Les Mines d’or de l’Alaska et de la Colombie britannique

LES MINES D’OR DE L’ALASKA
ET DE
LA COLOMBIE BRITANNIQUE


I

Le 30 mars 1867, le gouvernement russe cédait au gouvernement des États-Unis, moyennant une indemnité de 36 millions de francs, le territoire d’Alaska, ou l’Amérique Russe. Ce territoire mesurait 45 000 lieues carrées ; en fait, il n’avait d’autres limites au nord que celles que les neiges et le froid assignent à l’activité humaine. Peu d’années auparavant, en 1858, la Russie avait arraché à la Chine le cours inférieur du fleuve Amour et de ses affluens. Maîtresse de cette riche région, elle n’avait plus que faire de ses possessions américaines, dont M. Seward, secrétaire d’État de la grande république, négocia l’acquisition, soucieux avant tout d’opposer à cette extrémité nord-ouest du continent, une barrière à l’extension du Canada, et de ne laisser à l’Angleterre qu’une étroite façade sur le Pacifique.

Son idée était juste et l’affaire était bonne, mais on ne le comprit pas d’abord aux États-Unis. « Les négociations relatives à cette cession de territoire, a écrit M. Whymper, préoccupaient vivement l’opinion publique. Les Américains étaient peu favorables à cet agrandissement nouveau, et beaucoup n’en voyaient pas l’avantage. Aussi souleva-t-elle des critiques amères et une opposition acharnée. On accusa M. Seward d’entraîner le pays dans une désastreuse spéculation ; on désignait ironiquement du nom de Walrus-Seat, « plage des phoques », le territoire annexé. Chaque matin les journaux de New-York publiaient des annonces railleuses, offrant d’immenses avantages à ceux qui seraient tentés d’aller exploiter « une colonie déserte, des îles inexplorées, une terre stérile au long d’une côte semée de banquises. » — Aujourd’hui une découverte inattendue a fait justice de ces préventions ; et l’esprit d’entreprise des Américains met en lumière les ressources de l’Alaska.

Bornée au nord par l’océan Glacial, à l’ouest par le détroit de Behring, la mer de Behring et l’océan Pacifique, au sud et à l’est par la Colombie Britannique et l’ancien territoire de la Compagnie d’Hudson, la province d’Alaska, devenue territoire des Etats-Unis, occupe une superficie à peu près triple de celle de la France ; on l’évalue à 1 500 000 kilomètres carrés. Par le détroit de Behring, sur lequel l’hiver jette un pont de glace, elle se relie à l’Asie ; au sud, la longue traînée des îles Aléoutiennes, décrivant en une courbe régulière un arc de cercle de 1 500 kilomètres, forme un vaste brise-lames à la mer de Behring et, dans l’ouest, remonte vers la Sibérie.

Jusqu’au XVIIIe siècle on ignorait qu’à cette extrémité de l’Asie, l’Amérique fût si proche. Deux cosaques, chasseurs des rives de la Kolyma, avaient, franchissant le détroit en traîneaux, passé d’un continent dans l’autre ; avant eux, les Tchouktches d’Asie trafiquaient avec les Esquimaux d’Amérique à Kinging, qui, sur la pointe extrême d’Amérique, fait face au cap oriental de l’Asie, mais les allées et venues de peuplades à demi sauvages n’éveillaient pas l’attention. Pierre le Grand, le premier, en entendit parler ; rien de ce qui se passait dans l’empire ne le laissait indifférent ; il conçut le projet d’une exploration de ces terres lointaines. Ce projet, que la mort interrompit, fut repris plus tard par Catherine Ire et confié par elle au marin danois Vitus Behring. Dans un premier voyage, il explora les côtes du Kamtchatka, le détroit et la mer qui portent son nom. Dans un second, en 1741, il visita la côte américaine, releva le mont Saint-Elias, mais, après avoir vu son équipage décimé par le froid et le scorbut, il succomba lui-même dans l’île du Commandeur.

Des observations faites, il résultait que cette région était riche en fourrures et pelleteries. Une compagnie se forma pour exploiter cette source de richesses. Habilement dirigée par un intrépide voyageur sibérien, Baranof, elle élargit, non sans peine, le cercle de ses opérations et, poussant toujours plus avant dans l’intérieur des terres, elle vint enfin se heurter aux avant-postes de la compagnie anglaise de la baie d’Hudson qui, de l’est, cheminait vers l’ouest. Deux traités conclus en 1824 et 1825 assignèrent leurs limites à ces compagnies rivales.

Depuis, des explorations, au premier rang desquelles figurent celles de Whymper et de A.-L. Pinart, de Dell, de Schwatka, d’Everett et de Mercier, de Rey et de Stoney, ont éclairé bien des points obscurs, si elles ne permettent pas encore de dresser une carte définitive de cette région. La configuration du littoral, sauf au nord-est et au nord-ouest, a été déterminée ; au-dessus du détroit de Dixon, qui sépare l’île du Prince-de-Galles de l’archipel de la Reine-Charlotte, la côte profondément échancrée, coupée de fiords, de passes et de détroits, s’émiette en îles et en îlots au nombre de près de onze cents. Ils forment un inextricable labyrinthe que, l’hiver, les glaces recouvrent et relient à la terre ferme. Au nord, la côte, plus régulière, détache au large de longues et massives presqu’îles. La plus remarquable est la presqu’île, ou corne d’Alaska, orientée de l’ouest à l’est, et que prolongent les cent cinquante îles Aléoutiennes dont la courbe régulière et symétrique rappelle celle des îles Kouriles.

Sur ces îles, de formation volcanique, au relief montueux, sillonnées de vallées herbeuses, la population est très clairsemée. Elle a conservé le type des Esquimaux, modifié par la race russe ; on la dit indolente, sensuelle et paisible, bien que cruelle dans ses vengeances. Les Aléoutes vivent, sans trop de labeur, des produits de leur chasse et de leur pêche ; leurs côtes, très poissonneuses, fournissent en abondance des saumons et des harengs. L’hiver, ils se creusent des tanières sous terre ; l’été, ils reparaissent à la surface du sol et s’y construisent des huttes.

C’est à la racine même de la longue presqu’île d’Alaska que commencent les monts d’Alaska et que le La Pérouse s’élève à 3 400 mètres. Orientée de l’est à l’ouest, la chaîne soulève successivement les cimes du Crillon, 5 000 mètres et du Fairweather. De ces montagnes descendent d’énormes fleuves de glace ; ils surplombent le littoral, au long duquel ils projettent dans la mer leurs blancs promontoires. De tous ces glaciers, le plus vaste serait le Muir, dont Wright estime le débit à la masse énorme de 3954 000 mètres cubes de glace par jour. Ce glacier prodigieux attire chaque année un certain nombre de touristes de l’Orégon, de la Californie, du Canada et des États-Unis.

Au sud du Crillon et du Fairweather, le mont Saint-Elie, la plus haute des cimes de l’Amérique du Nord, « la source de l’or, » comme l’appellent les mineurs, fait partie de la même chaîne littorale. Il mesure, selon MM. Topham et Williams, 5 638 mètres d’altitude et se détache en relief puissant, en pyramide aiguë, au-dessus des monts qui l’entourent. Son vaste glacier, auquel on a donné le nom de l’explorateur Tyndall, mesure dix kilomètres de largeur dans son cours supérieur ; l’un de ses bras morts vient aboutir près de la baie de Yakutat, recouvrant une superficie de près de 200 kilomètres carrés. Sur cette arête volcanique, les feux souterrains ne sont pas encore éteints ; le Tillman fume toujours et, dans la « Montagne des Esprits, » on entend mugir les voix que redoutent les indigènes. Peu connues dans leur parcours, les Alpes d’Alaska, qui pénètrent dans l’intérieur des terres, se relient au sud, par une série de contreforts, aux Montagnes Rocheuses dont elles semblent n’être que le prolongement septentrional. Leur altitude n’excède pas, croit-on, 3 000 mètres.

Moins connu que l’Alaska méridional, celui du nord n’a ni chaînes de montagnes, ni glaciers comparables à ceux du sud ; il est sillonné par des cours d’eau intermittens qui se déversent dans l’océan Glacial et la baie de Kotzebue ; mais, à côté de ces fleuves secondaires, l’Alaska possède l’un des grands fleuves du monde, le Yukon, plus grand que le Danube, deux fois grand comme le Rhin et dont le cours mesure 3 500 kilomètres. Selon Ivan Pétroff, son débit serait supérieur à celui du Mississipi, et son bassin, qui s’étend dans le Canada, comprendrait une superficie double de celle de la France.

Le Yukon, ou « rivière des rennes, » est l’artère nord-ouest de l’Amérique ; issu du col de Perrier, à l’est du mont La Pérouse, il devient navigable à 3 000 kilomètres au-dessus de son embouchure. Orienté du sud au nord, puis du sud-est au nord-ouest, il reçoit de nombreux affluens et se déverse dans la mer de Behring par un delta de cinq bouches. Whymper fut l’un des premiers à remonter son cours jusqu’au fort Yukon, poste commercial situé à la jonction du fleuve et de son affluent le Porcupine. Le récit de ce séjour donne une idée des rigueurs du climat et des difficultés de l’existence dans ces régions peu connues.

« La journée la plus froide, dit-il, fut en décembre. Le 26 novembre, le thermomètre qui, les jours précédens, accusait la température relativement assez douce de 16 degrés au-dessous de zéro, tomba brusquement à 27°, puis il continua à baisser sans interruption jusqu’au 5 décembre où il descendit jusqu’à 49° ; mais le temps était magnifique, sans un souffle de vent, sans un flocon de neige ; aussi souffrions-nous beaucoup moins que nous ne l’avions fait par une température de 20° au-dessous de zéro avec du vent. Les deux semaines de notre résidence au fort Yukon nous mirent à même d’apprécier combien est rude la vie que mènent ici, pendant des années, les chasseurs de fourrures et les chefs de comptoirs européens. De l’élan bouilli à déjeuner, de l’élan bouilli à dîner et encore à souper, voilà le fond du régime alimentaire ; le poste est tellement inaccessible que l’on y apporte fort peu de provisions. Toutes les denrées du dehors doivent, avant d’arriver ici, passer par chacun des postes qui se succèdent entre l’Amérique Russe et la factorerie d’York dans la baie d’Hudson. Elles sont transportées d’un fort à l’autre par des employés de la Compagnie ; ceux du Yukon vont chercher leurs approvisionnemens à la maison Lapierre, petit établissement situé non loin des sources de la Porcupine, à une distance d’environ 200 lieues. Il faut vingt jours pour remonter la rivière et six pour la descendre. On ne trouve plus ensuite de poste jusqu’au fort Simpson, distant de 500 lieues du Fort Yukon. »

Ce que l’Amazone est à l’Amérique du Sud, le Mississipi aux Etats-Unis, le Yukon l’est à l’Alaska ; la grande artère intérieure qui donne accès dans cette région et qui, descendant des Montagnes Rocheuses de la Colombie Britannique, ne prend son nom de Yukon qu’au fort Selkirk où sa branche maîtresse rejoint son affluent, le Perry. Il draine un territoire de 600 000 milles carrés. A son embouchure, il atteint soixante milles de largeur, à 500 milles au-dessus il en mesure de un à dix. Des milliers d’îles surgissent de ses eaux basses, et les Indiens seuls savent s’orienter dans le labyrinthe de ses bras multiples et y piloter les chalands, car ce n’est que pendant la brève période des hautes eaux que le Yukon est accessible aux navires à fond plat, d’un tonnage de 400 à 500 tonnes.

L’hiver, le Yukon est absolument fermé à la navigation ; et l’été, dans la partie méridionale de son cours, ne dure guère plus de dix à douze semaines, du milieu de juin au commencement de septembre. Mais, alors, un incomparable panorama se déroule devant les yeux. Les rives sont chargées de fleurs ; la plaine, tapissée de mousse, en est couverte. Des oiseaux innombrables et d’une infinie variété de plumage peuplent les arbres et les arbustes. On campe dans des champs d’églantiers, de pavots, de campanules, que dominent à l’horizon des glaciers dont la base plonge dans les fleurs et dont les parois blanches étincellent au soleil. Mais aussi les taons et les moustiques font rage et ne laissent guère de loisirs pour admirer les beautés de la nature. En septembre, le décor change. Les fleurs disparaissent, les oiseaux fuient vers le sud, l’Indien regagne sa hutte, le blanc sa cabine, l’ours sa tanière ; et la neige recouvre de son blanc manteau la plaine, le fleuve, et les montagnes.

Il n’en va pas de même dans l’Alaska septentrional, où la flore est pauvre, où l’on ne rencontre que des mousses, des lichens et quelques rares arbustes nains dans les parties abritées. Les toundras s’étendent à perte de vue, plaines marécageuses, bossuées de gibbosités argileuses, sur le sommet desquelles le voyageur chemine, sautant de l’une à l’autre au risque de s’embourber jusqu’à la ceinture s’il vient à glisser dans leurs dépressions. Plus bas seulement commencent les forêts de conifères et de cèdres jaunes, mais ces forêts septentrionales sont aussi difficiles d’accès que les forêts vierges des zones tropicales. Sous leur sombre ramure, le sol marécageux se dérobe, des fondrières se creusent, et l’on a peine à se dégager du redoutable lacis des racines ; les fleurs n’ont ni couleur ni parfum, les baies sont sans saveur.

La faune est variée ; sur les côtes de l’océan Polaire se trouve l’ours blanc ; le noir et le brun sont communs dans le sud, et les Esquimaux suivent les sentiers qu’ils tracent dans les forêts, assurés d’éviter ainsi de s’enlizer dans les marécages. Le renne existe, mais encore en trop petit nombre. Il n’a pas dépendu du Révérend Sheldon Jackson, pendant bien des années missionnaire dans l’Alaska et aujourd’hui directeur des écoles, qu’il en fût autrement. Si ses conseils avaient été suivis, et si le gouvernement américain l’eût secondé, l’Alaska posséderait aujourd’hui d’innombrables troupeaux de rennes, et les communications y seraient autrement faciles qu’elles ne le sont. Nul, d’ailleurs, ne connaissait mieux que lui le pays, ses ressources et les services que l’on pouvait attendre des rennes. Mais on ne prévoyait pas la richesse des mines d’or et l’afflux des émigrans. Le gouvernement se préoccupait peu de la subsistance de trente-cinq mille Indiens clairsemés sur ce vaste territoire. Si les essais d’acclimatation du Révérend Sheldon Jackson étaient pour convaincre les plus sceptiques, on reculait devant la dépense. Avec les minimes subsides qu’on lui alloua, il importa de la Sibérie un millier de rennes, qui se reproduisirent rapidement. Toutes les conditions favorables se trouvaient réunies pour ces utiles animaux, doués d’une remarquable force de résistance au froid et à la fatigue, et dont la chair est succulente, le lait abondant, la fourrure chaude, la peau, une fois tannée, d’une grande souplesse. Les rennes fournissent aux peuplades indiennes des attelages pour les traîneaux, des montures pour les femmes et les enfans, de la viande et du lait, des vêtemens et des chaussures. En tant qu’animaux de trait, ils sont de beaucoup préférables aux chiens, qui doivent porter avec eux leur nourriture, alors que le renne trouve partout à se nourrir sur le sol qu’il parcourt, déterrant, l’hiver, avec ses longues cornes, la mousse que la neige recouvre et qui est son principal aliment. En tant que monture ou animal de bât, le renne peut porter les femmes et les enfans, ou, avec une charge n’excédant pas 200 livres, voyager dix heures par jour à une vitesse moyenne de huit à neuf milles à l’heure. Nul doute d’ailleurs que le renne ne se multiplie et que l’élevage et la domestication de cet utile animal ne devienne l’une des profitables industries de l’Alaska.

Il en sera de même de la pêche ; les eaux de l’Alaska sont poissonneuses ; les saumons abondent et aussi le candle fish, le « poisson chandelle », l’oulakan, si gras que l’on s’en sert comme d’une bougie. Quant aux baleines, autrefois très nombreuses dans la mer de Behring, elles ont remonté vers le nord, cherchant un abri derrière la ceinture de glaces que les baleiniers ne sauraient franchir. Leur départ a eu pour conséquence le dépeuplement partiel des côtes. La baleine était aussi nécessaire à l’Esquimau que le renne au Lapon ; en la perdant, il perdait le plus clair de sa subsistance : la chair et l’huile qui lui étaient indispensables dans les longs hivers ; aussi des débris de huttes attestent-ils la décroissance de la race, chez laquelle les infanticides sont nombreux, dans les trop fréquentes périodes de famine. Doux et paisibles d’ailleurs, les Esquimaux « Innuits » sont rarement en guerre ou même en querelle.

Dans le bassin du Yukon habitent les « Ingalit » ou les Incompréhensibles, ainsi nommés par les Esquimaux qui ne comprennent pas leur langue ; ils sont de même origine que les Indiens du Canada et des Etats-Unis. Plus nombreux, les « Kinaï » campent à l’est de la Corne d’Alaska. Ceux de l’Alaska méridional, dénommés « Thlinkit », ne représentent plus aujourd’hui qu’une population de 8 000 à 9 000 âmes. Très industrieux, ils excellent dans la construction des canots qu’ils manient avec une rare adresse. Ils tissent leurs couvertures et leurs étoffes, et font preuve de remarquables aptitudes industrielles.

La pêche et les fourrures constituent les principales ressources de ces populations. Une exploitation trop hâtive faillit tarir ces sources de richesse ; la race du phoque à fourrure fut sur le point de disparaître en 1868 dans les îles Pribilof, mais les mesures prises par la compagnie américaine, fermière de l’archipel, prévinrent une destruction complète et repeuplèrent ces îlots où l’on compte déjà plus de cinq millions de phoques, dont 150 000 sont abattus chaque année. Les lions de mer hantent surtout les parages de l’île Saint-Pierre. Doux et timides, faciles à capturer, leur chair est préférable à celle du phoque, mais leur fourrure est peu appréciée. Bien autrement recherchée est celle de la loutre ; elle varie de prix selon la taille et la qualité, de 300 francs jusqu’à 2 000 et plus. Les loutres abondaient autrefois dans les îles Pribilof, mais les hauts prix obtenus provoquèrent une extermination systématique. On en tua jusqu’à 5 000 par an. Itaranof, gouverneur russe de l’Alaska, rapporta 15 000 peaux de loutre, d’une valeur de cinq millions. Les loutres ont émigré vers les côtes des îles de Saanach. C’est là que les chasseurs les traquent, avec d’infinies précautions, s’abstenant, même par les plus grands froids, d’allumer du feu pour se réchauffer ou cuire leurs alimens, de peur de révéler par un indice quelconque leur présence à ces craintifs animaux. Grâce aux mesures prises depuis l’annexion de l’Alaska, et à l’interdiction de la chasse en certaines saisons, le nombre des loutres s’accroît annuellement et l’on exporte déjà de 6 000 à 7 000 peaux à l’année.

Les agglomérations urbaines n’existent encore qu’à l’état embryonnaire dans ce territoire de l’Alaska dont la superficie, triple de celle de la France, ne renferme pas la population d’une de nos villes de troisième ordre. Les centres qu’indiquent les cartes au long des côtes sont des établissemens de pêcheurs, des postes commerciaux et, dans l’intérieur des terres, des stations d’entrepôts de fourrures. De même que la colonisation romaine procédait en Europe et en Afrique par des camps de légions, par des forts militaires situés aux points stratégiques importans et dont beaucoup sont devenus de grandes villes, de même la colonisation américaine procède par des forts commerciaux établis aux points de jonction des grandes voies fluviales ou des routes de terre ; ces forts primitifs, étapes de la civilisation ou seuils d’accès, sont devenus aux États-Unis, en moins d’un siècle, des cités populeuses. D’autres sont en passe de le devenir : tels Dawson dans la région du Klondyke, et Juneau au nord de Sitka. Je me souviens du temps où Sitka, située dans l’île de Baranof, semblait appelée à devenir l’un des grands ports de commerce de l’Alaska. Ses mines d’or, de charbon, de cuivre faisaient concevoir des espérances que justifiaient son port vaste et sûr, ses immenses forêts et ses bois de construction. Pour avoir été ajournées, ces espérances n’en vont pas moins se réaliser, et le jour est venu où les Américains vont apporter leur esprit d’entreprise et leur génie commercial dans cette région que nous venons de décrire telle qu’elle était au moment où quelques mineurs hardis y révélaient l’existence de richesses qui dépassent, dit-on, celles de la légendaire Golconde et aussi celles de la Californie, de l’Australie et de l’Afrique méridionale, connues depuis à peine un demi-siècle.


II

Il y a près de quarante années que la présence de l’or dans les régions à demi polaires de l’Alaska et de la Colombie Britannique a été constatée. Au mois d’avril 1858, le bruit se répandit à San-Francisco que l’on venait de rencontrer des gisemens d’une richesse inouïe, sur les bords de la rivière Fraser, dans la Colombie Britannique, et à 100 milles de l’océan Pacifique. A l’appui de cette assertion, on envoyait des échantillons de poudre d’or très pur, recueillie dans le sable, et on affirmait que, quand la rivière, très haute alors par suite des pluies d’hiver et de la fonte des neiges, viendrait à baisser, on récolterait d’énormes quantités du précieux métal, les échantillons envoyés n’étant que le résultat de quelques jours de travail d’une petite bande de mineurs. Au reçu de ces nouvelles, un vent de folie passa sur la population. On ne parlait plus que des mines du Fraser. Tous les paquebots disponibles s’annonçaient en partance pour les nouveaux placers ; une armée de mineurs descendait sur San Francisco pour s’embarquer. On put croire, un moment, que c’en était fait de la Californie. Du 20 avril au 9 août, 23 428 émigrans partirent ; les autres, maudissant la fortune adverse, cherchaient à faire argent de tout pour les suivre. A San Francisco, la panique régnait ; on tenait la ville pour ruinée, le sceptre du Pacifique allait passer aux mains de Victoria City, métropole de la colonie anglaise. En trois mois, la valeur des propriétés baissa de 80 pour 100 ; l’une d’elles, Blytbes Gore, entre les rues Market et Geary, dont on avait offert, en 1876, 7 500 000 francs que son propriétaire avait refusés, ne trouvait plus acquéreur à 150 000 francs.

Négocians, banquiers, hommes de loi, tous prenaient leurs mesures pour se transporter, eux, leurs capitaux et leurs marchandises, à Victoria, où régnait une animation indescriptible. En juin, les eaux du Fraser commencèrent à baisser ; en juillet, on constata que l’or n’était pas plus abondant dans le lit en partie découvert que sur les bords ; en août, on ne croyait plus à la richesse des nouveaux placers ; en septembre, on revenait enfouie. On évaluait à 45 millions la somme en numéraire que cette aventureuse campagne coûtait aux mineurs trop crédules. Un petit nombre seulement ne revinrent pas. Poussant toujours plus avant, ils formèrent l’avant-garde de ces hardis pionniers qui se hasardèrent dans les solitudes glacées de l’Alaska, y découvrirent l’or et n’ébruitèrent pas leur découverte. Ils étaient d’ailleurs peu nombreux et très disséminés. Cassiar Bar, le plus riche champ d’or alors connu d’eux, sur le cours supérieur du Yukon, était presque inaccessible. On n’y recevait et on n’en expédiait qu’un courrier tous les six mois. Ce ne fut qu’en 1885 que l’on entendit dire que les rares mineurs qui le travaillaient en retiraient jusqu’à 150 francs par tête et par jour ; que, sur le Stewart River, le rendement atteignait jusqu’à 500 francs ; que les placers ne donnant qu’une moyenne de 70 francs étaient abandonnés comme improductifs. Ce ne fut qu’en 1892 que les faits se précisèrent et que l’on s’en émut. On ne comptait guère alors plus de 250 mineurs, clairsemés dans cette vaste région aurifère longeant la frontière qui sépare l’Alaska du Canada et dont quelques-uns des dépôts les plus importans se trouvaient situés, disait-on, par-delà le 141° degré de longitude ouest, c’est-à-dire sur le territoire anglais.

En 1889, le docteur W. Seward Webb avait visité l’Alaska ; et, dans un volume presque introuvable aujourd’hui, tiré à 500 exemplaires seulement et offert à des amis, il avait fait de cette contrée une description des plus curieuses et des plus exactes. Gendre de Vanderbilt, président du « Wagner Palace Car Company », il entreprit cette excursion avec sa femme, ses enfans et quelques amis par un train spécial des plus luxueux et avec tout le confortable dont les millionnaires américains excellent à s’entourer. L’ère minière commençait, et déjà, sans s’aventurer dans l’intérieur, le Dr Webb estimait que les placers exploités aux environs de Juneau-City représentaient, à eux seuls, les 36 millions de francs payés par les États-Unis à la Russie comme prix d’acquisition de l’Alaska. Bon juge en ces matières, il prévoyait et prédisait qu’avant peu ces gisemens aurifères rivaliseraient avec ceux de la Californie. Puis, chemin faisant, il notait dans l’île de Kodiak. de riches minerais de cuivre ; au cap du Prince-de-Galles, des gisemens de graphite ; sur les côtes, de l’ambre ; ailleurs, du pétrole et du soufre, du cinabre, du marbre, de l’ardoise, de la houille abondante et de bonne qualité, partout aussi des forêts et, sur le littoral, d’importantes pêcheries.

Ces révélations, car c’en étaient alors, rencontrèrent beaucoup d’incrédules. On se souvenait, à San Francisco surtout, des placers du Fraser ; on tenait ces assertions pour les récits de touristes enthousiastes ; et telles étaient, et sont encore, les difficultés du voyage qu’on hésitait à y aller voir. On ne prévoyait ni la réalité des faits ni l’exode qui devait se produire quelques années plus tard. Il ne fallut rien moins, pour le provoquer, que la révélation de la découverte de l’or dans six des grands affluens du Yukon et les résultats de l’exploitation du « Bonanza Creek » qui donna, dès le début, la francs d’or pur par plat de boue aurifère. « Depuis ma dernière lettre, écrit M. W. Ogilvie, les placers humides du « Bonanza Creek » n’ont cessé de donner des rendemens étonnans. Un mineur me racontait, hier, avoir retiré d’un seul plat de boue aurifère 71 francs. C’est une exception, mais la moyenne oscille entre 25 et 35 francs. Cette couche de boue mesure cinq pieds de profondeur ; sa largeur est encore indéterminée, mais n’est pas moindre de trente pieds, ce qui donnerait, à 25 francs par plat et neuf à dix plats par pied cube, la somme énorme de vingt millions pour ce seul claim. Les nouvelles que nous recevons de la région du Klondyke, ne sont pas moins surprenantes. Elles ont eu pour résultat de faire instantanément le vide autour des placers de « Forty miles Creek », en territoire américain. Les mineurs sont partis pour Klondyke, attelés à leurs traîneaux. On ne trouve personne qui consente à louer ses services ou à faire autre chose que laver l’or. Ceux des nouveaux arrivés que la misère contraint à travailler pour autrui sont payés à raison de 7 fr. 50 l’heure. A « Eldorado Creek », trois mineurs ont, en une seule journée et sur des claims différens, récolté, l’un d’020 francs, l’autre 4 060 et le troisième I 080. Mais ce sont là encore des cas exceptionnels. Les moins favorisés recueillent 50 francs, bon nombre 200 à 250 francs par jour[1]. »

Le rapport officiel de Pilon. C. B. Macintosh, gouverneur du territoire du nord-ouest, confirme ces assertions. Pour l’hiver de 1896, il évalue l’extraction de l’or de Klondyke à 15 millions de francs, et celle de 1897 à 50 millions, et cela par quelques centaines seulement de mineurs. Si ces chiffres sont encourageans, on n’en saurait dire autant du tableau qu’il fait des fatigues et des dangers que doivent affronter les chercheurs d’or. Il n’existe que deux routes pour atteindre le Klondyke. La première par Seattle, distant de 4 000 milles des gisemens aurifères de l’Alaska. De Seattle, on gagne, par navires, dans l’océan Pacifique du Nord et la mer de Behring, Saint-Michael, ancien poste russe d’échanges ; de là, par bateaux ou par la piste des chasseurs de fourrures, on atteint la boucle du Yukon que l’on remonte sur un parcours de 2 000 milles, soit plus de 3 000 kilomètres, à travers l’Alaska, jusqu’à la frontière est, et de là, enfin, on parvient au Klondyke. Plus courte, l’autre route, par Juneau, a l’inconvénient d’être presque impraticable pour les voyageurs qui emportent avec eux d’importans approvisionnemens ; et les mineurs, de retour du Klondyke, recommandent par-dessus tout à ceux qui s’y rendent d’apporter avec eux tout ce qui est nécessaire en fait de vivres, vêtemens, outils, tentes, pour une année, soit en moyenne une tonne par homme.

Pour obvier à ces difficultés, un ingénieur entreprenant, Léo Stevens, fait construire un ballon pour transporter, de Tilko-Pass dans l’Alaska, là où commencent les difficultés les plus sérieuses du voyage, les passagers à destination du Klondyke. Il a trouvé des associés, des commanditaires, des actionnaires et des voyageurs. Il se propose de transporter de huit à dix personnes par ascension, et aussi de trois à quatre tonnes de fret. De Tilko-Pass aux mines du Klondyke la distance à franchir est de 187 milles. A raison de 30 milles à l’heure, avec une brise favorable, il calcule que le trajet serait de six à sept heures. La compagnie, qui a nom « The Jacobs transportation Company », a déjà un ballon prêt à partir ; elle en aurait sur le chantier plusieurs autres, lesquels, si les premiers résultats sont encourageans, correspondraient avec les vapeurs fluviaux à Tilko-Pass ou à Douglass-City.

La route actuellement suivie par les mineurs est celle qui a Seattle pour point de départ, et permet de gagner en quinze jours Saint-Michael, à l’embouchure du Yukon. De là, remontant le fleuve sur des bateaux plats, on atteint Circle City, distant de 300 milles des mines du Klondyke. Là on est par 65° de latitude nord, par 165° de longitude ouest, et sur le parcours, qui lui reste à faire à pied ou en traîneau, le voyageur longe le cercle polaire arctique, dont 25 lieues seulement le séparent. L’hiver, la neige et la glace, l’été, le sol boueux et les eaux hautes, sont autant d’obstacles pour l’émigrant. Puis il sait qu’au cours, non plus qu’au terme, de ce long voyage, il ne trouvera ni vivres, ni approvisionnemens, ni outils, ni vêtemens. Force lui est donc de traîner avec lui ce qu’il lui faut pour huit mois au moins, c’est-à-dire, d’après les calculs les plus stricts des mineurs les plus expérimentés : 500 livres de farine, 100 de haricots, 100 de porc salé, 10 de thé, 100 de sucre, 30 de café, 150 de conserves de fruits cuits, de sel, de poivre et ustensiles de cuisine, le tout du prix d’achat d’environ 500 francs et dont le transport seul, s’il a recours à l’aide des Indiens, revient à 75 francs par 100 livres. Puis ses outils, sa tente, son coffre à médicamens, ses vêtemens. Ces derniers doivent être appropriés au climat et le mettre à même de résister à des froids rigoureux. Les mineurs ont adopté, à cet effet, le costume des Indiens : de grandes bottes en peau de phoque ou de marsouin ; des pantalons en peau de marmotte ou de daim de Sibérie ; la parka, ou pelisse en mêmes fourrures ou en peau de lynx, avec un capuchon qui se rabat sur la tête et dont les poils longs abritent le visage contre les vents qui doublent l’intensité du froid. Une bonne et durable parka, fabriquée par les Indiens, ne coûte pas moins de 500 francs. C’est ainsi équipé et approvisionné que l’émigrant du Klondyke va affronter les rigueurs d’un hiver polaire et travailler, parfois dans l’eau jusqu’au genou, au long des affluens glacés du Yukon.

C’est là, dans les terres boueuses que les glaciers charrient, que les eaux délaient, que les remous tamisent, que se trouve, dans les creeks qu’alimentent les Alpes du mont Saint-Elie, situé plus au sud, l’or en parcelles ou en pépites. De longues et larges moraines orientées vers le nord attestent que cet or provient du sud, de veines de quartz, affouillées par les glaces et désagrégées par les torrens. Les glaciers entraînent cet or dans leur lente poussée, la fonte des eaux le roule, par-delà la moraine, dans le lit du torrent. Plus lourd que la terre, il tombe dans les interstices des roches où il forme ce que les mineurs appellent des « poches » ; il tapisse, là où le courant est ralenti par des obstacles et le remous, le lit des affluens, dont les mineurs disent alors qu’il est « pavé d’or ».

Dans l’Alaska, le mineur est, ainsi que nous l’avons vu en Californie, hanté par une idée, suggérée par son imagination et partiellement confirmée par les travaux des géologues américains. Si riche que soit le placer qu’il exploite, si rémunérateur que puisse être son travail, il rêve plus et mieux. A beaucoup de mineurs, un travail régulier, mais qui ne comporte aucun aléa, répugne. Ce qu’ils aiment, c’est les émotions du jeu, les chances de fortune soudaine. Ils préfèrent les misères et les privations avec les alternatives de riches trouvailles. Leur humeur vagabonde les pousse à « prospecter » sans cesse ; d’heureux hasards soutiennent leur courage et entretiennent leurs espérances. Ils se transmettent de l’un à l’autre des récits fabuleux, des légendes dorées. Plus loin, entre ces pics sourcilleux du mont Saint-Elie, doivent exister des rochers d’or massif. C’est de là, de ces sommets jusqu’ici inaccessibles, couverts de neiges éternelles, que les pluies, les orages, les tremblemens de terre, les éruptions volcaniques ont détaché, entraîné, roulé dans les ravins ces parcelles du précieux métal. Cet or, qu’ils recueillent péniblement en pépites et en poudre, ne jaillit pas spontanément du sol. En remontant son cours on doit atteindre son point de départ : des blocs d’or. Ainsi raisonnaient les mineurs californiens, gravissant les pentes de la Sierra Nevada, ainsi raisonnent les mineurs du Klondyke. En Californie, en dépit des obstacles, ils poussèrent toujours plus avant, comptant sur leur persévérance et le hasard. C’est à eux, à ces aventureux, que l’on dut la découverte des mines de quartz.

On sait la part qu’y eut le hasard. Un mineur prospectait dans le comté de Mariposa. La journée avait été fructueuse ; au tournant d’un ravin, il se trouva brusquement face à face avec un de ces bandits qui infestaient les mines. Sommé de livrer ce qu’il avait sur lui, il riposta par un coup de carabine qui jeta bas son adversaire. Sa balle, en ricochant, heurta une paroi de rochers et y laissa une trace brillante qui attira son attention. Abandonnant son ennemi mort, il examina de plus près. Ce point brillant était de l’or, et le rocher que sa balle avait écorné était du quartz. Dans le comté de Tuolumné, les mineurs ne pouvaient se procurer de viande que par la chasse. Chaque jour il fallait se mettre en campagne pour ravitailler le camp. Acharné à la poursuite d’un ours gris, l’un de ces chasseurs réussit à l’abattre au sommet d’un ravin presque à pic. Dans sa chute l’animal resta accroché par un rocher formant saillie. L’homme parvint à se glisser jusqu’à lui et se mit en devoir de le dépouiller. Un coup de sa hachette fit voler un éclat du rocher et lui révéla un filon d’or dans une veine de quartz. Enfin, dans le comté de Nevada, deux mineurs se disposaient à quitter les mines pour regagner San-Francisco. La veille de leur départ, se promenant au sommet d’une colline, ils s’amusaient à faire rouler dans le ravin des quartiers de roc. L’un de ces débris, dans sa course vagabonde, vint heurter contre une roche brune affleurant le sol et en détacha un fragment révélant à l’œil exercé des mineurs un filon d’or dans la partie écornée. Ajournant leurs projets de départ, ils forèrent la roche et, avec de la poudre, la firent éclater. La veine, mise à nu, se prolongeait, et ils en détachèrent des fragmens d’or pur. Les mines de quartz étaient découvertes et une ère nouvelle s’ouvrait.

En ce qui concerne l’Alaska, le rapport, récemment publié, du professeur Wright, du collège Oberlin, est pour fortifier les mineurs du Klondyke dans leurs croyances. « Si, dit-il, on n’a pas trouvé, en Californie, the Mother Lode, « la mine mère », on a découvert les mines de quartz. Il en sera peut-être de même dans l’Alaska. Mais, cette « mine mère » doit exister quelque part, au point d’origine des glaciers qui alimentent les cours d’eau aurifères. L’existence de veines d’or dans les dépôts glaciaires n’est contestée par aucun géologue américain. J’ai constaté moi-même la présence de l’or près d’Aurora dans le sud de l’Indiana, dans l’Ohio, dans l’Adams County, près de Titusville dans la Pensylvanie occidentale, et j’ai constaté aussi que cet or avait été charrié par les glaciers du Canada ou de la région du Lac Supérieur. Dans la région de l’Alaska, l’or provient de moins loin ; cependant la marche lente des glaciers et les obstacles naturels qu’il rencontre à descendre dans les bas-fonds, comme aussi l’été trop court pour un travail d’extraction prolongé, amèneront un jour les mineurs à remonter le cours des torrens et à chercher, eux aussi, des placers de plus en plus riches. »

On n’en est pas encore là ; il en convient et il le dit : des années s’écouleront avant que cette nécessité se produise. Le docteur W. H. Dali, attaché au Muséum national de Washington, et bien connu par ses explorations géologiques dans la vallée du Yukon, relevait, lui aussi, il y a vingt ans, l’existence de l’or dans le lit du fleuve, mais en quantités insuffisantes pour une exploitation productive, et l’expérience a prouvé son dire. L’or se perdait dans ce lit trop vaste, mesurant jusqu’à dix kilomètres de largeur. Il affirmait qu’on devait le trouver, infiniment plus abondant, dans les affluens. Selon lui, le Klondyke et les cours d’eau qui s’y déversent ne sont qu’une très faible partie des terrains aurifères, qu’il estime s’étendre sur une longueur de 600 milles. Les résultats des recherches récentes me confirment, dit-il, dans la conviction que l’on va voir se reproduire, sur une beaucoup plus vaste échelle, le prodigieux exode qui a fait surgir San Francisco, peuplé la Californie, et modifié la situation économique du monde.

Cette opinion est partagée par M. W. Van Slooten, ingénieur et métallurgiste renommé, président de la société des mines du Sud-Amérique et directeur des mines d’or de la république de l’Equateur. « En faisant, dit-il, la part de l’exagération inévitable en pareilles matières, il n’en reste pas moins un ensemble de faits acquis et incontestables en ce qui concerne les placers de l’Alaska, qui permet d’affirmer que l’on se trouve en présence d’une découverte plus importante encore que celle des mines d’or de la Californie en 1848-49. Si l’on compare les rendemens individuels, en Californie, en 1848-49, et ceux de l’Alaska à ses débuts, ceux du mineur du Klondyke ont dépassé, en deux mois, ceux du mineur californien en six. Si l’on compare les résultats d’ensemble, l’exportation d’or du Klondyke atteint, pour les deux derniers mois, 25 millions de francs, alors qu’en Californie, dans des conditions de nombre et de climat bien autrement favorables, ce même chiffre n’a été atteint, au début, qu’en huit mois. On parle des difficultés du voyage ; elles sont grandes, mais elles n’arrêtent pas les mineurs. Ils en auront promptement raison. Si, demain, on découvrait des mines d’or plus riches encore au pôle Nord, le pôle Nord serait envahi dans trois mois et l’homme s’y établirait en maître[2].

Et, comme pour justifier ses prédictions, au moment où il les publiait, le vapeur Portland arrivait à Sitka, ramenant 64 mineurs du Klondyke. Le moins favorisé rapportait 150 000 francs, résultat de trois mois de travail ; le plus grand nombre, de 300 000 à 400 000 ; les plus heureux 75 0000, surtout en lingots et poudre d’or chargés à bord. « Un fait curieux à noter, écrit un correspondant de Sitka, est que la fortune semble se complaire à favoriser les tenderfeet, les « inexpérimentés », de préférence aux mineurs de profession. Les trouvailles les plus inattendues ont été faites par les premiers, opérant au hasard. Tous ces passagers, d’ailleurs, ne reviennent que pour repartir à destination des mines. Ils ont conservé leurs claims dont ils espèrent retirer beaucoup plus encore qu’ils ne rapportent. Ils vont revoir leurs familles aux Etats-Unis, assurer leur sort, décider des amis à les suivre, quelques-uns se marier et ramener leurs femmes avec eux. Un ou deux seulement ont vendu leurs claims ; William Sloane a cédé le sien moyennant 260 000 francs[3]. »

Le capitaine Kidston, commandant le Portland, se loue fort de ses passagers. « Je n’ai jamais, dit-il, fait traversée plus agréable. De ces soixante-quatre mineurs que je ramène, aucun n’avait le sou il y a six mois. Aujourd’hui, ils sont si heureux avec leur or à bord, si satisfaits de leur campagne, qu’ils se contentent de tout ; si simple que soit la table, ils la trouvent excellente ; si modestes que soient les cabines et le service, ils trouvent tout bien. Quel contraste avec les chercheurs d’or que je transportais à Saint-Michael dans mon voyage d’aller ! Ils ne trouvaient rien d’assez bon, grognaient tout le jour et, pauvres comme Job, vous avaient des exigences de millionnaires. »

On s’explique le peu d’exigences de ces mineurs enrichis, si l’on tient compte qu’à Dawson le porc salé valait 10 francs la livre, le beurre en baril autant, les œufs 15 francs la douzaine ; qu’il en coûtait 5 francs pour faire blanchir une chemise, et qu’une cuisinière était introuvable à moins de 500 francs par semaine. Ainsi en fut-il dans les premiers temps de la fièvre de l’or en Californie ; mais ce qui est pour surprendre, c’est combien diffèrent, à tous égards, les coutumes, les mœurs, les modes de vie des chercheurs d’or de l’Alaska et de la Colombie Britannique. Enfiévrés, eux aussi, par l’auri sacra fames, déracinés de leur terre natale, jetés sans transition dans une région presque inconnue, affranchis de toutes les contraintes de la civilisation, on s’attendrait à voir reparaître, à Dawson et au Klondyke, les mêmes excès que sur les rives du Sacramento, les mêmes instincts déchaînés, le jeu et l’ivresse régnant en maîtres, les altercations, les rixes, les assassinats. On s’attendrait à retrouver ces enfers de la vie californienne que nous avons décrits ici même[4], ces croupiers armés jusqu’aux dents, ces revolvers posés sur la table de jeu, bien à portée de la main, près des sacs de pépites des joueurs, sacs changeant de mains, la valeur évaluée au poids. Puis aussi ces organisations de malfaiteurs opérant au grand jour, paradant dans les rues de San-Francisco, musique en tête, s’attaquant aux tentes les mieux approvisionnées, dévalisant ouvertement les magasins où ils savaient trouver des spiritueux, soulevant l’indignation d’une population qui répondait à ces désordres par la justice sommaire de la loi de Lynch et la création des comités de vigilance.

De tout cela on ne voit pas trace, — du moins pas encore, — au Klondyke, et les curieuses révélations de Joe Ladue, le roi des mines de la Colombie Britannique, le fondateur et le propriétaire de Dawson, la ville du Klondyke, sont curieuses à recueillir. Elles montrent un tout autre état de choses et un tout autre état d’âme : on se demande si les hommes ont changé et par quel singulier phénomène les mêmes causes aboutissent à des résultats si différens.

Et, tout d’abord, rien chez ceux-ci qui éveille l’idée et le souvenir de ces aventuriers californiens, enfans perdus de la civilisation, qui, le pic d’une main, la carabine de l’autre, allaient jeter bas les montagnes dans les vallées, détourner les cours d’eau, franchir les rivières et les déserts, prodiguer à tous les vents du ciel et à tous les hasards des événemens leur jeunesse et leurs forces, périr peut-être misérablement de faim et de froid dans quelque cañada obscure, dans les forêts sous l’étreinte des ours, ou dans quelque salle de jeu de Sacramento ou de Virginia, la tête trouée par la balle d’un revolver américain ou la poitrine ouverte par quelque couteau mexicain. Ils sont en bien petit nombre, ceux qui ont survécu alors et dont la fortune a réalisé les rêves ; beaucoup ont succombé aux fatigues, aux épreuves, au vice, à la misère, soldats oubliés d’une grande bataille qui a modifié la face du monde en modifiant les conditions économiques et financières de tout notre ordre social. Ceux-là, c’étaient les pionniers de 1849. Un coup de tête, la curiosité de l’inconnu, la soif d’une vie aventureuse, un chagrin d’amour, les avaient jetés dans ce vaste creuset où venaient se fondre, s’épurer ou se perdre des existences dévoyées, des passions héroïques ou coupables, des volontés énergiques, des forces sans emploi, et d’où devait sortir une ville étrange, née d’hier et déjà l’une des plus importantes du monde par son mouvement commercial, et la plus étonnante par sa vertigineuse prospérité, par son histoire et par sa fortune.

Tout autre est Joe Ladue, et aussi la plupart de ses compagnons. Lui, est un homme jeune encore, robuste, taciturne, lassé par la lutte et l’effort, prêt à agir si besoin est, mais parvenu au but, l’ayant même dépassé, désireux de repos et ne pouvant le goûter. « J’ai vu rarement un homme aussi indifférent à sa grande fortune, qui semble lui avoir trop coûté, écrit M. J. Lincoln Steffens. Ce qui me frappe en lui, c’est ce regard fatigué, presque blasé, que j’ai noté parfois chez des hommes arrivés à l’apogée de la fortune, enviés de tous et se demandant si le résultat valait l’effort fait. Comme lui, ils étaient las, et quand, pressés de questions, ils parlaient d’eux-mêmes, leurs récits, leurs anecdotes relataient toujours et de préférence les dures épreuves traversées, les heures de tristesse et de désappointement précédant le succès final et en empoisonnant la joie[5]. »

C’est qu’à l’audace aventureuse et débordante d’il y un demi-siècle, a succédé chez les selfmade-men d’aujourd’hui, qui valent leurs devanciers, et sont arrivés à des résultats analogues, l’action méthodique, silencieuse et réfléchie. L’énergie est la même, mais plus économe de ses forces, moins exubérante dans ses manifestations extérieures. Mais le labeur n’est pas moindre, ni la persévérance dans la lutte, ni la foi dans le succès, et il semble que les conceptions morales, le genre d’estime qu’on fait de la fortune, le sentiment des devoirs qu’elle impose, aient quelque chose de supérieur.

Certains détails de l’interview entre Joe Ladue et M. Lincoln Steffens mettent ces faits en relief. Joe Ladue venait de raconter ses débuts et ses misères dans l’Alaska et la Colombie Britannique.

— Mais enfin vous avez réussi à trouver de l’or ? demanda l’un des auditeurs.

— Oui.

— Combien ?

— Autant qu’il m’en faut. — Et, ajoute M. Steffens, son regard se voilait de mélancolie en saisissant dans celui de son interlocuteur une curiosité mal satisfaite et une cupidité mal déguisée.

— Et vous allez, riche comme vous l’êtes, entreprendre à nouveau un si dur voyage et retourner là-bas ?

— Il le faut bien… J’ai trop de choses à surveiller : mes claims, ma ville de Dawson qui grandit, mes travaux en cours. Je n’ai pas émigré dans l’unique intention de conquérir une fortune et de venir la dépenser ou en jouir ici.

Tout cela d’une voix blanche, indifférente, en termes clairs et précis. Puis on parla des approvisionnemens nécessaires aux émigrans. Il précisait, minutieusement, en homme d’expérience.

— Et les armes ?

— Quelles armes ?

— Carabines pour la chasse, revolvers pour la défense personnelle ?

— Il y a très peu de gibier dans la région du Klondyke, non plus que de malfaiteurs.

— Vous m’étonnez. Est-ce qu’il n’y a pas de joueurs non plus ?

— Si, les mineurs jouent pendant les longues soirées d’hiver, mais ils jouent loyalement, et ne s’aviseraient pas de tricher.

— Pourquoi ?

— Je n’en sais rien, mais c’est ainsi… Ils n’oseraient pas…

Et l’éclair des yeux, le geste, l’attitude, complétaient sa pensée. On passa ensuite aux rigueurs du climat, et à l’imprévoyance des émigrans qui se hasardent dans cette région dépourvue de tout avec des approvisionnemens insuffisans, leurs modestes ressources ne leur permettant pas d’emporter davantage, leur impatience ne leur permettant pas d’attendre. Il appréhendait une famine redoutable pour l’hiver 1897-98, car la plupart des mineurs étaient partis pour les mines au printemps avec des vivres pour quelques mois ; un petit nombre seulement en avait assez pour traverser l’hiver.

— Ceux-là du moins échapperont à la faim ?

— Oh ! non, répliqua Ladue. Ne leur faudra-t-il pas se rationner pour aider à vivre ceux qui n’auront pas assez ? — Et, ajoute M. Steffens, cette réponse brève et nette acheva de me faire comprendre quelle sorte d’homme était J. Ladue.

D’accord avec tous les mineurs, J. Ladue insiste sur ce fait, que les émigrans ne doivent entreprendre le voyage au Klondyke qu’à partir du 25 mars. Ainsi qu’eux, il affirme que c’est au printemps qu’il faut aussi se rendre dans l’Alaska, où il n’y a pas à craindre encore que les meilleurs claims soient pris, comme au Klondyke où se porte en ce moment le courant, ni que la place manque aux nouveaux arrivans. Cent mille mineurs, ajoute-t-il, peuvent camper au long des creeks du Yukon sans même être à portée de vue les uns des autres. Puis, par-delà ce champ d’exploitation, en descendant le cours du fleuve, il en est bien d’autres aussi riches, si ce n’est plus. À mesure que le pays se peuplera, que des centres de ravitaillement se créeront, on poussera plus avant et des placers aussi productifs se révéleront.

Point n’en serait besoin, selon les ingénieurs anglais qui, inconsciemment peut-être, redoutent la concurrence que les placers de l’Alaska, plus étendus, pourraient faire à ceux de la Colombie Britannique. Les résultats de la campagne de 1897 sont, jusqu’ici, pour les satisfaire, et les procédés ingénieux employés pour prévenir le chômage d’un long hiver sont poulies encourager. Dans cette région glacée, le travail de l’été est limité à trois mois. Une méthode toute nouvelle d’exploitation permet d’utiliser les mois d’hiver. Le bois est abondant ; les mineurs allument de grands feux pour dégeler la surface durcie du sol et en extraire les boues aurifères, qu’ils empilent en monticules. Dès le printemps, ils n’ont plus qu’à les laver et recueillir l’or. Ce procédé donne d’excellens résultats et l’abondance du bois permet de l’employer des années encore[6].


III

Quelles conséquences peuvent avoir, pour les États-Unis et le Canada, quelle influence peuvent exercer sur la situation économique du monde les découvertes de ces nouvelles mines d’or ? Allons-nous assister, comme de 1849 à 1860, à un formidable exode, à une brusque orientation du courant d’émigration, cette fois se dirigeant vers le nord, à un conflit entre les Etats-Unis et l’Angleterre, et, d’autre part aussi, à une dépréciation de l’or devenant de plus en plus abondant ?

Ainsi que nous l’avons dit, l’or se trouve dans l’Alaska et aussi dans la Colombie Britannique, partie intégrante du Canada, et que sépare l’une de l’autre la ligne conventionnelle du 141e degré de longitude ouest. Si le tracé de M. W. Ogilvie, ingénieur du Canada, est exact, les placers du Klondyke, centre de l’exploitation minière actuelle, seraient situés sur le territoire du Canada, lequel en a pris possession, et les présomptions sont qu’il est dans son droit. Les mineurs américains, qui les ont découverts et occupés, le contestent ; la presse américaine le nie, et la thèse soutenue par les journaux de New-York est la suivante : « D’après le tracé de M. Ogilvie, agissant pour compte et au nom du Canada, les placers du Klondyke seraient situés à 30 milles en deçà de la frontière et sur territoire britannique, mais il n’a été procédé à aucune contre-enquête, et le traité de délimitation de la frontière de l’Alaska et du Canada attend encore la ratification du Congrès. » Et ce qui rend la situation plus grave et les rapports plus tendus, ce sont les mesures prises par le Canada et les conditions par lui mises à l’exploitation des placers, mesures qui rencontrent chez les mineurs américains, de beaucoup les plus nombreux, et renforcés chaque jour par de nouveaux arrivans, une résistance de nature à causer de sérieuses appréhensions.

Le gouvernement canadien entend, en effet, outre le prélèvement d’un droit de royalty, se réserver, dans la répartition des claims miniers, un claim sur deux. Entre chacun des lots exploités par les occupans actuels, un lot de même étendue deviendrait la propriété de l’Etat. C’est le remaniement complet d’une répartition faite et d’une prise de possession admises aux Etats-Unis, c’est aussi la dépossession de nombre de mineurs, presque tous Américains, lesquels arguent que la découverte des mines d’or est duc, non au gouvernement ou aux autorités locales, mais à leurs patientes recherches et à leur labeur obstiné dont les conséquences seront de peupler ce territoire désert et d’enrichir l’Etat. La perception d’un droit d’entrée de 20 à 30 p. 100 sur les approvisionnemens que les émigrans apportent avec eux, dans ce pays qui ne produit rien, soulève aussi des résistances dont le Canada n’a eu raison jusqu’ici qu’en envoyant au Klondyke des forces de police de plus en plus considérables. Mais l’émigration grandit, elle aussi. « On ne voit, écrit le New-York Herald, que gens en route ou partant pour le Klondyke. Jamais on n’a assisté à pareille fièvre de l’or. Rien n’arrête les émigrans, ni la mort par le froid dans la passe de Chilkoot, par la faim ou par le scorbut dans les défilés du Yukon, ni l’hiver qui s’approche. Sur les routes de Juneau et de Dawson on se heurte déjà aux ossemens humains de centaines de malheureux morts de misère et de maladie. Ces centaines deviendront des milliers, car pendant l’hiver les passes sont souvent infranchissables aux plus intrépides et aux plus résistans. »

Des hommes qui ont bravé de pareils dangers, qui en ont triomphé, qui croient enfin tenir la fortune qu’ils ont tout risqué pour conquérir, reculeront-ils devant une milice bien inférieure en nombre et chargée d’exécuter des mesures dont les mineurs nient la légalité, dont bon nombre d’hommes éminens au Canada discutent le bien fondé et contestent l’opportunité ? Parmi ceux-ci sont le maire de Victoria, M. Redfern, et des membres du parlement canadien, qui réclament énergiquement le retrait de ces mesures draconiennes. Des journaux anglais se joignent à eux, entre autres le Speaker. « Le Canada prétend, dit-il, prélever, à titre de royalty, une taxe spéciale sur les mineurs de terrains d’alluvion. Pourtant l’expérience faite dans la Guyane anglaise n’a pas été encourageante. Elle a arrêté l’émigration des mineurs, ajourné le peuplement et le développement de la colonie. Elle ne subsiste que parce que la population n’est pas assez nombreuse pour en imposer le rappel. Si vous prétendez la prélever sur les mineurs du Klondyke, attendez-vous à une autre bataille de Ballarat. »

De son côté, le gouvernement américain intervient en faveur de ses nationaux, réclamant pour eux un traitement analogue à celui qu’il accorde lui-même aux étrangers en Californie, dans les régions minières de l’Arizona, du Montana, du Colorado et dans l’Alaska. La question est pendante, mais une solution s’impose à bref délai, sous peine de graves conflits.

D’ordre plus général, la question de savoir quelles conséquences peut avoir et quelle influence peut exercer, sur la situation économique et financière, la découverte des nouvelles mines d’or, est plus importante encore. On vit cette question se poser en 1849 à propos de la Californie, en 1851 à propos de l’Australie, plus récemment à propos de l’Afrique du Sud. Selon les uns, la découverte doit aboutir, à bref délai, à une dépréciation de l’or ; selon d’autres, si cette dépréciation doit se produire, ce ne sera que très lentement et à très lointaine échéance. Si l’on compare la valeur de l’or extrait, dans les sept pays producteurs principaux du précieux métal, pour 1896, et l’évaluation approximative de cette production pour l’année courante, on constate une augmentation, inégalement répartie entre ces pays, de 190 625 000 fr., ainsi qu’il résulte du tableau suivant :


Pays producteurs Production en 1896 Production approximative en 1897 Augmentation
francs francs francs
Etats-Unis 265 000 000 300 000 000 35 000 000
Australie 231 250 000 260 000 000 28 750 000
Afrique 220 000 000 280 000 000 60 000 000
Russie 110 000 000 125 000 000 15 000 000
Mexique 35 000 000 45 000 000 10 000 000
Indes Britanniques 29 125 000 35 000 000 5 875 000
Canada 14 050 000 50 000 000 36 000 000
904 425 000 1 095 000 000 190 625 000

Les chiffres officiels de 1896 sont inférieurs à la réalité. On évalue à 1 025 millions et non à 904 425 000 francs la production totale. Il y aurait lieu de majorer de 35 millions ceux afférens aux États-Unis, établis uniquement d’après la valeur des lingots déposés à la Monnaie, et aussi, et pour des raisons analogues, de 60 millions le montant afférent à l’Afrique, de 25 millions celui de l’Australie. De ces rectifications, étendues aux évaluations approximatives pour l’année courante, il résulterait que le rendement de 1897 atteindra 1 200 millions. L’accroissement continu du nombre et de la richesse des mines exploitées permet d’entrevoir que le XXe siècle débutera avec une production annuelle d’or d’environ un milliard et demi.

Jusqu’ici, tout indique, en effet, que la production de l’Alaska et de la Colombie Britannique égalera, si elle ne la dépasse, celle de la Californie. Il importe peu, d’ailleurs, que les chiffres de cette production figurent à l’actif de l’Alaska ou du Canada. Leur action sur la situation financière, sur le taux de l’escompte, sur celui de l’intérêt, des salaires, du prix des objets de consommation générale, est et demeure la même, que les mines soient situées sur territoire anglais, américain ou autre.

Dès 1893, M. R. E. Preston, directeur général de la Monnaie à Washington, constatait que la production totale de l’or atteignait 777 750 000 francs ; qu’elle tendait à s’accroître rapidement ; que les jours de la frappe de l’argent étaient comptés ; que ceux-là se trompaient qui concluaient à une dépréciation prochaine de l’or et à une hausse correspondante de l’argent du fait de la production croissante de l’or.

Cette thèse ne pourrait en effet se soutenir que si la demande d’or demeurait stationnaire, l’extraction devenant plus abondante. Il n’en est rien. La tendance est générale en faveur de l’étalon d’or et, à part les États-Unis, grands producteurs d’argent, toutes les nations réclament le monométallisme, avec l’étalon d’or. Il n’est pas un pays en Europe qui, volontiers, ne remplaçât son argent monnayé, sauf l’appoint nécessaire pour les petites transactions, par l’or, s’il le pouvait faire sans de trop onéreux sacrifices. L’Allemagne convertirait en or les 500 millions de francs en thalers d’argent qu’elle a en circulation ; ainsi ferait la France de ses pièces de cinq francs représentant à peine la moitié de leur valeur nominale. Les besoins d’or de la Russie sont considérables ; l’Autriche-Hongrie, l’Italie, en manquent ; le Japon adopte l’étalon d’or ; la Chine l’imite ; toute l’Amérique du Sud le demande et le Mexique, dernière citadelle de l’étalon d’argent, est encombré de ce métal déprécié. Pour tous les grands emprunts modernes l’intérêt est stipulé payable en or, et l’or fait défaut aux demandes. Bien des années s’écouleront encore avant que l’humanité dispose de la quantité d’or nécessaire à ses besoins !


C. DE VARIGNY.

  1. Scottish geographical Magazine : Edimbourg, août 1897.
  2. Voyez New-York Herald, 25 juillet 1897.
  3. A son voyage subséquent du 28 août dernier, le Portland a ramené 60 passagers, rapportant 15 millions d’or.
  4. Voyez la Revue des Deux Mondes des 1er et 15 novembre 1886.
  5. Mac Clure Magazine, septembre 1897, New-York.
  6. Voir The Fortnightly Review, London, septembre 1897.