Anonyme
Traduction par Caussin de Perceval.
Les Mille et Une NuitsLe NormantTome 9 (p. 1-56).

ATTAF
OU
L’HOMME GÉNÉREUX


Sire, continua Sheherazade en s’adressant au sultan des Indes, il y avoit à Damas, capitale de la Syrie, sous le règne du calife Haroun Alrashid, un seigneur nommé Attaf, si libéral et si généreux, qu’il égaloit, et peut-être surpassoit le célèbre Hatem de la tribu de Thay dont la générosité est tellement passée en proverbe, que son nom est devenu le nom même de la générosité[1] ; ce qui a fait dire à un poète Arabe que Hatem a fait perdre le nom à cette vertu.

Attaf eût pu faire perdre pareillement le nom à Hatem. Celui-ci, comme votre Majesté l’a souvent entendu raconter, faisoit quelquefois tuer jusqu’à quarante chameaux pour régaler ses hôtes : un jour même n’ayant, par hasard, rien à offrir à un envoyé de l’empereur grec, il fit tuer pour lui son cheval, qui étoit d’un prix inestimable, et passoit pour le plus beau cheval de toute l’Arabie[2].

Ce sacrifice étoit grand ; mais Attaf en fit encore un plus grand, lorsque, pour sauver la vie à un ami, il lui céda, comme votre Majesté le verra dans cette histoire, une épouse charmante, et à laquelle il étoit tendrement attaché.


Le calife Haroun ayant un jour l’esprit fatigué par la multitude des affaires dont il venoit de s’occuper, et voulant se dissiper, appela son grand visir Giafar le Barmecide, Mesrour chef de ses eunuques, et passa avec eux dans une galerie qui renfermoit une multitude d’objets rares et curieux. Un grand nombre de ces objets étoient exposés aux regards ; les autres étoient renfermés dans des coffres précieux, ou dans des armoires de bois de sandal. Le calife, sans s’arrêter à ceux qui frappoient le plus les yeux par leur magnificence, dit à Mesrour de lui ouvrir une armoire. Mesrour l’ouvrit, et s’éloigna un peu. L’armoire étoit remplie de livres dont la plupart renfermoient des secrets merveilleux, des prédictions étonnantes.

Haroun Alraschid prend un de ces livres, et lit les premières pages. Cette lecture l’attendrit : il répand quelques larmes ; mais bientôt il se met à rire ; peu après il recommence à pleurer, et puis à rire ; enfin, il pleure encore, et rit ensuite une troisième fois.

Giafar, attentif aux diverses sensations qu’éprouvoit successivement le calife, ne put s’empêcher de lui dire : « Commandeur des croyans, quel est donc le sujet de ce livre, et pourquoi vous fait-il pleurer et rire presqu’en même temps, comme font ceux qui ont l’esprit aliéné ? Ce livre seroit-il capable de troubler la raison la plus saine, l’esprit le plus solide et le plus judicieux qui soit au monde ? »

« Giafar, répondit le calife, j’excuse ta curiosité ; mais la comparaison que tu fais des diverses affections que je viens d’éprouver avec ce qui arrive aux fous, est déplacée et téméraire, et le jugement que tu portes de ce livre est entièrement faux. Pour t’apprendre quel est son mérite, et te faire voir que je ne suis pas fou, sors de ma présence, et ne parois devant moi que lorsque tu seras mieux instruit, et que tu pourras me dire toi-même le contenu de cet ouvrage. Tu sauras alors pourquoi j’ai pleuré et ri tout à-la-fois. Sors, te dis-je ; et si tu parois devant moi avant de connoître la raison de ce qui te paroît aujourd’hui singulier, et même ridicule, la mort la plus affreuse sera la punition de ton audace. » En disant ces mots le calife ferma le livre, le remit dans l’armoire, et en prit la clef.

L’arrêt que venoit de prononcer le calife jeta le trouble et l’effroi dans l’ame de Giafar. Il sortit accablé de douleur, et se retira chez lui, marchant à pas lents, et réfléchissant à son aventure. « Quel affreux revers, disoit-il, en lui-même ! Je perds mon rang, ma fortune, et me voilà banni pour toujours de la présence du calife ; car comment pouvoir deviner ce qu’il a lu, et les motifs qui ont fait couler ses pleurs et excité ses ris ? »

Giafar, plongé dans ces réflexions, alloit entrer chez lui lorsque son père Iahia le Barmecide, déjà informé de ce qui venoit de se passer, s’avance à sa rencontre, et lui dit :

« Mon fils, tu as eu le malheur de déplaire au calife ; mais il ne faut pas désespérer de recouvrer ses bonnes grâces, et de satisfaire à ce qu’il exige de toi. Cet événement a quelque chose d’extraordinaire et de merveilleux, qui permet d’augurer ce qu’on n’oseroit attendre dans une circonstance ordinaire ; mais le temps peut seul nous dévoiler ce mystère, et mettre fin à ta disgrâce. Aujourd’hui le destin veut que tu t’éloignes du calife ; pars sans différer, et prends le chemin de Damas. »

« Mon père, répondit Giafar, j’ai la plus grande confiance dans vos lumières et dans votre expérience. Je suis prêt à suivre votre conseil, et vais seulement dire adieu à ma femme. »

« Garde-toi, reprit Iahia, d’entrer dans ton palais : quitte à l’instant ces lieux, et obéis à l’arrêt du destin qui doit décider de ton sort, et qui a préparé les événemens qui vont s’accomplir en toi. »

Giafar, docile aux avis de son père, monta aussitôt sur une mule qui se trouvoit à la porte de son palais, et prit le chemin de Damas. Après un voyage long et fatigant, pendant lequel il ne lui arriva rien de remarquable, il se trouva à la pointe du jour dans cette vallée délicieuse, appelée le Gouthah de Damas[3], qui s’étend à plus d’une journée de chemin à l’entour de la ville.

Quoique triste et inquiet, Giafar ne put voir, sans plaisir, ces lieux regardés avec raison comme le premier des quatre Ferdous, ou Paradis de l’Asie[4], et qui passent même pour avoir été autrefois le Paradis terrestre où fut placé le premier homme, lorsqu’il eut été formé de la terre grasse et féconde de cette contrée productrice. Giafar admiroit ces campagnes riantes, arrosées par des rivières qui descendent de l’Anti-Liban, se partagent en plusieurs bras joints ensemble par une multitude infinie de canaux, et vont se décharger dans un lac immense ; ces prairies toujours vertes, émaillées de mille fleurs qu’un printemps perpétuel fait éclore ; ces arbres de toute espèce, chargés des fruits les plus beaux et les plus délicieux du monde.

Comme il approchoit l’après-midi de la ville, après avoir traversé la vallée des violettes[5], il vit venir à lui plusieurs personnes dont une l’invita, de la manière la plus polie, à mettre pied à terre. C’étoit Attaf, qui se promenoit par hasard de ce côté-là avec plusieurs de ses amis, et qui, ayant reconnu de loin Giafar, s’étoit empressé de venir à sa rencontre.

Giafar descendit de sa mule : on se salua réciproquement ; et, après les complimens d’usage, Attaf invita la compagnie à venir se reposer dans son palais, qui étoit peu éloigné et situé à l’entrée de la ville. On entra dans une salle magnifique dont les murs étoient revêtus de marbre. Elle étoit ornée de tapis précieux et de sofas recouverts des plus riches étoffes. Au milieu étoit un grand bassin d’où jaillissoit un jet-d’eau qui alloit presque frapper le fond d’un dôme construit au-dessus.

Au bout d’environ une heure, on servit un repas composé d’un grand nombre de mets les plus exquis et les plus délicats. On apporta ensuite des bassins et des aiguières pour laver les mains. Une troupe de musiciens entra dans la salle, et exécuta un très-beau concert, après lequel on servit le dessert, qui se termina par le café.

Les convives s’étant retirés, Attaf resté seul avec Giafar, le remercia de l’honneur qu’il lui faisoit en logeant chez lui, et parut curieux de savoir quel étoit le motif de son voyage. Giafar ne fit aucune difficulté de s’ouvrir à Attaf, et lui raconta tout au long son aventure avec le calife Haroun Alraschid.

Attaf, touché de la confiance de Giafar, et sensible à sa disgrâce, l’exhorta à ne point trop s’affliger, et le pria de rester dans la maison où le hasard l’avoit d’abord conduit, l’assurant qu’il y seroit toujours le maître, et qu’il pourroit y demeurer dix ans, sans craindre de l’incommoder. En même temps Attaf fit dresser au milieu d’une sale un lit magnifique pour son hôte, et tout auprès un autre petit pour lui-même.

Giafar fut un peu surpris de cet arrangement, et demanda à Attaf s’il n’étoit pas marié. Attaf lui ayant répondu qu’il étoit marié : « Pourquoi, reprit Giafar, ne couchez-vous point auprès de votre épouse ? »

« Seigneur, repartit Attaf, mon épouse ne trouvera pas mauvais ce que je fais, et ne m’en aimera pas moins. Ne seroit-il pas en effet malhonnête à moi, de laisser seule une personne aussi considérable que vous, et d’aller passer la nuit auprès de mon épouse ; de me lever ensuite demain matin, et de me rendre seul aux bains ? En agir ainsi seroit, à mon sentiment, montrer un grand défaut de politesse, et manquer aux égards qu’on doit à un Seigneur aussi distingué. Assurément, tant que vous me ferez l’honneur d’habiter ma maison, je ne vous quitterai pas pour aller tenir compagnie à mon épouse ; mais je resterai auprès de vous jusqu’à ce que vous retourniez à Bagdad. »

Giafar ne put s’empêcher de remercier d’abord Attaf, et dit ensuite en lui-même : « Ceci est étonnant, et c’est pousser un peu loin la politesse et le désir de me faire honneur. »

Le lendemain matin, Giafar et Attaf se levèrent et allèrent ensemble au bain. Giafar, après s’être baigné, alloit reprendre ses habits, mais Attaf lui en présenta d’autres plus magnifiques.

Au sortir du bain, ils trouvèrent à la porte des chevaux tout prêts. Ils montèrent à cheval, se promenèrent aux environs de la ville, visitèrent le tombeau appelé Cabr alsett, et passèrent ainsi la journée d’une manière qui auroit pu amuser Giafar dans une autre circonstance. Le jour suivant, ils allèrent se promener d’un autre côté.

Quatre mois s’écoulèrent ainsi. Au bout de ce temps, Giafar ennuyé de voir qu’il ne lui arrivoit rien d’extraordinaire, et qui pût lui faire espérer la fin de son exil, s’abandonna de plus en plus à la tristesse et au chagrin. Son hôte s’en aperçut, et lui dit, un jour qu’il s’affligeoit au point de répandre des larmes :

« Pourquoi, Seigneur, vous affliger ainsi ? Cherchez plutôt à vous distraire, et dites-moi seulement ce que vous voudriez faire pour cela. »

« Il est vrai, généreux Attaf, répondit Giafar, que l’uniformité de nos plaisirs, ces promenades, qui se renouvellent tous les jours, quelque délicieux que soient les lieux que nous parcourons, ajoutent à mon ennui, J’aimerois mieux, je crois, me promener seul dans Damas, et visiter un jour la mosquée des Ommiades, qu’on regarde comme une des quatre merveilles du monde[6]. »

« Qui vous empêche, Seigneur, répondit Attaf, de faire ce qui vous plaît davantage ? Quelque plaisir que j’aie à vous accompagner, j’y renonce volontiers, si la solitude a pour vous plus de charmes, et peut vous procurer plus de dissipation. »

Giafar se leva aussitôt pour profiter de la liberté que lui laissoit son hôte. « Prenez cette bourse, lui dit Attaf, peut-être vous en aurez besoin.» Giafar accepta sans façon la bourse, et sortit avec autant de plaisir que s’il fût sorti d’une prison.

Après avoir traversé plusieurs rues et plusieurs places publiques, Giafar se trouva près de la mosquées des Ommiades et vis-à-vis de la porte appelée Giroun, à laquelle on monte par trente degrés de marbre. En entrant dans ce temple, qui est un monument de la piété et de la magnificence de Valid fils d’Abdalmalek, le sixième Calife de la famille des Ommiades, Giafar fut frappé de la variété des marbres, de l’éclat de l’or et des pierreries qui brilloient de toutes parts. Lorsqu’il eut considéré à loisir toutes ces beautés, et que sa curiosité fut satisfaite, il sortit par une porte opposée à celle par laquelle il étoit entré, et continua de se promener dans la ville.

En passant dans une rue détournée, Giafar vit un banc commode et voulut se reposer. En face de ce banc il y avoit des croisées sur lesquelles étoient des caisses remplies de giroflées, de basilics, et autres fleurs de toute espèce. Giafar fut à peine sur le banc, qu’il entendit ouvrir une des croisées, et vit paroître une jeune personne d’une figure charmante, faite pour enchanter tous ceux qui la voyoient.

La vue de cette jeune personne fit sur Giafar une impression d’autant plus vive, qu’il eut tout le temps de la considérer à son aise, tandis qu’elle arrosoit, les unes après les autres, les fleurs qui étoient sur sa fenêtre.

Lorsque toutes les fleurs furent arrosées, la jeune personne regarda dans la rue ; mais voyant que quelqu’un la considéroit, elle se retira précipitamment, et ferma la croisée. Giafar attendit long-tems, pour voir si la fenêtre ne s’ouvriroit pas une seconde fois. Le soir étant venu, il vouloit se retirer ; mais, chaque fois qu’il alloit se lever, il sentoit en lui-même quelque chose qui lui disoit : « Reste, peut-être elle va de nouveau paroître. »

La nuit surprit Giafar dans cette attente, et l’obligea d’y renoncer. Il sortit de la petite rue, marcha quelque temps dans une autre plus grande, et reconnut de loin le palais d’Attaf. Celui-ci l’attendoit depuis long-temps, et vint au-devant de lui.

« Illustre Seigneur, lui dit-il, il est tard, et je craignois qu’il ne vous fût arrivé quelque chose, ou que quelqu’un ne vous eût retenu chez lui. » « Où pourrois-je, répondit Giafar, trouver un hôte aussi poli et aussi généreux qu’Attaf ? Depuis long-temps je n’avois pas fait une promenade semblable à celle que j’ai faite aujourd’hui, et aussi propre à me dissiper et à m’amuser : voilà pourquoi je l’ai prolongée jusqu’à ce moment. »

Giafar et Attaf étant rentrés, on servit le souper. Giafar voulut prendre quelque chose comme à son ordinaire, mais il lui fut impossible de rien manger. Attaf s’aperçut que son hôte ne mangeoit pas, et lui en demanda la raison. « J’avois beaucoup d’appétit lorsque je dînai, répondit Giafar ; peut-être je m’y suis trop abandonné, et c’est pour cela que je ne puis souper. »

Attaf fit aussitôt desservir, et invita son hôte à se coucher. Giafar se mit au lit, mais il lui fut aussi impossible de dormir qu’il lui avoit été impossible de manger. Il pensoit continuellement à la jeune personne qu’il avoit vue à la fenêtre, poussoit de profonds soupirs, et disoit en lui-même : « Heureux celui qui pourra te posséder, ô soleil de beauté, lune du temps ! »

Giafar passa la nuit dans ce cruel état, ne pouvant fermer l’œil, et ne faisant que s’agiter et se retourner dans son lit. Il se trouva si fatigué le lendemain matin, qu’il n’eut pas la force de se lever. Attaf, étonné de ne pas le voir paroître, entra dans sa chambre, et lui dit :

« Vous m’inquiétez, Seigneur ; il fait grand jour, et vous restez au lit ! Est-ce que vous n’auriez pas bien dormi cette nuit ? » « C’est cela même, répondit Giafar. »

Attaf envoya aussitôt chercher le plus habile médecin de Damas, qui ne tarda pas à venir. « Qu’y a-t-il, dit-il, en s’approchant du lit de Giafar ? Votre maladie ne me paroît pas dangereuse, et il ne sera pas difficile de vous guérir. Où est votre mal ? » « J’ai mal partout, répondit Giafar. » Le médecin prit son bas, lui tâta le pouls, et en étudia le mouvement. Il connut aussitôt l’état de Giafar ; mais n’osant lui dire qu’il étoit amoureux, il demanda du papier pour écrire ce qu’il falloit lui donner.

On apporta du papier : le médecin s’assit, et fit semblant d’écrire son ordonnance. Dans ce moment on vint dire à Attaf qu’une esclave le demandoit. C’étoit une servante qui venoit de la part de son épouse, pour savoir ce qu’il falloit à dîner et à souper ; car Attaf, depuis que Giafar étoit chez lui, n’alloit pas voir son épouse.

Le médecin eut bientôt écrit son ordonnance. Il la mit sous le chevet de Giafar. Attaf, après avoir donné ses ordres, rencontra, en revenant, le médecin, et lui demanda s’il avoit écrit son ordonnance ? « Oui, dit-il, et je l’ai mise sous le chevet. » Attaf le remercia et lui donna une pièce d’or.

Attaf, en rentrant dans la chambre de Giafar, n’eut rien de plus pressé que de prendre le papier qui étoit sous le chevet. Il y lut ces mots :

« Votre hôte, seigneur Attaf, est amoureux : sachez quel est l’objet dont il est épris, et tâchez de le lui faire obtenir ; mais hâtez-vous, car dans quelques jours il ne seroit plus temps, et tous les remèdes seroient inutiles. »

« Comment, dit aussitôt Attaf, en s’adressant à Giafar, nous vivons ensemble, et vous me cachez ce qui se passe dans votre cœur ! Ce médecin est le plus habile de Damas, et ne peut s’être trompé sur votre état. Lisez ce billet. » Giafar lut le billet, et dit à Attaf :

« Ce médecin est un homme étonnant : il ne s’est effectivement pas trompé. Hier, en me promenant dans Damas, la vue d’une jeune personne que j’ai aperçue à sa croisée, m’a fait éprouver ce que jamais je n’avois encore éprouvé. Je sens que j’en suis éperdument amoureux, que cette passion me consume, qu’elle a déjà fait en moi les plus grands ravages, et qu’elle peut m’ôter dans peu la vie. »

Giafar fit ensuite à Attaf le détail de son aventure. Il lui dépeignit la rue, l’endroit où il étoit resté si long-temps assis, et la croisée garnie de basilics et de giroflées, où il avoit vu paroître la jeune personne. Il traça ensuite le portrait de cette beauté, peignit ses yeux, sa bouche, la tournure de son visage, l’élégance de sa taille, ses grâces, sa modestie. Attaf reconnut d’abord le lieu de la scène d’autant plus facilement qu’il avoit aperçu de loin Giafar sortir de la petite rue. Il vit pareillement que la maison devant laquelle Giafar s’étoit reposé étoit un corps de logis séparé du reste de son palais, et situé au bout de ses jardins, dans lequel habitoit son épouse. Le portrait de la jeune personne acheva de le convaincre que c’étoit son épouse, la belle Zalica, que Giafar avoit vue à sa croisée, et pour laquelle il avoit conçu une passion si violente.

« Que je suis heureux, dit-il aussitôt à son hôte, de pouvoir vous annoncer que je connois l’objet de votre amour, et que rien ne peut s’opposer à vos vœux ! La jeune personne que vous avez vue à la croisée, vient d’être répudiée par son mari. Je vais trouver à l’instant son père pour l’engager à ne promettre sa main à personne, et je vous ferai part du succès de ma démarche. »

Attaf sortit aussitôt de l’appartement de Giafar, traversa ses jardins, et se rendit au petit palais qu’habitoit son épouse, qui étoit en même temps sa cousine. Elle se leva dès qu’elle le vit, vint à sa rencontre, lui baisa la main, et lui dit en riant : « Mon cher Attaf, votre hôte est apparemment parti. » « Non pas, répondit Attaf, mais je viens vous voir un instant pour vous prévenir d’aller, le plutôt que vous pourrez, chez le seigneur Abdallah votre père. Je l’ai rencontré, il n’y a qu’un moment, sur la place publique ; il m’a appris que votre mère est incommodée d’une violente colique, et desire que vous vous rendiez sur-le-champ auprès d’elle. »

L’épouse d’Attaf, affligée de cette nouvelle, se prépare aussitôt à sortir, prend avec elle plusieurs de ses esclaves, arrive à la maison de son père, et frappe à la porte. Sa mère, qui se trouvoit là par hasard, ouvrit elle-même la porte. « Dieu soit loué, dit-elle en voyant sa fille, tu es bien aimable de venir ainsi nous surprendre ! » « C’est plutôt à moi de remercier Dieu, reprit l’épouse d’Attaf. Il me paroît que vous êtes débarrassée de votre colique : j’en suis enchantée. » « Ma colique, reprit la mère ! Que veux-tu dire ? » « N’avez-vous pas eu ce matin, répartit sa fille, une violente colique ? » « Moi ! Tu veux plaisanter, dit la mère. »

Pendant cette conversation, Abdallah survint. « Qu’y a-t-il donc, dit-il ? Il me semble que j’entends parler de colique. Quelqu’un est-il malade ? » « Mon père, lui dit sa fille, n’avez-vous pas rencontré tout-à-l’heure mon mari, et ne lui avez-vous pas dit que ma mère étoit incommodée d’une violente colique ? » « Je ne suis pas sorti d’aujourd’hui, dit le père, et je n’ai encore vu personne. »

Tandis qu’ils cherchoient à éclaircir ce mystère, ils entendirent frapper à la porte, et virent entrer des porteurs chargés de paquets. « Quels sont ces paquets, dit Abdallah ? » « Ce sont, répondit un des porteurs, des paquets que vous envoie le seigneur Attaf, et qui contiennent les hardes de votre fille. » « Que veut dire ceci, dit Abdallah en lançant à sa fille un regard plein de courroux, et qu’avez-vous fait à votre mari pour qu’il envoie ici derrière vous tout ce qui vous appartient ? » « Au nom de Dieu, lui dit sa femme, arrêtez, et ne formez pas des soupçons injurieux à l’honneur de votre fille ! »

Sur ces entrefaites, Attaf arriva, suivi de plusieurs de ses amis. « Pourquoi vous conduire de cette manière, lui dit son beau-père ? » « Seigneur, répondit Attaf, je n’ai aucun reproche à faire à votre fille, et je ne puis que rendre hommage à sa vertu, à sa candeur et à son innocence ; mais un serment indiscret m’est échappé : l’événement a trompé mon attente, et m’oblige, en gémissant sur mon imprudence, à me séparer d’elle et à lui rendre sa liberté. »

Attaf remit aussitôt en pleurant à son épouse ce qui lui revenoit encore, fit dresser l’acte qui lui rendoit sa liberté, et s’empressa de rejoindre Giafar.

« Depuis le moment où je vous ai quitté, lui dit-il en l’abordant, jusqu’à ce moment-ci, je n’ai été occupé que de vous, et j’ai tout arrangé de manière que personne ne peut vous ravir celle dont la possession doit vous rendre la santé. Vous pouvez maintenant bannir tout souci et toute inquiétude, vous promener, aller aux bains, ne songer qu’à vous divertir, jusqu’au moment où elle pourra se remarier selon les lois. »

Quelque amoureux que fût Giafar, il sentit qu’il falloit attendre que le délai rigoureux fut écoulé. Pénétré de la grandeur du service que venoit de lui rendre Attaf, il lui en témoigna sa reconnoissance dans les termes les plus forts qu’il put trouver. Sa maladie se dissipa bientôt, et il ne s’occupa plus que du bonheur dont il alloit bientôt jouir.

Attaf, redoublant de soins et d’attentions pour son hôte, cherchoit à l’amuser et à lui faire paroître le temps moins long, en lui procurant toutes sortes de plaisirs et de divertissemens. Le délai étant près d’expirer, il voulut assurer le succès du mariage de Giafar, et lui communiquer le projet qu’il avoit conçu pour cela.

« Mon cher Seigneur, lui dit-il, pour épouser la personne dont vous êtes épris, il faut renoncer à l’incognito, paroître ici avec tout l’éclat de votre charge, et vous faire rendre les honneurs qui appartiennent au premier visir. J’aurai soin de vous procurer les équipages, le cortége et toutes les choses nécessaires. Vous sortirez secrètement de chez moi pour vous rendre à Hems[7] ou à Hamah ; j’y ferai porter vos bagages, et vous y trouverez des cavaliers bien montés. Vous enverrez ici des courriers pour annoncer que vous venez de parcourir l’Égypte, que vous parcourez maintenant la Syrie, par ordre du Calife, et que vous comptez vous rendre tel jour à Damas. On vous fera dresser des tentes hors de la ville. Le gouverneur et les grands iront au-devant de vous et vous rendront leurs hommages. Vous enverrez alors chercher le seigneur Abdallah et vous lui demanderez sa fille en mariage. Il se trouvera très-honoré de votre alliance, et vous l’accordera sur-le-champ. Vous ferez aussitôt dresser le contrat, et vous continuerez votre route pour Bagdad. »

Giafar, toujours résolu de s’abandonner entièrement au destin, et commençant à entrevoir dans son aventure quelque chose d’extraordinaire, et peut-être le terme de son exil, approuvai les mesures que lui proposoit Attaf, et le remercia de son zèle et de sa générosité. Lorsque tout fut disposé, Giafar partit secrètement.

Au bout de quelques jours, vingt cavaliers arrivèrent à Damas, et annoncèrent que le grand visir Giafar, après avoir parcouru l’Égypte, parcouroit la Syrie, par ordre du calife, et qu’il alloit passer par la capitale de la province.

Cette nouvelle se répandit bientôt parmi tous les habitans. Le gouverneur, Abdalmalek ebn Merouan, fit dresser des tentes hors de la ville, et alla à sa rencontre jusqu’à une demi-journée de chemin, accompagné des principaux officiers et des magistrats. Tous s’empressèrent à l’envi d’offrir à Giafar des présens, et il trouva, en entrant dans sa tente, un repas magnifique. Toute la ville sortit pour voir le premier visir, et ce jour fut un jour de fête et de réjouissance publique.

Giafar, au milieu de toute cette pompe et de ces honneurs, envoya chercher le père de la jeune personne dont il étoit amoureux. Abdallah (c’étoit, comme on l’a déjà dit, le nom de ce seigneur) s’empressa de se rendre aux ordres du grand visir, et s’inclina profondément devant lui.

« Votre fille, lui dit Giafar, vient d’être répudiée par son mari. » « Il est vrai, Seigneur, répondit Abdallah, elle est présentement chez moi. » « J’ai entendu parler, reprit Giafar, de sa beauté, de son esprit ; je voudrois l’épouser. « « Seigneur, répartit Abdallah en s’inclinant de nouveau profondément, je suis prêt à vous remettre entre les mains votre esclave. » « Je me charge de sa dot, dit alors le gouverneur de Damas. « « Et moi, je l’ai déjà reçue, reprit Abdallah. »

On dressa aussitôt le contrat de mariage. Le gouverneur invita Giafar à venir loger dans son palais ; mais Giafar s’excusa, en disant qu’il devoit continuer sa route le lendemain. Il prévint en même temps Abdallah de faire en sorte que sa fille fût prête à partir avec lui.

Abdallah sortit aussitôt pour annoncer à sa fille le nouveau mariage qu’il venoit de conclure pour elle. Il l’aborda avec les témoignages de la plus grande joie, et lui vanta beaucoup le rang et les richesses de son nouvel époux. La fille d’Abdallah, qui aimoit Attaf, vit avec peine qu’elle alloit passer dans les bras d’un autre. Peu sensible aux idées de grandeur et d’ambition qui flattoient son père, elle ne lui répondit que pour lui témoigner sa soumission, et se retira dans l’intérieur de son appartement.

La nuit suivante se passa dans les plaisirs. Toute la ville et les maisons de campagne des environs étoient illuminées. Les grands et le peuple étoient également enchantés de la présence du grand visir, et du mariage qu’il venoit de contracter à Damas.

Le lendemain, Giafar fit annoncer qu’il se mettroit en marche sur les trois heures après-midi. Abdallah eut soin de tout préparer pour le départ de sa fille, et la fit monter dans une litière magnifique. À l’heure indiquée, les trompettes donnèrent le signal. Giafar s’avança, accompagné du gouverneur et des principaux de la ville. Derrière eux venoit la litière de la nouvelle mariée, environnée de ses femmes et de ses esclaves. Le reste du cortége marchoit ensuite.

Lorsqu’on fut arrivé à l’endroit appelé Cobbal alasafir, il ne voulut pas souffrir qu’on l’accompagnât plus loin. Il congédia le gouverneur et les principaux de Damas, et les remercia des témoignages d’attachement qu’ils lui avoient donnés.

Le gouverneur de Damas, et ceux qui l’accompagnoient, rencontrèrent, en revenant à la ville, Attaf qui alloit faire ses adieux au premier visir. On se salua de part et d’autre, et le gouverneur dit à Attaf : « Nous venons de reconduire le premier visir, et vous ne faites que de sortir. » « Je ne croyois pas, répondit Attaf, qu’il dût partir aussi promptement. Quand j’ai su qu’il étoit monté à cheval, j’ai rassemblé quelques-uns de mes gens, et je vais pour le joindre. » « En vous hâtant, vous le trouverez encore, reprit le gouverneur, près de Cobbal alasafir. »

Attaf fit faire diligence à sa petite troupe, et joignit bientôt Giafar. Il descendit de cheval, s’approcha du premier visir, et lui dit : « Je rends grâce à Dieu qui a rendu le calme et la joie à votre âme en vous donnant l’objet de vos désirs. »

« Mon cher Attaf, répondit Giafar, c’est à toi que je dois mon bonheur : j’espère reconnoître bientôt le service important que tu m’as rendu. Je ne t’ai causé, jusqu’ici, que trop de peines et d’embarras ; retourne sur tes pas, je ne veux pas que tu passes une nuit hors de ton palais. » Attaf, craignant de se rendre importun, ou de désobliger le premier visir en l’accompagnant plus loin, lui souhaita un heureux voyage, et reprit le chemin de Damas.

Cependant les ennemis qu’Attaf avoit auprès du gouverneur, cherchèrent à profiter de la circonstance pour le perdre. « Savez-vous, dit l’un d’eux nommé Hassan, à Abdalmalek, pourquoi Attaf est parti si tard pour aller faire ses adieux au grand visir ? » « Pourquoi, répondit le gouverneur ? » « C’est, reprit Hassan, pour se trouver seul avec lui, et pouvoir l’entretenir plus librement ; car le grand visir a passé chez lui plusieurs mois incognito. C’est peut-être aussi pour voir encore une fois sa femme, qu’Attaf se rend après vous auprès de Giafar. »

« De quelle femme voulez-vous parler, dit le gouverneur ? » « De la femme d’Attaf, reprit Hassan ; de cette jeune femme qu’il a répudiée pour la donner au grand visir. » « Comment, dit le gouverneur, seroit-ce la belle Zalica, la plus jeune des femmes d’Attaf, celle qu’il aimoit plus que toutes les autres ? » « C’est elle-même, reprit Hassan : cette séparation a dû coûter à Attaf ; mais que ne fait-on pas pour satisfaire son ambition ! Il espère que le grand visir, pour prix de cette complaisance, lui fera donner le gouvernement de Damas. »

Ces discours perfides produisirent sur l’esprit du gouverneur de Damas l’effet qu’attendoient les ennemis d’Attaf. Il conçut une violente jalousie contre lui, et résolut de s’en défaire sur-le-champ. Dans ce dessein, il fit cacher, pendant la nuit, dans le jardin d’Attaf, le corps d’un homme qui venoit d’être assassiné. Le lendemain, après quelques perquisitions, faites seulement pour la forme, dans divers endroits, on entra chez Attaf.

L’officier de police, chargé de cette commission, étoit instruit de tout et dévoué au gouverneur. Le cadavre fut bientôt trouvé. On se saisit de la personne d’Attaf, on l’amena devant Abdalmalek. Il feignit le plus grand étonnement en voyant paroître Attaf conduit par l’officier de police, et parut fort attentif au rapport que lui fit cet officier.

« Savez-vous, dit ensuite Abdalmalek à Attaf, qui a tué l’homme dont on a trouvé le corps dans votre jardin ? » « C’est moi qui l’ai tué, répondit Attaf. » « Que vous avoit-il fait, continua le gouverneur, et pourquoi l’avez vous tué ? » « Seigneur, reprit Attaf, il est inutile de me faire ces questions. Si je me reconnois coupable de ce meurtre, vous devez penser que c’est pour payer seul l’amende, empêcher que mes voisins ne soient inquiétés et obligés d’en payer une partie. »

« Je ne me contente pas, reprit vivement le gouverneur, de punir le meurtre par une simple amende. Je prétends suivre exactement la loi, et juger selon ce précepte divin[8] : « Âme pour âme. »

Le gouverneur se tournant alors du côté de l’assemblée, interpella plusieurs de ceux qui étoient présens de déposer ce qu’ils venoient d’entendre dire à Attaf. Tous déposèrent qu’Attaf s’étoit reconnu coupable du meurtre. « Attaf, leur demanda ensuite le gouverneur, jouit-il de toute sa raison, ou a-t-il l’esprit aliéné ? » Tous attestèrent qu’Attaf jouissoit de toute sa raison. Le gouverneur dit alors aux juges :

« Vous avez entendu les déclarations des témoins, et l’aveu fait par le coupable ; appliquez la peine portée par la loi, et prononcez la sentence. »

Les juges ne purent s’empêcher de condamner à mort Attaf, d’après sa déclaration. On fit lecture de la sentence, et le gouverneur envoya aussitôt chercher le bourreau.

Toute l’assemblée étoit consternée. Le peuple bientôt instruit de cet événement, accouroit en foule, et murmuroit hautement. Le gouverneur crut qu’il étoit prudent de ne pas faire exécuter publiquement Attaf. Il parut se rendre aux instances de ceux qui l’entouroient, et commanda qu’on le conduisît en prison ; mais en même-temps il fit dire secrétement au geolier qu’il enverroit étrangler ce prisonnier la nuit suivante.

Le geolier étoit attaché à Attaf, dont il avoit plus d’une fois éprouvé la bienfaisance. Il fut révolté de la conduite du gouverneur, qui lui parut l’effet de la haine et de la jalousie. Il ne douta pas que, si le calife étoit instruit de cette affaire, il ne reconnût l’innocence d’Attaf, et ne punît le gouverneur. Il résolut donc d’exposer sa vie pour sauver celle de son bienfaiteur et lui donner les moyens de faire entendre ses plaintes.

Dans cette intention, le geôlier s’approcha d’Attaf, et lui fit part de ce qu’il venoit d’apprendre. « J’attends tranquillement la mort, répondit Attaf ; je voulois obliger mes voisins, et les dispenser de payer l’amende. Le service que je leur ai rendu est cause de ma mort. Je dois adorer les décrets de Dieu, et me soumettre à ma destinée. » « Que dites-vous, reprit le geôlier ? Je veux vous sauver, et sacrifier, s’il le faut, ma vie pour racheter la vôtre. Je vais d’abord briser vos chaînes ; ensuite je me ferai plusieurs blessures au visage, je déchirerai mes habits, et je m’arracherai la barbe ; vous me mettrez ce tampon dans la bouche, vous sortirez de la prison, et vous vous éloignerez promptement. »

Attaf accepta les offres du geolier, et le remercia, en pleurant, de sa générosité. Il sortit de prison quand tout fut exécuté, et prit aussitôt le chemin de Bagdad.

Cependant le gouverneur de Damas, empressé de se défaire d’Attaf, se rendit à la prison vers le milieu de la nuit, accompagné seulement du bourreau. Quelle fut sa surprise, lorsqu’il vit la porte ouverte, le geolier tout couvert de sang, la barbe arrachée, les habits déchirés, et levant les mains au ciel sans pouvoir parler ! Il fit ôter le tampon qu’il avoit dans la bouche, et lui demanda qui l’avoit mis dans cet état ?

« Seigneur, répondit le geôlier, il y a environ une heure qu’une troupe de scélérats ont brisé la porte de la prison, et se sont jetés sur moi. J’ai crié de toutes mes forces, et j’ai appelé au secours : ils m’ont mis ce tampon dans la bouche, et m’ont assommé de coups. Tandis qu’une partie de ces scélérats me traitoit ainsi, les autres ont brisé les fers d’Attaf, et l’ont emmené avec eux. Ils avoient tous le visage barbouillé de noir et de rouge, et ressembloient à des démons ; de façon qu’il m’a été impossible d’en reconnoître aucun. »

Le gouverneur, au désespoir de voir sa victime lui échapper, ne savoit s’il devoit ajouter foi au rapport du geolier, et demanda au bourreau ce qu’il pensoit de cet événement ? Celui-ci lui dit que le geolier occupoit depuis long-temps cette place, dans laquelle il avoit succédé à son père, et que jamais il n’avoit laissé échapper aucun prisonnier.

Le gouverneur, pour punir le geolier, se contenta de lui ôter sa place. De retour dans son palais, il envoya de différens côtés des cavaliers à la poursuite d’Attaf. Ceux-ci, après avoir battu de tous côtés la campagne, revinrent au bout de plusieurs jours, sans avoir pu apprendre aucune nouvelle de celui qu’ils cherchoient.

Cependant Attaf, après une marche longue et pénible à travers des déserts et des chemins détournés, n’étoit plus qu’à quelques journées de chemin de Bagdad, lorsqu’il fut attaqué par des brigands qui lui ôtèrent tout ce qu’il avoit sur lui. Il continua ainsi sa route, et arriva dans ce pitoyable état à la ville. Il demanda le palais du grand visir, et s’y rendit ; mais, lorsqu’il voulut entrer, on le repoussa. Comme il se tenoit à la porte, il vit passer un vieillard d’une figure respectable, et lui demanda s’il avoit une écritoire et un calam[9] ? « Oui, lui répondit le vieillard, et je vais écrire pour vous, si vous voulez. » « Je vous remercie, répartit Attaf, je vais écrire moi-même. » Il prit l’écritoire, et mit par écrit à Giafar tout ce qui venoit de lui arriver. Il remercia ensuite le vieillard, en lui rendant son écritoire, et s’avança vers les gardes qui étoient à la porte, en priant l’un d’eux de remettre sa lettre au premier visir. Le garde la prit, et promit de la remettre sur-le-champ.

Au même instant, on entendit un grand bruit de tambours. Chacun se demandoit ce que c’étoit. On apprit bientôt qu’il venoit de naître un enfant au calife, et qu’on alloit faire des réjouissances publiques pendant sept jours. Aussitôt, tout fut en mouvement dans le palais ; on alloit, on venoit, on se pressoit de tous côtés.

Au milieu de ce tumulte, le soldat qui s’étoit chargé de la lettre d’Attaf, la laissa tomber ; une nouvelle garde vint se poster à la porte du palais ; on se saisit d’Attaf, et on le conduisit en prison. Peu après, le grand visir monta à cheval, et fit publier, dans toute la ville, l’ordonnance du calife pour les réjouissances publiques qui dévoient durer sept jours. Par cette même ordonnance, le calife rendoit la liberté à tous les prisonniers.

Attaf, relâché avec les autres, vit bien qu’il ne pourroit pas informer facilement Giafar de ce qui le concernoit, et qu’il falloit attendre pour cela une occasion favorable. Il trouva en sortant de prison toute la ville décorée et illuminée ; l’air retentissoit du bruit des instrumens de musique, et les rues étoient bordées, des deux côtés, de longues tables couvertes de mets de toute espèce. Attaf prit part aux repas publics, et passa ainsi les sept jours de réjouissances.

Le soir du septième jour, chacun se retira chez soi, fatigué de plaisir. Les rues devinrent aussi désertes qu’elles avoient été peuplées quelques heures auparavant, et le silence le plus profond succéda au bruit et au tumulte.

Attaf entra alors dans une mosquée pour y passer la nuit ; mais après qu’on eut fait la prière du soir, un des gardes de la mosquée s’approcha de lui, et lui dit de sortir, avant qu’on fermât la porte. « Laissez-moi, dit Attaf, passer la nuit dans un coin. » « Cela est impossible, répondit le gardien : hier, on nous a volé un tapis, et je ne veux pas que personne couche ici cette nuit. » « Je suis étranger, reprit Attaf, et ne connois personne dans cette ville ; donnez-moi l’hospitalité pour aujourd’hui seulement. » Le gardien ne voulut rien écouter, et obligea Attaf de sortir.

Dès qu’Attaf fut dans la rue, il se vit poursuivi par une multitude de chiens qui aboyoient après lui, tandis que les gardiens des marchés et des divers quartiers lui crioient de s’éloigner. Il aperçut une place couverte de débris et inhabitée, et voulut s’y cacher. En y arrivant, il rencontra sous ses pieds quelque chose qui le fit tomber. Il reconnut que c’étoit un cadavre, et se releva tout couvert de sang.

Dans ce moment même, le lieutenant de police passa par là avec ses gens. On se saisit d’Attaf, et on le mena en prison. Mais laissons, pour un moment, Attaf déplorant son malheureux sort, et retournons à Giafar que nous avons quitté près de Cobbat alasafir, faisant route vers Bagdad, avec la nombreuse suite que lui avoit donné Attaf, et la jeune épouse dont il lui avoit fait le sacrifice.

Après quelques heures de marche, Giafar s’arrêta dans un lieu commode, pour passer la nuit. Les domestiques chargés du soin des tentes, avoient pris les devans, et avoient dressé deux magnifiques pavillons, l’un pour Giafar, l’autre pour la nouvelle mariée.

Lorsque chacun fut retiré dans sa tente, Giafar empressé de se trouver seul avec la beauté pour laquelle il avoit conçu une passion aussi violente, se rendit près de Zalica. Dès qu’elle l’aperçut, elle se cacha le visage de ses mains. Giafar la salua ; elle lui rendit humblement le salut, mais sans changer d’attitude.

« Pourquoi, lui dit Giafar, me dérober la vue de ces yeux qui m’ont si bien fait sentir leur pouvoir ? N’êtes-vous pas mon épouse ? » « Seigneur, répondit Zalica, si un prince aussi puissant que vous veut prendre la femme de celui qui lui a donné long-temps l’hospitalité, et qui a prodigué pour lui ses biens et ses richesses, je suis votre épouse, et même votre esclave. » « Que signifie ce discours, répliqua Giafar, vous n’êtes pas la femme d’Attaf ? »

« Je le fus, répartit Zalica, et je devrois l’être encore. Le mal dont vous fûtes atteint après m’avoir vue arroser des fleurs à une croisée, détermina Attaf à me répudier pour me donner à vous ; mais je pense que vous n’abuserez pas de la générosité de celui que je regarde toujours comme mon mari ; et c’est pour cela que je me cache devant vous le visage. »

Giafar fut on ne peut plus étonné de ce qu’il venoit d’apprendre. « Puisqu’il est ainsi, dit-il après un moment de réflexion, quoique selon les lois vous ne soyez plus à Attaf, mais à moi, je vous regarde comme n’ayant pas cessé d’appartenir à mon ami, et j’aurai pour vous les égards et le respect que j’aurois pour ma mère ou ma sœur. Après être partie avec moi et avoir ici passé la nuit, vous ne pouvez retourner auprès d’Attaf, sans donner lieu à des soupçons injurieux pour votre honneur et le sien. Il vaut mieux venir jusqu’à Bagdad. Vous recevrez sur la route les honneurs qu’on a coutume de rendre à l’épouse du premier visir, et vous profiterez des présens qu’on viendra vous offrir. Arrivé à Bagdad, je vous donnerai un palais, des esclaves, des eunuques, des habillemens de toute espèce, et une pension convenable à mon rang. Tout cela vous appartiendra, et vous pourrez en disposer quand les circonstances nous auront appris le parti qu’il conviendra de prendre. En attendant, soyez sans la moindre inquiétude, et reposez-vous sur ma délicatesse du soin de ménager la vôtre. La passion que j’avois d’abord conçue pour vous a pris tout-à-coup un caractère différent, et s’est changée en une tendresse fraternelle aussi forte que mon amour étoit ardent. »

En achevant ces mots, Giafar s’éloigna de Zalica, et se retira dans sa tente. On se remit en route le lendemain matin. Toutes les villes par lesquelles on passoit, s’empressoient de venir rendre hommage à celle qu’on regardoit comme l’épouse du premier visir, et de lui apporter des présens. Giafar lui donna en arrivant à Bagdad un palais magnifiquement meublé, qui dépendoit de son sérail ; il mit auprès d’elle un grand nombre d’eunuques et d’esclaves ; lui fit présent de bijoux précieux, de riches habillemens, et n’oublia rien de ce qui pouvoit la flatter et l’amuser.

Giafar avoit tout lieu d’espérer que la colère du calife seroit apaisée, et que le récit des aventures qui lui étoient arrivées pendant son exil, pourroit le faire rentrer dans les bonnes grâces de son maître. « D’où viens-tu, lui dit Haroun en le voyant ? Et où as-tu été depuis que je t’ai ordonné de t’éloigner de ma présence ? » « J’ai été à Damas, répondit Giafar. » « Chez qui as-tu demeuré, lui demanda le calife ? » « Chez Attaf, répondit le visir. » Giafar raconta ensuite au calife tout ce qui s’étoit passé entre lui et Attaf.

Lorsque Giafar eut achevé, le calife appela Mesrour, lui remit une clef, et lui dit d’aller chercher le livre qu’il avoit lu devant lui et son visir quelques mois auparavant. Mesrour ayant apporté le livre, le calife le présenta à Giafar, qui vit avec étonnement qu’il renfermoit tout ce qui lui étoit arrivé depuis son départ de Bagdad jusqu’au moment où il s’étoit séparé d’Attaf près de Cobbat alasafir.

« Ferme le livre, lui dit alors le calife ; je te ferai lire la suite lorsque les événemens qu’elle contient seront accomplis. Jusqu’ici tu as éprouvé tout ce qui y est prédit. Tu vois donc que j’avois raison de te dire de ne paroître devant moi que lorsque tu pourrois répondre toi-même à la question que tu me faisois, et me dire ce que j’avois lu. Tu vois aussi pourquoi je pleurois, et riois alternativement ; je partageois la peine et la satisfaction que tes diverses aventures t’ont fait éprouver successivement. »

Le calife reprit alors le livre, et dit à Mesrour de le remettre dans l’armoire. « Retire-toi maintenant chez toi, dit-il ensuite à Giafar, et reprends les fonctions de ta place ; ma colère n’étoit qu’une colère feinte ; je voulois éprouver la vérité des prédictions renfermées dans ce livre. Je te rends toute mon amitié ; et ton obéissance dans cette circonstance, n’a fait qu’augmenter mon attachement pour toi.

Cependant Attaf ayant passé la nuit en prison, fut conduit le lendemain devant le cadi, qui lui demanda si c’étoit lui qui avoit tué l’homme près duquel il avoit été trouvé couvert de sang ? « C’est moi qui l’ai tué, répondit Attaf. » « L’avez-vous fait de propos délibéré ? » « Oui. » « Jouissez-vous de toute votre raison ? » « Oui. » « Quel est votre nom ? » « Attaf. »

Le cadi envoya aussitôt faire le rapport de cette affaire au mufti, qui prononça la sentence. Le greffier dressa le procès-verbal, et envoya les pièces du procès au premier visir. L’ordre de mettre la sentence à exécution fut bientôt expédié, et Attaf conduit au pied de la potence.

Le grand visir, accompagné d’une suite nombreuse, passa par hasard en ce moment près du lieu où alloit se faire l’exécution. L’officier qui devoit y présider, ayant aperçu le grand visir, courut au-devant de lui, pour lui rendre ses devoirs.

« Quelle est cette exécution qui attire tant de monde, lui demanda Giafar ? » « Nous allons, répondit l’officier, pendre cet habitant de Damas qui a assassiné un homme. » « Quel est cet habitant de Damas, reprit Giafar ? » « C’est un nommé Attaf, dit l’officier. »

À ce nom, Giafar jeta un grand cri, et commanda qu’on lui amenât Attaf. L’officier courut, délia la corde qui étoit déjà attachée au cou d’Attaf, et l’amena à Giafar qui le reconnut, malgré l’état affreux dans lequel il étoit, et se jeta à son cou. Attaf reconnut de son côté Giafar, et le serra dans ses bras.

« Que veut dire ceci, mon cher Attaf, dit le visir en pleurant ? » « Ma liaison avec vous, répondit Attaf, m’a conduit jusqu’ici de malheur en malheur. » À ces mots, ils tombèrent l’un sur l’autre sans connoissance. On les releva ; et après qu’ils eurent repris leurs esprits, Giafar fit conduire Attaf aux bains. Il lui envoya un magnifique habillement, et le fit venir dans son palais.

On servit d’abord à Attaf les rafraîchissemens et la nourriture dont il avoit besoin. Giafar le pria ensuite de lui apprendre tout ce qui lui étoit arrivé depuis leur séparation près de Cobbat alasafir.

Attaf lui raconta la perfidie d’Abdalmalek, le stratagème du geolier qui l’avoit mis en liberté, la manière dont il avoit été dépouillé près de Bagdad, la tentative inutile qu’il avoit faite pour lui faire savoir ses malheurs, comment il avoit passé les sept jours de réjouissances publiques, ce qui l’avoit obligé de sortir de la Mosquée, enfin comment il avoit été arrêté et pris pour un assassin.

Giafar raconta de son côté à Attaf de quelle manière il avoit appris que Zalica étoit son épouse. Il le conduisit aussitôt auprès d’elle, la lui rendit, et les laissa seuls.

Zalica fit éclater sa joie en revoyant Attaf. Elle se laissa tomber dans ses bras, et lui répéta plusieurs fois : « N’est-ce point ici un songe ? Est-ce bien vous que je vois, mon cher Attaf ? « Ces deux époux se racontèrent mutuellement leurs aventures. Zelica vanta beaucoup à son mari la manière généreuse dont Giafar s’étoit conduit avec elle, et elle lui fit le détail des honneurs et des présens qu’elle avoit reçus.

Le lendemain Giafar se rendit de bonne heure auprès du calife, et lui raconta l’histoire d’Attaf.

« Assurément, dit le calife lorsque Giafar eut fini, voilà une histoire des plus extraordinaires. » Le calife appela en même temps Mesrour, et lui ordonna d’apporter le livre qu’il lui avoit demandé quelques jours auparavant. Mesrour ayant apporté le livre, le calife le fit donner à Giafar, et lui dit de lire. Giafar y lut tout ce qui étoit arrivé à Attaf.

« Tu vois, dit alors le calife à Giafar, combien ce livre est merveilleux, et comme il mérite d’être gardé précieusement ! Assuré que les événemens qui y sont annoncés ne pouvoient manquer d’arriver, je t’ai ordonné de ne pas paroître devant moi avant de savoir toi-même ce qu’il renfermoit. Tu es parti, tu t’es abandonné à la destinée ; les événemens se sont développés, et tu as tout appris, ou par toi-même, ou de la bouche d’Attaf. L’idée de ce que vous deviez souffrir l’un et l’autre devoit naturellement m’affliger ; et j’avois quelque raison de rire, en pensant qu’il dépendoit de moi de retenir ou de précipiter le cours de tant d’incidens. Ta curiosité, le jugement peu favorable que tu portois de ce livre, ont provoqué l’ordre que je t’ai donné de t’éloigner de moi, et dès-lors vous deviez nécessairement éprouver tous les deux ce que vous avez éprouvé. »

Le calife voulut ensuite voir Attaf, et commanda qu’on l’amenât. Attaf se prosterna devant lui, et fit des vœux pour la durée et la prospérité de son règne. Le calife lui demanda ce qu’il desiroit qu’il lui accordât ?

« Commandeur des croyans, dit Attaf, pardonnez à Abdalmalek. » « Comment, reprit le calife, tu demandes grâce pour lui, après qu’il a voulu te faire périr ? » « Ce n’est pas sa faute, repartit Attaf, mais la faute de ceux qui l’ont trompé, et l’ont excité contre moi par leurs perfides suggestions. Quant à moi, je lui pardonne de bon cœur, et je donne au geolier tout ce qui m’appartient. Confirmez, je vous prie, cette donation ; et pour empêcher qu’Abdalmalek ne soit trompé par la suite, accordez à ce geolier le droit de reviser tout ce que fera le gouverneur, et que rien ne se fasse dorénavant à Damas sans que mon libérateur y appose le sceau que vous voudrez bien lui envoyer. » Le calife consentit sans peine à ce qu’Attaf lui demandoit ; et ses ordres furent remis à un courrier qui partit sur-le-champ pour Damas.

Le bruit s’étoit répandu dans Damas qu’Attaf étoit allé à Bagdad pour porter ses plaintes au calife. On ne doutoit pas qu’Abdalmalek ne payât de sa tête le crime dont il s’étoit rendu coupable. On craignoit même que toute la ville ne ressentît les effets de la colère d’Haroun Alraschid, et l’on attendoit avec impatience des nouvelles de la capitale de l’empire. Tout le peuple alla au-devant du courrier, et fit éclater sa joie lorsqu’il fut instruit du contenu de ses dépêches.

Le gouverneur s’estima fort heureux d’avoir obtenu son pardon, et fit remettre au geolier le sceau que lui envoyoit le calife, ainsi que la donation qui lui assuroit tous les biens et toutes les richesses d’Attaf. Le geolier, fort étonné de son élévation, écrivit à Attaf pour lui témoigner sa reconnoissance.

Giafar se chargea de dédommager son hôte et son ami. Attaf, par ses soins, se trouva bientôt dix fois plus riche qu’il n’étoit auparavant.


Scheherazade venoit d’achever l’histoire d’Attaf, et le jour qui paroissoit ne lui permettoit pas d’en commencer une autre. « Ma sœur, lui dit Dinarzade, je vous ai souvent entendu parler des anciens héros de l’Arabie, et de leurs aventures merveilleuses ; je m’étonne que vous n’en ayez encore raconté aucune au sultan. » « Ma sœur, reprit Scheherazade, je me propose, si le sultan veut bien prolonger encore ma vie, de lui raconter demain l’histoire du prince Habib et de la belle Dorrat Algoase. » Le sultan Schahriar ayant témoigné qu’il écouteroit volontiers cette histoire, Scheherazade la commença le lendemain en ces termes :


  1. Les auteurs arabes, pour vanter la générosité de quelqu’un, disent qu’il est plus généreux que Hatem : agwad min hatem. Voyez Pococke, Specimen, pag. 343. Cet Hatem mourut, selon les Annales d’Abulfeda, la huitième année de l’hégire, 630 de l’ère chrétienne.
  2. Hatem eut à peine fait tuer son cheval, qu’il apprit que l’envoyé étoit venu pour le lui demander au nom de l’empereur grec.
  3. Le mot Gouthah désigne en arabe un endroit fertile, abondant en eau et planté d’arbres.
  4. Les quatre Ferouds, ou Paradis terrestres, selon les Orientaux, sont les environs de Damas ; ceux de Samarcande, appelés Sogd, d’où l’on a formé le nom de Sogdiane ; la vallée de Bewan en Perse, et les bords de la rivière Obollah, près de Basra.
  5. En arabe, wadi albenefseg.
  6. Les quatre merveilles du monde, selon les auteurs arabes, sont : Le phare d’Alexandrie ; le pont du Sangia, dans la partie septentrionale de la Syrie, près l’Euphrate ; l’église de Roha (Edesse), et la Mosquée de Damas.
  7. Emesse.
  8. Exode, chap. 21, verset 23. Coran, surate 2, verset 175 ; surate 5, verset 40 et 53.
  9. Espèce de roseau dont les Orientaux se servent pour écrire.