Les Mille et Une Nuits/Histoire du prince Behezad

Anonyme
Traduction par Caussin de Perceval.
Les Mille et Une NuitsLe NormantTome 8 (p. 293-304).

HISTOIRE
DU PRINCE BEHEZAD.


« Sire, continua le jeune intendant, un roi de Perse avoit un fils d’une beauté si accomplie, qu’il passoit pour un prodige, et que personne dans toute la Perse ne pouvoit lui être comparé. Ce jeune prince, dont l’imagination étoit vive et l’esprit ardent, aimoit le gens instruits, sur-tout ceux qui avoient parcouru divers pays. Il leur faisoit toutes sortes de questions, et causoit familièrement avec eux.

» Un jour qu’il avoit réuni un grand nombre de négocians et de voyageurs, plusieurs d’entr’eux s’entretenoient près de lui de sa beauté. Il prêta l’oreille à leur conversation, et entendit ces paroles :

« Le prince Behezad est le plus bel homme de toute la Perse ; mais il y a dans le Turquestan[1] une princesse qui passe pour la plus belle du monde. »

» Ce peu de mots piqua vivement la curiosité de Behezad. Il se tourna du côté du marchand qui parloit ainsi, et lui demanda quelle étoit la princesse dont il venoit de faire l’éloge ? « Prince, répondit le marchand, c’est la fille du roi du Turquestan. Tous ceux qui ont été dans ce pays ont entendu vanter comme moi sa beauté, et l’on dit que les qualités de son esprit ne le cèdent pas aux charmes de sa personne. »

» Ces paroles firent une telle impression sur le cœur du prince Behezad, qu’il conçut aussitôt une violente passion pour la princesse. Sa santé s’altéra, son visage devint pâle, et il tomba dans une mélancolie que rien ne pouvoit dissiper. Le roi son père s’aperçut de ce changement, et lui en demanda la cause. Le prince se troubla, rougit, céda aux instances de son père, et lui fit l’aveu de sa passion.

« Pourquoi, lui dit alors le roi, t’abandonner à la tristesse, et te laisser ainsi consumer inutilement ? La princesse dont tu es amoureux peut devenir ton épouse. Je vais la demander pour toi au roi son père : ma puissance est égale à la sienne, et j’espère qu’il ne dédaignera pas notre alliance. »

» Dès que Behezad eut conçu l’espoir d’obtenir l’objet de sa passion, l’impatience succéda chez lui à l’abattement. Le roi de Perse envoya sur-le-champ des ambassadeurs au roi de Turquestan pour lui demander sa fille, en le priant de régler lui-même les conditions du mariage avec le prince de Perse. Le roi du Turquestan consentit à donner sa fille au prince, à condition qu’il recevroit six cent mille pièces d’or.

» Le roi de Perse envoya aussitôt tout ce qui se trouvoit dans son trésor, et fit et fit dire au roi du Turquestan qu’il enverroit incessamment chercher la princesse, et qu’il lui feroit remettre alors le reste de la somme. Il fit part de tout cela au prince Behezad, et lui dit : « Tu es maintenant assuré de posséder la princesse : il ne reste plus qu’une somme assez modique à payer à son père ; je l’aurai bientôt rassemblée, et j’enverrai aussitôt chercher la princesse. »

» Ce retard rendit le jeune prince furieux. Il quitte brusquement son père, prend son épée, sa lance, monte à cheval, sort du palais, et s’éloigne de la capitale. Il marche ainsi pendant plusieurs jours, et quitte le royaume de son père, dans le dessein d’attaquer une caravane, et de se procurer ainsi plus promptement l’argent qui restoit à payer pour compléter la dot de la princesse.

» Ce projet insensé eut l’issue qu’il devoit naturellement avoir. Behezad, eu attaquant une caravane, éprouva une résistance à laquelle il ne s’étoit pas attendu. Il fut entouré, fait prisonnier, et conduit devant le roi du Khorassan. Ce roi, frappé de la bonne mine du prince, ne voulut pas croire que ce fût un voleur : il l’engagea d’avouer qui il étoit, et pourquoi il s’étoit porté à cet excès ? »

» Behezad eut honte de se faire connoître, et aimant mieux mourir que de déshonorer son nom, protesta au roi qu’il n’étoit qu’un voleur et un brigand. Le roi toujours persuadé, malgré cela, que ce jeune homme ne pouvoit être un voleur, le fit conduire en prison, espérant découvrir un jour qui il étoit, et lui donna quelqu’un pour le servir.

» Quelque temps après, le bruit se répandit que le prince Behezad avoit disparu. Le roi son père écrivit à tous ses voisins pour en apprendre des nouvelles, et leur fit en même temps la peinture du jeune prince. Le roi du Khorassan reconnut aussitôt que le jeune homme qu’on lui avoit amené comme un voleur, et qu’il retenoit en prison, étoit le prince Behezad. Il le fit venir, et lui montra la lettre du roi son père.

» Behezad parut confus, et raconta au roi du Khorassan son aventure. Le roi du Khorassan lui représenta le danger auquel il s’étoit exposé par une conduite aussi étourdie, et lui fit sentir combien il étoit heureux que lui-même se fût conduit avec autant de prudence, et ne lui eût pas fait subir sur-le-champ la punition qu’il sembloit mériter. Il le fit ensuite revêtir d’un habillement magnifique, et lui offrit la somme qui manquoit encore à la dot de la princesse. Behezad l’ayant acceptée, le roi du Khorassan lui dit qu’il alloit envoyer des ambassadeurs au roi de Perse, pour l’informer de ce qui s’étoit passé, et calmer son inquiétude. Il lui demanda en même temps s’il vouloit les accompagner, et retourner à la cour de son père. Behezad, trop empressé d’obtenir la princesse pour songer à retourner alors en Perse, pria le roi du Khorassan de mettre le comble à ses bontés, en lui permettant de se rendre directement à la cour du Turquestan.

« Si je retourne auprès de mon père, ajouta-t-il, il me faudra attendre qu’il envoie chercher la princesse, et que les envoyés soient de retour. Tout cela demandera bien du temps. Je suis ici sur la route du Turquestan, j’y serai bientôt arrivé, et je recevrai sa main à la cour du roi son père. »

« Le roi du Khorassan se mit à rire, et fut étonné de l’humeur vive, et de l’impatience du jeune prince. « Je crains pour vous, lui dit-il, les suites de cette vivacité. Prenez garde qu’elle ne soit un obstacle à votre bonheur, et ne vous empêche d’obtenir l’objet de vos vœux. » Il lui fit ensuite remettre l’argent dont il avoit besoin pour son voyage, le chargea de lettres de recommandation pour le roi du Turquestan, et lui donna une suite digne de son rang et de la circonstance.

» Le prince, transporté de joie, se mit aussitôt en chemin. Il faisoit la plus grande diligence, marchoit nuit et jour, et ne s’arrêtoit que le temps nécessaire pour laisser prendre de la nourriture aux hommes et aux chevaux. Quelque court que fût ce temps, Behezad le trouvoit encore trop long.

» Le roi du Turquestan, prévenu de l’arrivée du prince Behezad, envoya au-devant de lui les principaux seigneurs de sa cour, le fit loger dans un magnifique palais qui touchoit au sien, et ordonna qu’on préparât tout pour le mariage de sa fille. Deux jours paroissent indispensables pour les préparatifs ; mais ce délai semble un siècle à l’amoureux Behezad : il veut absolument voir la princesse, et cherche tous les moyens de satisfaire son ardeur impatiente ; mais les usages de la cour du Turquestan, la vigilance de la reine, qui ne quitte pas la princesse et la tient soigneusement renfermée, rendent inutiles les diverses tentatives du prince.

» Le troisième jour, qui avoit été fixé pour la cérémonie du mariage, étant enfin arrivé, le prince apprend que son appartement n’est séparé de celui de la princesse que par un mur. Il l’examine avec attention, aperçoit une légère ouverture, et y applique ses yeux.

» On étoit alors occupé de la toilette de la mariée. Sa mère s’étant aperçue que quelqu’un la regardoit, prit deux fers chauds des mains des femmes qui arrangeoient ses cheveux, les introduisit dans l’ouverture, et creva les yeux du prince. La douleur lui fit pousser un cri perçant ; il tomba sans connoissance. Ses gens accourent à son secours, le relèvent, le rappellent à la vie, et lui demandent quel accident l’a réduit dans cet état ? Son malheur lui fait alors reconnoître son défaut. « C’est mon impatience, répondit-il en soupirant. Dans quelques instans j’allois posséder et contempler à mon aise celle qui devoit me rendre heureux. Je n’ai pu attendre quelques instans ; mes yeux ont voulu jouir d’avance du plaisir de la voir : ils en sont punis par la privation de la lumière. »


» C’est ainsi, ô Roi, ajouta le jeune intendant, que l’impatience de Behezad lui fit perdre l’espoir d’être heureux au moment où il alloit le devenir, et que la précipitation de celle qui devoit être sa belle-mère, la rendit elle-même l’instrument du malheur de ce prince. Considérez donc les funestes conséquences de ces défauts, et ne vous hâtez pas de me faire mourir. »

Azadbakht ayant entendu l’histoire de Behezad, ou du prince impatient, parut réfléchir profondément. Il congédia l’assemblée, et fit reconduire en prison le prévenu.


Le cinquième visir, nommé Geherbour, se présenta le lendemain devant le roi, se prosterna humblement, et lui dit : « Sire, si vous aviez vu un de vos sujets porter un œil indiscret dans l’intérieur de votre palais, ou si seulement vous entendiez dire que quelqu’un eut eu cette audace, vous croiriez devoir lui faire arracher les yeux : quel traitement devez-vous donc faire éprouver à celui que vous avez trouvé au milieu de votre appartement, couché sur votre lit royal, à un vil esclave qui a voulu attenter à l’honneur de la reine ? Comment pouvez-vous différer de punir un tel crime, et laisser vivre un instant le coupable ? Hâtez-vous de laver cet affront dans son sang. Ce conseil, Sire, m’est dicté par l’amour de mon devoir, et par mon attachement pour vous. Il s’agit de maintenir le respect qui vous est dû, et d’assurer la tranquillité de l’état. Prolonger plus long-temps l’existence d’un tel criminel, c’est porter atteinte à l’un et à l’autre. »

Azadbakht sentit alors se réveiller en lui le ressentiment de l’affront qu’il croyoit avoir reçu, et se reprocha de n’être pas encore vengé. Il ordonna qu’on préparât tout pour le supplice, et qu’on amenât le jeune homme. « Malheureux, lui dit-il en le voyant, j’ai trop long-temps différé ta punition. Ce retard compromet ma tranquillité et celle de l’état. Tu vas subir le châtiment que tu as mérité par ton crime. »

« Je n’ai pas commis de crime, répondit le jeune intendant avec assurance, et ne crains pas pour ma vie. Cette crainte est faite pour le coupable : lui seul doit redouter la punition ; et quoiqu’il ait long-temps survécu à son crime, il éprouve enfin le sort du roi Dadbin et de son visir. »

« Je ne connois pas cette histoire, dit Azadbakht. »


  1. Pays d’Asie, dans la grande Tartarie.