Les Mille et Une Nuits/Histoire du marchand devenu malheureux

Anonyme
Traduction par Caussin de Perceval.
Les Mille et Une NuitsLe NormantTome 8 (p. 244-258).

HISTOIRE
DU
MARCHAND DEVENU MALHEUREUX.


Sire, reprit le jeune intendant (que Dieu prolonge sans cesse les jours de votre Majesté !), il y eut autrefois à Bagdad, un marchand dont toutes les entreprises réussissent d’abord au gré de ses desirs. Son commerce prospéroit, et ses fonds augmentoient de manière qu’avec une drachme il en gagnoit cent. Mais la fortune qui l’avoit long-temps favorisé, lui devint tout-à-coup contraire. Le marchand qui ne soupçonnoit rien de ce changement, voulant commencer à jouir de ce qu’il avoit amassé, dit en lui-même : « J’ai acquis déjà de grandes richesses ; cependant je me donne encore beaucoup de mal, je fais de grands voyages, et je vais sans cesse d’un pays dans un autre. Il est temps que je ne sorte plus de chez moi, et que je me repose de toutes les fatigues que j’ai essuyées jusqu’à présent. Je continuerai à faire le commerce en achetant, et en revendant ici diverses marchandises. »

» On étoit alors en été ; les laboureurs avoient fait une abondante récolte de blé. Le marchand prit la moitié de l’argent qu’il avoit, et en acheta du blé, espérant le revendre dans l’hiver avec un bénéfice considérable.

» L’événement ne répondit pas à son attente : le blé ne valut dans l’hiver que la moitié de ce qu’il l’avoit acheté. Le marchand fut très-affligé de cette baisse, et résolut d’attendre l’année suivante pour se défaire de son blé. La récolte fut encore plus belle, et le prix du blé diminua de nouveau.

» Un des amis du marchand vint alors le trouver. Il lui dit qu’il ne seroit jamais heureux dans le commerce du blé, et lui conseilla de vendre celui qu’il avoit, à quelque prix que ce fût. Le marchand répondit que depuis long-temps il ne gagnoit rien, qu’il ne pouvoit se décider à perdre sur ce blé, et que, quand il devroit le garder dix ans, il ne le vendroit qu’avec avantage. En même temps, pour faire voir à son ami qu’il étoit bien résolu à garder encore son blé, il fit murer la porte de l’endroit où il l’avoit fait entasser.

» Quelque temps après, il vint des pluies presque continuelles et si abondantes, que l’eau pénétra par le haut du magasin, qui fut presqu’entièrement inondé. Le blé se gâta bientôt au point que l’odeur de la pourriture se faisoit sentir fortement au-dehors. Le marchand fut obligé de faire emporter ces grains gâtés, et de les faire jeter hors de la ville. Les porte-faix qu’il prit pour cela, profitant de la circonstance, se firent payer fort cher ; il lui en coûta cinq cents pièces d’or pour se débarrasser de son blé.

» L’ami du marchand vint encore le trouver, et lui dit : « Je vous avois averti que vous ne seriez pas heureux dans ce commerce ; mais vous n’avez pas voulu m’écouter. Vous ne feriez sûrement pas plus d’attention à ce que je pourrois vous dire maintenant. Mais, de grâce, allez consulter un astrologue, et faites-lui tirer votre horoscope. »

» Le marchand voulant montrer cette fois quelque déférence pour son ami, alla consulter un astrologue. Celui-ci demanda au marchand le jour et l’heure de sa naissance, et lui fit plusieurs autres questions. Il consulta ensuite ses tables, fit quelques calculs, et tint au marchand ce langage :

« Votre horoscope annonce un bonheur peu durable : vous avez été heureux pendant quelque temps, vous ne devez plus vous attendre qu’à des revers. Évitez de faire aucune entreprise : rien ne peut désormais vous réussir. »

» Le marchand se moqua en lui-même de la prédiction de l’astrologue, et forma un projet dont il croyoit le succès certain. Il avoit, en achetant du blé, réservé la moitié de son argent comptant, et n’avoit pris sur cet argent que ce qu’il lui avoit fallu pour vivre depuis trois ans. Celui qui lui restoit étoit encore considérable. Il en fit équiper un vaisseau, le chargea des effets et des marchandises qui lui restoient, et s’embarqua.

» La mauvaise étoile du marchand sembla pour cette fois retenir sa maligne influence. Ce premier voyage ne fut pas tout-à-fait malheureux ; le marchand obtint à-peu-près les rentrées qu’il attendoit.

» Enhardi par cette espèce de succès, le marchand résolut de demander à divers négocians quels étoient les objets sur lesquels il y avoit plus de bénéfice à faire, et dans quel pays il falloit les transporter. Les négocians lui firent connoître des marchandises sur lesquelles il pouvoit gagner cent pour un, en les transportant dans un pays fort éloigné.

» Le marchand, sans hésiter, s’embarque de nouveau pour le pays qu’on lui avoit indiqué. Au bout de quelques jours d’une heureuse navigation, il s’élève une tempête horrible, les voiles sont déchirées, les mâts brisés ; le vaisseau, après avoir été quelque temps le jouet des flots, s’entrouvre et est submergé. Le marchand saisit une planche, et est heureusement porté par le vent sur un rivage d’où l’on découvroit plusieurs habitations.

» Le marchand accablé de fatigue, rendit grâce à Dieu de lui avoir conservé la vie, et s’avança tout nu vers le plus prochain village. Il y rencontra un vieillard qui lui donna d’abord un vêtement, et lui demanda qui il étoit ? Le marchand raconta son histoire.

» Le vieillard, vivement touché des malheurs du marchand, lui fit apporter à manger. Il lui proposa ensuite de le prendre à son service en qualité d’homme d’affaire, pour veiller aux divers travaux de l’agriculture, et lui promit cinq drachmes par jour.

» Le marchand de Bagdad remercie le viellard, et implore pour lui les bénédictions du ciel. Il accepte avec joie l’emploi qui lui est proposé, et commence à en exercer les fonctions. Il eut soin de faire labourer, semer, moissonner, battre et cribler le grain. Son maître ne se mêloit de rien, et s’en rapportoit à lui sur tout.

» Au bout de l’année, le marchand pensa que son maître pourroit bien ne pas lui payer le prix dont ils étoient convenus, et imagina que le plus sûr étoit de mettre de côté une portion de la récolte de la valeur d’une année de ses gages, sauf à rendre cette portion à son maître s’il lui payoit ses gages. Il prit donc une certaine quantité de grains qu’il cacha, et remit le reste au vieillard, en le mesurant devant lui.

» Cette opération étoit à peine achevée, que le vieillard dit au marchand de prendre pour lui une quantité de grains équivalente au prix dont ils étoient convenus, de la vendre, et de faire de l’argent ce qu’il voudroit. Le vieillard ajouta que tant que le marchand seroit à son service, il le paieroit de la même manière et avec autant d’exactitude.

» Le marchand, touché de l’honnêteté du vieillard, et ne voulant lui faire aucun tort, alla aussitôt chercher le blé qu’il avoit caché. Mais quelle fut sa surprise, quand il vit qu’on l’avoit enlevé ! Il en conçut un tel chagrin, que le vieillard s’en aperçut, et lui en demanda la cause. Le marchand ne put s’empêcher de lui avouer ce qu’il avoit fait. Le vieillard irrité, s’écria : « On a raison de dire qu’un malheureux ne peut se soustraire à son malheur ! » S’adressant ensuite au marchand, il lui reprocha sa défiance, jura que puisqu’il s’étoit payé par ses mains, il ne lui donneroit rien, et le renvoya aussitôt.

» Le marchand, de plus en plus affligé, marchoit en pleurant le long du rivage, lorsqu’il rencontra des pêcheurs qui alloient plonger dans la mer pour y chercher des perles. Ils virent le marchand qui pleuroit, et lui demandèrent quel étoit le sujet de ses larmes ? Le marchand leur ayant conté son histoire, ils le reconnurent, furent touchés de son sort, et lui dirent d’attendre un peu ; qu’ils alloient plonger, et qu’ils partageroient avec lui ce qu’ils rapporteroient. Ils plongèrent en effet, et avec tant de bonheur, qu’ils remontèrent avec dix nacres dont chacune contenoit deux grosses perles.

» Les plongeurs, étonnés et transportés de joie, dirent au marchand que pour cette fois son bonheur étoit revenu, et son mauvais sort dissipé. Ils lui donnèrent dix perles, lui conseillèrent d’en vendre deux pour former un capital qu’il feroit valoir, et de garder le reste pour s’en servir au besoin. Le marchand, au comble de la joie, prit les perles, en mit deux dans sa bouche, et cousut les autres dans sa veste.

» Tandis que le marchand cousoit les huit perles dans sa veste, il fut aperçu par un voleur, qui alla aussitôt avertir ses compagnons. Ils se rassemblèrent, se jetèrent sur le marchand, lui enlevèrent sa veste, et s’enfuirent. Le marchand se consola de cet accident, en pensant aux deux perles qui lui restoient. Il entra dans une ville voisine pour les vendre, et les remit à un crieur public.

» Le hasard voulut qu’on eût volé depuis peu à un joaillier de la ville, dix perles absolument semblables à celles du marchand. Le joaillier voyant les deux perles entre les mains du crieur, lui demanda à qui elles appartenoient. Le crieur montra le marchand qui les lui avoit données pour vendre. Le joaillier s’apercevant que le marchand avoit l’air pauvre et misérable, crut avoir trouvé le voleur de ses dix perles.

» Dans cette persuasion, le joaillier s’approcha du marchand, et lui demanda doucement où étoient les huit autres perles. Le marchand, de bonne foi, crut qu’on lui parloit des perles qu’il avoit cousues dans sa veste, et répondit ingénument que des voleurs les lui avoient enlevées.

» À ces mots, le joaillier ne douta plus que le marchand ne lui eût pris ses dix perles. Il se jeta sur lui, le saisit, et le conduisit chez le juge de police. Là, il l’accuse d’avoir volé ses dix perles, alléguant en preuve la ressemblance des deux perles avec les siennes, et l’aveu fait par le marchand qu’il avoit eu entre ses mains les huit autres. Le juge de police à qui le joaillier avoit fait auparavant la déclaration du vol de ses dix perles, fit aussitôt donner au marchand la bastonnade, et l’envoya en prison.

» Il y avoit déjà un an que le marchand de Bagdad étoit en prison, lorsque le hasard y fit mettre un des plongeurs qui lui avoient donné si généreusement dix perles. Celui-ci le reconnut, lui demanda pourquoi il étoit en prison ; et, ayant appris son histoire, s’étonna du malheur qui le poursuivoit sans cesse.

» Le plongeur ayant été relâché peu après, fit connoître au roi l’innocence du marchand, et protesta lui avoir donné les perles qu’on l’avoit accusé d’avoir volées. Le roi fit mettre en liberté le marchand, et le pria de raconter son histoire. Il fut si touché de ses malheurs, qu’il lui donna un logement près de son palais, et lui assigna une pension.

» Le marchand, bénissant la bonté du roi, crut, pour cette fois, qu’il avoit recouvré le bonheur, et qu’il alloit passer tranquillement le reste de ses jours sous la protection de ce prince.

» Il y avoit dans la maison qu’habitoit le marchand une fenêtre bouchée depuis long-temps, mais d’une manière peu solide. Curieux de voir sur quel endroit donnoit cette fenêtre, il ôta quelques pierres qui n’étoient posées qu’avec du mortier de terre. Il s’aperçut alors que cette fenêtre donnoit dans l’appartement des femmes du roi. Il fut saisi de crainte, et remit aussitôt les pierres à leur place.

» Malgré la promptitude avec laquelle le marchand avoit rebouché la fenêtre, il fut aperçu par un eunuque du sérail, qui en donna aussitôt avis à son maître. Le roi voulant s’assurer de la vérité, vint chez le marchand, et reconnut lui-même les pierres qui avoient été ôtées et remises nouvellement en place. Transporté de colère à cette vue, il dit au marchand : « Malheureux, tu voulois t’introduire dans mon harem ! Est-ce ainsi que tu reconnois mes bontés ? »

» Le roi, pour punir l’indiscrétion du marchand, ordonna qu’on lui crevât les yeux. L’ordre fut aussitôt exécuté, et le marchand en recevant ses yeux dans sa main, s’écria : « Le malheur, après m’avoir ôté mes biens, s’attache à ma personne. » Réduit alors à mendier dans les rues, l’infortuné marchand déploroit son sort, et excitoit la pitié des passans, en répétant : « Le travail est inutile sans le bonheur, et l’on ne peut obtenir de succès qu’avec le secours du ciel. »


» Ainsi donc, ô Roi, continua le jeune intendant en s’adressant à Azadbakht, tant que la fortune m’a été favorable, tout m’a réussi ; maintenant qu’elle m’est devenue contraire, tout conspire contre moi. »

L’histoire que venoit de raconter le jeune intendant, son air de candeur et d’innocence, appaisèrent un peu la colère du roi. « Qu’on le reconduise en prison, dit-il ; le jour est prêt à finir, demain je m’occuperai de son affaire, et je le ferai punir de sa témérité. »


Le lendemain, le second visir, nommé Béhéroun, qui ne desiroit pas moins que le premier de voir périr le jeune favori, se présenta devant le roi, et lui dit : « Sire, l’action de ce jeune homme est un crime horrible, une injure faite à votre personne, un attentat contre l’honneur de votre Majesté. »

Le roi, entendant ce discours, ordonna qu’on amenât le prisonnier, et lui dit, quand il fut devant lui : « Malheureux, il faut que je te fasse honteusement mourir ; tu as commis un crime énorme, et je dois faire en toi un exemple qui épouvante le reste de mes sujets. »

Le jeune homme répondit avec la même tranquillité que la veille : « Sire, ne vous hâtez pas de me faire périr, un mûr examen dans toutes choses est le soutien des rois, et le plus sûr garant de la prospérité et de la durée de leur empire. Celui qui n’examine pas toutes les conséquences des choses, et qui agit avec précipitation, éprouve souvent des regrets pareils à ceux du marchand qui jeta ses enfans dans la mer. Celui qui examine au contraire les conséquences des choses, et se conduit avec une sage lenteur, obtient souvent, comme le fils de ce même marchand, un bonheur auquel il ne s’attendoit pas. »

« Je voudrois, dit aussitôt Azadbakht, savoir l’histoire de ce marchand ? »