Les Milliards d’Arsène Lupin/Chapitre II


Chapitre II

Onze hommes se réunissent


Patricia, sans se montrer, suivit les deux hommes. Aucune curiosité banale ou intéressée ne la poussait, mais elle n’oubliait pas les paroles qu’avait prononcées James Mac Allermy, relativement aux périlleux hasards d’une aventure dont le dénouement pourrait lui être funeste. N’était-il pas sous le coup d’une menace précise ? Patricia ne devait-elle pas voir en ces paroles un avertissement dont il lui fallait tenir compte ? N’était-ce pas son devoir de veiller sur lui ? Mac Allermy et Fildes partaient en expédition nocturne, aucun doute à ce sujet. Donc, pour elle, nécessité d’agir.

Les deux amis marchaient sans tourner la tête en arrière. Bras dessus, bras dessous, ils discutaient avec animation. Mac Allermy tenait de sa main libre le portefeuille fauve à poignée de cuir, Frédéric Fildes jouait avec sa canne.

Ils marchèrent longtemps et gagnèrent des rues que Patricia, acharnée à sa poursuite secrète, n’avait jamais encore traversées et le long desquelles ils allaient eux, sans hésitation, comme si la route leur eût été familière.

Enfin, ils contournèrent une vaste place carrée, dont un des côtés était orné d’une colonnade, au-dessous de laquelle s’alignaient des boutiques, à cette heure closes de leurs volets contigus. Plusieurs de ces boutiques présentaient un aspect entièrement semblable, même disposition, mêmes dimensions, même décoration. Des portes les séparaient, donnant accès à des logements situés au-dessus.

Mac Allermy s’arrêta brusquement et ouvrit une de ces portes. Patricia, se postant à peu de distance dans l’ombre des arcades, entrevit les premières marches d’un escalier conduisant à l’entresol.

Mac Allermy, suivi de Frédéric Fildes, s’engagea dans l’escalier et la porte se referma. Le directeur de Allo-Police dut rester en haut à peine une minute, puis redescendre, car Patricia vit la boutique du rez-de-chaussée s’illuminer d’une clarté qui filtrait par l’étoile des trous, par quoi était percé le rideau de la devanture.

Il y eut quelques minutes de tranquille silence.

Dix heures sonnèrent. Presque aussitôt, deux hommes parurent et, d’une allure nonchalante, vinrent rôder sous les arcades. Patricia se dissimula davantage dans l’ombre où elle était embusquée. Les deux hommes parvinrent à la hauteur de la boutique, et l’un d’eux frappa sur la devanture avec un objet métallique qu’il tenait dans la main. Aussitôt, dans le rideau de métal, une petite porte basse fut ouverte de l’intérieur. Vivement, les deux hommes s’engouffrèrent et la trappe fut refermée. Puis Patricia, épiant toujours, le cœur battant, distingua ensuite un groupe de quatre hommes qui s’avançaient sans hâte, comme des promeneurs désœuvrés. Eux aussi s’arrêtèrent devant la boutique et frappèrent à la devanture. Pour eux aussi, la petite porte s’ouvrit. Ils y disparurent.

Vint ensuite un homme isolé qui, pareillement, frappa et entra. Puis un autre. Puis, enfin, un dernier, un homme de haute taille qui dissimulait son visage sous un chapeau rabattu et dans un vaste cache-nez de laine grise.

Onze en tout, compta Patricia, ne voyant plus survenir personne après une attente de quelques minutes. Onze hommes, y compris Mac Allermy et Fildes, qui étaient venus attendre les autres. Quels autres ?… Qui étaient ces gens qui semblaient appartenir aux classes les plus diverses de la société ? Que venaient-ils faire là ? Pour quelle œuvre de nuit étaient-ils rassemblés mystérieusement dans cette boutique en apparence abandonnée ? Dans ce quartier lointain ?…

Patricia se souvint des paroles de son directeur. N’était-ce point là l’entreprise grandiose dont il lui avait parlé, et où il était engagé avec Frédéric Fildes ? L’entreprise aventureuse et périlleuse dont le dénouement pour Mac Allermy serait peut-être la mort ?

Patricia s’inquiéta, s’affola… Et si l’on tuait Mac Allermy à cette minute même ?… Elle faillit s’éloigner, arrêter le premier passant venu pour lui demander l’adresse du plus proche bureau de police…

Mais, tout de suite, elle se reprit. Avait-elle le droit d’intervenir dans une entreprise dont elle ignorait tout et dont les dangers n’existaient peut-être pas ? Mac Allermy avait agi en toute connaissance de cause en organisant cette réunion. S’il courait des risques, il les avait librement acceptés. Sous quel prétexte, dans ces conditions, Patricia se mêlerait-elle de déranger ses plans en faisant intervenir une police indiscrète ? Ne serait-ce pas susciter peut-être des périls réels pour détourner des périls imaginaires ?

La jeune femme attendit sans se montrer ni bouger. Les minutes passèrent… une heure… deux heures… enfin, la porte du rideau de fer fut tirée. Trois hommes, quatre, cinq apparurent. Il en sortit dix qui se dispersèrent sous les yeux avides de Patricia, toujours soigneusement cachée. Elle vit l’homme au cache-nez, crut reconnaître Frédéric Fildes, mais ne distingua pas James Mac Allermy.

Patricia attendit un moment encore… Soudain, elle vit reparaître l’homme au cache-nez. Il revenait sur ses pas vers la boutique. Comme précédemment, il y frappa et s’engouffra dans la porte basse qui lui fut ouverte.

Quatre à cinq minutes s’écoulèrent, pas davantage, et l’homme au cache-nez reparut, se glissant hors de la petite porte. Il tenait à la main le portefeuille en cuir fauve de Mac Allermy. Il s’éloigna en hâte.

L’incident fut suspect aux yeux de Patricia. Pourquoi cet homme emportait-il le précieux portefeuille où était enfermé le secret de l’importante affaire ? La jeune femme se demanda si elle attendrait de voir sortir à son tour Mac Allermy ou si elle s’attacherait aux pas de l’homme au cache-nez. Sans trop réfléchir, elle se décida soudain à suivre l’homme. En quelques pas rapides, elle fut sur sa trace. L’homme marchait vite et, semblait-il, avec inquiétude, regardant autour de lui, derrière lui… Patricia devait faire une extrême attention pour n’être pas vue. Elle n’osait se rapprocher et craignait de le perdre de vue au tournant de l’une des rues de ce quartier qu’elle ne connaissait pas. Et tout à coup il se mit à courir. Patricia courut, elle aussi, et se trouva sur une place où débouchaient plusieurs rues. Laquelle prendre ? L’homme avait disparu…

Patricia, un peu haletante, s’arrêta. Sa poursuite avait donc été vaine…

Dépitée, un peu honteuse de sa maladresse, elle haussa les épaules à l’adresse d’elle-même. Et elle se croyait habile… Ah ! le piètre détective qu’elle faisait ! Depuis des heures, elle était en surveillance, et voilà le résultat obtenu… Et elle s’apercevait à présent qu’elle ne savait même pas l’adresse de la mystérieuse boutique où s’étaient réunis les mystérieux personnages. Elle eût été bien incapable de la retrouver… Il y avait des arcades… Oui… Mais reconnaîtrait-elle l’endroit, même si on l’y conduisait ? Une soirée perdue… C’était le seul résultat de ses efforts…

Désorientée, mécontente d’elle-même, elle erra à l’aventure, suivit une large rue populeuse, bordée de bars violemment éclairés et fréquentés par une clientèle louche. Il y avait des cris, des rires. Patricia, inquiète, marchait vite, n’osant demander son chemin… Pas de police visible. Et voici que des individus de mauvaise mine la suivaient, essayaient de l’aborder. Elle marcha plus vite encore. Des bouffées d’air vif lui frappèrent le visage. Elle pensa qu’elle approchait du bord de l’eau. L’endroit devenait silencieux, désert et sombre. Elle se trouva sur un quai encombré de matériaux, de sacs de sable et de plâtre, de piles de bois et de rangées de tonneaux vides ou pleins.

La jeune femme tressaillit brusquement, une main brutale lui happait l’épaule.

« Ah ! te voilà donc, Patricia ! Trop heureux de la rencontre. Je ne te lâche plus, ma belle ! Non, pas la peine de te débattre ! »

Bien qu’elle ne pût reconnaître ni la voix, ni la silhouette de son agresseur, la jeune femme fut persuadée que c’était celui qu’on appelait « Le Sauvage », « The Rough », l’homme qui, l’après-midi déjà, l’avait assaillie dans l’escalier de Allo-Police. Elle tenta de se dégager, mais la main qui l’étreignait semblait une main de fer. L’homme reprit, railleur et menaçant :

« Puisque l’occasion s’en présente, je t’avertis, ma petite, que tu t’engages sur une mauvaise route, prends garde ! Voilà que tu fais de l’espionnage, maintenant ! Au compte de qui ? Pour l’amour de qui ? Du vieux Allermy ! Tonnerre, après le fils, le père, alors ? Ça ne sort pas de la famille ! Écoute bien, ma jolie : si tu souffles un mot de ce que tu as pu surprendre ce soir, tu es perdue ! Oui, perdue ! toi et ton petit Rodolphe ! Ce cher enfant, il y passera, je te le jure ! Alors, silence, hein ! Ne t’occupe pas de nos affaires, si tu ne veux pas qu’on s’occupe des tiennes ! C’est compris, hein ? Et pour sceller le pacte, un baiser, ma jolie ! Un seul, mais un vrai baiser d’amour ! »

Il resserrait son étreinte, tâchait d’atteindre la bouche qui se dérobait. La lutte de l’après-midi recommençait. Patricia se débattait, éperdue, n’osant crier, dans la peur d’être étranglée par le « Sauvage » qui grondait :

« T’es trop bête ! Un baiser, et je te mets aussi dans l’entreprise : beaucoup d’argent à gagner, je te le répète ! Beaucoup d’argent ! De quoi faire de ton Rodolphe un duc, un prince, un roi ! Et tu refuses ? Tu crois donc arriver en travaillant avec Mac Allermy ? Idiote, va ! Ah ! sale bête !… »

De ses ongles aigus, comme une chatte en colère, elle l’avait griffé de toutes ses forces. Il avait la figure en sang. Il appela :

« Albert, un coup de main, vieux garçon ! »

Un homme vêtu en matelot, un colosse haut de six pieds, parut, sortant de l’ombre du quai, et accourut à l’appel du « Sauvage ». Avec son aide, le Sauvage terrassa Patricia, la courba en deux.

« Tiens-la, Albert ! Attends ; voilà une gentille petite cage où elle ne pourra ni griffer ni se sauver ! »

Il avait avisé sur le quai un des tonneaux vides. Secondé par le colosse, il enleva la jeune femme et brutalement la fourra, toujours pliée en deux, dans le tonneau d’où sa tête émergeait seule.

« Prends ta faction près d’elle, Albert, ordonna le Sauvage, et si elle essaie de crier ou de sortir de là, un bon coup de galoche sur la tête pour qu’elle rentre dans sa coquille, comme un colimaçon. Dans une heure, je serai de retour. Tu sais où je vais, hein ? Je n’ai fait que la moitié de la besogne, il faut que je finisse ! Battons le fer pendant qu’il est chaud. La chance est pour nous, profitons-en, et t’auras ta part sur la mienne. À tout à l’heure, Patricia. Si tu as un peu froid, ma chambre est proche, au Bar de l’Océan, je t’emmènerai t’y réchauffer. Et toi, le matelot, tu te rappelles la consigne ? Un coup de galoche sur la tête, ou bien, pour la faire taire, un baiser ! Elle adore ça ! »

Il ricana ; ramassa la serviette de cuir fauve qu’il avait déposée sur un sac, et s’éloigna.

Patricia, dans le tonneau où elle était captive, ne sentait pas la gêne de cette situation ridicule. La peur et l’horreur l’enfiévraient. Le dégoût s’y mêla bientôt. Le matelot, dès le départ du Sauvage, s’était penché sur elle, approchant son visage si près du sien, qu’elle sentit, le cœur soulevé, son haleine empestée de vin et de fumée.

« Paraît que t’adore ça ? dit-il d’une voix basse et canaille. On pourra s’entendre alors. Le Sauvage, je m’en f… ! Un baiser, donné de bon gré, et je te tire du tonneau.

— Tire-m’en d’abord, souffla Patricia, qui voyait en cette répugnante brute un possible libérateur.

— Mais tu me promets ? insista-t-il soupçonneux.

— Bien sûr ! C’est si peu, ce que tu me demandes !

— Je peux demander davantage ! dit-il avec un rire d’ivrogne. Enfin, j’ai confiance en toi ! »

Il saisit le tonneau, qu’il renversa comme s’il s’agissait d’un exercice de cirque, Patricia en sortit, et, du sol boueux, se releva d’un bond.

« Alors, mon baiser ! dit le colosse, s’avançant les bras tendus. »

Elle fit un bond en arrière.

« T’embrasser ? C’est promis. Tout ce que tu voudras. Mais pas ici. Il fait trop froid. On pourrait venir ! Où est sa chambre à lui ? »

Il eut un geste dans l’ombre nocturne.

« Tu vois la lumière rouge… là-bas… C’est le Bar de l’Océan.

— J’y vais, dit Patricia. Suis-moi, je t’y attends. »

Elle s’enfuit, légère, si surexcitée par sa délivrance qu’elle ne sentait pas la fatigue. Du reste, une préoccupation majeure, à présent, la dominait. Les derniers mots du Sauvage l’avaient effrayée. À quelle autre moitié de la besogne avait-il fait allusion ? Quelle œuvre lui restait-il à accomplir ? Allait-il tuer quelqu’un ?

Elle se précipita vers la rue des tavernes, entra dans celle dont l’enseigne était rouge.

« Un café, un verre de brandy, commanda-t-elle au garçon du Bar de l’Océan. Où est le téléphone ? »

Le garçon la conduisit vers la cabine, où elle consulta l’annuaire.

Elle était perplexe. Réfléchissant vite, elle se dit : « Voyons… Qui avertir ? La police ? Non… Fildes d’abord… Il a dû rentrer chez lui… Et le danger est là. Oui… Frédéric Fildes… »

Elle tourna le disque d’un doigt fébrile, entendit qu’on décrochait là-bas.

« Allo… Allo… » fit-elle d’une voix que l’émotion rendait rauque.

Hésitante, inquiète, la voix de Fildes répondit :

« Allo… Qui est-ce qui parle ? Est-ce vous, Mac Allermy ? Le Sauvage vient d’arriver. »

La jeune femme eut un tressaillement d’horreur. Prévenir Fildes… Mais non, comment le vieillard se protégerait-il lui-même ?… C’était le bandit qu’il fallait terrifier. Elle répondit :

« Justement, je veux lui parler… de la part de Mac Allermy. »

Elle entendit bientôt la voix dure et éraillée du Sauvage :

« Allo ! Qui est là ?

— C’est moi, Patricia… Je viens te donner un conseil. Décampe… J’ai prévenu la police de tes intentions contre Fildes. Décampe tout de suite.

— Bah ! c’est toi, fit la voix sans autrement s’émouvoir, alors cet idiot de matelot a fait des siennes… Ça va, je vais partir. Mais j’ai bien cinq minutes. J’ai encore un mot à dire à M. Fildes. »

Patricia frémit, mais sa voix devint impérieuse et dure :

« Prends garde, Sauvage. J’ai tout dit. Les gens de la police sont partis en auto. Ils doivent déjà cerner la maison. Pense à la chaise électrique si tu commets ton crime…

— Merci de t’intéresser à moi, répondit la voix railleuse. Alors, on va se dépêcher… »

Un silence là-bas. Puis, soudain un cri étouffé… un cri d’agonie.

« Ah ! le bandit ! murmura Patricia, haletante, près de défaillir ; le bandit, il l’a tué. »

Affolée, elle raccrocha le téléphone, s’enfuit en jetant de l’argent au garçon du bar. Le matelot arrivait ; elle l’évita, et dehors courut éperdument. Par fortune elle vit un taxi vide, y sauta. La tête perdue, machinalement, au lieu de donner au chauffeur l’adresse de Frédéric Fildes ou l’adresse du journal, elle donna son adresse à elle, comme une bête blessée qui se réfugie en son gîte.

Elle se sentait soudainement, atrocement faible, lasse à mourir. Elle voulait se coucher, dormir… oublier ce drame qu’elle pressentait, ce drame qui, à présent, était accompli et auquel elle ne pouvait plus rien. Les événements étaient plus forts qu’elle.

Elle dormit mal, d’un sommeil coupé de cauchemars affreux et qui, au milieu de la nuit, fit place à une insomnie, où l’aventure lui semblait de plus en plus effroyable. L’épisode du portefeuille dérobé augmentait ses angoisses. Cependant, elle n’en tira pas la déduction logique qui eût dû s’offrir à son esprit, c’est-à-dire que, si le portefeuille avait été volé à Mac Allermy, cela n’avait pu avoir lieu que par la force. Non, elle était parfaitement consciente que Frédéric Fildes avait été la victime du Sauvage, mais, pas une seconde, elle n’eut de craintes au sujet de Mac Allermy ; elle ne devina rien, ne fut envahie par aucun pressentiment.

Sa stupeur fut profonde lorsque, le lendemain, dès son arrivée au journal, elle vit le tumulte des bureaux, l’agitation des salles de rédaction, et lorsqu’elle apprit que le patron avait été frappé d’un coup de couteau en plein cœur, dans une boutique de la place de la Liberté. La place de la Liberté ! C’était cela, la place aux arcades !

Elle se raidit pour ne pas défaillir, pour garder le silence. L’événement la bouleversait ; elle se sentait saisie des plus cruels remords. N’aurait-elle pu sauver Mac Allermy ? N’aurait-elle pu agir ?… Elle ne songeait qu’à cela, à sa responsabilité dans le crime commis !… Le reste, c’est-à-dire la façon dont la police avait été avertie, ce que les inspecteurs pouvaient savoir sur la boutique, sur le propriétaire de cette boutique, sur les réunions qui s’y tenaient, tous ces détails, qui furent connus plus tard, ne lui importaient pas en cette minute tragique où, comme une criminelle, elle se reprochait son inaction !

Elle lut pourtant tous les quotidiens du soir, qui, tous, relataient l’assassinat avec des renseignements différents, des commentaires variés et une documentation le plus souvent erronée sur la victime, personnage en vue, dont la mort tragique et mystérieuse causait dans le public une forte sensation.

Dans ces journaux, également, était relaté un autre crime sensationnel aussi, mais qui ne fut pas une surprise pour Patricia : n’en avait-elle pas été informée la première par téléphone et au moment où il était commis ? Il s’agissait du crime sur la personne de l’attorney Frédéric Fildes. Celui-ci, qui devait bientôt s’embarquer pour l’Europe, avait été assassiné chez lui, au cours de la soirée précédente, par un inconnu qui était venu le voir et qui l’avait frappé d’un coup de couteau au cœur — précisément comme avait été frappé le directeur de Allo-Police. Y a-t-il corrélation entre ces deux meurtres, se demandaient les journaux ? Les deux victimes se connaissaient bien et avaient des affaires communes. Une bande de gangsters aurait-elle résolu leur mort ? Les aurait-elle exécutés presque à la même heure ?

Mais chez Fildes un coffre-fort avait été forcé. Une somme de cinquante mille dollars avait été volée… Était-ce donc le simple crime crapuleux d’un isolé ?

Patricia, elle, savait à n’en pouvoir douter que la même main criminelle avait frappé les deux vieillards. Mais dans quel but précis ? Pour le compte de quelle puissance occulte ? Le Sauvage était-il un criminel de grande envergure, ou un simple instrument ? Elle voulait le savoir… Pour cela, un seul moyen…

Le lendemain du double crime, dans l’après-midi, Patricia fut convoquée par Henry Allermy dans le bureau directorial du journal de police dont, fils et héritier de James Mac Allermy, il avait pris possession.

Sans émotion apparente, la jeune femme répondit à cet appel. Henry Mac Allermy avait trente ans. Patricia, qui ne l’avait pas vu depuis plusieurs années, retrouva en lui, homme fait, les traits du jeune homme qu’elle avait autrefois connu. Mais toute passion était morte en elle comme en lui. Ils se parlèrent avec la réserve de deux étrangers.

« Mademoiselle, dit le jeune directeur, la dernière note écrite par mon père sur son registre particulier vous concerne :

« Patricia… un caractère, de l’énergie, le sens de l’organisation. Serait tout à fait à sa place comme sous-directrice. »

Sans regarder la jeune femme, il ajouta :

« Je tiendrai compte dans toute la mesure du possible de l’opinion de mon père sur vous… Toutefois, bien entendu, si cela s’accorde avec vos intentions… »

Patricia répondit avec la même réserve :

« Je crois, monsieur, que la meilleure façon dont je puisse servir le journal, c’est en me consacrant à la tâche de venger votre père. Dans quelques heures, je m’embarque pour la France. Je viens de retenir ma place sur le paquebot « Île-de-France. »

Henry Mac Allermy eut un geste d’étonnement.

« Vous allez en France ? s’exclama-t-il.

— Oui. D’après certaines paroles prononcées par votre père, je puis affirmer qu’il avait l’intention d’y aller lui-même d’ici peu.

— Alors ?

— Alors, je crois que ce voyage en France était lié avec l’affaire où M. Mac Allermy a trouvé la mort.

— Vous avez des preuves ?

— Rien de précis. C’est une simple impression.

— Et au moment même où le journal a le plus besoin de vous, vous prenez une décision aussi grave, sur une simple impression ? observa Henry Allermy avec un peu d’ironie.

— On doit souvent suivre, pour agir, ses intuitions, répondit avec calme Patricia.

— Mais il faut vous mettre d’accord avec la police.

— Je n’en vois pas la nécessité. Je ne pourrais fournir à la police aucun renseignement utile… »

Il y eut un silence.

« Vous avez de l’argent ? reprit Henry Mac Allermy, que la résolution de la jeune femme impressionnait malgré lui.

— Deux mille dollars d’avance, que votre père avait versés à la caisse à mon compte comme avance sur mon travail futur.

— Ce n’est pas suffisant.

— Si j’ai besoin d’une plus forte somme afin d’obtenir un résultat, vous en serez avisé, monsieur.

— J’y compte. Au revoir, mademoiselle. »

Ils se séparèrent sans un mot de plus.

Comme Patricia se retirait, une jeune femme, dans le bureau directorial, entra sans être annoncée. Jolie, fardée, très élégante dans ses vêtements de deuil, elle passa en tourbillon près de Patricia sans même la voir et se jeta dans les bras d’Henry en s’écriant :

« Mon nouveau manteau, chéri ! Comment le trouves-tu ? Il fait bien deuil, n’est-ce pas ? »

C’était la jeune épouse d’Henry Allermy.

L’heure venue, Patricia s’embarqua sur le paquebot « Île-de-France ». Elle était seule. Une amie devait lui amener, deux ou trois semaines plus tard, son fils, le petit Rodolphe.

Tout de suite, la traversée fut pour la jeune femme un grand repos. L’isolement parmi les passagers étrangers, le calme de l’existence à bord répandaient sur elle leurs inévitables bienfaits. Il y a des heures dans la vie où l’on ne voit clair qu’en fermant les yeux. La mer vous apporte cette sérénité dont on a tant besoin à certains moments troubles et incertains.

Les deux premiers jours, Patricia ne quitta pas sa cabine. Aucun bruit à gauche, sa cabine étant au bout d’un couloir ; aucun bruit à droite : « Le passager voisin ne sortait jamais et restait étendu sur son lit », confia le steward à Patricia.

Mais, le troisième jour, revenant après une promenade sur le pont, elle constata que son sac de voyage et ses tiroirs étaient en désordre ; on avait fouillé chez elle… Qui avait fouillé ? Pour trouver quoi ?

Patricia fit vérifier les targettes qui, d’un côté et de l’autre, verrouillaient la porte de communication. Elles étaient intactes, les serrures fermées à double tour… Impossible de passer. Pourtant on avait passé.

Le lendemain, nouvelle intrusion, nouvelle fouille chez Patricia. Elle ne pouvait douter. Quelqu’un entrait chez elle en son absence. Qui, encore une fois, et dans quel but ? Dans l’espoir de se renseigner, elle se mêla à la vie du paquebot pour étudier les passagers. Elle déjeuna et dîna dans la salle à manger, se promena sur le pont, fréquenta les salons… écouta… regarda… Non, elle ne connaissait personne…

Cependant les fouilles continuaient chez elle. Patricia se plaignit au commandant, lequel avertit le commissaire du bord qui entreprit des recherches, fit établir une surveillance.

Surveillance et recherches vaines. Mais une enquête personnelle, l’indication donnée par des traces de pas sur la poudre de riz tombée d’une boîte sur le parquet, révélèrent à Patricia que l’intrus venait de la cabine voisine. Celle-ci était occupée par un passager nommé Andrews Forb. Andrews Forb ?… Cela n’apprenait rien à Patricia. Mais inquiète, en désarroi, elle crut que ce nom cachait la personnalité du Sauvage… Ou bien, qui sait ? celle de l’homme qui avait combattu le Sauvage sur le palier de Allo-Police… qui l’avait sauvée, elle, Patricia.

Comment savoir la vérité, puisque le passager voisin ne sortait jamais de sa cabine ?

Résolue à dissiper ce doute qui l’affolait, elle se fit accompagner par le commissaire pour une visite à cette cabine voisine. Celui-ci frappa à la porte, parlementa et enfin, usant de son autorité, introduisit Patricia.

Patricia regarda le passager mystérieux et s’exclama avec stupeur :

« Comment, c’est vous, Henry ?… »

Elle demanda au commissaire de la laisser seule avec l’occupant de la cabine.

Henry Mac Allermy, en présence du commissaire, s’était contenu, mais, quand il fut seul avec la jeune femme, le masque d’impassibilité qu’il avait porté lors de leur entrevue au journal tomba, et pâle, bouleversé, il se jeta aux genoux de Patricia et avoua tout.

Il l’aimait. Il n’avait jamais cessé de l’aimer. Il implorait son pardon pour l’avoir si lâchement abandonnée. Il ne pouvait plus vivre sans elle.

« Je suis jaloux, acheva-t-il, pantelant. Je souffre ! Que veut dire ce départ ? Venger mon père ? C’est un prétexte ! C’est un mensonge. Vous ne partez pas seule, Patricia ! Vous partez avec un homme que vous aimez ! Qui est-il ? Je n’en sais rien ! Mais je le saurai ! Je vous arracherai à lui ! Rien ne compte que vous. Mon mariage fut une folie. Je vous aime ! Je ne supporterai pas de vous voir à un autre ! Je vous tuerai plutôt ! Je ne puis admettre votre trahison ! »

Saisie d’étonnement devant tant d’injustice, Patricia s’indigna :

« Mais la trahison, c’est vous qui l’avez commise, Henry ! Je m’étais confiée à vous. Je vous avais donné tout mon amour ! Je ne vivais que pour vous et pour notre enfant ! Et vous avez brisé tout cela ! Tout s’est effondré du jour au lendemain, sans raison, sans explication. Un seul mot sur un bout de papier : « Adieu ! ». Vous parlez de me tuer ?… Mais, sans Rodolphe, je serais morte ! Vous pardonner ? Jamais. Ou alors, oui, le pardon que l’on accorde au passé cruel qui ne compte plus ! À un indifférent qu’on a chassé de sa pensée et que l’on ne méprise même plus ! »

Elle était déterminée, dédaigneuse, implacable. Henry Mac Allermy, dans un effort violent, reprit quelque sang-froid. Il se releva, promit de changer de cabine le jour même, de ne plus l’importuner et, dès l’arrivée en Europe, de retourner à New York.

« Pour vous occuper de votre journal et de votre femme », ordonna Patricia.

Il haussa les épaules :

« Non, le journal m’ennuie. C’est en dehors de mes compétences. Les rédacteurs, associés entre eux, feront mieux que moi. J’ai donné des pouvoirs avant mon départ. Je réglerai tout définitivement…

— Et votre femme ?

— Je la déteste, depuis que je la connais bien. Elle s’est imposée à moi pour me prendre à vous. C’est une enfant gâtée, égoïste, frivole et capricieuse !

— Votre place est auprès d’elle ! Vous l’avez épousée ! Vous devez la rendre heureuse ! C’est votre devoir ! »

Il protesta, il pleura, la supplia à nouveau. Et la voyant inflexible, il finit par promettre tout ce qu’elle exigea de lui.

« Un lâche, un être inconsistant et versatile, se dit Patricia lorsqu’elle eut regagné sa cabine. Comment ai-je pu me tromper à ce point ? Voir en lui un homme digne d’être aimé ?… »

Henry Mac Allermy n’était pas à craindre pour elle. Elle dormit tranquille cette nuit-là.

Mais le matin suivant elle apprit qu’une rixe avait eu lieu, la nuit, sur le pont, entre deux individus. L’un d’eux avait jeté l’autre à la mer.

Le passager qui se faisait appeler Andrews Forb ayant disparu depuis ce moment-là, on ne douta pas que ce fût lui la victime. Mais nul ne put savoir qui l’avait jeté par-dessus bord. Personne n’avait été témoin direct de la rixe. L’un des combattants avait été jeté à la mer ; l’autre s’était éclipsé. On fit de vaines recherches parmi l’équipage et les voyageurs. Le mystère ne put être éclairci.

Patricia, pourtant, avait la certitude — certitude sans preuve, du reste — que l’agresseur était le Sauvage, qui, après avoir tué le père, s’était débarrassé du fils. Elle imaginait le Sauvage embusqué parmi les passagers. Elle étudiait tous les visages… Mais comment reconnaître un homme qu’on n’a fait qu’entrevoir rapidement et en des circonstances dramatiques ne prêtant pas à l’observation précise ?

La jeune femme, malgré son courage, eût connu des heures d’angoisse si elle n’avait eu l’impression irraisonnée, mais réconfortante, que quelqu’un veillait sur elle. Oui, celui qui l’avait déjà sauvée une fois la sauverait encore, le cas échéant. Était-il donc à bord de l’Île-de-France ? Pourquoi pas ? N’avait-il pas promis de la secourir, de la défendre ? N’était-il pas tout-puissant ? Avec le sentiment qu’elle se protégeait contre toute agression possible, elle suspendit à son cou, comme un fétiche bienfaisant, le sifflet d’argent qu’il lui avait donné. À la moindre alerte, elle l’appellerait et il viendrait, elle en était sûre…

Dès lors, rassurée, elle put vivre tranquille pendant le reste du voyage. Rien ne se passa. Comme le Sauvage, le Sauveur demeurait dans l’ombre impénétrable où elle le cherchait.

À l’arrivée, sur la passerelle du débarquement, en face de laquelle elle se posta, aucun signe ne lui permit d’identifier, parmi les passagers quittant le bord, l’un ou l’autre de ces hommes qui tenaient tant de place dans sa mémoire, l’un sinistre, vulgaire et redoutable, avec sa passion tenace, brutale et hardie ; le second, déterminé, amical et si puissant que, sûre de lui, elle n’avait plus peur de rien, puisqu’il avait promis de la secourir et de la défendre.

Les projets de Patricia s’appuyaient sur le raisonnement suivant :

La grande et secrète entreprise de James Mac Allermy avait décidé celui-ci à faire un voyage en France. Donc, le Sauvage, son assassin — oui, on n’en pouvait douter — voulait, lui aussi, gagner la France, autant pour se mettre à l’abri des poursuites de la police new-yorkaise, que pour continuer l’affaire commencée qu’il voulait confisquer à son profit. Sans doute, ayant quitté le bateau clandestinement en Angleterre, tenterait-il de passer en France par une autre voie. Au Havre, Patricia, donc, loua une auto, se fit conduire à Boulogne, puis à Calais, afin de surveiller les débarquements de Grande-Bretagne.

En fin de journée, à Calais, un individu, vêtu d’un large raglan, coiffé d’une casquette enfoncée et le bas du visage enfoncé dans un cache-nez gris, franchit la passerelle. Sa main droite tenait une lourde valise. Sous le bras gauche, parmi une liasse de journaux et de magazines, il dissimulait un paquet enveloppé de papier d’emballage et ficelé, dont la dimension correspondait au portefeuille volé à Mac Allermy.

Patricia, qui, se dissimulant avec soin, observait l’arrivée, reconnut la silhouette de celui qu’on appelait « le Sauvage ». Elle s’attacha à ses pas.

Il prit le train pour Paris, Patricia monta dans le compartiment voisin. À Paris, il descendit dans un grand hôtel non loin de la gare du Nord. Patricia s’établit dans le même hôtel, au même étage.

Elle avait la certitude qu’il ne soupçonnait pas sa présence. Tout un jour elle attendit, construisant des plans qu’elle abandonnait à mesure. La femme de chambre de l’étage, dont elle acheta les bons offices, la renseigna sur l’emploi du temps du voyageur. C’était simple : il avait dormi tout l’après-midi et avait demandé qu’on lui servît à dîner dans sa chambre. Il ne se séparait pas d’un grand portefeuille fauve, à poignée de cuir.

Ce dernier renseignement vainquit les hésitations de Patricia et ses craintes. Il fallait agir avant que le bandit n’agît. Il fallait lui enlever le portefeuille avant qu’il n’eût le temps de tirer parti des documents qui s’y trouvaient contenus ou bien qu’il le portât peut-être en une cachette sûre.

Patricia prit dans son nécessaire de toilette un petit revolver bijou, porte-respect sans quoi elle ne voyageait pas et, avec un nouveau et sérieux pourboire, se fit conduire à la chambre du Sauvage par la femme de chambre qui lui en ouvrit la porte à l’aide d’un passe-partout.

Patricia entra, referma la porte derrière elle, se trouva seule avec l’homme.

Il venait d’achever de dîner. Il se dressa, Patricia vit sa haute taille, sa large carrure, son visage massif et bestial qu’elle n’avait jusqu’alors fait que deviner dans l’ombre d’un palier ou d’un quai et que, pour le moment, la stupeur rendait presque comique.

Mais il se ressaisit vite et voulut railler.

« Patricia ! Non, c’est vous ! Quelle charmante surprise ! Comme c’est gentil de venir voir un vieil ami ! Asseyez-vous donc ! Voulez-vous des fruits, du café, des liqueurs ? Mais, d’abord, on ne s’embrasse pas ? »

Il fit un pas vers elle. Elle braqua sur lui son petit revolver :

« Restez tranquille, n’est-ce pas ! »

Il rit, mais s’arrêta :

« Alors, qu’y a-t-il pour votre service ?

— Rendez-moi le portefeuille de cuir fauve que vous avez volé après avoir tué M. Mac Allermy dans la boutique où vous êtes revenu après la réunion des « Onze », ordonna Patricia.

Il rit encore.

« Si j’ai jugé bon de tuer pour voler ce portefeuille, ce n’est pas pour le rendre, voyons ! Qu’en voulez-vous faire ?

— Continuer l’œuvre commencée par mon ancien directeur. Je suppose que tous les documents indispensables sont dans ce portefeuille ?…

— Certes. Et sans eux, impossible de rien faire !

— Donnez-les-moi. Vous êtes traqué par la police, d’une minute à l’autre on peut vous arrêter pour deux crimes et les documents seront perdus pour nous.

— Pour nous ? Vous consentez donc à travailler pour moi, ma belle Patricia ?

— Non, pour moi et pour le journal.

— C’est-à-dire pour votre ancien ami, Allermy junior ?

— Il est mort, dit Patricia d’une voix sourde et sans pouvoir réprimer un frisson. On l’a jeté à l’eau. »

Sauvage haussa les épaules.

« Des blagues ! Quelqu’un est tombé à l’eau, oui… Et le junior, laissant croire que c’était lui, s’est caché parmi la foule des troisième classe. Vous n’avez donc pas lu les dernières nouvelles câblées de New York ?

— Alors, qui donc s’est noyé ?

— Un émigrant italien expulsé d’Amérique après de sales histoires. Il a dû vouloir faire du chantage…

— Et c’est l’homme qui m’a sauvée de vous qui l’a jeté à la mer ?

— Je ne connais pas cet homme.

— Vous mentez ! Vous lui avez dit qu’il était Arsène Lupin !

— Je n’ai aucune certitude. Peut-être est-ce lui… Peut-être pas… Mais, somme toute, vous réclamez le portefeuille ?

— Oui.

— Et si je refuse ?

— Je vous livre à la police.

— Soit. Mais d’abord, réglons nos comptes tous les deux. »

Il y eut un silence. Le Sauvage paraissait hésiter. Enfin, il grommela :

« Qu’est-ce que vous voulez que je fasse entre votre revolver et les flics… »

— Donnez-moi le portefeuille… Où l’avez-vous caché ?

— Sous mon oreiller. Attendez, vous allez l’avoir. »

Toujours sous la menace du petit revolver, le Sauvage se dirigea vers son lit, se pencha… Et, tout à coup, rapide comme l’éclair, bondit de côté, en même temps que l’oreiller du lit volait à travers la chambre, frappant Patricia au visage et lui faisant sauter des mains le revolver.

Le bandit s’empara de l’arme et marcha sur la jeune femme.

Dans l’ombre de la pièce mal éclairée, elle devinait l’expression implacable et bestiale de son visage.

Elle porta son sifflet d’argent à sa bouche.

« Halte ! ou j’appelle !

— Et qui viendra ? ricana le bandit.

— Lui. Celui qui m’a déjà protégée contre vous.

— Ton sauveur mystérieux ?

— Mon sauveur, Arsène Lupin.

— Tu crois donc que c’est lui ? dit le Sauvage qui avait reculé.

— Tu le crois aussi, dit Patricia. Et tu as peur !… »

Il essaya une fanfaronnade.

« Eh bien, siffle donc ! Qu’il vienne ! J’ai envie de faire sa connaissance de plus près. »

Mais c’était une envie très relative, car il laissa partir la jeune femme.

Patricia regagna sa chambre, décidée à faire une autre tentative le lendemain, et cette fois en prévenant, s’il le fallait, la police.

Elle dormit quelques heures, et au matin fut réveillée par des allées et venues, et des bruits de voix animée.

S’étant levée, elle apprit par la femme de chambre que celui qu’elle nommait le Sauvage avait, dans le courant de la nuit, été grièvement blessé à la tête d’un coup de matraque. Il vivait encore cependant et on ne désespérait pas de le sauver. On ignorait tout de son agresseur qui avait passé inaperçu parmi les allées et venues des voyageurs.

Utilisant sa carte de reporter, il fut loisible à Patricia de se mêler à l’enquête préliminaire du commissaire de police. Elle n’apprit rien, mais, revenant à l’hôtel, la femme de chambre voyant que le blessé l’intéressait pour une raison ou pour une autre, lui offrit de lui remettre, moyennant récompense, le carnet-portefeuille de l’homme assailli. Elle l’avait trouvé derrière le radiateur de sa chambre. Patricia accepta et s’enquit de la sacoche. Personne ne l’avait vue. L’agresseur du Sauvage l’avait certainement emportée. C’était sans doute pour s’en emparer qu’il avait frappé.

Dans le porte-cartes, Patricia trouva un petit carnet d’identité avec une photographie abritée sous une feuille de mica. L’envers de la photo portait cette ligne écrite par Mac Allermy :

(M) — Paule Sinner no 3.

Une page de carnet indiquait l’adresse à Portsmouth d’un certain Edgar Becker (taverne Saint-George). Les autres pages étaient blanches. Patricia supposa que cet Edgar Becker était sans doute l’agresseur du Sauvage, donc le voleur du portefeuille. Voulant se renseigner, espérant voir l’homme lui-même, s’il avait, ce qui était probable, regagné l’Angleterre avec son butin, elle repartit aussitôt pour le Havre, traversa la Manche et arriva à Portsmouth.

Là, elle trouva facilement la taverne Saint-George.

Une petite taverne voisine du port. L’établissement était en émoi. Le patron, un gros homme roux et bavard, renseigna la jeune femme. Il y avait eu un crime chez lui quelques heures plus tôt. Edgar Becker, qui logeait à l’hôtel dépendant de la taverne, avait été assassiné. Il revenait d’un court voyage en France…

« Portait-il un portefeuille de cuir fauve ? demanda Patricia, essayant de dominer sa surexcitation.

— Parfaitement, miss, je l’ai vu dans sa valise. Becker est monté se reposer. Alors, ce qui s’est passé, personne n’en sait rien, parce que personne n’a rien vu ; mais trois heures après, la servante a trouvé Becker étranglé.

— Et le portefeuille ? demanda Patricia.

— Pas trace de portefeuille. Mais j’ai trouvé un carnet. Tiens, j’ai oublié d’en parler à la police.

— Dix livres si vous me donnez ce carnet, dit la jeune femme.

Le patron n’hésita pas.

« Oh ! si vous voulez. Je n’en ai que faire et après tout Becker me devait de l’argent et c’est pas la police qui paiera… »

Le carnet, semblable à celui du Sauvage, contenait la même sorte de carte d’identité, signée de M. Allermy, et une photo de même format, avec cette notation :

(M) — Paule Sinner no 4.
Patricia revint en France, s’installa dans un hôtel du quartier de l’Étoile et c’est trois jours plus tard qu’elle câbla, au journal Allo-Police, cet article fameux qui fit tant de bruit aux États-Unis et dans tous les pays du monde. Il commençait par ces lignes sensationnelles :

Quatre crimes ont été commis, deux à New York, un en Angleterre, un autre à Paris. En apparence, rien de commun entre eux et je ne pense pas que la police, même si elle y a un moment songé, tout au moins pour les deux crimes de New York, aurait jamais pu découvrir entre eux le moindre lien. Or, c’est le même crime et je vais le démontrer.

Patricia racontait alors sa conversation avec Mac Allermy, les raisons pour lesquelles elle l’avait suivi un soir à travers les rues, le rendez-vous des onze dans le magasin de la place de la Liberté, le vol du portefeuille de cuir fauve, son coup de téléphone tragique à Frédéric Fildes, son voyage en Europe, ce qu’elle savait enfin des deux autres crimes.

Et quelle habileté dans ce récit ! Quelle clarté magistrale dans les déductions ! Quelle atmosphère créée dès les premières lignes ! Ah ! elle avait bien profité de la leçon donnée par le vieil Allermy !

L’article se terminait par cette page qui en résumait toute la force et lui donnait toute sa signification :

Ainsi donc, un conciliabule, évidemment préparé de longue date, réunit onze personnes en vue d’une œuvre qui semble de considérable importance. Et quels sont les premiers résultats de l’effort convenu ? Trois hommes tués et une tentative d’assassinat ! Est-ce à dire que l’œuvre soit une de celles qui ne peuvent produire que meurtre, vol ou ignominie ? Non. Elle a germé dans le cerveau de deux hommes, de deux amis d’une moralité indiscutable et d’un caractère au-dessus de tout soupçon ! Mac Allermy et l’attorney Frédéric Fildes ! Mais elle est difficile, pleine d’embûches, de périls et d’obstacles ; les deux amis doivent choisir leurs associés parmi des personnes louches : chevaliers d’industrie, hommes à tout faire, gangsters de toutes classes, dont Mac Allermy pressent les exigences et les appétits sournois quand il me dit : « Supposons que je sois engagé dans une aventure qui me mène à la mort. » Et c’est ce qui advient dès l’abord. Les deux honnêtes gens sont aussitôt assassinés, les documents indispensables au succès de l’entreprise sont volés et voilà une bande de fauves lâchés à travers le monde, avec des ambitions féroces et un but qui les enfièvre, les rend plus impitoyables encore… Conséquence : deux autres victimes. Et ce n’est pas fini.

Hypothèse… direz-vous ? Suppositions sans preuves réelles ?

Mes preuves, je les gardais pour conclure. Ou plutôt ma preuve, car il n’y en a qu’une, mais elle est irréfutable, et la police de New York saura lui donner toute son autorité.

C’est la découverte de ces deux cartes d’identité que j’ai recueillies et qui appartenaient au Sauvage et à Edgar Becker. Or, je suis persuadée que l’on a dû trouver ou que l’on trouvera la même carte parmi les papiers de M. Mac Allermy et de l’attorney Frédéric Fildes…

Et, effectivement, dès que l’article fut parvenu à la connaissance de la police de New York, des recherches furent faites dans les papiers des deux amis assassinés et on découvrit les deux carnets d’identité sur lesquels l’attention de la police ne s’était pas arrêtée.

On y lut ces indications :

Sur celui de Frédéric Fildes :

(M) — Paule Sinner no 2.

Sur celui de James Mac Allermy :

(M) — Paule Sinner no 1.


La preuve était faite : sur les quatre victimes, la même indication. Mot de passe ? Signe de ralliement ? Nom d’une femme réelle ? Sobriquet particulier signifiant : « Paule la Pécheresse » ? Mystère ! Mystère complet !… Oui, mais, en tout cas, on devait supposer que les sept complices survivants étaient réunis par ce même nom :

Paule Sinner


qu’accompagnait un numéro d’ordre qui les désignait dans la ténébreuse association et que précédait un M majuscule.

Mais, dans la nuit même qui suivit leur découverte, les deux carnets provenant des deux hommes assassinés disparurent des bureaux centraux de la police… Comment ?… Un mystère de plus…