Les Mille et Une Nuits/Préface du traducteur

PRÉFACE DU TRADUCTEUR
DE LA CONTINUATION
DES MILLE ET UNE NUITS.


Avant de parler de la continuation des Mille et une Nuits qu’on publie aujourd’hui, il est nécessaire de dire quelque chose de l’original arabe, et de la partie déjà traduite par M. Galland.

Les manuscrits complets des Mille et une Nuits sont rares, non-seulement en Europe, mais même en Orient ; et tous ne se ressemblent pas exactement. La Bibliothèque Impériale de Paris possède deux exemplaires des Mille et une Nuits, qui sont tous deux fort incomplets.

Le premier de ces exemplaires, composé de trois volumes petits in-4°. d’environ 140 pages chacun, qui ont appartenu à M. Galland, ne contient que 282 Nuits, et finit peu après le commencement de l’histoire du prince Camaralzaman, placée ici à la suite de l’histoire de Noureddin et de Beder. Ainsi, ces trois volumes, dans lesquels ne se trouve pas l’histoire des voyages de Sindbad, ne renferment guère que la moitié de ce qui a été traduit par M. Galland. Cet exemplaire n’en est pas pour cela moins précieux. Le style en est bien plus correct et plus élégant que celui des autres manuscrits des Mille et une Nuits que j’ai lus, ou dont on a publié des morceaux ; et la différence à cet égard est si grande, que beaucoup d’Arabes n’entendent pas ce manuscrit. Les histoires y sont aussi plus étendues et plus détaillées.

Il paroît assez clairement par-là, 1o. que ce manuscrit renferme le texte original de l’ouvrage, texte qui a été altéré et corrompu dans les manuscrits plus modernes[1] : 2o. que l’âge de ce manuscrit se rapproche beaucoup du temps où l’ouvrage a été composé ; et comme le caractère de l’écriture paroît avoir plus de deux cents ans d’antiquité, on pourroit, d’après ces seules données, penser avec assez de probabilité que l’ouvrage a été composé dans le milieu du seizième siècle ; mais une note qui se trouve dans un de ces volumes lève tous les doutes à cet égard, et nous fait connoître avec certitude, et l’âge du manuscrit, et le temps où l’ouvrage a été composé. Par le contenu de cette note, on voit qu’elle a été écrite du temps même de l’auteur. Or, cette note est datée de l’an 955 de l’hégire[2], dont le commencement tombe au 10 février 1548 de l’ère vulgaire ; d’où il suit que l’idée des Mille et une Nuits ne remonte pas beaucoup au-delà de cette époque.

Le second exemplaire des Mille et une Nuits de la Bibliothèque Impériale est en un seul volume in-f°. d’environ 800 pages. Il est divisé en plusieurs parties. La 28e, qui finit avec la Nuit 905, est suivie d’une autre partie, cotée 29e, mais qui finit à la Nuit 870 ; ce qui fait voir que cette partie doit être placée avant la précédente. Ce manuscrit, au reste, est très-imparfait, et ne renferme pas toutes les parties qu’il semble renfermer : les parties 12e, 15e, 16e, 18e, 20e, 21e, 22e, 23e, 25e, 27e manquent entièrement ; les Nuits ne sont pas cotées dans des endroits, et le sont fort mal dans d’autres ; il y a souvent des lacunes ; et les dernières parties, depuis la 17e, ne contiennent que des répétitions des histoires précédentes, quelques historiettes et des fragmens de contes tirés de divers ouvrages, tels que les Fables de bidpaï, l’Histoire des dix Visirs, etc. Les premières parties renferment d’abord les mêmes histoire que les trois volumes manuscrits qui ont appartenu à M. Galland ; les histoires qui viennent ensuite, se retrouvent plus complètes dans les trois manuscrits dont je vais parler[3].

M. de ***, savant orientaliste a fait venir d’Égypte, en 1804, lorsqu’il étoit à Constantinople, un manuscrits des Mille et une Nuits très-complet, dont il a envoyé la notice à M. de Sacy, membre de l’Institut national, qui me l’a communiquée. M. de *** assure que son manuscrit est entièrement conforme à un autre envoyé pareillement d’Égypte à M. d’Italinski, ministre de Russie à Constantinople. Je vois par la notice du manuscrit de M. de ***, qu’il ressemble parfaitement à un autre qui a été rapporté de l’expédition d’Égypte, et dont je suis actuellement possesseur[4].

La ressemblance de ces trois manuscrits, m’autorise à croire que l’édition des Mille et une Nuits qu’ils renferment, est aujourd’hui la plus commune, et peut-être la seule au moins en Égypte. J’aurois pu même penser qu’il n’y avoit pas en Orient d’autre édition de cet ouvrage, si le manuscrit dont il me reste à parler n’en présentoit une qui paroît fort différente, au moins dans les dernières parties.

M. Scott, savant anglais, connu par plusieurs ouvrages traduits de l’arabe et du persan, possède un manuscrit des Mille et une Nuit qui a appartenu au docteur White d’Oxford. Ce manuscrit, qui est en sept volumes, renferme, dit-on, l’ouvrage entier, sauf une lacune de 140 Nuits, depuis la 166e jusqu’à la 306e. D’après la notice insérée dans l’ouvrage intitulé Oriental Collections, de M. Ousely, il semble que la plupart des contes du troisième volume et des suivans, ne sont pas les mêmes que ceux qui se trouvent dans les trois manuscrits d’Égypte dont je viens de parler.

Cette différence, qui commence vers le quart environ de l’ouvrage entier, et après l’histoire de Camaralzaman, me fait penser que le premier auteur ou compilateur de ces contes, qui est encore inconnu, n’avoit pas été plus loin, et qu’ils ont été continués ensuite, et achevés par différentes mains, et avec différens matériaux. Plusieurs raisons viennent à l’appui de cette conjecture. Les histoires qui composent les dernières parties des Mille et une Nuits dans les manuscrits arabes, sont entremêlées d’anecdotes, d’historiettes, de fables, qui ne ressemblent point au reste de l’ouvrage, et ont l’air de pièces de rapport, de morceaux de remplissage. Parmi les histoires plus étendues, plusieurs paroissent avoir formé d’abord des ouvrages séparés. Telle est l’histoire des voyages de Sindbad, divisée originairement en sept chapitres, qui renferment chacun le récit d’un voyage, et que M. Galland a divisé en vingt et une Nuits, en l’assujettissant à un nouveau cadre[5]. Cette histoire se trouve, à la vérité, dans les trois manuscrits d’Égypte dont j’ai parlé ; mais elle ne se trouve, ni dans les trois volumes des Mille et une Nuits qui ont appartenu à M. Galland, ni dans le manuscrit de M. Scott : ce qui a fait penser à ce dernier qu’elle n’étoit pas des Mille et une Nuits, et qu’elle avoit été insérée par M. Galland. On peut encore regarder comme un ouvrage séparé, emprunté pour compléter celui des Mille et une Nuits, l’histoire des sept visirs, renfermée dans le manuscrit de M. Scott, et dans les trois manuscrits d’Égypte.

Quant à la première partie de l’ouvrage, qui paroît être originale, du moins par rapport aux autres, je crois que l’aventure des deux frères Schahriar et Schahzenan, doit être encore distinguée des contes qui la suivent, dont plusieurs, peut-être même le plus grand nombre, peuvent bien ne pas appartenir entièrement à l’auteur qui s’est plu à nous tracer l’histoire préliminaire. Cette histoire, au reste, ressemble trop à celle de Joconde et du roi de Lombardie dans l’Arioste, pour ne pas croire que l’une a servi de modèle à l’autre. Mais si l’auteur arabe, comme l’époque à laquelle il a écrit pourroit le faire soupçonner, a emprunté du poète italien le fonds de cette plaisanterie, il faut convenir qu’il l’a poussée beaucoup plus loin. La fiction de ce génie, de cet être supérieur à l’espèce humaine, et soumis aux disgrâces de l’humanité, est une fiction originale, une extravagance assez plaisante.

Il semble d’abord que les contes des Mille et une Nuits devroient avoir un rapport plus marqué avec celui qui leur sert de canevas. « Quant à la manière dont ces contes sont amenés, dit M. de La Harpe, après avoir fait l’éloge de l’ouvrage, on ne sauroit en faire cas… Les contes persans, que l’on appelle Mille et un Jours, ont un fondement plus raisonnable. Il s’agit de persuader à une jeune princesse trop prévenue contre les hommes, qu’ils peuvent être fidèles en amour ; et en effet, la plupart des contes persans sont des exemples de fidélité. Plusieurs sont du plus grand intérêt ; mais il y a moins de variété, moins d’invention que dans les Mille et une Nuits. »

On pourroit répondre à M. de La Harpe, que la prévention de la princesse Farrukhnaz contre les hommes, qu’elle ne connoît pas encore, prévention uniquement fondée sur un vain songe, est bien différente de celle du roi des Indes, fondée sur une trop malheureuse expérience, sur l’exemple de son frère, et sur celui d’un génie. L’auteur arabe ne cherche point à détruire une prévention qu’il s’est plu à créer. Sans doute, pour ne point laisser de regrets au lecteur qui lira tout l’ouvrage, et pour mettre un terme à une barbarie aussi invraisemblable que révoltante, il doit faire obtenir grâce à la sultane ; mais il n’a pas besoin pour cela de persuader Schahriar qu’elle lui sera fidelle. Scheherazade ignore d’ailleurs le motif de la conduite barbare du sultan, qui n’a point révélé son déshonneur. L’adroite et spirituelle conteuse ne cherche qu’à l’amuser, et à gagner du temps. Schahriar ne se défie pas de cette ruse : il la laisse volontiers vivre un jour, parce qu’il peut la faire mourir le lendemain. Mille et une nuits, ou deux ans et neuf mois s’écoulent dans ces délais toujours courts, mais toujours renouvelés. Pendant ce laps de temps, le sultan, tout en écoutant les contes de la sultane, l’a rendue mère de trois enfans. La sultane, pour obtenir sa grâce tout entière, n’a plus alors recours aux contes : elle présente à son mari ces trois innocentes créatures, dont la dernière ne fait que de naître : elles tendent toutes vers leur père des mains suppliantes, et lui demandent la grâce de leur mère.

Le sultan ne peut résister à ce spectacle : il embrasse tendrement son épouse et ses enfans, en demandant seulement à Scheherazade de lui réciter encore de temps en temps quelques-uns de ces contes qu’elle sait si bien faire. Tel est le dénouement des Mille et une Nuits, que M. Galland ne connoissoit pas, et que M. de La Harpe ne pouvoit deviner. Les incidens qu’il suppose, dispensoient, comme on voit, l’auteur de persuader le sultan, et de faire tendre toutes les histoires vers ce but.

M. Galland n’avoit pas de manuscrit complet des Mille et une Nuits. On voit par son épître dédicatoire, adressée à madame la marquise d’O, qu’il avoit d’abord traduit pour elle l’histoire des voyages de Sindbad, dont il possédoit un manuscrit qui se trouve maintenant à la Bibliothèque Impériale.

M. Galland se proposoit de faire imprimer cette histoire, qu’il désigne par ces mots : Sept Contes arabes, lorsqu’il apprit qu’elle étoit tirée d’un recueil prodigieux de contes semblables, en plusieurs volumes, intitulés les Mille et une Nuits. Il tâcha de se procurer ce recueil ; mais il ne put en trouver que quatre volumes, qui lui furent envoyés de Syrie. De ces quatre volumes, trois sont actuellement dans la Bibliothèque Impériale ; le quatrième aura été vraisemblablement égaré à la mort de M. Galland. On ne peut douter que ces trois volumes, cotés dans le catalogue imprimé des manuscrits arabes de la Bibliothèque Impériale, 1506, 1507 et 1508, ne soient du nombre des quatre dont parle M. Galland dans son épître dédicatoire : car il annonce dans le même endroit, que ce qu’il publie renferme la traduction de son premier volume manuscrit ; et les deux premiers volumes de la première édition, qui ont paru d’abord[6], représentent exactement le premier volume manuscrit de M. Galland, avec trois feuillets seulement du second. Le troisième volume manuscrit de M. Galland, finissant, comme je l’ai déjà dit, vers le milieu de l’histoire du prince Camaralzaman, il falloit que son quatrième volume manuscrit renfermât le reste de cette histoire. Je pense qu’il renfermoit aussi l’histoire de Ganem, qui se trouve dans le quatrième volume imprimé des éditions en six volumes, et une partie des histoires du cinquième volume. Quant aux histoires du prince Zeyn Alasnam, de Codadad et de ses frères, et de la princesse de Deryabar, M. Galland a prévenu qu’elles n’étoient pas des Mille et une Nuits, et les a presque désavouées[7]. Les onzième et douzième volumes de la première édition, qui répondent au dernier volume des éditions en six volumes, ayant paru après la mort de M. Galland, il est possible qu’il s’y soit glissé quelques histoires qui ne soient pas des Mille et une Nuits. Ce qu’il y a de certain, c’est que plusieurs histoires des derniers volumes ne se trouvent pas dans les manuscrits des Mille et une Nuits connus jusqu’à présent.

On a reproché à M. Galland de s’être donné trop de liberté en traduisant[8]. En lui faisant ce reproche, on n’a peut-être pas fait assez d’attention à la différence du génie des langues, et à la nature de l’ouvrage. M. Galland savoit très-bien l’arabe ; mais il ne croyoit pas pour cela que tout ce qui étoit traduit littéralement de l’arabe pût plaire à des lecteurs français. Il vouloit faire un ouvrage agréable dans sa langue maternelle, et il a réussi ; mais pour y parvenir, il falloit se conformer au goût de la nation. M. Galland a donc été obligé, non-seulement de retrancher, d’adoucir, d’expliquer, mais même d’ajouter ; car les auteurs orientaux, qui tombent souvent dans des répétitions, ou qui s’apesantissent sur des détails inutiles, laissent quelquefois à deviner bien des choses ; et leur narration vive comme leur imagination, est souvent trop rapide, et même obscure pour nous. En s’attachant servilement à son original, M. Galland n’auroit fait probablement qu’un ouvrage insipide. Pour mettre le public en état de décider cette question, je vais placer à côté de la traduction de M, Galland une traduction littérale faite sur le manuscrit dont il se servoit. Je prendrai pour morceau de comparaison le commencement même de l’ouvrage.

TRADUCTION
DE M. GALLAND.
TRADUCTION
LITTÉRALE.
Les chroniques des Sassaniens, anciens rois de Perse, qui avoient étendu leur empire dans les Indes, dans les grandes et petites isles qui en dépendent, et bien loin au-delà du Gange, jusqu’à la Chine, rapportent qu’il y avoit autrefois un roi de cette puissante maison, qui étoit le plus excellent prince de son temps. Il se faisait autant aimer de ses sujets, par sa sagesse et sa prudence, qu’il s’était rendu redoutable à ses voisins par le bruit de sa valeur et par la réputation de ses troupes belliqueuses et bien disciplinées. Il avait deux fils : l’aîné, appelé Schahriar, digne héritier de son père, en possédait toutes les vertus ; et le cadet, nommé Schahzenan, n’avait pas moins de mérite que son frère. On rapporte qu’il y avoit autrefois dans le royaume des Sassanides[9], dans les isles de l’Inde et de la Chine deux rois qui étoient frères. L’aîné s’appeloit Schahriar, et le cadet Schahzenan. Schahriar étoit un prince vaillant, belliqueux, redoutable, prompt à se venger, et auquel rien nepouvait résister. Il régnait sur les contrées les plus éloignées, sur les peuples les plus indomptés, et tout pliait sous son obéissance.

Après un règne aussi long que glorieux, ce roi mourut, et Schahriar monta sur le trône. Schahzenan, exclus de tout partage par les lois de l’empire, et obligé de vivre comme un particulier, au lieu de souffrir impatiemment le bonheur de son aîné, mit toute son intention à lui plaire. Il eut peu de peine à y réussir. Schahriar, qui avait naturellement de l’inclination pour ce prince, fut charmé de sa complaisance ; et par un excès d’amitié, voulant partager avec lui ses états, il lui donna le royaume de la grande Tartarie. Schahzenan en alla bientôt prendre possession, et il établit son séjour à Samarcande, qui en étoit la capitale.

Schahriar avait donné le royaume de Samarcande à son frère, qui faisait son séjour dans cette ville, tandis que lui-même résidait dans l’Inde et à la Chine.

Il y avoit déjà dix ans que ces deux rois étoient séparés, lorsque Schahriar, souhaitant passionnément de revoir son frère, résolut de lui envoyer un ambassadeur pour l’inviter à le venir voir. Il choisit pour cette ambassade son premier visir, qui partit avec une suite conforme à sa dignité, et fit toute la diligence possible. Quand il fut près de Samarcande, Schahzenan, averti de son arrivée, alla au-devant de lui avec les principaux seigneurs de sa cour, qui, pour faire plus d’honneur au ministre du sultan, s’étoient tous habillés magnifiquement. Le roi de Tartarie le reçut avec de grandes démonstrations de joie, et lui demanda d’abord des nouvelles du sultan son frère ? Le visir satisfit sa curiosité, après quoi il exposa le sujet de son ambassade. Schahzenan en fut touché. « Sage visir, dit-il, le sultan mon frère me fait trop d’honneur, et il ne pouvoit rien me proposer qui me fût plus agréable. S’il souhaite de me voir, je suis pressé de la même envie. Le temps, qui n’a point diminué son amitié, n’a point affoibli la mienne. Mon royaume est tranquille, et je ne veux que dix jours pour me mettre en état de partir avec vous. » Ainsi, il n’est pas nécessaire que vous entriez dans la ville pour si peu de temps. Je vous prie de vous arrêter en cet endroit, et d’y faire dresser vos tentes. Je vais ordonner qu’on vous apporte des rafraîchissemens en abondance pour vous et pour toutes les personnes de votre suite. » Cela fut exécuté sur-le-champ : le roi fut à peine rentré dans Samarcande, que le visir vit arriver une prodigieuse quantité de toutes sortes de provisions, accompagnées de régals et de présens d’un très-grand prix. Les deux frères restèrent ainsi séparés pendant dix ans. Au bout de ce temps, Schahriar eut envie de revoir son frère, et lui envoya son visir pour le faire venir à sa cour. Ce visir avoit deux filles : l’une nommée Scheherazade, et l’autre nommée Dinarzade. Il fit aussitôt les préparatifs de son voyage, et marcha jour et nuit jusqu’à ce qu’il fût arrivé à Samarcande. Schahzedenan, informé de son arrivée, alla au-devant de lui, accompagné des principaux seigneurs de sa cour. Il mit pied à terre à sa rencontre, l’embrassa, et lui demanda des nouvelles de son frère aîné, le grand roi Schahriar. Le visir dit à Schahzenan que son frère se portoit bien, et l’avoit envoyé pour le chercher. Le roi de Samarcande témoigna qu’il étoit prêt à obéir aux ordres de son frère, et fit loger le visir hors de la ville. Il lui fit porter les vivres et les provisions dont il avoit besoin, fit tuer un grand nombre de bestiaux pour sa table, et lui envoya de l’argent, des chevaux et des chameaux.

Cependant Schahzenan, se disposant à partir, régla les affaires les plus pressantes, établit un conseil pour gouverner son royaume pendant son absence, et mit à la tête de ce conseil un ministre dont la sagesse lui étoit connue, et en qui il avoit une entière confiance. Au bout de dix jours, ses équipages étant prêts, il dit adieu à la reine sa femme, sortit sur le soir, de Samarcande, et, suivi des officiers qui devoient être du voyage, il se rendit au pavillon royal qu’il avoit fait dresser auprès des tentes du visir. Il s’entretint avec cet ambassadeur jusqu’à minuit. Alors voulant encore une fois embrasser la reine, qu’il aimoit beaucoup, il retourna seul dans son palais. Schahzenan employa dix jours à tout préparer pour son départ, et nomma pour gouverner le royaume, pendant son absence, un de ses principaux officiers. Il fit sortir ses équipages, et se rendit le soir auprès du visir. Vers le milieu de la nuit il rentra dans la ville, et alla au palais pour faire ses adieux à la reine son épouse.

En comparant ces deux morceaux, on verra clairement que la traduction de M. Galland est une paraphrase ; mais, d’un autre côté, la traduction littérale paroîtra peut-être un peu sèche. C’est apparemment pour remédier à ce défaut, que M. Galland, qui possédoit assez bien l’esprit et la tournure du conte, a cru d’abord devoir faire remonter la narration plus haut, et parler du père des deux rois Schahriar et Schabzenan. Il a pensé qu’il falloit ensuite motiver la cession du royaume de Samarcande faite par le frère aîné à son cadet, mettre dans la bouche de celui-ci un discours adressé à l’ambassadeur de son frère, différer à parler des deux sœurs Scheherazade et Dinarzade jusqu’au moment où elles paroissent sur la scène, et ajouter çà et là diverses circonstances pour donner à la narration plus d’étendue et de développement.

Quoi qu’il en soit, il est encore un autre reproche qu’on a fait à M. Galland, c’est d’avoir retranché les vers dont ces contes sont parsemés. Ce retranchement, il est vrai, fait perdre à l’ouvrage sa forme primitive, et lui ôte l’agrément et la variété qui résultent de ce mélange de prose et de poésie. Mais pour que ces passages, tirés la plupart de différens poètes arabes, et dont plusieurs ont peu de rapport au sujet, pussent conserver tout leur mérite poétique, et produire dans la traduction l’effet qu’ils produisent dans l’original, il faudroit qu’ils fussent traduits en vers. M. Galland ne l’a point essayé, et je crois qu’il a fait sagement. J’ai suivi son exemple ; seulement, lorsque ces morceaux m’ont paru plus intimement lies aux contes, j’ai tâché d’en présenter l’esprit, en laissant de côté les idées qui ne pouvoient se rendre en français.

La continuation des Mille et une Nuits, par MM. Chavis et Cazotte, qui parut en 1788, est si différente de l’ouvrage de M. Galland, et si éloignée du goût oriental[10], que les savans durent la prendre, et la prirent effectivement, d’abord, pour un ouvrage entièrement supposé. Telle étoit l’opinion du docteuc Russel, auteur d’une histoire d’Alep, remplie de détails intéressans, lorsqu’ayant rassemblé un certain nombre de contes arabes séparés, du genre des Mille et une Nuits, il trouva dans son recueil le fonds de presque tous les contes qui forment le premier et le troisième volume de la continuation de Cazotte[11]. M. Scott regardoit pareillement cette continuation comme apocryphe, avant d’avoir rencontré dans un manuscrit persan la substance de plusieurs des contes qu’elle renferme.

J’ai trouvé à la Bibliothèque Impériale le manuscrit où M. Chavis a puisé presque tous les contes dont il a donné l’idée à M. Cazotte, et que celui-ci s’étoit chargé d’embellir, en les tournant à sa manière, et les revêtant des couleurs de son imagination[12]. En comparant ce manuscrit avec l’ouvrage de M. Cazotte, j’ai reconnu qu’il avoit tellement amplifié la matière en la surchargeant de descriptions, d’incidens, d’épisodes, de réflexions, que plusieurs des contes originaux étoient presque méconnoissables. J’ai aussi remarqué que M. Cazotte avoit été quelquefois induit en erreur par son interprète, qui n’a pas toujours bien saisi le sens de l’auteur, et la suite des événemens : ce qui a obligé le rédacteur à inventer lui-même pour corriger les défauts de raison, de vraisemblance ou d’intérêt qu’il trouvoit dans le canevas qu’on lui présentoit.

Ce que je viens de dire de la continuation de M. Cazotte, sans rien ôter au mérite de cet ingénieux écrivain, suffit, je crois, pour faire voir que cette continuation ne pouvoit faire suite à la traduction des Mille et une Nuits, commencée par M. Galland. J’ai cru devoir en conséquence, en suivant les traces de ce savant orientaliste, traduire plus fidèlement les contes dont j’ai retrouvé le texte arabe. Ces contes, qui remplissent environ trois volumes de la continuation de M. Cazotte, resserrés dans les bornes que l’auteur arabe leur a donnés, occupent le huitième volume de cette édition, et le quart environ du neuvième.

En plaçant ici ces contes, je ne veux pas faire croire qu’ils font réellement partie des Mille et une Nuits : je déclare au contraire qu’ils ne se trouvent dans aucun des manuscrits de cet ouvrage que je connois ; et que dans le manuscrit sur lequel je les ai traduits, ils ne sont pas annoncés comme appartenant à ce fameux recueil. J’aurois donc pu, en me proposant de continuer l’ouvrage d’un de mes prédécesseurs dans la chaire d’arabe du collége de France, ne faire aucune attention aux contes publiés par M. Cazotte ; mais comme l’ouvrage même de M. Galland renferme plusieurs contes qui ne se trouvent pas dans les manuscrits connus des Mille et une Nuits, et que d’ailleurs ceux dont il s’agit étant traduits fidellement ne s’éloignent pas du genre des Mille et une Nuits, j’ai cru devoir les mettre à la tête de cette continuation.

Les histoires renfermées dans le neuvième volume, depuis celle de Naama et de Naam, sont tirées de mon manuscrit des Mille et une Nuits. L’histoire de Naama est enclavée dans celle des princes Amgiad et Assad, donnée par M. Galland. Les histoires d’Alaeddin, d’Alkeslan et du faux calife, sont placées de suite dans mon manuscrit, immédiatement après l’histoire des princes Amgiad et Assad, et ne sont séparées que par des histoires fort courtes, et beaucoup moins intéressantes, que je n’ai pas cru devoir publier en ce moment. Je me propose de donner une suite à cette continuation, si elle est favorablement accueillie du public, et si d’autres occupations me le permettent.


FIN.


  1. On en peut juger par le commencement même de l’ouvrage, dont le texte a été publié d’après le manuscrit de M. Scott, dans les Oriental Collections. Vol. 11, pag. 166.
  2. Cette note se trouve dans le dernier des trois vol. manusc. des Mille et une Nuits, qui ont appartenu à M. Galland, fo. 20, verso, au bas de la page. L’écriture en est fine et assez difficile à déchiffrer. En voici le contenu :
    « Ce charmant livre a été lu par N., fils de N., écrivain (Kateb) à Tripoli, qui fait des vœux pour que l’auteur vive long-temps. Ce 10 du mois de rabi premier, l’an 955 de l’hégire. »
    Une note à-peu-près pareille et de la même écriture, qui se trouve à la fin du volume précédent, est datée de l’an 973 de l’hégire, 1565 de l’ère vulgaire.
  3. Je ne dis rien d’un troisième exemplaire des Mille et une Nuits, en arabe, de l’écriture de M. Chavis, qui se trouve à la Bibliothèque Impériale, parce qu’il a été principalement copié sur les trois manuscrits de M. Galland.
  4. Ce manuscrit appartenoit auparavant à M. Ruphy, chef de l’instruction publique du département de la Seine, auteur d’un Dictionnaire abrégé français-arabe, à l’usage de ceux qui se destinent au commerce du Levant : Paris, imprim. de la République, an 10. M. Ruphy, qui me l’avoit d’abord prêté de la meilleure grâce du monde, en me permettant de le garder tant que j’en aurois besoin, a bien voulu m’en faire ensuite le sacrifice.
  5. Les voyages de Sindbad remplissent trente Nuits dans mon manuscrit.
  6. Ces deux premiers volumes, qui répondent au premier volume des éditions en six volumes, parurent en 1704, et furent suivis dans la même année des volumes trois et quatre.
  7. Voyez l’avertissement à la tête du cinquième volume de cette édition.
  8. M. de Murr, dans sa Dissertation sur les Contes arabes dans les Mille et une Nuits. M. Richardson, dans sa Grammaire arabe.
  9. Tout ce commencement est écrit dans cette prose poétique et rimée, qui est particulière aux Arabes. La Perse est ici appelée le royaume des Sassanides, moulj beni sasan, pour rimer avec ce qui précède, fi cadim alzaman. L’auteur ne dit point, comme la traduction de M. Galland, que Schahriar et Schahzenan fussent de la dynastie des Sassanides. Cela seroit absurde, puisque la plupart des histoires suivantes se rapportent à des époques postérieures à l’extinction de cette dynastie. Les isles de l’Inde et de la Chine ne signifient autre chose que les Indes et la Chine. Le mot isle, en arabe, se prend aussi pour presqu’isle.
  10. On en peut juger par ces expressions : les drapeaux de Mars, l’égide de Minerve, tome 3, pag. 337 ;  ; l’enfant de Vénus, l’écharpe d’Iris, ibid, p. 339 ; ou bien encore par cette description de la litière de la fille du visir, au commencement de l’histoire des dix visirs, tom. 3, pag. 8. Cette voiture étoit de cristal de roche. Les moulures et les charnières étoient d’or cisel » ;. L’impériale en forme de couronne… Cette litière avoit la forme d’un petit temple à l’antique.
  11. Russel’s history of Aleppo. Vol. I
  12. Ce manuscrit, de forme in.4°, contenant 742 pages, est une acquisition faite depuis quelques années, qui n’a point encore de numéro.