et firent groupe comme des gens qui se consultent. Ils avaient l’air indécis. Celui qui paraissait les conduire se tourna et désigna vivement de la main droite la direction où s’était engagé Jean Valjean ; un autre semblait indiquer avec une certaine obstination la direction contraire. À l’instant où le premier se retourna, la lune éclaira en plein son visage. Jean Valjean reconnut parfaitement Javert.