Les Mille et Une Nuits/Histoire du sage Hicar

Anonyme
Traduction par Caussin de Perceval.
Les Mille et Une NuitsLe NormantTome 8 (p. 167-220).

HISTOIRE
DU SAGE HICAR.


Sencharib, roi d’Assyrie et de Ninive, avoit un visir nommé Hicar. C’étoit l’homme de son temps le plus instruit dans toutes sortes de sciences, et on le surnommoit, avec raison, le Sage, le Philosophe. L’étendue de ses connoissances, sa prudence, son habileté, en le rendant le plus ferme appui du trône d’Assyrie, faisoient tout à-la-fois le bonheur et le salut de l’empire.

Hicar possédoit d’immenses richesses. Son palais, qui ne le cédoit en grandeur et en magnificence qu’à celui du monarque, renfermoit dans son enceinte soixante autres palais, occupés par autant de princesses qu’il avoit épousées. Malgré ce grand nombre de femmes, Hicar n’avoit pas d’enfans, et cette privation lui faisoit beaucoup de peine.

Un jour il assembla les sages, les astrologues, les magiciens, leur exposa le sujet de son chagrin, et leur demanda ce qu’il pourroit faire pour en faire cesser la cause. Ils lui conseillèrent de s’adresser aux Dieux, et de leur offrir des sacrifices pour en obtenir des enfans. Hicar suivit ce conseil. Il implora la faveur des Dieux, se prosterna devant leurs images, fit fumer l’encens sur leurs autels, leur immola de nombreuses victimes ; mais ils furent sourds à sa prière.

Accablé de tristesse, il sortit du temple, leva les yeux vers le ciel, reconnut son auteur, et lui dit d’une voix élevée, et dans l’amertume de son cœur : « Souverain maître du ciel et de la terre, auteur de toutes les créatures, exauce ma prière : donne-moi un fils qui fasse ma consolation le reste de ma vie, qui puisse me succéder un jour, qui assiste à mon trépas, qui me ferme les yeux, et qui me rende les derniers devoirs ! » À peine eut-il achevé cette prière, qu’il entendit une voix qui disoit : « Parce que tu as mis d’abord ta confiance dans des images taillées, tu resteras sans enfans. Mais tu as un neveu ; prends Nadan le fils de ta sœur, adopte-le, communique-lui ta science, ton habileté, ta sagesse, et qu’il soit ton héritier. »

Hicar obéit aussitôt à l’ordre du ciel. Il prit le petit Nadan, qui étoit encore à la mamelle, et le remit entre les mains de huit femmes choisies, auxquelles il confia le soin de sa première éducation. On le revêtit de soie, de pourpre et d’écarlate, et on l’entoura des tapis les plus précieux. Dès qu’il fut sorti de l’enfance, il grandit, et se fortifia avec la rapidité d’un cèdre qui croit sur le mont Liban. On lui apprit à lire, à écrire, et on lui donna les meilleurs maîtres dans toutes sortes de sciences. Doué d’un esprit vif et pénétrant, d’une mémoire heureuse, il y fit d’abord les plus grands progrès, et surpassa bientôt les espérances qu’on avoit conçues de lui. Hicar lui enseignoit lui-même la sagesse, plus difficile à acquérir que toutes les autres sciences, et cherchoit l’occasion de le faire connoître au roi. Cette occasion se présenta bientôt d’elle-même.

Sencharib s’entretenant un jour avec son visir, lui dit : « Mon cher Hicar, modèle de tous les ministres, mon fidèle conseiller, dépositaire de mes secrets, soutien de mon empire, les hommes tels que toi devroient être immortels ; mais je vois avec peine que tu es dans un âge avancé ; ta vieillesse me fait craindre pour tes jours : et qui pourra te remplacer auprès de moi ? »

« Prince, répondit Hicar, ce sont les monarques tels que vous qui devroient être immortels. Quant à moi, vous pourrez aisément me remplacer. Je vous ai quelquefois parlé du fils de ma sœur, de Nadan ; je l’ai élevé dès l’enfance, je lui ai enseigné ce que l’expérience m’a appris. Je crois qu’il est, dès ce moment, en état de vous servir, et qu’il mente votre confiance. » « Je veux le voir, dit le roi ; et s’il est, comme je n’en puis douter, tel que tu le dépeins, je pourrai lui donner dès ce moment ta place. Tu conserveras les honneurs dont tu jouis à si juste titre ; j’y en ajouterai même de nouveaux, et tu pourras goûter le repos dont tu as besoin et que tu as si bien mérité. »

Hicar fit aussitôt venir son neveu. Son extérieur étoit aimable et séduisant. Le roi le considéra beaucoup, et se sentit prévenu favorablement pour lui. Il lui fit ensuite quelques questions, auxquelles il répondit avec beaucoup de justesse et de solidité. Le roi s’adressant ensuite à Hicar, lui dit : « Je regarde Nadan comme votre fils ; il mérite de porter ce nom : je veux reconnoître en lui vos services, et le rendre l’héritier de la confiance que j’avois en vous. Qu’il me serve comme vous m’avez servi, et comme vous avez servi, avant moi, mon père Serchadoum, et je vous jure que je n’aurai point de plus intime confident, de meilleur ami que lui. Hicar se prosterna aux pieds du roi, le remercia, lui répondit du zèle et de la fidélité de Nadan, lui demanda son indulgence pour les fautes qui pourroient lui échapper, et prit congé de sa Majesté.

Hicar, de retour chez lui, s’enferma avec Nadan, pour lui rappeler les leçons de sagesse qu’il lui avoit données, et lui parla en ces termes :

« Honoré de la confiance du prince, vous entendrez bien des choses qu’il faudra soigneusement cacher, et renfermer en vous-même. Un mot révélé indiscrètement est un charbon ardent qui brûle la langue, enflamme tout le corps et le couvre d’opprobre et d’infamie.

» Il est également dangereux quelquefois de répandre une nouvelle, et de raconter ce dont on a été témoin.

« Lorsque vous aurez des ordres à donner, exprimez-vous toujours d’une manière claire et aisée à entendre. Quand on vous demandera quelque chose, ne vous hâtez pas de répondre.

» Ne vous attachez pas à la magnificence et à l’éclat extérieur : cet éclat se ternit, et n’a qu’un temps ; mais la bonne renommée se perpétue d’âge en âge.

» Fermez l’oreille aux discours d’une femme imprudente, de peur qu’elle ne vous embarrasse dans ses filets, qu’elle ne vous couvre de honte, et ne soit cause de votre perte.

» Ne vous laissez pas séduire par ces femmes richement vêtues, qui exhalent l’odeur des parfums les plus exquis. Ne leur laissez prendre aucun empire sur votre cœur, et ne leur livrez pas ce qui vous appartient.

» Ne soyez pas comme l’amandier, qui pousse des feuilles avant tous les autres arbres, mais qui donne son fruit après eux.

» Soyez plutôt comme le mûrier, dont les feuilles poussent après celles des autres arbres, mais dont le fruit mûrit le premier.

» Soyez doux, modeste : n’affectez pas de marcher la tête haute, et d’élever la voix en parlant ; car si c’étoit un avantage d’avoir la voix forte, l’âne seroit le plus parfait des animaux.

» Il vaut mieux partager un travail dur et pénible avec un homme sage, que de boire et de se divertir avec un libertin.

» Répandez votre vin sur le tombeau des gens de bien, plutôt que de le boire avec les méchans.

» Attachez-vous aux hommes sages, et tâchez de leur ressembler.

» Fuyez la société des insensés, de peur que vous ne marchiez dans leurs sentiers.

» Éprouvez votre ami avant de lui ouvrir votre cœur.

» Marchez sur les épines tant que vous avez le pied sûr et léger, et tracez le chemin à vos enfans et à vos petits-enfans.

» Les places les plus élevées sont sujettes aux grands revers.

» Réparez votre vaisseau avant la tempête, si vous ne voulez par le voir briser, et périr avec lui.

» Défiez-vous des jugemens du vulgaire.

» Quand on voit un homme riche manger un serpent, on attribue cela à sa science et à son discernement. Si c’est un pauvre qui en mange, on dit que c’est l’effet de la faim, du besoin.

» L’ambition croît souvent avec la fortune : soyez content de ce que vous avez, et ne desirez pas ce qui est aux autres.

» Les disgrâces sont fréquentes à la cour des rois : ne vous réjouissez pas de celle des autres.

» Si un ennemi veut vous nuire, tachez de le prévenir en lui faisant du bien.

» Choisissez ceux que vous voulez voir, évitez de manger avec les sots, et craignez l’homme qui ne craint pas Dieu.

» L’insensé bronche et tombe ; l’homme sage bronche, mais ne tombe pas, ou se relève bientôt : s’il est malade il peut être guéri facilement ; mais la maladie des insensés et des ignorans est incurable.

» Que votre élévation ne vous empêche pas de veiller à l’éducation de vos enfants ; ayez soin sur-tout de les reprendre et de les corriger : la correction est dans l’éducation, ce que l’amendement est dans la culture. Il faut lier la bouche du sac, mettre un frein aux animaux, et fermer exactement la porte.

» Reprimez les mauvais penchans d’un enfant avant qu’il grandisse et se révolte contre vous, sans cela, il vous fera baisser la tête dans les rues et les assemblées, et vous couvrira de honte par ses actions.

» Consultez votre cœur avant de laisser échapper une parole de votre bouche.

« Évitez d’entrer dans les querelles particulières : elles engendrent la haine, la guerre et les combats. Rendez témoignage à la vérité, si vous êtes appelé comme témoin, mais fuyez aussitôt.

» Quoique revêtu d’une grande puissance, vous devez vous attendre à rencontrer des obstacles : sachez temporiser, supporter patiemment, et n’opposez pas une vaine résistance à une force supérieure.

» Ne vous réjouissez pas de la mort de votre ennemi ; car dans peu vous serez son voisin.

» N’espérez rien de bon des sots et des insensés : si l’eau pouvoit arrêter son cours, si les oiseaux pouvoient s’élever jusqu’au ciel, le corbeau devenir blanc, la myrrhe devenir aussi douce que le miel, les sots pourroient comprendre et s’instruire.

» Si vous voulez être sage, apprenez à retenir votre langue, vos mains et vos yeux.

» Laissez-vous frapper par le bâton du sage, et ne vous laissez pas caresser par un ignorant.

» Soyez modeste dans votre jeunesse, afin d’être honoré dans votre vieillesse.

» Respectez l’autorité, lors même qu’elle est inférieure à la vôtre. Ne vous opposez pas à un magistrat dans l’exercice de sa place, ni à un fleuve dans son débordement.

» Quatre choses ruinent bientôt un royaume et une armée : l’avarice d’un visir, sa mauvaise conduite, la perfidie de ses intentions, son injustice.

» Quatre choses ne peuvent rester long-temps cachées : la science, la sottise, la richesse, la pauvreté. »

Hicar, après avoir donné ces avis à Nadan, crut qu’il alloit s’appliquer à les suivre, et en faire la règle de toutes ses actions. Dans cette persuasion, il le mit à la tête de ses propres affaires, lui confia l’administration de ses biens, et lui donna une autorité absolue sur toute sa maison.

Content de jouir du repos qu’il desiroit depuis long-temps, Hicar chérissoit sa retraite : il n’alloit que de temps en temps à la cour pour présenter ses hommages au monarque, et revenoit toujours chez lui avec un nouveau plaisir. Il ne tarda pas à s’apercevoir que son neveu ne répondoit pas à son attente, et tenoit une conduite tout opposée à celle qu’il devoit tenir.

Nadan se voyant maître absolu chez son oncle, possédant seul la confiance du souverain, se laissa bientôt éblouir par tant de grandeur et de prospérité. Devenu fier et insolent, il oublia d’abord ce qu’il devoit à son bienfaiteur. Il affectoit de le mépriser, le traitoit de vieillard ignorant et imbécille, battoit ses esclaves, vendoit ses meubles, ses chevaux, et disposoit à son gré de toutes les choses confiées à ses soins.

Hicar, informé de l’ingratitude de Nadan, et de l’abus qu’il faisoit de l’autorité qu’il lui avoit donnée, ne voulut pas souffrir qu’il demeurât plus long-temps chez lui. Il crut devoir informer en même temps le roi des motifs qui l’obligeoient à cette séparation. Le roi approuva sa conduite, et témoigna au jeune visir qu’il ne vouloit pas que son oncle fût, sous aucun prétexte, troublé dans la jouissance de tout ce qu’il possédoit.

Nadan ne pouvant plus disposer de la fortune de son oncle, cessa de le voir et de lui donner aucune marque du respect et de l’attachement qu’il lui devoit. Hicar, étonné de cet excès d’ingratitude, se repentit de la peine qu’il avoit prise pour son éducation, et chercha à former un élève qui répondît mieux à ses bontés. Nadan avoit un frère beaucoup plus jeune que lui, nommé Noudan. Hicar le fit venir chez lui, l’éleva comme il avoit élevé son frère aîné, et le mit ensuite à la tête de sa maison.

La jalousie s’empara bientôt de Nadan : il ne se contentoit plus de se moquer de son oncle ; il se plaignoit à tout le monde qu’il ne l’avoit renvoyé que pour mettre son frère cadet à sa place, et témoigna hautement qu’il en tireroit vengeance.

En effet, voyant que son crédit augmentoit tous les jours, et que le roi ne se souvenoit plus guère de son ancien visir, il chercha les moyens de l’accuser et de le faire périr.

Dans ce dessein, il écrivit, au nom d’Hicar, une lettre adressée au roi de Perse, dans laquelle il l’invitoit à se rendre, au reçu de sa lettre, dans la plaine de Nesrin, lui promettant de lui livrer le royaume d’Assyrie sans combat et sans résistance. Il fabriqua une lettre pareille pour Pharaon, roi d’Égypte. Il eut soin de contrefaire dans ces lettres l’écriture d’Hicar, les scella de son sceau et les jeta dans le palais.

Nadan écrivit ensuite à son oncle, au nom du roi Sencharib, une lettre dans laquelle ce prince, après avoir rappelé les anciens services d’Hicar, lui marquoit qu’il en attendoit de lui un nouveau, qui devoit mettre le comble à tous les autres : c’étoit d’assembler une armée, composée des troupes qu’il lui indiquoit, d’avoir soin qu’elle fût bien équipée et pourvue de toutes les choses nécessaires, et de la conduire tel jour dans la plaine de Nesrin. Sencharib, accompagné des ambassadeurs du roi d’Égypte qui étoient à sa cour, devoit se rendre le même jour dans cette plaine à la tête d’une autre armée. L’armée d’Hicar devoit se mettre en mouvement comme pour attaquer l’armée du roi aussitôt qu’elle paroîtroit. Le rassemblement de ces deux armées, cet appareil de guerre, ces évolutions militaires avoient pour but de montrer aux ambassadeurs égyptiens les forces de l’empire, et d’empêcher le roi leur maître, auquel ils ne manqueroient pas de rendre compte de ce qu’ils auroient vu, d’attaquer les provinces d’Assyrie. Tel étoit le contenu de cette lettre que Nadan fit remettre à Hicar par un des officiers du roi.

Cependant les lettres écrites au nom d’Hicar aux rois de Perse et d’Égypte, ayant été trouvées dans le palais, furent portées au roi qui en fit aussitôt part à Nadan. Celui-ci, tout en feignant le plus grand étonnement, ne laissa pas de lui faire remarquer que c’étoit bien l’écriture et le sceau de son oncle. Ô Hicar, s’écria le roi, que t’ai-je donc fait ? Pourquoi me trahir ainsi ? N’ai-je pas assez récompensé tes services, et que peux-tu espérer des rois de Perse et d’Égypte ? Si j’ai cessé de me diriger par tes conseils, n’est-ce pas pour te laisser jouir du repos, et n’as-tu pas toi-même choisi ton successeur ?

Nadan voyant l’impression que ces lettres avoient faite sur l’esprit du roi, lui conseilla de ne pas s’affliger, mais de se rendre incessamment dans la plaine de Nesrin, pour voir, par ses yeux, ce qui se passoit. Le roi ayant approuvé ce conseil, Nadan vint au palais au jour indiqué dans la lettre qu’il avoit écrite à Hicar au nom du roi Sencharib.

Le roi partit à la tête d’une armée nombreuse, accompagné des visirs et des autres grands de l’empire, et se rendit dans la plaine de Nesrin. Il y trouva l’armée d’Hicar rangée en bataille. Dès que celui-ci aperçut l’armée du roi, il fit avancer la sienne, et disposa tout pour l’attaque, selon l’ordre contenu dans la lettre qu’il avoit reçue. Le roi voyant ce mouvement, ne douta pas qu’Hicar ne fût résolu de l’attaquer à force ouverte. Outré de colère, il vouloit livrer bataille sur-le-champ, et tirer vengeance de cette perfidie ; mais Nadan eut soin de faire sonner la retraite, conseilla au roi de retourner dans son palais, et lui promit de lui amener le lendemain Hicar, chargé de chaînes, et de repousser les ennemis.

En effet, Nadan alla le lendemain trouver Hicar, lui dit que le roi étoit très-satisfait de la manière dont il avoit exécuté ses ordres, qu’il ne doutoit pas que l’aspect de ces deux armées, le bon ordre qui y régnoit, la précision avec laquelle les mouvemens avoient été exécutés, n’eussent fait la plus vive impression sur les ambassadeurs Égyptiens ; mais que pour leur inspirer encore plus de crainte, et leur donner une plus grande idée de la puissance absolue du roi sur les premiers de ses sujets, Sencharib desiroit qu’il se laissât conduire au palais chargé de chaînes.

Hicar, sans se douter de ce qui se tramoit contre lui, consentit, sans hésiter, aux désirs du roi. Il se fit lier les pieds et les mains, et fut ainsi conduit au palais devant le roi. Dès que le roi l’aperçut, il lui reprocha son ingratitude, sa perfidie, et lui montra les deux lettres écrites en son nom aux rois de Perse et d’Égypte.

Cette vue fit une telle impression sur le malheureux Hicar, qu’il demeura interdit ; tous ses membres tremblèrent, sa raison se troubla, sa langue devint muette, toute sa sagesse l’abandonna, et il ne put proférer une seule parole pour se justifier. Le roi le voyant la tête baissée, les yeux attachés contre terre, fut de plus en plus convaincu de son crime. Il fit venir l’exécuteur, et lui ordonna de lui trancher la tête hors de la ville, et de la jeter loin de son corps.

Hicar eut à peine la force de demander au roi pour toute grâce d’être exécuté à la porte de sa maison, et que son corps fût remis à ses esclaves, pour qu’ils prissent soin de l’enterrer. Le roi lui accorda sa demande, et les soldats s’emparèrent aussitôt de sa personne.

Cependant Hicar voyant son arrêt prononcé, sans qu’il eût pu rien dire pour sa défense, chercha un dernier moyen de sauver sa vie. Il envoya dire à sa femme de faire habiller magnifiquement les plus jeunes de ses esclaves, de venir au-devant de lui pour pleurer sa mort, et de faire en même temps préparer une table chargée de mets et de vins de toutes espèces. Shagfatni (c’étoit le nom de la femme d’Hicar), avoit presqu’autant de sagesse et de prudence que son mari. Elle comprit son dessein, et exécuta fidellement ses ordres.

L’exécuteur et les soldats qui l’accompagnoient trouvant en arrivant une table bien servie, et des vins en abondance, commencèrent à boire et à manger. Hicar les voyant échauffés par le vin, fit approcher de lui l’exécuteur qui s’appeloit Abou Shomaïk, et lui parla ainsi : « Abou Shomaïk, lorsque le roi Serchadoum, père de Sencharib, trompé par les artifices de tes ennemis, donna ordre de te faire mourir, je te pris, et je te cachai dans un lieu dont moi seul avois connoissance, espérant qu’un jour le roi reconnoîtroit ton innocence, et seroit fâché de s’être privé d’un serviteur fidèle. Tous les jours je cherchois à le faire revenir de son erreur, et à lui dévoiler la trame ourdie contre toi. J’y parvins : il regretta ta perte, et souhaita vivement de pouvoir te rendre la vie. Je profitai de ce moment ; je lui avouai ce que j’avois fait, et il fut transporté de joie en te voyant.

» Rappelle-toi aujourd’hui ce que je fis alors pour toi. Je suis victime de la fourberie de mon neveu Nadan. Le roi ne tardera pas à être convaincu de l’imposture. Il punira l’imposteur, et se repentira de m’avoir condamné légèrement.

» J’ai un souterrain dans ma maison, qui n’est connu que de moi et de mon épouse. Permets qu’il me serve de retraite. Un de mes esclaves, qui a mérité la mort, est renfermé dans ma prison. On l’en tirera : on le revêtira de mes habits, et tu ordonneras aux soldats de le tuer à ma place. Troublés comme ils le sont par le vin, ils ne s’apercevront pas du stratagème. Ainsi, tu deviendras à ton tour mon bienfaiteur, et tu obtiendras un jour du roi les plus grandes récompenses. »

Abou Shomaïk étoit bon et sensible. Il fut ravi de pouvoir reconnoître le service qu’Hicar lui avoit rendu. Tout avoit été préparé avec tant d’adresse et de secret, que le stratagème réussit parfaitement. On annonça au roi que ses ordres avoient été exécutés.

Shagfatni connoissoit seule la retraite de son mari, et prenoit soin de lui porter les choses dont il avoit besoin. Mais la crainte d’être découverte ne lui permettoit pas de descendre dans le souterrain plus d’une fois par semaine. Abou Shomaik venoit aussi secrètement s’informer de temps en temps des nouvelles de son ancien bienfaiteur, et lui faire part de ce qui se passoit à la cour.

La mort du sage Hicar répandit la consternation dans toutes les provinces de l’empire. Personne ne le croyoit coupable de la trahison qu’on lui imputoit, et chacun faisoit éclater à l’envi ses regrets. « Sage Hicar, disoit-on, que sont devenus tes vertus, tes talens ? Tu étois l’œil du monarque, le protecteur des foibles, le vengeur des opprimés ; tu maintenois la tranquillité au-dedans du royaume, tu assurois la paix au-dehors. Aimé des Assyriens, tu étois redouté de leurs ennemis. En qui pourra-t-on trouver autant de sagesse, de prudence, et qui pourra dignement te remplacer ? »

Sencharib lui-même ne tarda pas à se repentir de la précipitation avec laquelle il avoit fait périr Hicar. Il envoya chercher Nadan, lui commanda d’assembler les amis et les parens de son oncle, de prendre avec eux le deuil, de pleurer, de s’affliger, de se couvrir la tête de cendres, et d’observer toutes les cérémonies par lesquelles on a coutume de faire éclater la douleur publique et particulière à la mort des personnes les plus distinguées, qui sont également chères à l’état et à leurs familles.

Nadan, au lieu de faire ce que le roi lui avoit commandé, réunit une troupe de jeunes gens aussi méchans que lui, les conduisit à la maison de son oncle, et leur fit servir un grand repas, où régna le désordre et la licence. On maltraita les serviteurs d’Hicar ; on insulta ses esclaves : sa femme elle-même ne fut pas épargnée. Le bruit et le tumulte se firent entendre jusque dans le souterrain où Hicar étoit caché. Cet infortuné, pénétré d’indignation, adressoit à Dieu ses prières, et le supplioit du punir cet excès d’imprudence et de barbarie.

Cependant les rois voisins ayant appris la mort du sage Hicar, se réjouirent de voir Sencharib privé de celui qui étoit le plus ferme appui de sa puissance. Les ennemis de l’empire en triomphèrent, et ne cherchèrent plus que des prétextes pour envahir l’Assyrie.

Le roi d’Égypte, qui avoit éprouvé plus d’une fois que le sage Hicar ne le cédoit en rien à ses prêtres et à ses ministres, prétendit dès-lors l’emporter sur le monarque assyrien, autant en sagesse qu’en puissance. Il fit aussitôt partir pour Ninive un envoyé chargé de remettre à Sencharib la lettre suivante :

« Salut et honneur à mon frère et à mon ami le roi Sencharib. La nature a mis l’Égypte au-dessus des autres pays, et ses habitans, en étudiant la nature, ont surpassé tous les peuples. Une nouvelle merveille doit frapper ici les regards de l’étranger, et annoncer au loin toute la puissance du génie. Je voudrois bâtir un palais entre le ciel et la terre : si l’Assyrie possède un homme assez habile pour en être l’architecte, je vous prie de me l’envoyer. J’aurai aussi plusieurs questions à lui proposer. S’il vient à bout d’exécuter mon dessein et de résoudre mes questions, je vous paierai une somme égale aux revenus de l’Assyrie pendant trois ans. »

Sencharib communiqua d’abord cette lettre aux grands de son empire. Ils demeurèrent tous interdits, et ne surent quelle réponse y faire. Il assembla ensuite les savans, les sages, les philosoplies, les magiciens, les astrologues, et leur demanda si quelqu’un d’entr’eux vouloit aller trouver le roi d’Égypte, et satisfaire à ce qu’il demandoit ? Tous lui répondirent que le sage Hicar pouvoit seul répondre autrefois à ces sortes d’énigmes, et qu’il n’avoit fait part de ses connoissances et de ses secrets, qu’à son neveu Nadan. Le roi s’adressant alors à Nadan, lui demanda ce qu’il pensoit de la lettre ? « Prince, répondit-il, le dessein du roi d’Égypte est ridicule et impossible. Je présume que ses questions ne seront pas moins frivoles. De pareilles absurdités ne méritent pas de réponse : il faut se contenter de les mépriser. »

Sencharib fut pénétré de douleur en voyant l’embarras et l’incapacité de tous ceux qui l’entouroient. Il déchira ses habits, descendit de son trône, s’assit sur la cendre, et se mit à pleurer sur la mort de son ancien visir. « Où es-tu, s’écria-t-il, sage Hicar ? Où es-tu, ô le plus sage et le plus savant des hommes ; toi qui possédois tous les secrets de la nature et pouvois résoudre les questions les plus difficiles ? Malheureux que je suis, je t’ai condamné sur la parole d’un enfant ! Comment n’ai-je pas examiné plus attentivement cette affaire ? Comment n’ai-je pas différé de prononcer ton arrêt ? Je te regretterai maintenant tous les jours de ma vie, et je ne pourrai être heureux un instant. Si je pouvois te rappeler à la vie, si quelqu’un pouvoit te montrer à mes yeux, la moitié de mes richesses et de mon royaume me paroîtroit une foible récompense pour un si grand service ! »

Abou Shomaïk voyant l’affliction du roi, s’approcha de lui, se prosterna à ses pieds, et lui dit : « Prince, tout sujet qui désobéit à son maître, doit être puni de mort. Je vous ai désobéi, ordonnez qu’on me tranche la tête. » Sencharib étonné, demanda à Abou Shomaïk en quoi il lui avoit désobéi ? « Vous m’aviez ordonné, reprit celui-ci, de faire mourir le sage Hicar. Persuadé qu’il étoit innocent, et que bientôt vous vous repentiriez de l’avoir perdu, je l’ai caché dans un lieu secret, et j’ai fait mourir un de ses esclaves à sa place. Hicar est encore plein de vie, et si vous voulez, je vais l’amener devant vous. Maintenant, ô roi, ordonnez ma mort, ou faites grâce à votre esclave ! »

Le roi ne put d’abord ajouter foi à ce discours. Mais Abou Shomaïk lui ayant juré plusieurs fois qu’Hicar étoit encore en vie, il se leva transporté de joie, ordonna qu’on le fît venir, et promit de combler de biens et d’honneurs celui qui l’avoit sauvé.

Abou Shomaïk courut aussitôt au palais d’Hicar, et descendit dans le souterrain où il étoit caché. Il le trouva occupé à prier et à méditer. Il lui apprit tout ce qui venoit de se passer, et le conduisit devant le roi.

Sencharib fut touché de l’état dans lequel il vit Hicar. Son visage étoit pâle et défiguré ; son corps maigre et couvert de poussière ; ses cheveux et ses ongles étoient devenus d’une longueur extraordinaire. Le roi ne put néanmoins retenir en le voyant, les transports de sa joie. Il se précipita au-devant de lui, l’embrassa en pleurant, lui témoigna sa joie de le revoir, et tâcha de le consoler et de s’excuser auprès de lui.

« Ma disgrâce, lui dit Hicar, a été l’ouvrage de la perfidie et de l’ingratitude. J’ai élevé un palmier, je me suis appuyé contre lui, et il est tombé sur moi. Mais puisque je puis encore vous servir, oubliez les maux que j’ai soufferts, et n’ayez aucune inquiétude pour le salut et la gloire de l’empire. » « Je rends grâces à Dieu, lui dit le roi, qui a vu votre innocence, et qui a conservé vos jours. Mais l’état où vous êtes m’oblige de différer un peu d’avoir recours à vos lumières et à vos conseils. Retournez chez vous, occupez-vous des soins qu’exige le rétablissement de votre santé, livrez-vous au repos et à la joie, et dans quelques jours vous reviendrez près de moi. »

Hicar fut reconduit en triomphe à son palais. Sa femme fit éclater par des fêtes le plaisir qu’elle avoit de voir son innocence reconnue. Ses amis vinrent le féliciter, et il se réjouit avec eux pendant plusieurs jours. Nadan, au contraire, après avoir été témoin de l’accueil que le roi avoit fait à son oncle, s’étoit retiré chez lui plein de trouble et d’inquiétude, et ne sachant le parti qu’il devoit prendre.

Au bout de quelques jours, Hicar alla trouver le roi avec tout l’appareil de son ancienne dignité, précédé et suivi d’une nombreuse troupe d’esclaves. Le roi le fit asseoir à ses côtés, et lui donna à lire la lettre de Pharaon. Il lui apprit ensuite que les Égyptiens insultoient déjà les provinces d’Assyrie, et qu’un grand nombre d’habitans étoient passés en Égypte pour ne pas payer leur part du tribut que le vaincu devoit envoyer au vainqueur.

Hicar, en lisant la lettre, avoit imaginé la manière d’y répondre. « N’ayez aucune inquiétude, dit-il à Sencharib. J’irai en Égypte, je remplirai les conditions du défi, et je répondrai aux questions de Pharaon. Je vous rapporterai ensuite le prix du vainqueur, et je ferai revenir tous ceux que la crainte de nouveaux impôts a fait passer en Égypte. Ainsi, vous triompherez, et votre ennemi n’aura en partage que la honte et la confusion. Accordez-moi seulement quarante jours, afin de préparer tout ce qui est nécessaire pour satisfaire à la demande de Pharaon. »

Le discours d’Hicar remplit de joie le roi d’Assyrie. Il lui témoigna sa satisfaction et sa reconnoissance dans les termes les plus flatteurs, le nomma d’avance le sauveur de l’Assyrie, et lui assura de magnifiques récompenses.

Hicar étant de retour dans son palais, s’occupa du moyen qu’il avoit imaginé pour déjouer le défi du roi d’Égypte, et faire retomber sur lui le défaut d’exécution. Il fit venir des chasseurs, et leur ordonna de lui amener deux aiglons. Il fit faire des cordons de soie longs de deux mille coudées, et deux corbeilles. On attachoit ces corbeilles aux serres des aiglons, et on les accoutumoit à s’envoler, en enlevant avec eux les corbeilles. On les faisoit ensuite redescendre au moyen des cordons. On nourrissoit les aiglons avec de la chair de mouton, et on ne leur donnoit à manger que lorsqu’ils avoient enlevé plusieurs fois les corbeilles. Lorsque ces oiseaux furent accoutumés à cet exercice, et qu’ils se furent fortifiés par une nourriture abondante, on commença à charger petit à petit les corbeilles pour les rendre plus pesantes. Enfin, on y fit monter de jeunes enfans qui étoient élevés avec les aigles, et chargés seuls d’en avoir soin, et de leur donner à manger. On ne les fit d’abord, enlever qu’à une hauteur médiocre, ensuite on les fit monter davantage, et enfin aussi haut que la longueur des cordons le permettoit. Lorsqu’ils étoient ainsi au milieu des airs, ils crioient de toutes leurs forces : « Apportez-nous les pierres, le mortier, la chaux, afin que nous bâtissions le palais du roi Pharaon ; le plan en est fait. Nous sommes tout prêts, tout échafaudés ; mais nous ne pouvons rien faire sans des matériaux. »

Hicar voyant tout disposé pour l’exécution de son stratagème, voulut donner au roi le plaisir de ce spectacle, et accoutumer en même temps les enfans et les oiseaux à la vue d’une assemblée nombreuse. Le roi, suivi de toute sa cour, se rendit dans une vaste plaine. On se rangea autour d’une grande enceinte ; et lorsque chacun eut pris place, Hicar fit avancer les enfans, et ceux qui portoient les aigles, au milieu de l’enceinte. On attacha les corbeilles aux serres des aigles ; on y fit monter les enfans : les aigles prirent leur essor ; et lorsqu’ils furent parvenus au haut des airs, on entendit les enfans crier, et demander qu’on leur apportât les matériaux. Le roi fut charmé de cette invention. Il fit revêtir Hicar d’une robe d’honneur du plus grand prix, et lui permit de partir pour l’Égypte.

Hicar se mit en chemin dès le lendemain, accompagné d’une nombreuse escorte, et amenant avec lui ses aigles et ses enfans. Pharaon, informé qu’un envoyé de Sencharib se rendoit à sa cour, députa pour le recevoir plusieurs de ses principaux officiers. Hicar fut conduit à son arrivée devant Pharaon, et lui adressa ce discours :

« Le roi Sencharib mon maître salue le roi Pharaon, et lui envoie un de ses esclaves pour répondre à ses questions, et bâtir un palais entre le ciel et la terre. Si je remplis ces conditions, mon maitre recevra trois fois le revenu annuel de l’Égypte, et si je ne puis les remplir, mon maître enverra au roi Pharaon trois fois le revenu annuel de l’Assyrie. »

Pharaon étonné de la précision de ce discours, et de l’air simple, mais assuré de l’envoyé, lui demanda quel étoit son nom et son rang ? « Mon nom, répondit-il, est Abicam. Quant à mon rang, je suis une simple fourmi d’entre les fourmis du roi d’Assyrie. » « Eh quoi, reprit Pharaon, ton maître ne pouvoit-il m’envoyer quelqu’un d’un rang plus élevé, au lieu de m’envoyer une simple fourmi pour s’entretenir avec moi ? » « Souvent, repartit le faux Abicam, un homme obscur se fait admirer des grands, et Dieu fait triompher le foible, d’un homme plus puissant. J’espère, avec son secours, satisfaire le roi d’Égypte, et résoudre ses questions. »

Pharaon congédia l’envoyé d’Assyrie, et lui dit qu’il l’enverroit chercher dans trois jours. Il ordonna à un de ses principaux officiers de le conduire dans le palais qu’on lui avoit préparé, et de lui faire donner toutes les choses dont il avoit besoin pour lui, pour ses gens et ses chevaux.

Le troisième jour Pharaon se revêtit d’un habit de pourpre d’un rouge éclatant, et s’assit sur son trône entouré des grands de son royaume qui se tenoient dans l’attitude du plus profond respect. Il envoya chercher l’envoyé, et lui dit lorsqu’il fut en sa présence : « Réponds sur-le-champ, ô Abicam, à la question que je vais te faire. À qui ressemblé-je, et à qui ressemblent les grands de mon état qui sont autour de moi ? » « Prince, répondit aussitôt Abicam, vous ressemblez au dieu Bel ; et les grands qui vous environnent, ressemblent aux ministres de Bel. » Pharaon ayant entendu cette réponse, congédia l’envoyé, et lui dit de venir le lendemain.

Il se revêtit ce jour-là d’un habit de couleur rouge, et fit prendre des habits blancs aux grands de son royaume. Il fit venir l’envoyé, et lui demanda pareillement : « À qui ressemblé-je, et à qui ressemblent les grands de mon royaume ? » « Vous ressemblez au soleil, répondit Abicam, et les grands de votre royaume aux rayons de cet astre. » Pharaon le congédia comme la veille.

Le lendemain il s’habilla en blanc, et commanda aux grands de son royaume de s’habiller de la même couleur. Il fit venir l’envoyé, et lui demanda : « À qui ressemblé-je, et à qui ressemblent les grands de mon royaume ? » « Vous ressemblez, répondit Abicam, à la lune, et les grands de votre royaume aux étoiles. » Le roi le congédia comme à l’ordinaire.

Le lendemain il ordonna à ses courtisans de prendre des habits de diverses couleurs, et se revêtit encore d’un habit rouge. Il fit venir l’envoyé, et lui demanda : « À qui ressemblé-je, et à qui ressemblent les grands de mon royaume ? » « Vous ressemblez, répondit Abicam, au mois de Nisan[1], et vos courtisans aux fleurs qu’il fait éclore.

Pharaon, qui avoit été très-content des diverses réponses de l’envoyé d’Assyrie, fut enchanté de celle-ci, et lui dit : « Tu m’as comparé la première fois au dieu Bel, la seconde fois au soleil, la troisième fois à la lune, et la quatrième fois au mois de Nisan ; dis-moi maintenant à qui ressemble le roi Sencharib et les grands de son empire ? » « À Dieu ne plaise, répondit Hicar, que je parle de mon maître, tandis que le roi d’Égypte est assis sur son trône ; si le roi veut se tenir un moment debout, je répondrai à la question qu’il me fait. »

Pharaon fut surpris de la hardiesse de ces paroles, mais ne crut pas devoir s’en offenser. Il se leva, se tint debout devant l’envoyé, et lui dit : « Parle maintenant : à qui ressemblent le roi d’Assyrie et les grands de son royaume ? » « Mon maître, repartit Abicam, ressemble au Dieu du ciel et de la terre, et les grands qui l’entourent aux éclairs et aux tonnerres. Il commande : aussitôt l’éclair brille, le tonnerre gronde, et les vents soufflent de toutes parts. Il dit un mot : le soleil est privé de sa lumière, la lune et les étoiles s’obscurcissent. Il envoie l’orage, fait tomber la pluie, détruit l’honneur de Nisan, et disperse ses fleurs. « 

Pharaon, encore plus étonné de cette réponse que de celles qui l’avoient précédée, dit au faux Abicam d’un ton irrité : « Tu dois me faire connoître la vérité : tu n’es pas un homme ordinaire. Qui es-tu ? » Hicar ne crut pas devoir se cacher plus long-temps. « Je suis Hicar, répondit-il, ministre du roi Sencharib, le confident de ses pensées, le dépositaire de ses secrets, l’organe de ses volontés. » « Je te crois maintenant, reprit Pharaon, et je reconnois en toi Hicar, si célèbre par sa sagesse ; mais on m’avoit annoncé sa mort. » « Il est vrai, dit Hicar, que le roi Sencharib trompé par les artifices des méchans, avoit prononcé mon arrêt ; mais Dieu a conservé mes jours. » Pharaon congédia Hicar, et le prévint qu’il desiroit entendre le lendemain quelque chose qu’il n’eût jamais entendu, non plus que les grands de son royaume, ni aucun de ses sujets.

Hicar retiré dans le palais qu’il habitoit, écrivit la lettre suivante :

« Sencharib, roi d’Assyrie, à Pharaon roi d’Égypte ; salut.

» Vous savez, mon frère, que le frère a besoin de son frère ; les rois ont aussi quelquefois besoin les uns des autres. J’espère que vous voudrez bien me prêter neuf cents talens d’or dont j’ai besoin pour la solde d’une de mes armées. »

Hicar présenta le lendemain cette lettre au roi d’Égypte. « Il est vrai, dit-il après l’avoir lue, qu’on ne m’a jamais fait une pareille demande. » « Il n’est pas moins vrai, reprit Hicar, que le roi mon maître aura bientôt droit de vous demander cette somme. » Pharaon plein d’admiration pour Hicar, s’écria : « Des hommes comme toi, ô Hicar, sont dignes d’êtres les ministres des rois ! Béni soit le Dieu qui t’a donné en partage la prudence, la science et la sagesse ! Mais il reste encore une condition à remplir, c’est de bâtir un palais entre le ciel et la terre. » « Je le sais, répondit Hicar, et je suis prêt à faire ce que vous pouvez attendre de moi. J’ai ici d’habiles ouvriers qui sent en état de bâtir votre palais ; j’espère seulement que vous me ferez préparer les pierres, la chaux, le mortier, et que vous me donnerez des manœuvres pour porter tout aux ouvriers. » Pharaon reconnut la justice de cette demande, assura que tout cela étoit prêt, et annonça que l’épreuve se feroit le lendemain. Il donna en conséquence les ordres nécessaires, et marqua un lieu commode et spacieux hors de la ville.

Pharaon se rendit le lendemain au lieu du rendez-vous, accompagné de toute sa cour et d’une armée nombreuse : tout le peuple s’y étoit rendu dès la pointe du jour, et chacun étoit dans la plus grande impatience de voir ce qu’alloit faire Hicar. Retiré dans une espèce de tente qu’il avoit fait dresser à l’endroit au-dessus duquel devoit répondre le prétendu palais aérien, il avoit tout disposé secrètement pour l’exécution de son stratagème.

Tout-à-coup la tente s’ouvre, les aigles prennent leur essor, et les enfans sont enlevés au milieu des airs. Ils s’arrêtent à une hauteur considérable, et commencent à crier : « Apportez-nous les pierres, la chaux, le mortier, pour que nous puissions bâtir le palais de Pharaon. Nous ne pouvons rien faire sans matériaux, et nous les attendons. »

Tous les spectateurs avoient les yeux fixés sur cet appareil, et ne pouvoient revenir de leur surprise. Les enfans répétèrent plusieurs fois la même chose. Les gens d’Hicar frappoient pendant ce temps-là les manœuvres en les traitant de lâches et de paresseux, et crioient à Pharaon et à ceux qui l’accompagnoient : « Faites donc donner aux maîtres compagnons les choses dont ils ont besoin, et ne les laissez pas à rien faire. » Pharaon ne put s’empêcher de rire de cette scène ; il avoua qu’il ne pouvoit faire élever les matériaux, et se reconnut vaincu. Hicar profitant de sa surprise, lui dit que si le roi Sencharib étoit là, il bâtiroit en un jour deux palais semblables. Pharaon sans faire attention à ce que Hicar venoit de dire, lui ordonna d’aller se reposer et de venir le trouver le lendemain.

Hicar s’étant rendu le matin au palais, le roi lui dit : « Sencharib, ton maître a un cheval étonnant : lorsqu’il hennit, nos chevaux l’entendent, et se cabrent aussitôt. » Hicar, sans rien répondre dans le moment, sortit, en faisant signe qu’il alloit bientôt revenir. Arrivé chez lui, il prit un chat, l’attacha, et le fouetta vigoureusement. Les Égyptiens entendant les cris du chat, furent effrayés, et allèrent rendre compte au roi de ce qui se passoit[2]. Pharaon envoya chercher Hicar, et lui demanda pourquoi il battoit de cette manière ce pauvre animal ? « Ce chat, répondit Hicar, m’a joué un tour perfide, qui mérite bien le châtiment que je lui fais subir. Le roi Sencharib m’avoit donné un beau coq ; il avoit une voix forte et agréable ; il connoissoit toutes les heures de la nuit, et les marquoit très-bien par son chant. Ce maudit chat a été cette nuit à Ninive, et a mangé mon coq. » « Cela est impossible, dit Pharaon, et si l’on ne connoissoit la sagesse d’Hicar, on croiroit que l’âge lui fait perdre la raison. Entre Mesr et Ninive il y a trois cent soixante-huit parasanges[3], comment ce chat peut-il avoir fait deux fois ce chemin dans une nuit ? » « Prince, répondit Hicar, s’il y a tant de distance entre Mesr et Ninive, comment pouvez-vous entendre le hennissement du cheval du roi mon maitre ? »

Pharaon sourit de la réponse d’Hicar, et lui dit : « Il y a ici une meule à moudre du blé qui vient de se casser, je voudrois que tu pusses la recoudre. » Hicar voyant près de lui une pierre d’une espèce plus dure, la montra au roi, et lui dit : « Prince, je suis ici étranger, je n’ai pas avec moi les instrumens nécessaires pour faire ce que vous desirez ; mais commandez à vos ouvriers qu’ils me fassent avec cette pierre des alênes, des poinçons et des ciseaux, afin que je puisse recoudre la meule cassée. »

Pharaon ne put s’empêcher de rire de la présence d’esprit d’Hicar, et voulut lui faire une dernière question, en apparence plus sérieuse. « Sans doute, lui dit-il, un philosophe tel que toi a des secrets pour changer la nature des choses, et donner du liant aux matières qui en paroissent le moins susceptibles. Je voudrois avoir deux câbles faits de sable de rivière. »

Hicar demanda au roi de lui faire apporter deux câbles pour modèles ; et quand on les eut apportés, il sortit de la salle, fit au mur qui étoit exposé au midi, deux trous de la grosseur des câbles, et prit une poignée de sable. Le soleil étant parvenu à une certaine hauteur, ses rayons s’introduisirent par les trous. Hicar jeta du sable au-devant des rayons qui formoient des images alongées semblables à des câbles, et dît au roi de faire prendre les câbles par ses esclaves. Pharaon trouva la ruse ingénieuse, et lui dit :

« Ta sagesse, Hicar, surpasse tout ce que la renommée en publie ; tu fais la force et la gloire de l’Assyrie. Heureux les souverains qui ont de tels ministres ! Tu as rempli les conditions du défi que j’avois proposé au roi d’Assyrie. Je vais te faire remettre le revenu de l’Égypte pendant trois ans. J’y joindrai les frais de ton voyage, des présens pour ton maître, et les neuf cents talens qu’il m’a demandés pour la solde d’une armée. Témoigne-lui mon admiration pour sa puissance, et le désir que j’ai de vivre en bonne intelligence avec lui. Tu pourras partir dès demain. Que l’Ange du salut t’accompagne, et te fasse arriver sans accident à Ninive ! »

Pharaon fit ensuite revêtir Hicar d’une robe magnifique, et en fit distribuer d’autres d’un prix moins considérable à toutes les personnes de sa suite. Hicar se prosterna devant lui, et le pria d’ordonner encore que tous les Assyriens qui étoient passés depuis peu en Égypte, fussent obligés de s’en retourner avec lui. Pharaon y consentit, et fit publier sur-le-champ une ordonnance à ce sujet.

Hicar partit comblé d’honneurs, et emportant avec lui des richesses et des trésors immenses. Sencharib, informé de son retour et de ses succès, alla au-devant de lui à une journée de chemin de Ninive, l’embrassa, et le reçut avec les plus grands honneurs. Il l’appela publiquement son père, le vengeur de l’Assyrie, la gloire de son royaume, et lui dit de choisir la récompense qu’il desiroit, et de prendre s’il vouloit la moitié du royaume et de toutes ses richesses. Hicar remercia le roi, et lui dit : « Les honneurs et les biens que j’ai obtenus jusqu’ici de votre bonté me suffisent. Que votre bienfaisance se porte plutôt sur celui qui a protégé mon innocence, qui a exposé ses jours pour sauver les miens, et m’a donné une seconde vie. » Le roi lui promit d’ajouter encore aux récompenses qu’il avoit déjà accordées a Abou Shomaïk. Il lui témoigna ensuite la plus vive impatience d’entendre le récit de tout ce qui s’étoit passé en Égypte. Hicar satisfit sa curiosité, et lui remit les présens et les tributs de Pharaon.

Au bout de quelques jours, Sencharib envoya chercher Hicar, et lui dit qu’il vouloit tirer une vengeance éclatante de la trahison et des complots de Nadan. Hicar conjura le roi de lui épargner cet affront, et le pria de lui remettre entre les mains son neveu pour qu’il le punit lui-même. « Il suffit, lui dit-il, de le retrancher du commerce des hommes. C’est un tigre qui ne pourra nuire dès qu’il sera renfermé. »

Sencharib envoya aussitôt arrêter Nadan. On le chargea de chaînes, et on le conduisit chez son oncle, qui le fit descendre dans un cachot et garder étroitement. On lui portoit tous les jours un pain et de l’eau. Hicar se contentoit pour toute punition, de lui reprocher sa méchanceté et sa perfidie.

« Je t’ai comblé de bienfaits, lui disoit-il, j’ai pris soin de toi dès ton enfance, je t’ai élevé, je t’ai chéri, je t’ai confié l’administration de mes biens, je te regardois comme l’héritier de mes richesses ; et pour te laisser un héritage encore plus précieux, je voulois te transmettre le fruit de mon expérience, mes connoissances, ma sagesse : après tout ce que j’ai fait pour toi, tu as cherché à me perdre, à me donner la mort ; mais Dieu qui protège l’innocence, qui console les malheureux et humilie l’orgueil des méchans, est venu à mon secours, et m’a fait triompher de tes artifices. Tu as été pour moi, comme le scorpion dont le dard perce ce qu’il y a de plus dur, comme l’oiseau dont se sert l’oiseleur pour attirer les autres dans le piège.

» Reçu et élevé chez moi, tu t’es conduit avec plus de méchanceté, que le chien que le froid fait entrer humblement dans une maison, et qui, après s’être réchauffé, aboie après ceux de la maison, qui sont obligés de le chasser et de le battre de peur qu’il ne les morde ; tu t’es couvert de plus d’infamie que le pourceau, qui, après avoir été lavé et nettoyé, aperçoit un bourbier et se vautre dedans.

» Élevé par moi au plus haut rang, tu as employé pour me perdre le crédit que je t’avois procuré. Un vieux arbre disoit un jour aux bûcherons qui l’abattoient : « Le bois de mes branches fait le manche de vos cognées, et sans moi vous ne pourriez me renverser. »

» J’espérois que tu serois pour moi un rempart contre mes ennemis, et tu creusois mon tombeau.

» Ton mauvais naturel a rendu tous mes avis inutiles. On disoit un jour à un chat : « Renonce à dérober : nous te ferons un collier d’or, et nous te nourrirons avec du sucre et des amandes. » « Je ne puis oublier, dit-il, le métier de mon père et de ma mère. » Quelqu’un disoit un jour à un loup : « Éloigne-toi de ce troupeau ; la poussière qu’il fait lever te fera mal aux jeux. » « La chair des agneaux, répondit-il, me les guérira bientôt. » On vouloit apprendre un jour à lire à un loup ; mais au lieu de répéter seulement a, b, c, il disoit toujours, agneau, brebis, chevreau. »

« Pardonnez-moi, disoit quelquefois Nadan à son oncle. Oubliez mon crime ; montrez-vous bon et généreux : permettez que je vous serve, et que je sois le dernier de vos serviteurs. Je remplirai volontiers les plus bas emplois ; je me soumettrai aux plus grandes humiliations pour expier mon forfait. »

« Un arbre, répondit Hicar, étoit planté sur le bord des eaux, et ne portoit pas de fruit ; son maître vouloit le couper : « Transportez-moi ailleurs, lui dit-il, et si je ne donne pas de fruit, vous me couperez.» « Tu es sur le bord des eaux, lui dit son maître, et tu ne portes pas de fruits, comment en porterois-tu si tu étois planté ailleurs ? » Tu es encore jeune, Nadan ; mais la vieillesse de l’aigle vaut mieux que la jeunesse du corbeau. Tu parles de pardon ; mais je n’ai demandé que tu fusses remis entre mes mains que pour te soustraire à la vengeance des lois et aux plus cruels supplices. Si je pouvois te rendre la liberté, bientôt Sencharib, accusant ma foiblesse, te livreroit au glaive de la justice. Je ne veux pas user de mes droits envers toi : Dieu jugera entre nous d’eux, et te récompensera un jour selon tes actions. »

Nadan, accablé de ces reproches, et livré à ses remords, ne jouit pas long-temps de la vie qu’il devoit à la bonté d’Hicar. Il fut suffoqué par sa propre rage ; et sa fin misérable confirma la vérité de cette sentence : « Celui qui creuse une fosse à son frère y tombe lui-même ; et celui qui tend un piège à un autre y est pris le premier. »

La sultane ayant achevé l’histoire du sage Hicar, et craignant qu’elle n’eût pas beaucoup amusé le roi des Indes, profita de ce que le jour ne paroissoit pas encore, et commença aussitôt l’histoire suivante, qui devoit lui conserver la vie pendant plusieurs jours :


  1. Avril.
  2. Les Égyptiens avoient une vénération pour les chats, les chiens, et quelques autres animaux. Voyez Hérodote, liv. 2, §. 66. Diodore de Sicile parle d’un Romain qui, sous le règne de Ptolémée Aulète, fut mis à mort par les Égyptiens, pour avoir tué un chat involontairement. Diodore, tom. I, pag. 94.
  3. Le texte porte soixante-huit parasanges ; mais il y a apparence que le copiste du manuscrit que j’ai sous les yeux, a passé les centaines. La parasange ancienne étoit à peu près égale à la lieue française de 25 au degré. D’Anvielle, Traité des mesures itinéraires, pag. 95.