Les Mille et Une Nuits/Les Aventures du calife Haroun Alraschild

Anonyme
Traduction par Antoine Galland.
Les Mille et Une NuitsLe NormantTome 6 (p. 194-204).

LES AVENTURES
DU
CALIFE HAROUN ALRASCHILD.


Quelquefois, comme votre Majesté ne l’ignore pas, et comme elle peut l’avoir expérimenté par elle-même, nous sommes dans des transports de joie si extraordinaires, que nous communiquons d’abord cette passion à ceux qui nous approchent, ou que nous participons aisément à la leur. Quelquefois aussi nous sommes dans une mélancolie si profonde, que nous sommes insupportables à nous-mêmes et que bien loin d’en pouvoir dire la cause si on nous la demandoit, nous ne pourrions la trouver nous-mêmes si nous la cherchions.

Le calife étoit un jour dans cette situation d’esprit, quand Giafar, son grand visir, fidèle et aimé, vint se présenter devant lui. Ce ministre le trouva seul, ce qui lui arrivoit rarement ; et comme il s’aperçut en s’avançant, qu’il étoit enseveli dans une humeur sombre, et même qu’il ne levoit pas les yeux pour le regarder, il s’arrêta en attendant qu’il daignât les jeter sur lui.

Le calife enfin leva les yeux, et regarda Giafar ; mais il les détourna aussitôt, en demeurant dans la même posture, aussi immobile qu’auparavant.

Comme le grand-visir ne remarqua rien de fâcheux dans les yeux du calife qui le regardât personnellement, il prit la parole. « Commandeur des croyans, dit-il, votre Majesté me permet-elle de lui demander d’où peut venir la mélancolie qu’elle fait paroître, et dont il m’a toujours paru qu’elle étoit si peu susceptible ? »

« Il est vrai, visir, répondit le calife en changeant de situation, que j’en suis peu susceptible ; et sans toi, je ne me serois pas aperçu de celle où tu me trouves, et dans laquelle je ne veux pas demeurer davantage. S’il n’y a rien de nouveau qui t’ait obligé de venir, tu me feras plaisir d’inventer quelque chose pour me la faire dissiper. »

« Commandeur des croyans, reprit le grand-visir Giafar, mon devoir seul m’a obligé de me rendre ici, et je prends la liberté de faire souvenir à votre Majesté qu’elle s’est imposé elle-même un devoir de s’éclaircir en personne de la bonne police qu’elle veut qui soit observée dans sa capitale et aux environs. C’est aujourd’hui le jour qu’elle a bien voulu se prescrire pour s’en donner la peine ; et c’est l’occasion la plus propre qui s’offre d’elle-même pour dissiper les nuages qui offusquent sa gaieté ordinaire. »

« Je l’avois oublié, répliqua le calife, et tu m’en fais ressouvenir fort à propos : va donc changer d’habit pendant que je ferai la même chose de mon côté. »

Ils prirent chacun un habit de marchand étranger ; et sous ce déguisement ils sortirent seuls par une porte secrète du jardin du palais qui donnoit sur la campagne. Ils firent une partie du circuit de la ville par les dehors, jusqu’aux bords de l’Euphrate, à une distance assez éloignée de la porte de la ville, qui étoit de ce côté-là, sans avoir rien observé qui fût contre le bon ordre. Ils traversèrent ce fleuve sur le premier bateau qui se présenta ; et après avoir achevé le tour de l’autre partie de la ville, opposée à celle qu’ils venoient de quitter, ils reprirent le chemin du pont qui en faisoit la communication.

Ils passèrent ce pont, au bout duquel ils rencontrèrent un aveugle assez âgé, qui demandoit l’aumône. Le calife se détourna et lui mit une pièce de monnoie d’or dans la main.

L’aveugle à l’instant lui prit la main et l’arrêta.

« Charitable personne, dit-il, qui que vous soyez, que Dieu a inspiré de me faire l’aumône, ne me refusez pas la grâce que je vous demande de me donner un soufflet : je l’ai mérité et même un plus grand châtiment. »

En achevant ces paroles, il quitta la main du calife pour lui laisser la liberté de lui donner le soufflet ; mais de crainte qu’il ne passât outre sans le faire, il le prit par son habit.

Le calife surpris de la demande et de l’action de l’aveugle : « Bon-homme, dit-il, je ne puis t’accorder ce que tu me demandes. Je me garderai bien d’effacer le mérite de mon aumône par le mauvais traitement que tu prétends que je te fasse. » Et en achevant ces paroles, il fit un effort pour faire quitter prise à l’aveugle.

L’aveugle qui s’étoit douté de la répugnance de son bienfaiteur, par l’expérience qu’il en avoit depuis long-temps, fit un plus grand effort pour le retenir.

« Seigneur, reprit-il, pardonnez-moi ma hardiesse et mon importunité ; donnez-moi, je vous prie, un soufflet, ou reprenez votre aumône ; je ne puis la recevoir qu’à cette condition, sans contrevenir à un serment solennel que j’en ai fait devant Dieu ; et si vous en saviez la raison, vous tomberiez d’accord avec moi, que la peine en est très-légère. »

Le calife, qui ne vouloit pas être retardé plus long-temps, céda à l’importunité de l’aveugle, et lui donna un soufflet assez léger. L’aveugle quitta prise aussitôt en le remerciant et en le bénissant. Le calife continua son chemin avec le grand visir ; mais à quelques pas de là, il dit au visir : « Il faut que le sujet qui a porté cet aveugle à se conduire ainsi avec tous ceux qui lui font l’aumône, soit un sujet grave. Je serois bien aise d’en être informé : ainsi retourne, et dis-lui qui je suis, qu’il ne manque pas de se trouver demain au palais, au temps de la prière de l’après-dînée, et que je veux lui parler. »

Le grand visir retourna sur ses pas, fit son aumône à l’aveugle ; et après lui avoir donné un soufflet, il lui donna l’ordre, et il revint rejoindre le calife.

Ils rentrèrent dans la ville, et en passant par une place, ils y trouvèrent grand nombre de spectateurs qui regardoient un homme jeune et bien mis, monté sur une cavale qu’il poussoit à toute bride autour de la place, et qu’il maltraitoit cruellement à coups de fouet et d’éperons, sans aucun relâche, de manière qu’elle étoit tout en écume et tout en sang.

Le calife étonné de l’inhumanité du jeune homme, s’arrêta pour demander si l’on savoit quel sujet il avoit de maltraiter ainsi sa cavale, et il apprit qu’on l’ignoroit, mais qu’il y avoit déjà quelque temps que chaque jour à la même heure il lui faisoit faire ce pénible exercice.

Ils continuèrent de marcher ; et le calife dit au grand visir de bien remarquer cette place, et de ne pas manquer de lui faire venir demain ce jeune homme à la même heure que l’aveugle.

Avant que le calife arrivât au palais, dans une rue par où y il avoit long-temps qu’il n’avoit passé, il remarqua un édifice nouvellement bâti, qui lui parut être l’hôtel de quelque seigneur de la cour. Il demanda au grand visir s’il savoit à qui il appartenoit ? Le grand visir répondit qu’il l’ignoroit, mais qu’il alloit s’en informer.

En effet, il interrogea un voisin qui lui dit que cette maison appartenoit à Gogia Hassan, surnommé Alhabbal, à cause de la profession de cordier, qu’il lui avoit vu lui-même exercer dans une grande pauvreté, et que sans savoir par quel endroit la fortune l’avoit favorisé, il avoit acquis de si grands biens, qu’il soutenoit fort honorablement et splendidement la dépense qu’il avoit faite à la faire bâtir.

Le grand visir alla rejoindre le calife, et lui rendit compte de ce qu’il venoit d’apprendre. « Je veux voir ce Gogia Hassan Alhabbal, lui dit le calife ; va lui dire qu’il se trouve aussi demain à mon palais à la même heure que les deux autres. » Le grand visir ne manqua pas d’exécuter les ordres du calife.

Le lendemain, après la prière de l’après-dînée, le calife entra dans son appartement ; et le grand visir y introduisit aussitôt les trois personnages dont nous avons parlé, et les présenta au calife.

Ils se prosternèrent tous trois devant le trône du sultan ; et quand ils furent relevés, le calife demanda à l’aveugle comment il s’appeloit ?

« Je me nomme Baba-Abdalla ; répondit l’aveugle. »

« Baba-Abdalla, reprit le calife, ta manière de demander l’aumône me parut hier si étrange, que si je n’eusse été retenu par de certaines considérations, je me fusse bien gardé d’avoir la complaisance que j’eus pour toi, je t’aurois empêché dès-lors de donner davantage au public le scandale que tu lui donnes. Je t’ai donc fait venir ici pour savoir de toi quel est le motif qui t’a poussé à faire un serment aussi indiscret que le tien ; et sur ce que tu vas me dire, je jugerai si tu as bien fait, et si je dois te permettre de continuer une pratique qui me paroît d’un très-mauvais exemple. Dis-moi donc, sans me rien déguiser, d’où t’est venue cette pensée extravagante : ne me cache rien, car je veux le savoir absolument. »

Baba-Abdalla, intimidé par cette réprimande, se prosterna une seconde fois le front contre terre devant le trône du calife ; et après s’être relevé : « Commandeur des croyans, dit-il aussitôt, je demande très-humblement pardon à votre Majesté de la hardiesse avec laquelle j’ai osé exiger d’elle et la forcer de faire une chose qui, à la vérité, paroît hors du bon sens. Je reconnois mon crime, mais comme je ne connoissois pas alors votre Majesté, j’implore sa clémence, et j’espère qu’elle aura égard à mon ignorance. Quant à ce qu’il lui plaît de traiter ce que je fais d’extravagance, j’avoue que c’en est une, et mon action doit paroître telle aux yeux des hommes ; mais à l’égard de Dieu, c’est une pénitence très-modique d’un péché énorme dont je suis coupable, et que je n’expierois pas, quand tous les mortels m’accableroient de soufflets les uns après les autres. C’est de quoi votre Majesté sera le juge elle-même, quand par le récit de mon histoire que je vais lui raconter, en obéissant à ses ordres, je lui aurai fait connoître quelle est cette faute énorme :